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Représentations des relations entre hégémonie et minorités dans trois pièces de théâtre franco-canadiennes

Nicole Côté
Université de Sherbrooke

Cet article porte sur les représentations littéraires de la minorisation linguistique et culturelle des Franco-Canadiens et leurs négociations avec l’hégémonie anglaise telles qu’elles sont représentées dans le théâtre franco-canadien de l’Ouest. Les productions théâtrales franco-canadiennes constituent des artéfacts culturels témoins des négociations des francophones minoritaires avec l’hégémonique anglophone. Elles donnent à entendre un hétérolinguisme particulier qui reflète l’auto-traduction des populations dont elles sont issues et témoigne de leurs constantes négociations avec l’hégémonie anglophone. Il n’est donc pas étonnant que dans les pièces de théâtres franco-canadiennes soient représentées des identités sociales dont le noyau est particulièrement instable!: cette instabilité serait le gage d’une ouverture à l’autre, d’une grande capacité d’adaptation. L’analyse portera sur les relations entre le minoritaire et l’hégémonique, avant de se pencher sur l’hétérolinguisme dans quelques pièces de dramaturges franco-canadiens de l’Ouest!: Elephant Wake , de Joey Tremblay ; Sex, Lies et les FrancoManitobains , L’année du Big Mac et Fort Mac , de Marc Prescott ; et Rearview, de Gilles Poulin-Denis.

Nicole Côté examines literary representations of Franco-Canadians’ linguistic minorization as they negotiate with hegemonic English. She suggests that Franco-Canadian theatre reflects the self-translation of the minorities through its heterolinguism and stages their linguistic and cultural hybridity. These plays offer heteroglossic representations that bear witness to the multiple tensions of the minority and migrant communities. They represent the cultural/linguistic self-translation at work, reflecting identities torn between the need to forge a stable core and the adaptation necessary to survive as a minority within the hegemonic group. Thus, the plays examined here belong to Franco-Canadian drama not only because of their themes, but also because of their particular code-switching, where French remains the substrate language. These dramatic representations attest, on a formal level, to the vulnerability of French in a minority context, as well as, on a thematic one, to the resilience of minority communities in constant self-translation, as shown in Elephant Wake , by Joey Tremblay; Sex, Lies et les FrancoManitobains , L’année du Big Mac , and Fort Mac , by Marc Prescott; and Rearview , by Gilles Poulin-Denis.

Introduction!

1 J’examinerai ici les représentations littéraires de la minorisation linguistique et culturelle des Franco-Canadiens et leurs négociations avec l’hégémonie anglaise telles qu’elles sont représentées dans le théâtre franco-canadien de l’Ouest. Je suggérerai que les productions théâtrales franco-canadiennes constituent des artéfacts culturels témoins des négociations des francophones minoritaires avec l’hégémonique anglophone. Selon moi, leur hétérolinguisme particulier reflète l’auto-traduction des populations dont elles sont issues et témoigne de leurs constantes négociations avec l’hégémonie anglophone.

2 Il n’est donc pas étonnant que dans les pièces de théâtres franco-canadiennes soient représentées des identités sociales dont le noyau est particulièrement instable : cette instabilité serait le gage d’une ouverture à l’autre, d’une grande capacité d’adaptation. Après avoir discuté des relations entre le minoritaire et l’hégémonique, j’illustrerai mes idées en me concentrant sur l’analyse des représentations formelles et symboliques de l’hétérolinguisme dans les pièces de dramaturges franco-canadiens de l’Ouest : Elephant Wake, de Joey Tremblay, Sex, Lies et les Franco-Manitobains, L’année du Big Mac et Fort Mac de Marc Prescott ainsi que Rearview, de Gilles Poulin-Denis.

Les bilinguismes des Nations et leurs représentations

3 Les études postcoloniales et traductologiques ont montré le rôle de ciment que joue une langue à l’échelle de la nation, et ce, depuis la création des États-Nations. Ainsi Benedict Anderson pouvait-il affirmer : « In the Americas, there was an almost perfect isomorphism between the stretch of various empires and that of their vernaculars » (77). Néanmoins, il faut admettre avec Reine Meylaert que les identités et les langues maternelles s’accordent rarement au singulier :

Monolingual cultures are increasingly recognized as idealized constructions, and the “new” nomadic citizens are characterized as polyglots travelling in between languages, in a permanent stage of (self-) translation. (« Heterolingualism in/and translation » 1)

On pourrait avancer que la montée des particularismes2 a favorisé les représentations de la nation bilingue en fiction, quoique presque toujours par le biais des écrivains et écrivaines en situation de minorisés.3 Au Canada anglais, toutefois, tout se passe comme si les institutions, littéraires et autres, travaillaient à rendre linguistiquement homogènes les représentations du tissu social et culturel, ce qui constitue un net recul, me semble-t-il, en regard de ce qui s’est passé durant la décennie 1968-1978 (si l’on exclue les études sur les Premières Nations). Michael Cronin4 note cette tendance unifiante même dans les discours traductologiques internationaux : « The question is whether in the global system a heteroglossic discourse of translation is not being used to evacuate a polyglossic reality of translation so that eventually heteroglossia and hegemony become synonymous—sameness through difference » (120).

