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Le temps de l’immigré dans Silences, Addolorata et Déjà l’agonie de Marco Micone

Manuel Garcia Martinez
l’Université de Saint-Jacques de Compostelle

Works by immigrant writers have been analyzed on the basis of their linguistic aspects and their ways of defining identity. This article deals with another dimension of immigration, namely the temporal experiences of Italian immigrants in Canada dramatized by Marco Micone in Silences (2004), a second version of Gens du silence (1982), Addolorata (1984), and Déjà l’agonie (1988). Largely autobiographical in nature, Micone’s trilogy deals with the experiences of first-generation Italian immigrants following World War II. Left to face a difficult situation, these men and women from rural areas share certain experiences common to first-generation immigrants: the need to find continuity with their pre-immigration past; an often traumatic process; feeling that everyday life is marked by circular time; being stuck in an eternal present, as though time were suspended and perhaps even broken. Their situation modifies — and often inhibits — their temporal perspectives and their ability to project into the future. Such experiences can be read through the words, attitudes, and actions of characters in relation to their integration, and can be seen through a series of episodes from the past (memories the characters cannot avoid) that intrude into present-time, disrupting the chronological order of events. In this article, García Martínez analyzes problematic temporalities mainly through the scope of psychoanalytical studies and through the lens of psychotherapy.

L’écriture des auteurs immigrés a été analysée en fonction des aspects linguistiques et de la définition de l’identité. Cet article porte sur une autre facette de l’expérience de l’immigration, soit les expériences temporelles vécues par les immigrants italiens au Canada, telles qu’elles apparaissent dans la trilogie de Marco Micone, composée de Silences (2004), seconde version de Gens du silence (1982), Addolorata (1984) et Déjà l’agonie (1988). Cette trilogie, qui a un important contenu autobiographique, expose l’expérience d’immigrants italiens de la première génération après la Seconde Guerre mondiale. Confrontés à une situation difficile, provenant de milieux ruraux, ces immigrants vivent des expériences particulières, fréquentes chez les immigrants de première génération : la continuité avec le passé datant d’avant l’immigration; un parcours d’immigration souvent traumatique; l’enfermement du quotidien dans un temps circulaire; l’immobilisation dans un présent figé, semblable à un « temps suspendu et même rompu » qui modifie — et souvent empêche — les perspectives temporelles et les projections dans le futur. Ces expériences se manifestent dans les paroles, les attitudes et les actions des personnages par rapport à leur intégration, mais également dans l’irruption d’épisodes du passé (les souvenirs que les personnages ne peuvent éviter) dans le présent, rompant ainsi l’ordre chronologique des évènements. Dans cet article, ces temporalités problématiques sont analysées principalement à l’aide d’études psychanalytiques et sont envisagées sous un angle relevant de la psychothérapie.

Introduction

1 Les études consacrées à la dramaturgie dite « migrante » ont souligné la variété de thèmes et de formes qui la caractérise. Les changements de langue et ses conséquences, la définition d’une identité nouvelle, la souffrance et la marginalisation figurent parmi les expériences inscrites dans les œuvres qui ont fait l’objet d’analyses connues (Harel, Lebrun, Dumotet, Meerzon). Cependant, changer de pays et de culture suppose également une mutation des temporalités habituelles de la vie quotidienne et du travail. Ces nouvelles expériences temporelles entraînent une rupture identitaire peu étudiée jusqu’à maintenant dans le domaine des études théâtrales. En fait, la représentation du temps occupe une place importante dans l’écriture mettant en scène l’immigration, car celle-ci implique toujours, à l’origine, un désir d’améliorer sa condition accompagné forcément d’une projection dans le futur. Ces conséquences, multiples et complexes, se manifestent pendant les années au cours desquelles les immigrants s’installent dans leur pays d’accueil. C’est alors que les effets d’un changement de pays deviennent évidents par rapport à l’identité et au vécu des personnages.

