Introduction

Introduction:

Prendre le temps

Marlis Schweitzer

1 L’un des défis (oserai-je parler de frustration?) du milieu de l’édition savante, c’est la lenteur glaciaire avec laquelle les choses se déroulent à côté de l’instantanéité des fils Twitter, des pages Facebook, des blogues WordPress et d’autres plateformes numériques. L’équipe de rédaction de RTaC fait de son mieux pour que les articles retenus franchissent rapidement les étapes de l’évaluation par les pairs. Or, il n’est pas rare qu’il s’écoule douze mois (ou plus) entre le moment où les articles sont soumis et celui où nous passons sous presse; tout cela dépend des commentaires des évaluateurs et de l’emploi du temps des auteurs, sans parler des particularités de l’horaire d’impression et d’autres facteurs du même genre. Dans ce cas, pourquoi publier? Pour moi, l’un des plus grands atouts de l’édition savante est qu’elle permet à des idées de croître avec le temps, de s’enrichir, de s’approfondir, de se préciser grâce au processus d’évaluation par les pairs et la révision. Comme le vin (ou la bière, si vous préférez), la réflexion s’améliore quand on laisse fermenter les idées. Notre objectif, en tant que revue savante, n’est pas de déverser des flux d’informations dans la médiasphère sans cesse assoiffée de nouveauté. Nous souhaitons plutôt publier des articles de recherche captivants, convaincants et rigoureusement documentés qui font progresser le domaine des études du théâtre et de la performance. Tout cela prend du temps. Le temps, bien sûr, est complexe : il est incessant, linéaire, non linéaire, circulaire, transformateur, destructeur, politique, précieux. Parlant de temps, donc, j’espère que vous nous accorderez un peu du vôtre et que vous passerez quelques heures (ou plus) à nous lire.

2 Le temps et la temporalité se manifestent de façons diverses et intéressantes dans chacun des six articles formant ce numéro, ce qui témoigne non seulement de l’étendue et de la portée des travaux dans le domaine des études du théâtre et de la performance au Canada mais aussi de la persévérance de ce que d’aucuns pourraient qualifier de « virage temporel ». Ce numéro s’ouvre sur une contribution de Nicole Côté intitulée « Représentations des relations entre hégémonie et minorités dans trois pièces de théâtre franco-canadiennes », dans laquelle Côté examine les politiques linguistiques telles qu’elles sont exprimées à travers la « minorisation linguistique » continue (perpétuelle?) du français dans le théâtre de l’Ouest canadien. Côté s’attarde ici aux moyens par lesquels des dramaturges francophones « génèrent une sorte d’auto-traduction reflétant des identités déchirées entre le besoin de se forger un noyau d’identité stable et la nécessité de s’adapter afin de survivre parmi le groupe hégémonique » (11). Abordant des thèmes qui font écho à plusieurs articles parus dans notre dernier numéro (« Theatre and Immigration », RTaC 36.2), Côté montre de façon convaincante comment le théâtre franco-canadien révèle la vulnérabilité de la langue française tout en offrant des preuves du caractère souple et de la résilience de communautés minoritaires qui innovent en se traduisant elles-mêmes.

3 Dans « Around the Backside: Productive Disbelief in Burning Vision », Alana Fletcher propose une lecture originale de la célèbre pièce Burning Vision de Marie Clements (voir à ce sujet RTaC 31.2). Là où d’autres chercheurs se sont plutôt intéressés à la structure complexe de l’oeuvre et à ses « conceptions autres de la spacio-temporalité », Fletcher examine la matérialité de la pièce en relation avec les(s) monde(s) fictif(s), se concentrant sur les moments ou l’effacement du temps et de l’espace volontairement déroute, frustre ou égare l’auditoire. À l’aide d’un cadre phénoménologique, Fletcher démontre que « la matérialité qui persiste derrière la fiction engendre une incrédulité et souligne sur le plan structurel la thèse de l’œuvre à savoir la nature illusoire ou fictive des frontières et des ruptures spatio-temporelles » (28, traduction libre).