4 Tout se passe en partie comme si l’anglais, doté de son statut de langue urbaine planétaire, pouvait désormais faire fi des « embêtantes » langues liées à des cultures dites ethniques, hormis les langues des Premières Nations du Canada, qui connaissent présentement une certaine reconnaissance institutionnelle. Ainsi Joseph Yvon Thériault peut-il affirmer que la diversité culturelle cosmopolite:

repose sur un individu fragilisé, sur des identités culturelles floues, sans véritables frontières et assises [. . . et] apparaît facilement la proie d’une industrie culturelle mondialisée qui, au nom de la libre circulation des produits culturels – en anglais presque exclusivement –, vide ultimement les cultures de leur substance. À son extrême limite, la diversité culturelle cosmopolite n’aime pas la différence, elle doit la phagocyter. (157)

L’omniprésence de l’anglais dans les ouvrages mêmes qui traitent de multiculturalisme ou d’hétérolinguisme ne devrait pas surprendre si l’on considère que la grande majorité des langues ont traditionnellement cherché à maintenir leur hégémonie et que les écrivains résistent à l’idée d’écrire un texte en plus d’une langue. Comme le concluait Catherine Leclerc il y a déjà une décennie, les textes hétérolingues dans leur forme même restent tout de même l’exception au Canada, en raison d’une certaine « convention d’unilinguisme » (54).

Le rôle des relations entre littératures minoritaires et majoritaires dans la formation des identités collectives

5 Selon plusieurs théoriciens de la culture (Paré Les littératures; Boyden), une culture qui survit est une culture qui intègre constamment à son identité de nouvelles données. Ce phénomène reflète moins la perte d’une origine toujours problématique (Derrida) que la capacité de s’adapter pour survivre, la culture étant formée d’identités en processus de (re)construction. Depuis les études autour de la performativité, celles de Judith Butler en particulier, nous savons que l’identité est constituée en partie de la sédimentation d’actes répétés qui donnent l’illusion d’un noyau stable. La part d’agentivité joue un grand rôle dans le réaménagement de cette identité en territoire biculturel ou multiculturel, mais doit toujours être considérée dans l’intersubjectivité. Ainsi, Judith Butler et Ernesto Laclau s’accordent pour dire—qu’il s’agisse d’identités individuelles ou de groupes—que l’intérieur identitaire (d’une culture, d’un groupe) ne peut être défini qu’à partir des frontières opérées par la constitution d’un extérieur, toute identité étant relationnelle. Cet extérieur constitutif touche toujours aux limites de l’autre. C’est dire que minorités et majorités sont nécessairement liées dans leurs définitions.

6 En ce sens, la littérature, qui constitue une modélisation du réel, se situe presque toujours de facto comme extérieur constitutif à l’hégémonique, puisqu’elle présente de nouvelles façons de percevoir le monde. C’est d’autant plus le cas pour les littératures des minorités marginalisées comme celles des francophones de l’Ouest, aux langues et cultures spectrales. Les littératures de l’exiguïté, qui constituent, ne serait-ce qu’en partie, des représentations de leurs sociétés, offrent une mine de renseignements sur l’état d’une société et ses valeurs. Si, comme l’affirme Sherbert, « national identity is constructed and contingent » (3), si un groupe ne représente toujours que temporairement une identité canadienne dominante, c’est-à-dire hégémonique, si l’universel est toujours comme un horizon qui fuit quand on l’approche, « a symbol of missing fullness » (28), alors la version de la réalité qu’offre chaque groupe est partielle, une fiction socialement construite, et c’est la littérature, en particulier celle que créent les groupes à l’extérieur des fictions dominantes, qui nous en dit le plus sur l’hégémonie avec laquelle les minorités négocient leur pouvoir. Les textes littéraires hétérolingues se présentent ainsi aux niveaux thématique et formel comme des artéfacts, des témoins de ces négociations des minoritaires avec l’hégémonique.

Quelques récentes œuvres théâtrales franco-canadiennes hétérolingues

7 Mon intérêt pour les littératures franco-canadiennes vient en partie de leur représentation des négociations des francophones minoritaires avec l’hégémonique anglophone. Toutefois, j’examine les récents textes littéraires dramatiques minoritaires franco-canadiens en considérant particulièrement les avantages de la représentation de cet hétérolinguisme pour ces écrivains ou leurs communautés. De nombreux chercheurs, dont Ladouceur, Hotte, Leclerc et Nolette, montrent dans leurs plus récents articles que le théâtre et les œuvres littéraires franco-canadiennes, loin de ne se reconnaître qu’une identité principale depuis l’hybridité linguistique et culturelle où les minorités vivent au quotidien, mettent clairement en scène cette hybridité, ce qui en fait des précurseurs. Ces œuvres forgent des représentations hétéroglossiques qui témoignent de multiples tensions, au sein tant des littératures de l’exiguïté que des littératures migrantes, et génèrent une sorte d’auto-traduction reflétant des identités déchirées entre le besoin de se forger un noyau d’identité stable et la nécessité de s’adapter afin de survivre parmi le groupe hégémonique. Forsyth et Ladouceur ont montré l’originalité des productions de l’Ouest canadien, en particulier du théâtre, un genre souvent favorisé par les minorités. Ladouceur a fait ressortir l’imbrication, dans les productions de l’Ouest canadien, de la vie intime et de la vie sociale selon des codes linguistiques et culturels différents. Cette imbrication suppose tant dans les thèmes que dans la forme un constant code-switching linguistique qui démontre une grande capacité d’adaptation. Il ne fait aucun doute que les valeurs connotées de ces codes se présentent selon un mode hégémonie-minorités, où la langue minoritaire est réservée au privé, la langue hégémonique absorbant tout l’espace du social et devenant véhiculaire.

8 On sait par ailleurs que les littératures émergentes tendent à favoriser l’oralité et font du théâtre leur cheval de bataille. Dans le théâtre franco-canadien dont je vais brièvement parler et dont l’étude est née de mon séjour prolongé dans l’Ouest canadien, les pièces intègrent les deux langues officielles canadiennes « dans une optique de supplémentarité non substitutive », comme l’a dit Leclerc (34). Le lecteur visé appartenait jusqu’à tout récemment à une minorité franco-canadienne dont la particularité est le code-switching. Leclerc donne de ce phénomène une définition tirée de la sociolinguistique : « Usage en alternance de plus d’une langue au cours d’un même événement discursif, voire d’un même énoncé » (68). Le récent foisonnement des particularismes à l’échelle mondiale a propulsé à l’avant-scène ce code-switching. Il est abondamment représenté dans les œuvres fictives très contemporaines ainsi que dans les littératures franco-canadiennes, qui ont émergé tant des régions au Canada anglais francisées depuis des générations que d’une immigration favorisée par l’existence de structures d’accueil francophones.

