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Le Tour du monde en 80 jours :

Entretien avec Hugo Bélanger

Geneviève de Viveiros
l’Université Western Ontario
Propos recueillis par Geneviève de Viveiros

Présentation

1 L’œuvre de Jules Verne figure parmi les best-sellers du XIXe siècle. S’il est surtout connu aujourd’hui comme romancier, il faut rappeler que Jules Verne était passionné de la scène et que ses romans les plus célèbres furent aussi transformés en pièce de théâtre. Sur ce plan, Le Tour du monde en 80 jours figure parmi les adaptations théâtrales de Verne ayant obtenu le plus de succès à la fin du XIXe siècle.

2 D’abord monté à Paris, en 1874, Le Tour du monde en 80 jours fut par la suite mis en scène sur les planches des théâtres européens. De nombreuses adaptations furent alors également montées aux États-Unis et au Canada. Ce sera le cas à Montréal, où l’aventure autour du monde de Philéas Fogg sera représentée pour la première fois, en 1876, au Théâtre-Royal par une troupe américaine sous le titre de Around the World in 80 Days.

3 Le metteur en scène Hugo Bélanger et sa compagnie Tout à Trac se sont donnés le défi de revisiter l’œuvre de Jules Verne et de monter une nouvelle adaptation du célèbre roman au Théâtre du Nouveau Monde ce printemps dernier (du 28 avril au 23 mai 2015). Pour cette occasion et compte tenu de l’importance croissante des études sur l’adaptation et l’intermédialité dans le champ de la recherche théâtrale ces dernières années, il nous a semblé tout à fait à propos de mettre en lumière l’expérience des praticiens du théâtre face au procédé de l’adaptation à travers cet entretien qu’a bien voulu nous accorder Hugo Bélanger.

Entretien

4 Geneviève De Viveiros : La première adaptation du roman Le Tour du monde en 80 jours fut mise en scène à Paris en 1874. Pourquoi avoir monté cette œuvre de Verne à Montréal en 2015? Que représente pour vous une telle œuvre?

5 Hugo Bélanger : À notre époque, notamment avec internet, on a accès au monde entier et on pense avoir une ouverture sur le monde. Le défi en montant la pièce de Verne était de faire en sorte que les spectateurs de 2015 retrouvent la même fascination face à la découverte du monde que les lecteurs de Verne en 1872. Pour moi, le langage théâtral, l’art, est un moyen de faire voyager. Fogg utilisait les moyens de transport; je voulais utiliser le véhicule théâtral, les moyens de la scène pour créer l’idée du voyage. J’ai conçu la pièce en me basant sur le concept que chaque endroit visité par Fogg pourrait représenter un espace scénique, un style de jeu particulier inspiré des traditions théâtrales de l’endroit en question. Chaque pays a son style théâtral, sa tradition de la scène. Par exemple, en Inde, il y a le Kathakali. J’ai voulu m’inspirer des différentes traditions théâtrales pour que le spectateur soit lui aussi dépaysé et pour créer un choc culturel scénique. Je voulais faire découvrir différents horizons culturels.

Le Tour du monde présente l’époque du colonialisme comme une époque de gloire occidentale. Il est bien évident qu’on ne peut pas représenter comme telle aujourd’hui l’histoire de Fogg: je voulais donc proposer une réécriture de l’œuvre de Verne qui montre le personnage de Fogg comme figure de l’altérité, qu’il soit, lui, le représentant de « l’étrange ». Une sorte de Pygmalion inversé : c’est-à-dire que je voulais montrer la réalité à travers le regard de l’autre, notamment celui du personnage d’Aouda. Fogg va s’éduquer, va apprendre à travers sa relation avec Aouda. Avant sa rencontre avec elle, Fogg ne sort pas de son univers, il reste dans sa cabine, voyageant sans vraiment voyager. En sauvant Aouda, il n’a pas le choix de se confronter à l’autre, d’être confronté à une autre culture. Je voulais qu’il y ait une évolution dans le personnage de Fogg.