2 Cet article se penchera sur la représentation du temps dans trois œuvres de Marco Micone : Silences (2004, intitulé Gens du silence en 1982), Addolorata (1984) et Déjà l’agonie (1986), 1 pièces prenant pour sujet la vie de trois familles italiennes arrivées au Québec à la fin des années 1950. Micone est un des premiers dramaturges à avoir exploré la condition immigrante au Québec dans son œuvre. Il y a souligné certaines caractéristiques de la vie des immigrants italiens, et ce, à travers les rapports liant les membres d’une même famille (Hurley 5). Dans la lignée du nouveau théâtre québécois (Lafon 20), ses personnages parlent un sociolecte particulier qui les différencie des Québécois dits « de souche ». Toutefois, la spécificité de leur vécu ne se limite pas au langage : Micone accorde une place primordiale au temps, une des catégories fondamentales de la réalité sociale des Occidentaux (Rosa 13).

3 La succession des séquences, les ellipses entre les scènes, la durée et la répétition de certaines actions permettent à l’auteur d’expliciter les expériences temporelles des personnages immigrants. Ces choix formels représentent en quelque sorte les balises d’une temporalité cyclique plus proche de celles des sociétés traditionnelles que de celles de la ville moderne (Montréal, dans le cas présent) du pays d’accueil. Cette temporalité moderne est précisée dans Déjà l’agonie, mais elle sous-tend toutes les affirmations que les personnages font sur le temps dans les deux autres pièces. Cette confrontation, à la fois frustrante et fondamentale dans l’expérience des immigrants provenant d’une culture différente, est à l’origine des expériences temporelles décrites dans les pièces de Micone.

4 La mise en parallèle de certaines études psychanalytiques et des pièces de Micone permettra de détailler la spécificité des expériences temporelles des personnages immigrants. Pour Didier Anzieu, l’individu possède une « enveloppe psychique » issue des sensations suscitées par ce qui l’entoure habituellement : sons, odeurs, rêves, etc. Ces sensations donnent lieu à leur tour à des « enveloppes sonores, olfactives, auditives, tactiles, mais aussi oniriques, groupales, familiales, etc. » (Kaës 85). Ces « enveloppes psychiques » constituent une interface : c’est-à-dire un lieu de communication et d’échange psychique situé à la « démarcation entre le monde intérieur et le monde extérieur » (Houzel 44). Plusieurs chercheurs confirment également l’existence d’une « enveloppe temporelle du moi », enveloppe d’abord formée par les répétitions rythmiques dans la petite enfance. Ainsi, pour Canovas, entre le temps personnel et le temps objectif—qui sont différents—, il y a un travail d’agencement opéré par le moi, confirmant ainsi sa fonction au sein de la psyché en tant qu’interface. Il s’agit « d’une enveloppe au sens psychique du terme, sans laquelle le Moi ne pourrait se structurer » (Canovas 15). L’adulte acquiert des rythmes personnels au moment d’interagir avec les personnes qu’il côtoie et les institutions de la société dans laquelle il vit. C’est ainsi qu’il acquiert une compréhension des temporalités véhiculées par la culture qui l’entoure—temporalités qu’il parvient ensuite à assimiler.

5 Grinberg indique que l’adhésion à une conception du temps est fondamentale pour la constitution d’une identité : cette adhésion sert par ailleurs de lien entre différentes « représentations du moi dans le temps et établit une continuité entre elles » (159). Pour Akhtar, la capacité d’assurer cette continuité dans la durée est fondamentale pour garantir une identité consolidée :

An essential characteristic of individuals with consolidated identity is their capacity to maintain personal continuity amid change and with the passing of time [. . .][A] continuation with one’s own subjective past, refers to this specific capacity. (Immigration and Identity 64-65)

L’entretien d’une relation continue entre le passé, le présent et le futur constitue le fond de l’activité psychique quotidienne selon Beiser et Hyman (997). Une des principales fonctions de l’appareil psychique serait d’assurer cette continuité, c’est-à-dire de relier des événements vécus séparément à des intervalles de temps variés. Il s’agit, pour Herlant et al. d’une « continuité de sens, une continuité historique qui suppose un courant d’investissement de soi et des autres » (129). Quand une personne a des problèmes psychiques, le sens de continuité est fréquemment perturbé. Or, la migration entraîne forcément une rupture de l’enveloppe temporelle : la mémoire de la continuité n’est plus un objet sans faille.

