1 En 2005, Paul Lefebvre, directeur artistique de la biennale Zones théâtrales (ZT), Mary Vingoe, directrice artistique du Magnetic North Theatre Festival (MNTF), et moi-même avons décidé de créer une production à grand déploiement ayant comme sujet la ville d’Ottawa. Au fil des discussions, nous avons adopté l’idée d’un spectacle ambulatoire; une production où les publics seraient appelés à circuler entre différents lieux selon un horaire prédéterminé. Notre création voulait proposer aux spectateurs anglophones et francophones une expérience colingue puisque les pièces seraient jouées dans la langue originale du texte.1 Aussi, nous voulions proposer des récits qui remettraient en question les lectures officielles de lieux publics dans une ville où le protocole gouvernemental prend souvent une place prépondérante. C’est ainsi qu’est né le Projet Rideau Project.
2 Six dramaturges ottaviens ont accepté de rédiger des courtes pièces d’une durée approximative de vingt minutes racontant des histoires conçues par eux, mais inspirées ou réfléchies en fonction d’un lieu dans le secteur du Marché By. Dans le cadre du Magnetic North Theatre Festival en juin 2009 et de la biennale Zones théâtrales l’automne suivant, les spectateurs ont découvert ou redécouvert la sculpture Maman de Louise Bourgeois devant le Musée national des beaux-arts du Canada grâce à la pièce Tourist Things de Patrick Gauthier ; la cour Jeanne-d’Arc, avec Michel Ouellette dans une pièce intitulée Cercles polaires ; le pont Mackenzie-King, où Luc Moquin, dans Bison mystique, présentait deux itinérants qui passent leur temps à faire semblant d’être des cow-boys ; le Centre des congrès d’Ottawa, loin de tous les lieux connus ou même possibles de l’affaire Igor Goukenko, servait de toile de fond à Peace, Land and Bread de l’auteur John Ng ; une cellule fermée au sous-sol de la Cour des arts, où apparaissait la figure fantasmagorique du dernier homme pendu à Ottawa, Eugène Larment, dans The Rhyme of Nicholas Street Goal de Pierre Brault ; enfin, l’allée derrière la Cour des arts où, dans Rebut, Sarah Migneron a situé le personnage d’une musicienne perdue à jamais dans ses souvenirs de sa propre fille retrouvée morte au même endroit.
3 Au fil des représentations, j’ai pris conscience d’une certaine résistance de la part des publics à cerner notre projet, malgré les objectifs annoncés clairement dans la publicité et au début du trajet chaque soir. Cette impression a été confirmée au moment de lire certains questionnaires remplis par les spectateurs : trente-sept ont été soumis en anglais et vingtdeux, en français. Évidemment, les praticiens sont d’abord préoccupés par la création d’utopies scéniques et les spectateurs sont appelés à les interpréter en fonction de la fable perçue. Or, il arrive que ce processus se heurte aux horizons d’attentes du public, lesquels sont parfois si fortement ancrés qu’ils empêchent les spectateurs de cerner les intentions des créateurs. L’analyse très sommaire de ces commentaires a nourri une réflexion, que je poursuis encore, permettant de formuler une hypothèse sur ce qui définit ces horizons, lesquels sont dans une certaine mesure spécifiques à Ottawa et aux publics touchés.
4 Une précision s’impose : les commentaires positifs, tant en anglais qu’en français, allaient souvent dans le même sens. Plusieurs ont fait mention de l’aspect ludique du spectacle (22 en tout), de son aspect hétérogène qui semblait plaire (15) et du plaisir éprouvé à redécouvrir des espaces qu’ils croyaient connaître (16).2
5 Par contre, ce sont dans les commentaires critiques que les deux publics se distinguent. Par exemple, certains spectateurs francophones s’attendaient, dans certains cas, à vivre une expérience de réactivation historique bien plus qu’une expérience esthétique ou artistique, tandis que d’autres espéraient vivre une expérience de valorisation identitaire :
Certains spectateurs anglophones, une fois dans un lieu public à Ottawa, s’attendaient à rencontrer des personnages politiques :
6 Il est évident que les différences culturelles en lien avec le théâtre ont teinté la façon dont ceux qui résistaient à la proposition ont « lu » l’événement. Les commentaires choisis sont aussi révélateurs puisqu’il s’agit de spectateurs qui ont aussi tous critiqué le fait qu’ils devaient se déplacer entre les lieux pour assister aux six courtes pièces. Cela soulève chez moi une question, la plus intéressante : dans quelle mesure l’inconfort active-t-il chez les spectateurs leurs a priori culturellement ancrés, tant sur le plan esthétique que sur le plan culturel? Et dans quelle mesure l’inconfort crée-t-il une résistance, peu importe le public, à la fable théâtrale, même quand elle est explicitement annoncée?