9 Le théâtre se voulant au départ rassembleur de la communauté, il n’est pas étonnant qu’il soit devenu la figure de proue de la littérature franco-canadienne, bien que se superpose de plus en plus à la réalité du théâtre identitaire un théâtre post-identitaire. Moss décrit celuici comme le passage du « besoin d’affirmer l’identité collective et d’historiciser la communauté minoritaire [. . .] au désir d’explorer des sujets universels et des stratégies théâtrales postmodernes ». (« Les théâtres francophones post-identitaires » 58). Comme le résume Louise Ladouceur, « la dramaturgie franco-canadienne fait appel à une alternance de codes qui reflète la réalité minoritaire du français nord-américain exposé à l’influence dominante de l’anglais et est, par conséquent, difficilement traduisible en anglais. » (« Write to Speak » 50). Selon Ladouceur, le théâtre, plus que les autres genres, est imprégné de cette surconscience linguistique dont a parlé Lise Gauvin pour le Québec. Cette surconscience, accrue chez les Franco-Canadiens, se manifesterait par un surinvestissement de l’expression orale, partie prenante d’une identité mouvante. Enfin, au sujet de la langue du théâtre franco-canadien, Ladouceur dit que, « traversée par de nombreuses alternances de codes, cette langue vernaculaire reflète l’inévitable infiltration à laquelle le français est soumis dans un contexte anglophone majoritaire » (« Bilinguisme et performance » 57). Ladouceur est toutefois d’avis que les pièces de théâtre franco-canadiennes de l’Ouest reflètent le progrès dans leur réception depuis la nécessité perçue d’un espace symbolique français « pur » jusqu’à la reconnaissance de sa singulière hybridité linguistique et culturelle :

Depuis quelques années pourtant se développe dans l’Ouest canadien une dramaturgie qui non seulement affiche son bilinguisme mais le revendique comme représentation légitime d’une façon d’être francophone au Canada. Auparavant objet de honte, puisque la cohabitation des langues témoignait d’une incapacité de s’approprier totalement le français et de combattre ainsi le spectre de l’anglicisation, le bilinguisme des communautés franco-canadiennes minoritaires prend une toute autre valeur dans le contexte d’une mondialisation où il acquiert une plus-value incontestable. (« Bilinguisme et performance » 46)

Il faut peut-être préciser ici que le genre dramatique fait le plus souvent fi des nettes distinctions qu’établissent les formes narratives entre dialogues et narration et où, si le dialogue accueille tout naturellement l’hétérolinguisme, la narration tisse une langue homogène et doxique.

10 Dans le théâtre francophone hors Québec, et particulièrement dans celui de l’Ouest, le genre dramatique fait presque toujours l’économie de la narration. Lorsqu’une narration s’y intègre, ce sont les personnages qui gèrent le contraste entre langue de la narration et langue parlée. Je pense ici aux monodrames de plus en plus fréquents dans la dramaturgie francocanadienne et sur lesquels Jane Moss5 puis Nicole Nolette se sont penchées. Nolette a qualifié les monodrames de « trace ultime de l’exiguïté » (« Monodrame, récit de vie » 207)6 dans les théâtres post-identitaires franco-canadiens, suivant l’affirmation de Jane Moss selon laquelle les monologues dramatiques narratifs (d’où l’appellation « monodrame ») constitueraient l’une de nouvelles formes de théâtre ayant émergé dans l’Ouest francophone.

11 Nolette a étudié dans un récent article (2012) l’apparition du monodrame franco-canadien. Ce dernier nous intéresse parce qu’il se présente le plus souvent dans une langue hétéroglossique. Le monodrame serait, contrairement aux spectacles historiques à grand déploiement des communautés franco-canadiennes de l’Est, relativement commun dans l’Ouest, mais aussi présent, depuis les deux dernières décennies, ailleurs au Canada. L’article de Nolette met en contraste en ce sens deux pièces de la Saskatchewan, Elephant Wake, de Joey Tremblay (1999, 2009), pièce écrite principalement en anglais et qu’on pourrait définir au moins en partie comme post-identitaire, et Il était une fois Delmas, Sask…, mais pas deux fois, d’André Roy et Claude Binet (2006), pièce écrite principalement en français et qui serait selon Nolette à caractère mémoriel et identitaire. Nolette montre comment Il était une fois Delmas, Sask… mais pas deux fois, se rattache encore à l’identitaire en ce que ce monodrame constitue un récit de vie qui permet aux plus âgés de se retrouver et aux plus jeunes de rétablir une sorte de généalogie culturelle par le biais d’un récit narré principalement en français, puisqu’il s’adresse à un auditoire rural francophone.

12 Toujours selon Nolette, Elephant Wake, au contraire, transcenderait l’identitaire et se donnerait une mission artistique, présentant ainsi un attrait plus universel tout en conservant un aspect « récit de vie » ancré dans certains « objets carrefour », des objets à valeur mémorielle. Nolette rappelle de façon intéressante que la forme monodramatique est pour le moment choisie exclusivement par des auteurs masculins. Je reviendrai sur ce motif qui associe genre littéraire et genre sexuel avec l’étude de pièces hétéroglossiques de Marc Prescott.