6 La question se pose : est-ce que ces ruptures psychiques trouvent un reflet dans la structure des pièces analysées? Quelles sont les expériences temporelles des personnages qui suivent la rupture provoquée par l’émigration? Quels en sont les signes et les conséquences dans leurs trajets respectifs?

Ellipses, ruptures temporelles, analepses : le temps fragmenté de l’immigration

7 Les fables des trois pièces s’étendent sur de longues périodes, des périodes jalonnées de nombreux événements quotidiens. Cependant, la temporalité dominante est liée à l’immigration des personnages, temporalité qui est mise en valeur par la structure même des pièces. Les scènes, très brèves et fragmentaires, sont séparées par des ellipses qui sont sans doute représentatives du silence typique des immigrants, qui, comme l’indique Hurley (4), sont coupés, ne serait-ce que partiellement, de la vie publique. Ces procédés constituent surtout un élément dynamique du point de vue dramatique : ils forcent le lecteur à imaginer ce qui a eu lieu entre les fragments montrés et les conséquences de l’immigration.

Silences

8 L’histoire de Silences s’étend sur près de vingt-cinq ans, de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1980 – à partir de la scène XIV. Les ellipses entre les scènes sont parfois longues de plusieurs années. Le déroulement est chronologique, mais les scènes sont souvent composées à leur tour de brèves séquences tirées d’époques différentes. Trois récits étroitement imbriqués correspondent à trois temporalités : l’histoire principale (celle d’Alberto et Guilia, puis de leur famille) retrace leur immigration et leurs tentatives d’intégration. Araldo est le commis voyageur du village qui émigre également au Canada. Tel le coryphée d’une tragédie grecque, il commente la réalité de l’immigration d’une façon sarcastique et distanciée, surplombant dans ses fréquents monologues le présent immédiat. La cousine Anita n’intervient que par voie téléphonique : ses brèves répliques symbolisent l’omniprésente, envahissante et étouffante voix de la communauté italienne montréalaise. Mais la linéarité de la trame dramatique est également subvertie par deux scènes fantasmagoriques.

Table 1.
Temps référentiels des scènes et niveaux de la fiction dans Silences
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Addolorata

9 La structure d’Addolorata multiplie aussi les ruptures temporelles. Dès la première scène, l’on perçoit la présence scénique simultanée d’un même personnage dédoublé, à dix ans de différence : Lolita qui a 19 ans en 1971 et son double, Addolorata, qui a 29 ans en 1981. Son fiancé— qui deviendra son mari—est également dédoublé : Johnny, 19 ans, faisant écho à Giovanni, 29 ans. Le passé et le présent sont ainsi constamment entremêlés, instaurant un temps métaphorique, au point qu’il est difficile de savoir s’il s’agit de personnages imaginaires ou d’individus réels. La structure est néanmoins progressive sur le plan temporel. Les cinq premières scènes montrent principalement Lolita avant son mariage. Addolorata, dont la mère vient de décéder, apparaît plus fréquemment sur scène à partir de la scène VII. La pièce se complexifie à travers trois scènes qui sont présentées comme étant la représentation des pensées des personnages, ce qui suppose une analepse. Un narrateur dans le prologue et la scène VI, qui adopte la position du commentateur cher au théâtre brechtien en s’adressant directement au public, rappelle qu’il est plongé au cœur du temps de la représentation—ou de la lecture—et introduit ainsi une autre temporalité. En outre, les situations récurrentes et les retours en arrière mettent en valeur la pérennité de l’oppression masculine produisant un effet de crescendo culminant à la scène finale.

