Sathya Rao and Larry Gagné investigate the different uses of the notion of “community theatre” in light of the many institutional and economic constraints exerted on Edmonton-based Francophone theatre between 1970 and 1990. Sometimes synonymous with amateur theatre and sometimes overlapping with professional theatre, community theatre is in search of a renewed grassroots identity. !As a result of various circumstances in the early 1990s, community theatre endorses not only a peculiar dramaturgy, but also a new institutional framework.
Cet article tente de retracer les différents usages de la notion de théâtre communautaire à la lumière des diverses contraintes institutionnelles et économiques qui pèsent sur le théâtre francophone à Edmonton entre 1970 et 1990. Tantôt synonyme de théâtre amateur tantôt empiétant à l’occasion sur le terrain du théâtre professionnel, le théâtre communautaire est à la recherche d’une identité lui assurant une assise populaire. Sous l’effet d’un certain nombre de circonstances, il se trouve au début des années 1990 non seulement une dramaturgie propre, mais également une forme institutionnelle.
1 Les vingt années ayant précédé la création de L’UniThéâtre à Edmonton en 1992 ont vu se produire un certain nombre de soubresauts au sein du champ théâtral francophone local. L’attachement historique des Franco-Albertains à leur théâtre, combiné à la générosité— malheureusement passagère—des organismes subventionnaires (Secrétariat d’État, Conseil des Arts du Canada, Alberta Council for the Arts) et au talent d’artistes amateurs et professionnels, ont conduit à la prolifération de troupes dont les plus importantes furent le Théâtre Français d’Edmonton (TFE), la Boîte à Popicos, devenue plus tard le Théâtre Popicos (TP), et le Théâtre du Coyote. Cette situation singulière dans l’Ouest canadien—qui s’est accompagnée d’une activité théâtrale débordante—n’a pas été sans susciter une concurrence d’autant plus vive que les subventions fédérales se trouvaient réduites du fait de la multiplication du nombre de bénéficiaires (Féral 174). En fait, la situation était telle qu’Yves Caron, alors directeur du développement culturel de l’Association Canadienne-Française de l’Alberta (ACFA), commanda un rapport sur la situation des théâtres francophones à Edmonton. C’est précisément ce rapport dont les recommandations furent mises en œuvre par un « Conseil des sages » qui mena à la création de L’UniThéâtre en 1992.
2 Dans ce contexte relativement instable, quelles représentations identitaires des francophones d’Edmonton2 le théâtre a-t-il transmis, puisque celui-ci constitue, selon les auteurs de Plus d’un siècle sur scène! L’Histoire du théâtre francophone en Alberta de 1887 à 2008, « l’expression de la communauté, une façon de se reconnaître, de se représenter, de se rappeler » (27). La multiplication des compagnies théâtrales—dont chacune s’est efforcée tant bien que mal de trouver son propre créneau—a permis non seulement la diversification des représentations que la communauté se faisait d’elle-même, mais également leur mise en concurrence symbolique et économique. Grâce notamment aux subventions fédérales, le théâtre amateur avait enfin les moyens de se professionnaliser. Quant au théâtre professionnel, il devait trouver une façon de séduire un public local afin de pouvoir s’assurer une assise économique. Nous montrerons que cette situation a conduit au brouillage de la distinction entre théâtre amateur et professionnel, ainsi qu’à l’émergence d’une nouvelle figure du théâtre communautaire différente du community theatre, du théâtre amateur et des ligues d’improvisation, qui a été soutenue par les instances subventionnaires. La force de ce nouveau théâtre communautaire est qu’en plus de parler de la communauté franco-albertaine elle-même, il se donne pour mission de rétablir à travers l’institution qui le représente, L’UniThéâtre, une image unifiée de la communauté.
3 Une des oppositions socioéconomiques structurantes du champ théâtral dans son ensemble est celle entre théâtre amateur et théâtre professionnel. Dans le contexte qui nous concerne, cette opposition se complique avec l’entrée en lice d’un troisième terme, celui de théâtre communautaire dont il est fait abondamment usage, entre autres, dans les rapports sur les théâtres francophones à Edmonton rédigés par Francine Bourque3 sur lequel nous reviendrons dans la suite de notre article. Si la réglementation canadienne sur le statut de l’artiste autonome permet de départager l’amateur du professionnel depuis 1992,4 le théâtre communautaire n’entre, lui, dans aucun cadre légal.