Elephant Wake de Joey Tremblay

13 Elephant Wake, de Joey Tremblay, corrobore l’hypothèse de Ladouceur selon laquelle la situation diglossique hors Québec donne lieu dans les textes dramatiques à la représentation d’une sorte de bilinguisme sélectif, le français étant réservé aux échanges en privé, et l’anglais, aux espaces publics d’échanges avec la majorité anglophone (« Les langues du théâtre francophone de l’Ouest canadien »183-84). Il s’agit d’un monodrame racontant l’abandon progressif d’un village francophone. Le personnage-narrateur, JC, n’utilise le français que lorsqu’il se rappelle son enfance et ses discussions avec mémère. Du côté de la représentation de la pièce, l’auteur fransaskois Joey Tremblay, maîtrisant de moins en moins sa langue maternelle, a naturellement choisi la langue véhiculaire pour rejoindre tant les Franco-Canadiens que les AngloCanadiens, les premiers, minorité oblige, étant bilingues. Cette pièce appartient toutefois indéniablement au répertoire franco-canadien par sa thématique et par la présence de deux codes langagiers, alternant selon un code-switching où les jalons culturels traditionnels sont énoncés en français. Ce monodrame se situe effectivement à l’extrémité anglophone du spectre des textes plurilingues, ce qui témoigne forcément, sur le plan formel, de la grande vulnérabilité du français en contexte minoritaire. Pour comprendre comment on en vient en tant qu’auteur franco-canadien à écrire principalement en anglais, il faut garder en tête les mots de François Paré : « La minorisation est la pensée vivante du minoritaire vécue en chacun des individus. Elle est un état d’esprit, une condition absolue du désespoir de ne jamais pouvoir s’accomplir dans le discours dominant » (Les littératures 28).

14 Moss, qui a été la première à étudier Elephant Wake, départage ainsi les territoires familiaux et socio-culturels du français et de l’anglais chez Joey Tremblay :

In Elephant Wake, there is no expectation of identification or nostalgia. The fact that the play is written in English but with heavy use of French implies the expectation of a bilingual audience—Anglophones who understand French or assimilated Francophones. And since I am on the topic of linguistic code-switching, I shall point out [. . .] the fact that the English is often marked by grammatical incorrectness, signaling that the speaker learned English as a second language. There is a clear pattern of French usage in the monologue: Jean Claude usually switches to French when recalling childhood memories related to religion and holidays, or when remembering conversations with his memère. The grandmother represents religious and ethnolinguistic consciousness, a role frequently assigned to grandparents in minority Francophone texts: “She would always tell me, ‘Don’t forget how to talk French and always remember tes prières’” (36).

Comme l’a mentionné Moss, l’anglais de la pièce n’est pas celui d’un locuteur natif. En fait, bien que le personnage-narrateur, Jean Claude, dit JC, soit francophone, il s’adresse au public dans un anglais qui reflète la syntaxe, le vocabulaire et les rythmes français. La langue de Jean Claude, toujours approximative, appartient à un espace linguistique nécessairement liminal, celui d’une minorité qui ne maîtrise aucune des langues qu’elle parle, la syntaxe française étant présente dans les tours de présentation, par exemple, les mises en relief des référents en anglais, etc. Les niveaux de langue sont allègrement mêlés, et la cohabitation des langues se fait carnavalesque :

Dies irae, dies illa/Solvet saeclum in favilla [. . .] Have you been to a funeral before? Me, I’ve been to lots. Hey, one time, when I was small, the priest, Père Comault, he hear me sing. I dunno, I was walking down the road, eh, singing an old song, like: Au claire de la lune/Mon ami Pierrot,/Prête moi ta plume/Pour écrire un mot.And the priest says, “Jean Claude. Quelle belle voix. Comme un ange.” And he take me to Mémère and Pépère and he ask them if he can teach me to sing. They say, “Bien, if you think that boy can sing, go ahead.” (8)

En ce sens, cette pièce de théâtre ironique adopte le point de vue de Jean Claude, l’idiot du village, un narrateur peu fiable puisque l’information qu’il nous fournit doit être réinterprétée. Son monologue peut être considéré comme une histoire orale de Ste Vierge, un village francophone et catholique du Sud-Ouest de la Saskatchewan bâti sur trois générations prolifiques. Néanmoins, la culture des Francophones se voit bientôt menacée d’assimilation puisque le village voisin, Welby, moins religieux et plus intéressé par le lucre, gagne l’admiration des francophones. La religion idéaliste des francophones s’oppose ainsi au mercantilisme anglophone, qui gagne du terrain parmi les habitants du village.

15 L’examen du mythe de la création de Jean Claude, enfant bâtard issu de lignées anglophones et francophones—d’un père anglophone inconnu, et donc ne reconnaissant pas sa progéniture, et d’une mère francophone morte en couches—met symboliquement au jour les difficiles négociations identitaires menant à l’abandon du village. Toutefois, outre les Anglophones et les Francophones, qui luttent pour l’hégémonie culturelle et linguistique, d’autres factions sont en guerre à Ste Vierge. Les identités sexuelles, religieuses et ethniques réprimées—les catholiques, les homosexuels, les Blancs francophones, eux-mêmes traditionnellement assiégés—s’associent dans un acte de résistance désespéré contre les identités hégémoniques. Les Métis de la pièce mourront, dont le couple homosexuel qui se défait avec la mort de l’un et la dépression de l’autre. On voit qu’une double minorisation n’augure pas bien de la survie.