Table 2.
Temps référentiels des scènes et niveaux de la fiction dans Addolorata
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Déjà l’agonie

10 La structure temporelle de Déjà l’agonie est également singulière. La première partie de la pièce se terminant à la scène XIV est fondée sur l’alternance de scènes, semblable à un montage alterné cinématographique, qui se déroulent dans deux lieux et à deux époques différentes : un village de l’Italie du Sud, en 1987; et Montréal, en 1972. Jusqu’à la scène XIV, la pièce présente les mêmes personnages à deux moments de leurs vies : Maria et Franco ont 55 ou 70 ans; Luigi et Danielle, 27 ou 43 ans. Dans la deuxième partie de la pièce—scènes XVXIX—, l’action se déroule en Italie en 1987. Cependant, à la différence de Silences ou d’Addolorata, les scènes ne sont pas divisées en séquences et ne suscitent pas une sensation de temps fracturé. Comme dans les deux pièces précédentes, les changements de temporalité d’une scène à l’autre sont constants.

Table 3.
Temps référentiels des scènes et lieux de l'action dans Déjà l'agonie
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L’image du temps contenu dans ce corpus reflète l’époque et les expériences de leur auteur, issu de la première vague d’immigration provenant de l’Italie après la Seconde Guerre mondiale. Dans Le Figuier enchanté, récit autobiographique, Micone montre à quel point les expériences rapportées dans les pièces de théâtre sont autobiographiques. Les conditions de travail sont difficiles pour les immigrants italiens des années 1950. D’abord, l’accueil est marqué par le racisme et l’hostilité de certains Québécois à leur égard (Micone, Silences 14- 17) et les conditions de logement sont précaires (14; Addolorata 9-11, 41-42). Ensuite, les immigrants sont exploités sur le plan professionnel : on leur attribue les tâches les plus dangereuses et les plus répétitives, et ils sont parfois forcés de travailler à la pièce dans les manufactures (Addolorata 47-48) durant de longues journées de travail de dix heures (Silences 19), et ce, pour des salaires modestes (45). Dans Silences, ils sont parfois même exploités par leurs propres compatriotes. Dans une certaine mesure, Giovanni et Addolorata doivent compléter des tâches « hors temps » ou, du moins, difficiles à mesurer sur le plan chronologique, tellement leur travail est archaïque du point de vue temporel. L’expérience est ardue pour cette première génération d’émigrants, cette « génération sacrifiée » pour reprendre l’expression de l’auteur (Micone « Traduire, tradire » 28). À ce sujet, Micone rappelle ceci :

[À] part une minorité privilégiée, les autres n’en retirent, tout au moins au début, qu’une insécurité psychologique et matérielle qui les portera à accepter les pires conditions de vie et de travail […]. S’amorce alors un mouvement oscillatoire et déchirant entre le regret et la joie d’avoir émigré, mouvement dont la durée et l’issue sont fonction autant de la façon dont s’effectue le départ que la qualité de l’accueil. (Le Figuier enchanté 87)

Ce dernier aspect est étudié par la psychanalyse.

11 Pour Grinberg, les conditions externes influencent d’une façon considérable la manière dont les immigrants peuvent affronter psychologiquement leur migration (12) : « The suspicious and half-hearted reception in the host country makes the exile’s assimilation arduous » (Immigration and Identity 91-92). Néanmoins, pour ces auteurs de la dramaturgie dite migrante, la réaction immédiate au traumatisme causé par l’immigration dépend en grande partie de la personnalité du sujet avant l’émigration et des circonstances sociales de cette immigration (Grinberg 23). Les immigrants évoqués par Micone proviennent surtout de zones rurales (Le Figuier enchanté). Privato indique à ce propos :

The vast majority of Italian immigrants who came to Canada were peasants from impoverished villages. They brought with them regional dialects, poor literary and old-fashioned values. Altogether they were a different class from the urban dwellers, who had property and small businesses. (14)

Ainsi, les pièces miconiennes mettent en scène des personnages représentant diverses formes d’insécurités économiques, sociales et culturelles – et parfois personnelles – ayant été vécues antérieurement à l’émigration. Ces caractéristiques les prédisposent à vivre certaines expériences temporelles.

La solution de continuité

12 Pour Grinberg, l’émigration suppose une perte massive : « choses, lieux, langue, culture, coutumes, climat et parfois profession et milieu social et économique » (39), tout cela étant laissé derrière soi. En ce sens, Tobie Nathan affirme :

[É]migrer, quitter, perdre l’enveloppe de lieux, de sons, d’odeurs, de sensations de toutes sortes constituent les premières empreintes sur lesquelles s’est établi le codage du fonctionnement psychique. [. . .] L’émigration consiste donc à modifier l’enveloppe tout en tâchant de préserver l’identité du noyau (27).