4 D’un point de vue historique, la notion de « théâtre communautaire » fait écho à celle de « community theatre » traditionnellement rattachée au Little Theatre Movement ou « petite scène » (Gardner) désignant la pratique du théâtre non professionnel. Populaire en GrandeBretagne et aux États-Unis (Banham 238), le Little Theatre Movement a connu un essor significatif au Canada aussi bien en français qu’en anglais ainsi qu’en témoigne la compétition de théâtre amateur du Dominion Drama Festival créé en 1932 où étaient présentées des pièces dans les deux langues officielles du Canada. En Alberta, des personnalités comme Elizabeth Sterling Haynes (Day et Potts) ont participé à l’essor de ce mouvement dont le Walterdale Theatre d’Edmonton demeure aujourd’hui l’unique héritier dans l’Ouest canadien. Inséparable de l’histoire de la petite scène au Canada,5 la notion de théâtre communautaire est, dans la période qui nous intéresse, l’objet de divers usages sur lesquels il convient de se pencher.
5 Avant les années 1970, le théâtre est très près du public et conscient de son rôle dans la communauté : « Il n’est pas question de démonstrations de virtuosité ou de recherche de l’art pour l’art. On n’en a pas le luxe » (Levasseur-Ouimet et Parent 163). En 1969, le gouvernement Trudeau vote la Loi sur les langues officielles dont un des effets est de lancer une vague de financement à destination des cultures francophones en contexte minoritaire. Au niveau fédéral, ces subventions proviennent principalement de deux sources : le Conseil des Arts et le Secrétariat d’État (aujourd’hui Patrimoine canadien). Le premier a comme critère l’excellence artistique et est orienté vers le théâtre professionnel, tandis que le second finance le développement des communautés. Quant au gouvernement provincial, il contribue au développement culturel notamment par le biais des Alberta Culture Grants dont les critères de sélection sont essentiellement la visibilité et le tourisme. Pour ce type de subvention, la communauté francophone doit concurrencer avec les autres groupes ethniques (Thibeault, « Être artiste francophone » 8-9). Le Secrétariat d’État participe au financement d’un vaste éventail de projets francophones en Alberta. C’est dans ce contexte que le théâtre francoalbertain doit tirer son épingle du jeu. Le déclin du financement force les théâtres à s’adapter et le climat politique n’est pas particulièrement propice à la lutte pour la survie des arts en Alberta francophone.
6 Fondé en 1967 sur les cendres du Théâtre Français dont il a hérité du nom, le Théâtre français d’Edmonton a contribué à bien des égards au brouillage des catégories évoquées précédemment. Le TFE fait le choix dès 1970 de faire appel à un directeur artistique professionnel en la personne de Julien Forcier. Cette embauche sera suivie quelques années plus tard par celle d’un directeur technique (Godbout, Ladouceur et Allaire 143) et de personnel administratif. Selon Laurent Godbout,6 le choix de recourir aux services de professionnels est le résultat d’un heureux concours de circonstances qui a vu coïncider la nomination de Louis Desrochers—avocat de renom et président du comité fondateur du TFE—au Conseil des Arts du Canada avec le désir de se donner les moyens d’assurer une saison complète. C’est ainsi qu’en 1968 le TFE est incorporé; il commence à percevoir ses premières subventions du Secrétariat d’État à peine deux ans plus tard. Maillon central de l’organisation théâtrale, le directeur artistique est dépositaire non seulement d’un savoir-faire, mais également d’une vision qui oriente profondément les activités de la compagnie. En ce sens, confier un poste aussi stratégique que la direction artistique à des professionnels—qui plus est venant de l’étranger—n’est pas sans risque et cela en dit long sur les ambitions du TFE.7 Communautaire, le TFE l’est dans la mesure où il continue de s’appuyer sur un large réseau de bénévoles encadrés par quelques professionnels issus de l’extérieur de la communauté (Godbout, Ladouceur et Allaire 138).