16 Les Fransaskois ayant peuplé le village qui sert de décor à la pièce Elephant Wake, plutôt que de s’étioler, choisiront d’abandonner leurs différences culturelles et linguistiques, perçues comme inférieures, de déménager à Welby et de s’intégrer à l’hégémonie anglophone. Cette intégration signifie une indifférenciation progressive pour les francophones, qui mènera à l’abandon de leur identité. Il s’agit donc d’une mort culturelle et linguistique. Il ne restera au village que JC, le narrateur littéralement demeuré, de même que son éléphant de papier mâché, comme reliques rejetées de la culture fransaskoise. Si on songe à ce qui arrive aux Métis dans le récit de JC, on comprend que le choix des francophones constitue une stratégie extrême de survie.

17 En nous présentant deux identités de base, les Anglophones et les Francophones, de même que la catégorie quelque peu interstitielle qu’est l’identité métisse, JC pousse son auditoire à tirer une conclusion contraire à la sienne, à savoir que la reddition du village de Ste Vierge à l’hégémonie anglophone est due à l’impossible mission de maintenir un rigide code de pureté. D’ailleurs le wake du titre (une veille de son éléphant de papier mâché détruit par des Anglophones, l’éléphant symbolisant une conscience aiguë de leur minorisation) devient un requiem pour une pureté qui, qu’elle soit linguistique, religieuse, ethnique ou sexuelle, n’a jamais vraiment existé au village. JC, par son récit ironique—quoiqu’il se propose comme chantre d’un requiem pour une pureté périmée—présente la culture francophone de l’Ouest canadien comme une sorte de nécessaire culture-courtepointe, qui doit phagocyter d’autres cultures, autrement dit se traduire pour survivre. JC lui-même représenterait inconsciemment ce nécessaire processus de traduction pour les francophones en situation minoritaire. Ainsi, bien que le monologue du protagoniste puisse être saisi comme une élégie à la pureté culturelle et linguistique de son défunt village, la pièce entière nie son message en ce qu’elle devient une ode à la survie par l’hybridité.

Quelques pièces de Marc Prescott

18 Comme je l’ai mentionné dans un article précédent (2010), l’auteur franco-manitobain Marc Prescott thématise dans ses pièces les rapports entre culture majoritaire anglo-canadienne et culture mineure franco-canadienne, ainsi que les liens complexes aux langues qu’entretient la culture franco-canadienne. Ainsi, dans l’une de ses premières pièces, Sex, Lies et les Franco-Manitobains, le personnage de l’enseignante au Collège de Saint-Boniface parle un français parfaitement policé, poussant le ridicule jusqu’à corriger la langue du cambrioleur pendant qu’il la ligote à une chaise. Y est représentée une certaine communauté francophone accrochée à son impeccable français, indice de sa surconscience linguistique. En effet, l’enseignante pratique une hygiène verbale qui lui sert de bouclier contre les effets de la minorisation et contre un milieu diglossique. Les personnages de femmes chez Prescott sont souvent affublés de ce rôle de garde-chiourme de la langue, comme nous le verrons plus loin.7

19 Dans l’Année du Big Mac (2004), les indices de ce rapport à la culture majoritaire que vivent les personnages de minoritaires sont en quelque sorte thématisés par le style parodique, stratégie de subversion pour établir une distance ironique vis-à-vis l’hégémonie anglocanado-américaine, sa culture et sa langue, mais ces indices se retrouvent également dans l’approche hétéroglossique de la langue, où les codes, toujours mouvants, remettent en question l’information véhiculée par leurs contenus. En effet, les codes langagiers de L’année du Big Mac reflètent cette même opposition polaire entre culture hégémonique et culture minoritaire. À la première opposition entre langue anglaise hégémonique et langue française minoritaire s’ajoute celle du français normatif opposé au français métissé d’anglais des francophones de l’Ouest. La famille Prozac au centre de ce drame burlesque se trouve dans une situation d’extrême minorisation, qui est niée par tous les membres de la famille sauf Henry, le narrateur dépressif. Le lieu géopolitique n’est jamais précisé, mais la culture des États-Unis obnubile la famille. Le patronyme de la famille en dit long sur l’aliénation de ses membres, qui touche particulièrement les femmes parce qu’elles subissent une double minorisation, linguistique/ethnique et sexuelle.

20 Dans L’année du Big Mac, la langue parlée devient même un indice de l’intégrité psychique des personnages : en effet, les personnages, lorsqu’ils nient leur condition en insistant pour parler un français normatif, sont débranchés de la réalité : c’est la mère mythomane, et la fiancée mégalomane et suicidaire de William. William, cadet vivant de l’assistance sociale en raison d’une longue dépression, brigue la présidence des États-Unis, embrassant le grand rêve américain. Son français très appauvri et pénétré d’anglais se transforme, au moment de ses discours publics, rejoignant la norme hexagonale doxique, convaincant à force d’être suave. La pièce critique en effet les élections américaines de l’époque de George W. Bush et reproduit quelques-unes de ses métamorphoses en préparation à son rôle de président. Cependant William est francophone, et la tirade que l’aîné Henry assène à sa famille laisse entendre que jamais un président franco ne serait choisi, justement parce qu’il ne manie pas parfaitement le code de la langue hégémonique.

21 Chez le père de William et de Henry, la langue qui se disloque est un indice de décompensation mentale—on pourrait définir la décompensation comme la combinaison d’un événement traumatique et de la structure particulièrement vulnérable du sujet, qui entraine une négation de la réalité. Cette décompensation du patriarche devient le symptôme de l’aliénation culturelle et linguistique de son clan. En effet, le babil du paternel devant la partie de hockey des Canadiens contre les Bruins de Boston à la télé semble indiquer la perte presque entière de repères linguistiques et culturels, les vociférations liées au match de hockey faisant figure d’épaves culturelles dans la grande bataille du Canada contre son voisin géant. Il n’est donc pas étonnant que Henry, le plus lucide, le plus ironique, et aussi le plus dépressif des personnages de L’année du Big Mac, ait recours à un franglais peu orthodoxe dans sa tirade pour ramener les membres de sa famille à la réalité : sa langue mixte est le seul instrument fiable pour jauger leur réalité de minorisés. L’hétéroglossie se pose donc presque toujours chez Prescott comme une alternative subversive au français normatif, qui permet de rendre compte d’une réalité culturelle hétérogène, si difficile soit-elle.