Il s’ensuit que l’émigration suppose également une rupture culturelle (Akhtar, « A Third Individuation » 1052) et provoque un traumatisme.

13 Rappelons que les désordres psychiques entraînent souvent une modification de la façon d’envisager le temps (Canovas 13) : or, les immigrants vivent souvent de telles altérations. James, Goguikian Ratcliff et Michel signalent : « nous voyons nos patients migrants [sic] aux prises avec les mêmes difficultés que les patients traumatisés : travail de la pensée entravé, paralysie des capacités d’élaboration et de symbolisation, somatisations, temps suspendu » (130). Le traumatisme « crée une faille dans le temps. Il rompt la chaîne de la temporalité, créant ainsi la sensation d’un avant et d’un après vécus comme antagonistes par le patient » (Biznar 52).

14 Dans Silences, Addolorata et Déjà l’agonie, les personnages souffrent de ruptures temporelles souvent traumatisantes même si elles peuvent parfois, dans un premier temps, être accueillies comme étant une source de plaisir. Dans Silences, quelques années après son arrivée au Québec, le personnage d’Alberto déclare ceci :

C’est ça que j’ai aimé le plus, moi : que personne sache qui j’étais… que personne sache qui était mon père, qui était ma mère… le passé n’existait plus… j’étais plus un fils de berger… j’étais plus un fils de servante… pour la première fois… j’étais moi… seulement moi… pour la première fois, j’ai cru que je pouvais recommencer à zéro. C’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi tant de gens émigrent. (Silences 36)

Manifestement, la rupture temporelle commence lors du voyage d’émigration. Pour Grinberg, le voyage est un temps irréel et le malaise du voyage ne disparaît pas immédiatement (91). Micone rapporte dans Le Figuier enchanté combien les effets du voyage avaient duré pour le narrateur après son arrivée au Canada (61-64). Dans Silences, la seule des trois pièces étudiées qui évoque le moment même de l’émigration, Guilia ressent un malaise longtemps après son arrivée.

15 De nombreux facteurs contribuent au fait que les personnages immigrants de Micone vivent cette rupture temporelle. Le choc culturel est à l’origine des angoisses (Akhtar, « A Third Individuation » 1052) ressenties par les personnages d’Alberto et de Guilia (Silences 34- 37). Pour Grinberg, l’existence d’une figure tutélaire—qu’elle soit incarnée par un individu ou un groupe—permettant aux immigrants de se réorganiser est très importante (93). Or, dans Silences, Angelo Ricci, qui semblait d’abord assurer les rôles de protecteur et d’intermédiaire d’une insertion professionnelle et sociale, se révèle être un escroc (38-42). La dispute qui s’ensuit entrave à coup sûr l’intégration d’Alberto au pays d’accueil. Le sentiment de culpabilité peut également contribuer à cette impression de vivre une rupture temporelle. Dès lors, pour Akhtar, « the sweet element of the bittersweet pleasure of nostalgia is lost, leaving nothing but bitterness » (Immigration and Identity 92). Alberto n’avoue pas le mal du pays qui l’habite à cause du sentiment de culpabilité qu’il ressent, car cette décision est à l’origine de son malheur et de celui de sa femme. Ce sentiment de culpabilité n’est pas explicité comme tel, mais le lecteur-spectateur peut le percevoir aisément dans les raisons données par Alberto pour justifier leur émigration (voir la scène XXI [70-71], notamment).