7 Cela dit, il est intéressant de noter que la désignation « communautaire » n’apparaît nullement dans les objectifs de la Société formulés aux fins d’incorporation.8 Il importe à ce stade de faire la différence entre le théâtre communautaire tel que le pratiquait le TFE et la dramaturgie communautaire dont il sera question ultérieurement avec le Théâtre Popicos, soucieux de produire des pièces écrites par des auteurs locaux. S’il a certes accordé une place de choix à des auteurs canadiens-français (Michel Tremblay, Antonine Maillet, Michel Garneau, Gratien Gélinas parmi d’autres) et même canadiens-anglais (en particulier, l’Albertain Kenneth Brown) dans sa programmation, le TFE ne s’est que tardivement intéressé aux dramaturges locaux. Ce n’est qu’en 1991 que la pièce de l’Albertaine d’origine acadienne Jocelyne Verret-Chiasson Voulez-vous danser?, conçue dans le cadre d’un atelier d’écriture dramatique, sera produite. Suivra un an plus tard la pièce Comme on est différentes, comme on se ressemble ! écrite et mise en scène par la même auteure.
8 Comme le constate la sociologue Gaëlle Redon à partir d’une enquête de terrain menée en France, le théâtre amateur accorde davantage d’importance au principe de plaisir et aux relations d’amitié que la pratique professionnelle souvent tournée vers la réussite individuelle et le profit:
Si l’on en juge par la teneur de nombreux témoignages regroupés à la fin de l’ouvrage de Godbout, Ladouceur et Allaire,9 ce sentiment de communauté a pesé de façon significative dans l’engagement des bénévoles au sein du TFE, peu importe d’ailleurs la forme que celuici a pu prendre.
9 À la lumière de certaines critiques exposées dans le rapport Bourque, on peut se demander dans quelle mesure le niveau d’exigence du TFE n’a pas contribué à rebuter certains amateurs de la communauté tout en instaurant un système de vedettariat (sans donner à ce terme une valeur péjorative). La présence sur scène de ces talents locaux au nombre desquels André Roy, Thérèse Dallaire, Adèle Fontaine ou encore Hervé Martin—que le public pouvait côtoyer au quotidien—contribuait beaucoup au succès des pièces présentées. Évoluant dans un milieu d’amateurs, il n’est pas certain que ces acteurs aient bénéficié de l’émulation dont ils avaient besoin, ce qui pourrait expliquer qu’ils se retrouvent aussi dans les productions des théâtres concurrents, comme André Roy qui figure dans plusieurs productions professionnelles du Théâtre Popicos (La vie après le hockey, Il était une fois Delmas, Sask… mais pas deux fois!), ou qu’ils forment leur propre troupe à l’instar de Thérèse Dallaire et Adèle Fontaine qui, avec Doris Michel Montpetit, créent la troupe 2 plus 3.10
10 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les troupes de théâtre amateur sont en général sélectives en matière de recrutement des nouveaux membres ainsi que le note Gaëlle Redon :
En ce sens, le théâtre amateur offre un modèle de communauté organisée autour de l’adhésion à un certain nombre de normes qualitatives auxquelles tout nouveau venu est tenu de s’ajuster. Le fait que ces normes soient édictées par des professionnels a pu les rendre plus contraignantes. À première vue, les standards de qualité semi-professionnelle d’un théâtre de la trempe du TFE semblaient difficilement conciliables avec l’idéal d’un théâtre communautaire ouvert à tous. En définitive, un des grands défis du TFE aura été de chercher à rester ouvert à la communauté tout en conservant un niveau d’exigence qui à la fois n’intimide pas les nouveaux venus et satisfasse les acteurs les plus talentueux.
11 L’arrivée d’une troupe professionnelle au sein du champ théâtral franco-albertain à la fin des années 1970 forcera le TFE à reconsidérer malgré lui sa place. Lancée par nulle autre que l’adjointe administrative du TFE Suzette Lagacé-Aubin,11 la Boîte à Popicos (qui deviendra le Théâtre Popicos) se spécialise d’abord dans le théâtre pour public scolaire et en particulier pour celui des programmes d’immersion qui font leur apparition en 1976. Bien que le TFE s’aventure à l’occasion sur le terrain du théâtre jeunesse en produisant des adaptations de Blanche-Neige (1982), Le Magicien d’Oz (1983), Le Petit Prince (1985) ou encore La Belle au bois dormant (1987; 1988), il demeure dans l’ensemble fidèle à son répertoire de pièces françaises et québécoises pour adultes. Il n’en est pas de même avec le TP qui, lui, opère un virage vers le théâtre communautaire après avoir inauguré la Ligue locale d’improvisation d’Edmonton en 1984. Pour Yves Caron, l’initiateur du projet, la ligue d’improvisation revitalise la pratique du théâtre communautaire en même temps qu’elle permet stratégiquement au TP de prendre pied sur ce qui était la chasse gardée du TFE.