Pour moi, Fogg et ses amis du « Reform club » représentent les ancêtres du 1% de l’élite bien nantie de notre époque. Avant de rencontrer Aouda, Fogg vit dans une bulle : il est déconnecté de la réalité, il utilise le monde comme un marché, il cherche à aller toujours plus vite. On subit aujourd’hui en quelques sortes les répercussions du pari gagné par Fogg. On court de plus en plus vite, on doit faire rouler l’économie, on mène une vie folle. Fogg c’est comme les gens qui jouent à la bourse et font tomber les marchés sans se soucier des répercussions. Pour un pari : il fait courir tout le monde.

Verne voyait la rapidité comme un signe de progrès, mais en même temps cette rapidité, ce progrès, profitent surtout au monde occidental et crée beaucoup d’injustices sociales. On a ouvert le monde mais dans un seul sens.

Fogg aura voyagé parce qu’il aura évolué comme personnage. Sa « mécanique » sera bouleversée pour toujours à la fin de la pièce.

Fig. 1. Le Tour du monde en 80 jours. Dir. Hugo Bélanger. Théâtre du Nouveau Monde. 28 avril-23 mai 2015.
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Photo : J Battaglia.

6 GDV : La pièce que vous présentez est une création originale, basée sur votre propre texte. Comment avez-vous procédé pour écrire cette adaptation?

7 HB : En tant qu’artiste, mon but n’est pas de simplement représenter le roman tel quel sur une scène. J’ai adapté plusieurs romans, des contes, (Alice au pays des merveilles, Le Baron Münchhausen). La question que je me pose est toujours « qu’est-ce que je veux raconter à travers cette œuvre? ». Je cherche à me réapproprier l’œuvre sans travestir la base du propos, l’univers imaginé par les écrivains.

Le défi est, bien entendu, dans le cas du Tour du monde de représenter tout le parcours, toutes les destinations. J’ai lu le roman et aussi la pièce de 1874 pour m’inspirer dans ce travail. Puisque notre troupe est composée de huit acteurs, et non de quinze comme dans la pièce originale, j’ai dû changer la dynamique des personnages. Par exemples, j’ai fait apparaitre Archibald Corsican, au début et à la fin, car je le trouvais intéressant : il représente pour moi l’Amérique jeune. Fogg réussit tout grâce à sa richesse et, dans ma version, avec l’ajout de Corsican, un homme aussi riche que lui est donc impossible à « acheter ». Fogg allait devoir utiliser autre chose que son argent pour réussir sa quête. J’ai essayé aussi de rendre Aouda plus dynamique. Elle incarne une sorte de résistance pacifiste : elle défie, déséquilibre Fogg en lui posant des questions, en remettant en cause ses gestes. Il faut que l’argent ne puisse pas sauver Fogg pour pouvoir le faire évoluer. Je voulais montrer cette évolution du personnage également à travers sa relation avec Passepartout qu’il va finir pas considérer comme un allié, un ami et pas seulement comme un serviteur. J’ai changé Marguerite pour Maggie, qui représente le pendant amoureux de Passepartout et qui apparaît au début et à la fin de la pièce. Au début, Passepartout est un personnage fantasque, type arlequin et, à la fin, il réalise la valeur de l’amour.

Le danger de l’adaptation est aussi de vouloir transposer, chapitre par chapitre, le roman, ce qui est impossible car le rythme de la scène n’est pas le même que celui d’un roman. Adapter c’est réécrire pour mieux retrouver sous un autre médium l’esprit du roman. Il faut faire des choix. J’ai donc décidé de changer aussi certaines scènes. Par exemple, la scène du traineau à voile, est devenue une scène en ballon, parce que j’ai voulu faire un clin d’œil à l’adaptation cinématographique de 1956 [de Michael Anderson] du Tour du monde qui montrait Fogg et Passepartout voyageant dans une montgolfière, élément qui ne se trouve pas du tout dans la version originale de la pièce de Verne. Cela me permettait aussi d’amener un moment dans la pièce où Fogg et Aouda pourraient se rapprocher et où la course s’arrêterait. Je voulais créer un moment intime où les rôles s’inverseraient : Fogg, ayant le vertige, se montrerait faible, vulnérable, n’étant plus en contrôle de la situation et c’est Aouda qui viendrait le sauver. Pour le calmer, Aouda lui cite de la poésie française: « ô temps suspend ton vol et vous heures propices suspendez votre cours ». Cette référence au Lac de Lamartine rappelle ce rapport au temps et permet aussi à Passepartout de se souvenir de Maggie.