22 Chez les personnages féminins de L’Année du Big Mac, tout se passe comme si le fait d’être doublement minorisée—en tant que terme faible des équations sexuelle et sociale—ne laissait que peu d’énergie pour la transgression de codes. Comme s’il ne pouvait en résulter que des sujets féminins incapables de regard critique face aux représentations hégémoniques, aux fictions dominantes qui se déploient à la télévision dans les nouvelles (Lilianne, l’annonceuse-télé), les publicités (Jacklyn, la mère du clan Prozac, qui ne vit que par les pubs) ou dans les lieux communs des institutions culturelles comme le mariage et la famille (Mary, la fiancée de William qui, désœuvrée, menace de se suicider lorsque William retarde les épousailles). Ces trois femmes utilisent un français impeccable afin de colmater les apparences, fissurées de toutes parts. Ce sont toutefois les états de crise qui ramènent la langue hétéroglossique et honteuse chez les femmes de la famille. Ainsi, la mère Jackie parle un français impeccable tant qu’elle demeure dans son univers fabriqué, mais dès qu’on lui jette la réalité en pleine face, elle retourne à une langue hybride, parsemée d’anglais, qui permet le déversement des émotions : le code-switching réprimé n’attend qu’une situation explosive pour se déclarer.

23 Il semble donc que la double minorisation (linguistique et sexuelle) cause des ravages particulièrement dévastateurs chez les francophones minoritaires de Prescott. En effet, chercher à rester dans les limites du sexe/genre assigné, et vouloir garder la pureté de la langue en pratiquant une prude hygiène verbale mène les femmes à la plus grande aliénation, semble dire Prescott. On peut donc conclure que, chez les personnages des pièces de Prescott8 , le traitement de la langue réfléchit la situation de minoritaire, que les personnages choisissent de compartimenter leur français ultra-orthodoxe (ils vivent alors coupés de la réalité ambiante) ou qu’ils choisissent de parler une langue hybride, qui répond aux besoins du moment (ce sont les minoritaires qui s’assument).

24 Chez Prescott, donc, la langue parlée est toujours révélatrice de l’honnêteté des personnages face à eux-mêmes. Cependant si, dans les pièces précédentes de Prescott, l’hétéroglossie utilisée à l’oral par les personnages est signe de leur franchise quant à leur situation de minoritaires, dans Fort Mac, sa dernière pièce publiée, Prescott renverse la donne : l’hétérolinguisme devient signe de contamination morale, de compromis douteux. Ainsi, le bilinguisme de l’honnête Franco-Albertain Maurice, un bilinguisme très orthodoxe, c’est-à-dire respectueux des frontières des langues, s’oppose au français appauvri métissé d’un anglais fragmentaire du Québécois Jay Pee, attiré par le lucre à Fort Mac Murray. Dans Fort Mac, c’est le Québécois qui possède une langue hétéroglossique, mais cette langue est, à l’opposé des pièces précédentes de Prescott, connotée négativement, comme le Québécois Jay Pee, qui se compromet moralement de toutes les manières possibles. L’anglicisation informelle du prénom Jay Pee, dont le nom français est réduit à des initiales anglicisées, suggère une dévalorisation de la langue et de la culture québécoise au profit des normes de l’hégémonie anglaise, liée au néolibéralisme parce que l’anglais est son vecteur le plus important.

25 Par opposition, le Franco-Albertain Maurice se présente non seulement comme polyvalent, capable de traverser les cultures et les langues en respectant leurs frontières, mais il se présente aussi comme fidèle, conservant son attachement à sa culture franco-albertaine (ce dont fait état son prénom inchangé). Dès la première scène, Maurice sauve Kiki, qu’il ne connaît même pas, son acte désintéressé le caractérisant déjà comme un héros. Kiki le considère dès ce moment comme son ange gardien et en tombe amoureuse. L’adhésion de Maurice à de strictes règles linguistiques reflète son impeccable code éthique. Ses tentatives ultérieures de sauver des griffes de Jay Pee Mimi et Kiki, les deux sœurs, l’établissent solidement comme un rédempteur, d’autant plus que Kiki devient, au fil de cette pièce somme toute assez manichéenne, le symbole de la nature bafouée par un capitalisme sauvage.9

26 Jusqu’à sa pièce Fort Mac (2007), donc, Prescott crée des personnages hétéroglossiques connotés positivement, car ils représentent de manière plus ou moins transparente leur milieu de vie. On a vu que ce sont les Franco-Canadiens parlant un français doxique, uniforme, débranché de leur réalité immédiate, qui sont considérés comme des paumés parce qu’ils nient leur réalité. Cependant dans Fort Mac, c’est le Québécois qui se démarque par son hétéroglossie, et cette hétéroglossie brinquebalante prend la valence négative du personnage contaminé par les valeurs du néolibéralisme, associé ici à l’hégémonique anglais. En effet, comme cet hégémonique néolibéral, Jay Pee se caractérise par la démesure ; c’est un homme qui annexe les gens autour de lui à son projet de lucre en causant désastre après désastre. En ce sens, Jay Pee représente un capitalisme sauvage, aveugle à l’instrumentalisation qu’il impose.

27 En conclusion, bien qu’on remarque dans cette pièce de Prescott un renversement des valences qui sont chez lui traditionnellement attribuées à l’hétéroglossie, on peut sans risque d’erreur affirmer que la langue est chez lui surinvestie et toujours signe ou symbole des valeurs morales du personnage qui la parle, la valence de l’idiolecte parlé dépassant largement les sphères linguistique et culturelle pour se situer dans l’éthique.