L’élargissement du mandat que se donne le TP contribue ainsi à brouiller davantage les frontières entre théâtre professionnel et théâtre communautaire comme le déplore Louis Desrochers :
L’intérêt du TP pour le théâtre communautaire, motivé en partie par des considérations pécuniaires et le désir de « rouvrir ses coffres au financement public et privé » (Caron 38),12 a permis d’en renouveler le principe. Ouvrant les portes de la pratique théâtrale à un public rajeuni d’amateurs, la ligue d’improvisation cultive une rhétorique sportive bien connue (présence d’un arbitre et d’équipes, chronométrage du jeu, repêchage des joueurs, etc.)13 en plus de mettre l’accent quasi exclusif sur la performance à la fois en équipe et individuelle. Bien structurée, elle permet aux improvisateurs de circuler aux quatre coins de la province tout en attisant le sentiment d’appartenance (provinciale, régionale, etc.) du public.14 En outre, l’improvisation donne aux participants la possibilité de se familiariser avec la scène dans un environnement plus ludique et moins contraignant que le théâtre amateur, surtout lorsque celui-ci impose des standards professionnels comme c’est le cas du TFE. Gagnant du coup une visibilité inédite, le TP prend en charge des camps d’entraînement, des ateliers d’improvisation, y compris dans les écoles, ainsi que l’organisation de tournois (Coupe Popicos), de galas récompensant les meilleures équipes et même de grands brunchs populaires (Brault 2) en marge des compétitions. L’improvisation s’impose ainsi comme un nouvel espace de socialité voire comme une nouvelle institution communautaire au sein de la francophonie albertaine. La Ligue tisse même un réseau d’alliances avec une multitude de partenaires communautaires parmi lesquels le Bureau du Québec à Edmonton et l’ACFA régionale qui financent des tournées de champions québécois (« Quelques nouvelles dans le domaine de la culture » 20).
12 En reprenant à son compte la formule québécoise de la Ligue nationale d’improvisation, le TP réussit un coup de maître dont il aura de plus en plus de mal à assumer la charge organisationnelle (Gauthier 10),15 mais qui changera radicalement la donne au sein du champ théâtral franco-albertain. En ce qui concerne le TFE, il se trouve désormais relégué au statut de théâtre de répertoire, remportant au passage quelques succès critiques16 . Aussi le TFE perd-il son aura de théâtre communautaire (qu’il n’était pas vraiment) pour devenir un théâtre plus exclusif d’amateurs. En définitive, le changement de cap du TP a pour conséquence de donner au TFE une réputation de théâtre « conventionnel » (Caron 38) frisant même l’élitisme eu égard à ses exigences à l’endroit des comédiens amateurs (Bourque 97, Lacombe 3). Toutefois, l’expérience communautaire du TP ne s’est pas révélée aussi enrichissante que prévu : elle n’a pas été bien comprise et a mobilisé beaucoup d’énergie en plus d’affecter la qualité des représentations de la compagnie (Godbout, Ladouceur et Allaire 216).
13 C’est peut-être dans la perspective de rajeunir son public vieillissant que le TFE accepte de partager la charge administrative de la ligue en 199017 tandis que Claude Binet, directeur artistique du TP, souhaite revenir au mandat initial de la troupe, soit un théâtre professionnel pour jeune public (Beaulieu, « À la défense de l’impro » 8-9). Sans compter que les matches d’impro n’attirent plus autant de spectateurs qu’avant.18 Préférant miser sur l’activité théâtrale, le TP annonce donc son nouveau programme, qui fait la part belle à la dramaturgie franco-albertaine :
14 Le rêve d’une dramaturgie franco-albertaine, jadis caressé par un Julien Forcier, est devenu maintenant réalité. Cela ouvre la voie à une nouvelle définition du théâtre communautaire, qui se distingue à la fois de la pratique collective du théâtre amateur et du spectacle populaire des matches d’improvisation. Coécrite par le québécois Claude Binet et le Fransaskois André Roy, la pièce Il était une fois Delmas, Sask… mais pas deux fois!, qui sera produite le 2 décembre 1990 avant d’être présentée en tournée albertaine puis au festival Fringe, est annonciatrice de cette nouvelle dramaturgie faite par les gens d’ici pour les gens d’ici. Cette pièce à caractère autobiographique donne vie aux souvenirs du village de Saskatchewan où André Roy a passé son enfance. Au-delà de la tonalité comique et de la mise en scène réaliste, c’est la dimension mémorielle, « un grand livre de souvenirs » (Beaulieu, « Un succès qui va traverser les frontières » 8), qui retient l’attention des critiques.