En ballon, ils voient la terre de haut sous un autre angle, celui d’un monde où l’on ne reconnaît pas de frontières. Dans cette scène, Fogg échappe son carnet—comme quelqu’un aujourd’hui qui échapperait son i-phone et qui en serait dépendant, il lâche prise. Lui qui est toujours méthodique, qui calcule tout, se trouve séduit par la poésie, par la beauté de l’art, pris par l’amour qu’il éprouve pour Aouda. La découverte du monde, c’est aussi l’art. Le vrai voyage c’est celui de la culture.

Fig. 2. Le Tour du monde en 80 jours. Dir. Hugo Bélanger. Théâtre du Nouveau Monde. 28 avril-23 mai 2015.
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Photo : J Battaglia.

8 GDV : Qu’est-ce qui vous intéresse, en tant qu’artiste, dans le procédé de l’adaptation?

9 HB : Je me considère comme un metteur en scène qui écrit, je ne me sens pas à l’aise avec le concept de l’écriture. Ce qui me fascine c’est le rapport au merveilleux. J’aime partir d’un univers qui m’interpelle, que je peux réinterpréter et sur lequel je peux réfléchir. Le théâtre est un art vivant. Faire du théâtre c’est aussi parler aux gens d’aujourd’hui. Il ne suffit pas seulement d’habiller les personnages en manteau de cuir et leur donner un cellulaire pour actualiser le propos. Certes, il faut apporter des changements à travers les éléments du décor, mais il faut aussi le faire à travers l’écrit, le dialogue, le sujet. L’adaptation permet de jouer avec l’histoire en y ajoutant le regard de notre époque.

Fig. 3. Le Tour du monde en 80 jours. Dir. Hugo Bélanger. Théâtre du Nouveau Monde. 28 avril-23 mai 2015.
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Photo : J Battaglia.

10 GDV : La première adaptation théâtrale du roman de Verne fut considérée comme une pièce à grand spectacle. Elle fut montée avec un luxe et un réalisme extraordinaires : il y avait, par exemples, des animaux sur scène, une locomotive, de la danse, de la musique. Quelle place est accordée aux décors dans votre adaptation du Tour du monde en 80 jours?

11 HB : Ce qui m’intéresse c’est de travailler avec la convention théâtrale, travailler avec la magie du théâtre. L’imaginaire.

Au départ, on voulait travailler à partir d’un cube qui se déconstruit. Le concept a changé, on a des caisses de transport qui s’ouvrent, qui se transforment selon les scènes, des espèces de boîtes à surprise. Il était important de représenter le voyage de Fogg selon la vision rêvée que nous avons des pays qu’il explore. Un train ne peut pas être représenté de la même manière dans une scène qui se situe en Inde ou aux États-Unis. Chaque culture a ses images, ses représentations.

Je voulais faire transparaitre notre interprétation des traditions du théâtre oriental en nous inspirant des codes spécifiques de ce théâtre, sans vouloir pour autant les imiter. On voulait se permettre d’inclure cette vision également dans le décor.

12 GDV : Quelle est la place de cette adaptation dans votre parcours théâtral et créatif?

13 HB : Monter Le Tour du monde est un défi intéressant d’autant plus qu’on le fait dans un théâtre montréalais important. On veut aller chercher ce rapport au populaire qu’on retrouve à la base de l’œuvre de Verne, c’est-à-dire qu’on veut rendre le théâtre et cette histoire accessibles à tout le monde, à tous les publics. Je veux utiliser tous les moyens de la scène, je veux pousser plus loin que dans mes autres créations l’idée du jeu théâtral, l’idée de la nature même de ce que représente le théâtre à travers le monde.