Rearview de Gilles Poulin-Denis

28 Les lecteurs auront remarqué que tous les titres des pièces étudiées ici annoncent d’emblée leur hétérolinguisme. Rearview, de Gilles Poulin-Denis, est la première œuvre d’un jeune dramaturge et acteur d’origine fransaskoise de moins de trente ans, œuvre qui lui a valu une nomination au prix du Gouverneur-général. La pièce suit le roadtrip d’un jeune homme quittant inopinément la fête de bureau de sa copine à Ville Mont-Royal pour prendre la route vers l’Ouest. Tout se passe comme si le protagoniste Guy/Guillaume était mû par un désir pressant de partir pour se retrouver. Cependant sa quête se fera ardue, le personnage ne trouvant au départ sur la route que des fragments de son identité éclatée, que son hétérolinguisme souligne. Nous savons que le va-et-vient entre les cultures qui constitue la richesse des minorités s’effectue au prix d’une fragilisation de l’identité. L’appartenance trouble de cette pièce aux deux langues-cultures officielles, de même qu’aux genres narratif et dramatique—puisque le seul personnage est aussi narrateur—ainsi que son intrigue semée de motifs de doubles, font de Rearview une pièce qui thématise la double appartenance identitaire et le sentiment de fragmentation causé par la minorisation. Ces motifs, alliés à la perte des repères géophysiques et culturels, se conjuguent pour créer une atmosphère angoissante. Ils trouvent leur intégration dans un dénouement savamment symbolique.

29 Le motif du double se retrouve dans l’hétéroglossie affichée de Rearview, « la façon particulière qu’a l’Ouest canadien de faire s’entrechoquer le français et l’anglais », comme l’a noté Paul Lefebvre (« Postface » 51). Rearview est en effet un monodrame qu’on peut qualifier d’hétérolingue. Le titre de la pièce est en anglais, et la langue de la pièce appartient à un francocanadien qui n’est pas dépourvu de charme, comme un extrait de la pièce le démontre ici : « Je veux dire le starteur tourne mais le moteur embarque pas. Ostie de rotor. Je savais que j’étais dû pour le changer, mais là...je pop le hood. Je sors. Je check le cœur de Manu » (33). Le protagoniste-narrateur de ce monodrame rapporte en anglais les seuls dialogues qui ont lieu hors Québec. L’information n’est pas reformulée en français comme pour les auditoires francophones traditionnels du Québec. Le public visé est bilingue, francophone de Montréal (où Poulin-Denis a étudié) ou ontarien, l’hétérolinguisme étant l’apanage des grandes villes et des minorités linguistiques. Voici un extrait où l’on passe sans prévenir du français de la narration à l’anglais du dialogue :

Je dissimule ma main blessée du mieux que je peux.
-Yeah...good. Well, there’s a speed limit of 80 back there.
-I didn’t see...
-I’m gonna need to see your driver’s license and registration please.
Je lui tends mes papiers (il ressent une crampe) (22)

30 Cette hétéroglossie est ici aussi investie symboliquement. Considérons d’abord le prénom du protagoniste, que Guy avait modifié à son arrivée à Montréal semble-t-il, pour en faire Guillaume, un prénom moins commun que Guy, qui gomme la peur que ressentait Guy de se retrouver concierge comme l’adulte qui portait son nom à l’école primaire. Mais Guillaume est aussi un prénom très francophone, dont l’équivalent en anglais serait le très british William. De façon caractéristique, Guy, cheminant vers l’Ouest, retourne à son prénom de naissance, un prénom minimal en ce qu’il ne possède qu’une syllabe. On peut en déduire qu’il laisse tomber les apparences et accepte d’être un « ordinary guy », comme le disent les didascalies concernant le personnage : « Pas trop grand, pas trop petit, pas trop beau, pas trop laid, il fait partie de la norme. Perdu. » (6). Les valeurs de nom propre et de nom commun, donc de particulier (français) et de générique (anglais), se chevauchent avec ce prénom polysémique dans un contexte bilingue, et contribuent à faire de l’histoire de Guy un récit exemplaire. Ainsi, ce prénom symbolise la vie en traduction du francophone dans une mer anglophone.

31 La mort annoncée du protagoniste doit être entrevue comme une mort à quelque chose que Guillaume était et que Guy cesse d’être. La disparition des doubles, de même que de la double appellation, annoncerait une mort symbolique, et non une mort littérale : c’est la mort de celui qui menait une vie dédoublée inconsciente d’elle-même, et qui tentait de gommer les ravages de la minorisation. C’est un moi fragmenté qui reflète bien la condition que le minoritaire doit reconnaître pour se forger une forme d’unité par sa conscience de ses appartenances plurielles. Et c’est précisément ce que la fin de la pièce laisse entendre, en suggérant l’intégration des doubles dans une identité plus fluide, une identité-rivière (qui reprend le motif de la route), par opposition à l’identité-marais, le marais à l’eau croupissante symbolisant la stase, l’arrêt de travail sur soi.

32 Comme le rappelle François Paré, « [t]outes les cultures minoritaires projettent des comportements et des imaginaires diasporaux : mixité linguistique, identités dérivées et multiples, perceptions mouvantes de l’espace et de la mémoire collective. Chaque fois, l’avenir semble littéralement compromis » (La Distance habitée 13). C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il faut lire tant l’itinéraire que la fin de Rearview, bien que cette pièce ne puisse se résumer à des préoccupations identitaires. On y retrouve une lancée dans l’espace, sans attaches géographiques ou culturelles, le seul rapport durable étant celui de la relation du soi à l’autre. Enfin, si l’on considère ces autres comme des doubles (car cette interprétation est possible), on pourrait ajouter que le rapport à l’autre permet ici littéralement de mieux appréhender le soi, le personnage de Guy projetant des aspects inassimilés du soi à l’extérieur (l’oiseau, le personnage appelé l’Imperméable, Jim Morrison, son auto Manu) tant qu’ils ne sont pas reconnus comme tels. Il semble donc que l’intégrité psychique, quelque plurielles que soient ses appartenances, réside dans une reconnaissance de l’intégration en soi d’aspects de l’autre. C’est grâce à cette conscience que le soi peut accepter le changement et ainsi survivre.