15 Fruit de la collaboration entre un professionnel québécois et un acteur amateur local, la pièce dépasse les clivages traditionnels au nom de l’évocation douce-amère d’un héritage commun, celui de l’assimilation. Professeur de théâtre au collège Saint-Jean et féru de sémiotique culturelle, Roger Parent est le théoricien de ce nouveau théâtre communautaire qui s’efforce d’exhumer le passé enfoui de sa communauté. Il développe sa vision dans une série d’articles qui accompagneront la mise en place en 1993-1994 d’un atelier de formation intitulé « Pour une théâtralité franco-albertaine » destiné à des comédiens semi-professionnels (Parent et Millar 29). Selon Parent et Millar, le cœur de la problématique d’une dramaturgie franco-albertaine est :
16 Pour remédier à cet état de fait, Parent et Millar proposent un certain nombre de stratégies au nombre desquelles on retrouve l’exploitation du patrimoine ethnographique (en particulier oral) ; l’utilisation de formes artistiques inspirées des récits oraux; la valorisation de la dimension kinésique ou non verbale de la performance selon l’approche développée par le chorégraphe et pédagogue français Jacques Lecoq. L’objectif que se fixent Parent et Millar est de parvenir à exprimer une mémoire collective qui n’a pas nécessairement les moyens discursifs de se dire étant donné le refoulement forcé dont elle a fait l’objet. La performance corporelle ou encore l’interprétation d’artefacts culturels apparaissent comme autant de moyens de susciter cette mémoire. C’est justement ces principes qui auraient inspiré la création de Il était une fois Delmas, Sask… mais pas deux fois! (Parent et Millar 39-40). Faisant naître l’espoir d’une dramaturgie franco-albertaine, ce « projetpilote », selon le mot de Parent, sera suivi de Mission Nord-Ouest, les Sœurs de l’Assomption dans l’Ouest canadien (1991) de Réjean Boutin et La guerre des mots (1992) de France LevasseurOuimet. Toutefois, il convient de noter que ces deux pièces diffèrent quelque peu des principes méthodologiques formulés par Parent et Millar. Fondée sur le récit du périple documenté des Sœurs de l’Assomption dans l’Ouest, la première pièce affiche une ambition historique, voire commémorative,19 qui semble à première vue peu compatible avec la dimension non verbale privilégiée par le sémioticien, même si la pièce s’appuie sur un travail de recherche historique. Quant à La guerre des mots, elle traite avec humour des problèmes de communication entre deux solitudes canadiennes en recourant à un intertexte classique (apolliniens et dionysiens). À peine née, la dramaturgie locale semble donc déjà emprunter de multiples chemins pour parler des « gens d’ici » : autobiographique, historique, satirique. Fruit d’une collaboration inédite entre le TFE, le TP, Le Théâtre du Coyote et les Productions de l’Arc, La guerre des mots annonce de façon prémonitoire les conclusions du rapport Bourque.
17 Le rapport Bourque se donne pour mandat de « présenter la situation des groupes de théâtre, mais aussi [de] proposer des solutions aux problèmes identifiés » (1). De notre point de vue, ce rapport est particulièrement intéressant dans la mesure où il confirme le brouillage des genres que nous avons constaté et propose une restructuration du champ théâtral qui se traduit par une nouvelle économie du rapport entre professionnel et communautaire.