4 Julia Henderson adopte une toute autre approche dans l’étude du temps avec « Challenging Age Binaries by Viewing King Lear in Temporal Depth », qui explore le vieillissement tel qu’il est représenté sur scène dans une production de King Lear de la Honest Fishmonger’s Equity Co-op en 2012. À l’aide du « depth model of aging » mis au point par Anne Davis Basting, chercheure en théâtre et en études du vieillissement, Henderson soutient que la production conteste activement les représentations négatives du vieillissement en tant que processus de déclin lent et douloureux et met plutôt de l’avant une vision nuancée et positive des dernières étapes de la vie. Ce faisant, elle invite le public à songer non seulement à l’apparence qu’un interprète plus âgé aurait pu avoir quand il était plus jeune, mais aussi aux « âges avancés que le jeune interprète pourrait être appelé à jouer et aux futurs rôles qu’il pourrait être appelé à prendre » (58, traduction libre). La contribution d’Henderson s’inscrit dans la foulée de l’articlede Núria Casado Gual sur le vieillissement dans les pièces de Joanna McLelland Glass paru récemment chez nous (dans RTaC 36.1) et montre une fois de plus la vitalité et l’importance de ce champ d’enquête pour les chercheurs du domaine des études de théâtre et de la performance au Canada.

5 De l’examen que fait Henderson du vieillissement en performance, nous passons aux réflexions poétiques de Stephen Low sur les « mouvements hyperrapides » et la temporalité explosive des chorégraphies d’Edouard Lock. Dans « The Speed of Queer: La La La Human Steps and Perceptions of the Body in Edouard Lock’s Choreography », Low analyse une œuvre récente de Lock, intitulée Untitled, et fait valoir que « l’esthétique de la vitesse » qui la caractérise remet en question nos perceptions normatives du corps genré. Selon Low, cette esthétique est « à la fois destructrice, en ce qu’elle mine la stabilité et la cohérence du genre vérifiables par la seule action de voir le corps, et génératrice, en ce qu’elle propose des moyens de contester les normes liées au genre sans recourir à des technologies médicales » (62, traduction libre). Ainsi, les chorégraphies de Lock proposeraient aux chercheurs et aux artistes une autre façon de concevoir l’homosexualité, en pensée, en action et en mouvement.

6 Dans « Les visages du théâtre communautaire francophone à Edmonton entre les années 1970 et 1990 : une confusion des genres? », Sathya Rao et Learry Gagné proposent un survol riche en détails de vingt ans dans l'histoire du théâtre communautaire de langue française à Edmonton. Dépassant la tendance à s’intéresser exclusivement aux mouvements et aux innovations des compagnies professionnelles, l’étude de Rao et Gagné souligne le travail effectué par les troupes de théâtre amateur pour créer un sentiment d’appartenance au sein de la communauté francophone. Ce faisant, ils participent à l’avancement des recherches qui, comme celles de Robin Whittaker, font connaître les contributions souvent négligées des artistes de théâtre amateur à l’histoire plus large du théâtre au Canada.

7 Par la suite, l’article de Lindsay Thistle intitulé « Investigating Afghanada: Situating the CBC Radio Drama in the Context and Politics of Canada and the War on Terror » retrace l’histoire d’un feuilleton radiophonique de longue durée diffusé sur les ondes de la CBC. La série, qui demeure peu étudiée, met en scène des soldats canadiens déployés en Afghanistan. À une époque où rares étaient les pièces canadiennes qui s’intéressaient à la participation du Canada à la « guerre contre le terrorisme », les créateurs d’Afghanada ont proposé aux auditeurs un compte rendu vif, bien que fictif, des expériences vécues sur le front par des soldats canadiens. Au moyen d’une lecture attentive du contenu de la série et d’entretiens avec ses créateurs, Thistle en arrive à la conclusion « qu’Afghanada était inévitablement politisée à travers son rapport avec des institutions nationales, son intérêt pour les récits réalistes et véridiques portant sur de simples soldats, ses choix dans la distribution des rôles et sa décision d’aborder le trouble de stress post-traumatique » (92, traduction libre). Comme il s’agit d’un des premiers articles savants à porter sur la série Afghanada, cette contribution ouvre de nouvelles perspectives importantes.