Conclusion

33 J’ai amorcé, dans la première partie de cet article, une réflexion sur les liens qui unissent les identités minoritaires et majoritaires au sein d’une société, et qui sont tissés d’inter-détermination. Meylaert et Leclerc montrent que les identités collectives ne sont présentées comme homogènes qu’au prix d’une fiction, toute nation étant toujours déjà au moins bilingue. A l’aide d’un concept-clé de Judith Butler et d’Ernesto Laclau, j’ai voulu faire voir sous un autre angle cette inter-détermination des identités collectives : en effet, c’est en se créant un extérieur constitutif, donc en excluant, que les identités se forment. Mais cet extérieur doit constamment être renégocié, car une culture qui survit est une culture qui intègre constamment à son identité de nouvelles données. C’est précisément, selon moi, ce que le récent théâtre franco-canadien de l’Ouest exemplifie : seules de constantes négociations avec le groupe hégémonique permettent la survie des groupes minoritaires. Le code-switching et l’hétérolinguisme sont des indices de ce travail de négociation avec l’hégémonie qui, selon Ladouceur, fait l’originalité des théâtres franco-canadiens de l’Ouest.

34 Si Elephant Wake illustre cette résilience qui caractérise les minorités franco-canadiennes de l’Ouest tout en relevant le danger du mythe de la pureté ethnique et linguistique, les pièces de Marc Prescott rappellent l’agentivité des individus dans la sauvegarde d’une identité collective, si hétérolingue soit-elle. Rearview, de Gilles Poulin-Denis, illustre peut-être le plus clairement le danger inhérent à la condition de minoritaire qui ne se reconnaît pas comme tel. Comme chez Joey Tremblay et Marc Prescott, pour les personnages rongés par la minorisation, il n’y a de lucidité, donc de survie psychique possible, que dans la reconnaissance de ses appartenances plurielles ; il n’y a de progression que dans la conscience de son auto-traduction, de son constant va-et-vient entre les deux pôles de son identité que sont le minoritaire et l’hégémonique.

35 L’hétérolinguisme de ces pièces devient ainsi l’indice d’une situation de minoritaire, c’està-dire d’une littérature mineure en conversation avec l’hégémonique anglais, d’une culture qui fait de la traduction son mode de survie, se recréant à chaque carrefour.

Ouvrages cités
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Notes
1 Mais peut-être est-ce seulement affaire d’éditeurs, qui préfèrent pour des raisons de mise en marché considérer qu’à chaque État-Nation correspond une langue.
2 En fait, dit Laclau, le spectacle des luttes sociales et politiques des années 90 semble nous confronter à une prolifération de particularismes, alors que le point de vue de l’universalité est progressivement mis de côté comme un vieux rêve totalitaire. Laclau affirme que le particularisme n’est pas une solution aux problèmes auxquels nous faisons face dans nos sociétés contemporaines. Si le particularisme est le seul principe normatif, il nous confronte à un paradoxe : je peux défendre les droits des minorités sexuelles, ethniques, raciales et nationales au nom du particularisme, mais si le particularisme est le seul principe valable, je dois accepter le droit à l’autodétermination de toutes sortes de groupes réactionnaires impliqués dans des pratiques antisociales (kukluxklan, néo-nazis, etc). D’ailleurs, comme les demandes de groupes variés vont nécessairement entrer en conflit les unes avec les autres, il nous faudra en appeler à quelques principes généraux pour les régler. De fait, tout particularisme fait appel à de tels principes généraux pour convaincre de la validité de ses exigences dans la construction de son identité. Ces principes peuvent être progressifs—le droit à l’autodétermination d’un peuple—, ou réactionnaires—fondés, par exemple, sur la théorie du Darwinisme social (voir à ce sujet Laclau 22-25).
3 J’utilise ici la définition de « minorisé » de Oscar Diaz Fouces (2005) cité par Aiora Jaka dans son article « Contribution de l’étude de la traduction des contextes minorisés à la méthodologie de la recherche en traductologie. »
4 Cité dans Leclerc 54.
5 Voici comment Jane Moss les introduit : « One recent innovation in western Francophone theater is the use of narrativized dramatic monologues. The monologue form has a long history in Quebec, so it should come as no surprise that western playwrights have also been drawn to it. What I’d like to argue here is that the monologue form may signify differently in minority Francophone theater, which has previously been a site for collective expressions of memory and identity» (« Francophone Theater of Western Canada » 31).
6 Recherches théâtrales au Canada 33. 2 (2012) : 207.
7 Un rôle pas si éloigné de celui des femmes au Québec à une époque où elles cumulaient les responsabilités de la transmission de la langue ainsi que de la religion par l’éducation des enfants.
8 Du moins, celles précédant Fort Mac.
9 Les deux sœurs québécoises qui sont liées à ces hommes perdent le peu d’agentivité qu’elles avaient en mettant tout en œuvre pour sauver le Québécois du désastre qu’il a lui-même involontairement orchestré. Bien que Kiki, la belle-sœur de Jay Pee, agisse au début comme narratrice, elle meurt des suites de la magouille de Jay Pee et devient vite le symbole de la nature bafouée de l’Alberta pour des motifs bassement pécuniaires.