18 D’emblée, il convient de signaler que le rapport Bourque opère une distinction tranchée entre ces deux genres de théâtre. La notion d’amateur y est parfois évoquée, associée à celle d’acteur ou de comédien. Le poids donné à cette distinction rend mal aisée la compréhension du statut mixte du TFE dont les performances se trouvent jugées à l’aune d’indicateurs utilisés pour les théâtres professionnels. Aussi en raison de ce choix heuristique, le TFE s’exposet-il doublement à la critique en raison de son statut ambivalent. Le rapport Bourque s’attache ainsi à pointer du doigt les inconsistances découlant de ce statut : 1) les dépenses administratives du TFE sont bien supérieures à celles d’un théâtre amateur, atteignant presque le niveau de celui d’un théâtre professionnel ; 2) bien qu’il se présente comme un théâtre amateur, le TFE fait appel à du personnel professionnel rémunéré ; 3) en dépit de son mandat communautaire, le TFE semblerait exiger de la part des comédiens amateurs un niveau de jeu quasi professionnel ; 4) la programmation du TFE fait peu de place aux pièces d’écrivains locaux, privilégiant plutôt des productions françaises et québécoises. En filigrane de ces constats se profile une certaine vision du théâtre sur laquelle nous reviendrons. S’il souligne les excès du TFE en matière de dépenses administratives (soit 43,7% du budget total), le rapport Bourque reconnaît également que le TFE, en tant que théâtre communautaire, possède moins de marge de manœuvre pour accroître ses recettes que les théâtres professionnels concurrents qui ont accès à un plus large éventail de subventions. À l’inverse, l’incursion du TP sur le terrain du théâtre communautaire (42), se voit justifiée en vertu du succès des ligues d’improvisation (qui jouissent depuis le début des années 1990 d’un statut autonome) et surtout du vide à combler en matière de dramaturgie locale : « Il est donc évident que le milieu n’a pas suffisamment soutenu ses écrivains, ses metteurs en scène. Sans eux, la vitalité culturelle ne pourra pas exister, l’une des conditions essentielles à la survie en milieu minoritaire » (45). Fait intéressant, le rapport souligne l’ambiance « malsaine » et « négative » (47) régnant entre le TP et le TFE, laquelle entravait toute perspective de collaboration. Dans le sillage des travaux de Parent, dont plusieurs extraits sont inclus en annexe du rapport,20 le rapport Bourque préconise le développement raisonné d’une dramaturgie locale « faite par les gens d’ici pour les gens d’ici » dont Il était une fois Delmas... constitue le modèle. Il est intéressant de noter que les raisons invoquées pour justifier ce développement sont multiples. Celles-ci sont d’ordre conjoncturel : le TFE et le TP s’aventurent de concert sur cette voie ; économique, car tous les bailleurs de fonds s’accordent sur le besoin d’une dramaturgie qui reflète son milieu (82) ; artistique, puisque les dramaturges locaux sont présents et il ne manque qu’une structure adéquate pour leur donner les moyens d’exprimer leur talent ; enfin, politique, parce qu’il faut imposer le style de l’identité minoritaire sur la scène théâtrale comme le recommande le rapport Colbert et Fortier (49). Cela dit, certains praticiens comme Claude Binet du TP refusent de brader leur exigence de qualité artistique au nom de la représentation des réalités locales : « Je ne suis pas ici pour faire plaisir à la communauté francophone. Je suis ici pour que la francophonie fasse parler d’elle de façon sérieuse (au niveau artistique) » (Beaupré 10). D’une manière générale, les artistes en milieu minoritaire ne veulent pas être perçus comme de simples « médiateurs culturels » (Hotte 13) ou des « mandataires sociaux » (Moss 59) et recherchent, à ce titre, à être reconnus en dehors de leur communauté d’origine. À cet égard, il est intéressant de rappeler que l’Association nationale des théâtres francophones hors Québec21 n’a pas manqué de souligner en 1995 que « [l]es compagnies sont là pour créer avant tout, et non pas pour faire du développement communautaire » (Association de la presse francophone 8).
19 Dans quelle mesure le modèle de « super troupe » recommandé par le rapport Bourque réaménage-t-il le rapport entre théâtre professionnel et théâtre communautaire? L’objectif est à l’évidence celui d’une pacification—pour ne pas dire d’un assainissement—du champ théâtral franco-albertain reposant sur le double principe d’une division des genres et d’une mutualisation des ressources. Ainsi théâtre professionnel pour adultes et théâtre communautaire constitueront-ils deux volets bien distincts de L’UniThéâtre. Le troisième volet de programmation sera le théâtre professionnel pour enfants. Toutefois, théâtre professionnel et théâtre communautaire répondront d’une même structure administrative et pourront collaborer et mettre en commun leurs ressources (humaines, techniques) notamment à des fins pédagogiques : un acteur amateur pourra, par exemple, observer un acteur professionnel dans le but de s’améliorer (et non de l’égaler). En ce qui concerne le théâtre professionnel pour adultes, il devra s’orienter vers la création d’une dramaturgie authentiquement francoalbertaine qui serait le reflet de la communauté passée et présente (Bourque 128).