8 Deux contributions dynamiques à la rubrique Forum et plusieurs critiques de livres viennent boucler ce numéro. Le premier texte de Forum, intitulé « Jonctions linguistiques et culturelles dans le théâtre canadien / Linguistic and Cultural Junctures in Canadian Theatre », est composé de quatre micro-essais qui examinent différents modèles de collaboration entre artistes et chercheurs œuvrant dans les deux langues officielleset qui font suite à une table ronde bilingue tenue au colloque de l’Association de la recherche théâtrale au Canada à l’Université d’Ottawa en 2015. Le deuxième texte, « Performance of Labour », sous la direction de Cassandra Silver et Myrto Koumarianos, porte sur l’état des relations de travail dans les institutions universitaires nord-américaines. On y pose des questions difficiles et d’actualité sur des problèmes auxquels bon nombre de nos lecteurs—étudiants de deuxième et troisième cycles, chargés de cours, professeurs permanents ou aspirant à la permanence, administrateurs—sont confrontés au quotidien : la précarité du marché que tentent de percer les nouveaux détenteurs de doctorat et les chargés de cours de longue date ; la difficile conciliation des obligations liées à la recherche et à l’enseignement avec de lourdes responsabilités administratives ; le potentiel politique de la réflexion et de l’action collectives.

Je conclurai ici avec quelques messages importants d’ordre administratif. J’aimerais tout d’abord féliciter Roberta Barker qui a remporté le Prix Richard Plant décerné par l’ACRT pour son article « The Gallant Invalid: The Stage Consumptive and the Making of a Canadian Myth », paru dans RTaC 35.1. Félicitations aussi à Sylvain Schryburt, qui a reçu une mention honorable au Prix Jean-Cléo Godin de l’ACRT pour son article « Esquisse d’une sociologie des réseaux festivaliers. Le cas du Festival TransAmériques de Montréal », paru dans RTaC 35.3.

9 En deuxième lieu, je veux féliciter notre directeur administratif Barry Freeman pour la refonte complète du site Web de la revue qui a eu lieu sous sa direction. Si vous n’avez pas encore eu l’occasion de visiter notre nouveau site, je vous invite à le consulter et à ajouter cette adresse à vos signets : http://www.tricrtac.ca. La conception du site a été confiée à Louis Duarte, et son développement, à Cameron Clark de PhantomOwl Digital ; il a bénéficié du soutien additionnel de Robin Whittaker, Louise Ladouceur et Sonya Malaborza. Le site continuera d’évoluer dans les semaines et les mois à venir, alors n’hésitez pas à communiquer avec nous si vous avez des questions ou de la difficulté à le naviguer.

10 En troisième lieu, j’aimerais souhaiter la bienvenue à Peter Dickinson qui se joint à notre comité de rédaction, de même qu’à Patrick Finn, qui devient membre du comité de direction. Bienvenue également à Kim Solga, rédactrice adjointe, qui entrera officiellement en fonction à titre de rédactrice en chef de notre revue en juin. Kim et moi avons déjà entamé le processus de transition et je sais qu’elle apportera une perspective nouvelle et attrayante à la revue et qu’elle continuera de travailler à faire mieux connaîtreles recherches sur le théâtre et la performance au Canada tant à l’échelle du pays qu’à l’international.

11 Puisque ce numéro est le dernier à paraître sous ma direction, j’aimerais prendre un moment pour souligner rapidement le soutien formidable que m’ont accordés ces trois dernières années les membres de l’équipe de rédaction de RTaC (Barry Freeman, Louise Ladouceur, Erin Hurley, Michelle MacArthur, Kelsy Vivash, Shelley Liebembuk et Sonya Malaborza, de même que mon prédécesseur Glen Nichols et ma successeure Kim Solga), ainsi que le comité de rédaction et le comité de direction. Je tiens également à remercier tout spécialement les auteurs et rédacteurs invités avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer au cours de cette période. Ce fut un privilège pour moi de travailler avec vous et de contribuer à diffuser votre recherche de par le monde. Merci aussi aux évaluateurs anonymes qui ont pris le temps de faire progresser nos auteurs et notre discipline. Et merci enfin à vous, chers lecteurs, qui lisez notre revue en formats imprimé et virtuel. Sans vous, nous n’existerions pas.

Marlis Schweitzer
Le 10 janvier 2016