20 C’est un véritable manifeste en faveur d’un théâtre d’ici qu’est chargé de mettre en œuvre l’organisme qui naîtra de la fusion des différents théâtres francophones d’Edmonton. Son mandat est de « contribuer au développement de la communauté francophone, ainsi qu’à la promotion de la langue française et de l’expression culturelle de langue française à Edmonton et dans l’Ouest du Canada » (Thibeault, « Naissance de L’UniThéâtre » 10-11). Enfin, il est intéressant de noter que le rapport Bourque prête au conseil d’administration de cette structure ainsi qu’au directeur artistique une fonction politique de lobbying auprès des institutions de la communauté et des bailleurs de fonds. Plus important, en recommandant que le conseil d’administration inclue des représentants des organismes de la communauté (ACFA, conseils scolaires, médias, Faculté Saint-Jean, etc.), le rapport Bourque place le théâtre au cœur du réseau institutionnel franco-albertain dont il devient dès lors un relais et un acteur clé. Autrement dit, le théâtre communautaire devient désormais un des maillons du système complexe formé par les institutions de la communauté.
21 L’échange, par article interposé, qui a lieu dans le Franco entre la journaliste Danyèle Lacombe (26 février 1993) et l’universitaire Gratien Allaire (23 avril 1993), est particulièrement intéressant pour mieux appréhender la condition du TFE à bien des égards emblématique des théâtres francophones en contexte minoritaire. Tandis que la journaliste déplore le fait que le TFE fasse appel aux deniers publics pour embaucher des professionnels à défaut de faire appel aux forces vives de la communauté, l’universitaire et ancien trésorier du TFE fait valoir que la plupart des institutions communautaires, à commencer par l’ACFA, survivent grâce aux subventions. De plus, il souligne qu’un grand nombre de compagnies de théâtre canadiennes à l’instar du TFE font appel à ce mode de financement. Cet échange témoigne bien de la condition complexe du théâtre communautaire qui doit à la fois conserver son ancrage dans la communauté tout en se donnant les moyens de produire un théâtre de qualité, en particulier sous la pression de la concurrence des théâtres professionnels. Or, cela ne va pas sans le risque d’une certaine rupture du théâtre communautaire par rapport à sa base. Pour leur part, Hélène Beauchamp et Joël Beddows décrivent cette condition paradoxale pour ne pas dire schizophrénique des théâtres francophones en contexte minoritaire dans les termes suivants :
22 Au fil de notre étude du champ théâtral franco-albertain de la fin des années 1970 au début des années 1990, nous avons pu mettre en évidence deux manifestations du théâtre communautaire sous les espèces de la pratique collective du théâtre amateur (centrée autour d’un répertoire à la fois populaire et avant-gardiste) et des ligues d’improvisation, lesquelles ont permis une certaine démocratisation de la scène. Toutefois, nous avons observé que, dans les deux cas, il y avait empiétement du théâtre professionnel qui imposait ses normes d’exigence dans le cas de la pratique du théâtre amateur tout en encadrant les ligues d’improvisation. Cet empiétement a été la source de tensions aussi bien entre le TFE et le TP qu’au sein de chacune de ces deux institutions. En plus de mettre en évidence ces tensions, le rapport Bourque propose des solutions, redéfinissant au passage la dialectique entre théâtre communautaire et théâtre professionnel. De notre point de vue, le rapport Bourque produit une nouvelle tension : si, d’un côté, il préserve la pratique théâtrale communautaire des contraintes qualitatives que faisait porter sur elle l’exigence de professionnalisme ; de l’autre, il soumet le théâtre professionnel à un nouvel impératif communautaire que les recherches de Parent ont contribué en partie à modeler. En effet, le théâtre professionnel devient l’espace de prédilection d’une dramaturgie locale reflétant l’image de la communauté comme c’est déjà le cas dans d’autres provinces.22 Comme nous l’avons souligné, ce type de dramaturgie reçoit également la faveur des principaux organismes subventionnaires. De plus, en proposant de faire entrer des représentants des institutions francophones au sein du conseil d’administration de L’UniThéâtre, le rapport Bourque calibre encore plus étroitement l’activité théâtrale professionnelle sur les besoins et les intérêts immédiats de la communauté. Dès lors, on peut s’interroger sur la marge de créativité laissée aux artistes surtout lorsqu’ils s’aventurent en dehors du chemin de la dramaturgie locale ou bien en explorent des formes théâtrales plus expérimentales et moins consensuelles.