16 D’autre part, les structures économiques du Canada supposent une accélération et une intensification du temps consacré au travail. Un nouveau rapport au travail influence la compréhension que les personnages ont du temps, mais aussi leurs attentes collectives et individuelles ainsi que leurs rapports aux autres et à eux-mêmes. Ces personnages vivent de nombreuses déceptions au moment de constater le décalage existant entre les rêves qu’ils caressaient et les réalités de leur pays d’accueil, notamment sur le plan professionnel. Ce phénomène n’a rien d’exceptionnel. Selon Ulmann et Brothers (1988) et Ulmann et Miliora (2002), la désillusion ressentie par les immigrants dans le pays d’accueil représente leur principale source d’angoisse, qui s’avère plus importante même que la sensation de perte ou de deuil d’objets perdus, ou plus grande même que les problèmes identitaires. Alberto rêvait d’un pays où tout serait possible. Mais les conditions de travail rencontrées ne se sont pas avérées à la hauteur de ses espoirs. Cette situation est à l’origine de sa perte d’ambition et de tout désir de progrès personnel (à partir de la scène XII [44-47]).

Du temps suspendu de l’effraction à la réversibilité du temps : l’irruption du passé et la solution de continuité

17 Les immigrants connaissent bien l’expérience du temps suspendu. Son degré d’intensité dépend à la fois de la portée de la rupture qui sépare l’individu d’une identité originelle et de la nouvelle identité qu’il doit développer pour survivre dans son pays d’accueil. Dans le temps suspendu de l’effraction, les repères qui constituent des limites habituelles de la quotidienneté semblent soudainement s’effacer ou disparaître devant le débordement causé par une violence symbolique associée à l’intégration. Autrement dit, les jalons habituels semblent suspendus. Dans Silences, le personnage principal, l’immigrant arrivé depuis peu, ne parle pas; il observe seulement (14). Ainsi, Guilia exprime sa désorientation, quelque temps après son arrivée :

Tout est si étrange ici… ces murs trop lisses… trop blancs… cette lumière trop forte… tout est si propre, si ordonné… comme si c’était pas fait pour y vivre… personne me connaît… personne me dit bonjour… si le chien de la voisine n’aboyait pas quand je sors, j’aurais l’impression d’être invisible (36).

Dans les pièces à l’étude, cette suspension se manifeste surtout par l’irruption du passé dans l’imagination des personnages, rendue manifeste sur le plan scénique. Reprenant Freud (1920), divers psychanalystes indiquent que le traumatisme de l’immigration empêche le travail de liaison et oblige le sujet à une répétition perpétuelle de ses actions sous forme de compulsion de répétition (Freud 13-22). L’expérience traumatique implique une effraction et un débordement du Moi qui conduit à une temporalité marquée par la réversibilité du temps : « Le retour du passé qui signe la répétition est aussi un retour sur le passé » (Kaës 16). Au moment de l’émigration, l’altération du lien temporel se manifeste souvent par une temporalité discontinue due à l’irruption du passé et au mélange de souvenirs et de situations actuelles (Grinberg 160, Carrière 144). Quant à James et al, ils indiquent que

[l]a distorsion du temps dans les états traumatiques entraîne le télescopage de la continuité psychique. Le passé devient hyperprésent, le présent n’agit plus comme fonction de délimitation par rapport au passé. Les réminiscences font intrusion dans la pensée et empêchent le véritable travail de mémoire. Le futur n’existe pas, l’avenir est bouché, le présent, figé. (130)

C’est également ce qu’affirme Jane Moss dans son analyse des pièces de Micone :

Plot structure and linear chronology are often exploded by a traumatized memory of origin that refuses to be forgotten and returns to disrupt the present. The dramatization of memory often displaces and disorients-transporting the spectator-reader toward the playwright’s native country, towards the psychic space of memory, or towards the site of myth. (2)

Dans Silences, les nombreux épisodes du passé abordent des thèmes divers comme la nostalgie – Guilia et Alberto enfants rêvent de voyager (20-24) —; le souvenir du temps où le couple s’entendait bien – Guilia et Alberto avant l’émigration (20-24) —; et la violence – Alberto déchirant la robe de confirmation de sa fille Laura que sa femme avait fait venir d’Italie (55-58). Dans Addolorata, le passé est rendu manifeste, voire personnifié, par le dédoublement des personnages. Par exemple, dans la deuxième scène, Addolorata et Lolita répètent la même action : elles envoient des lettres à des membres de la communauté italienne. Lolita poste des invitations à celles et à ceux qu’elle souhaite voir à son mariage ; Addolorata, elle, des lettres de remerciement aux gens ayant assisté à l’enterrement de sa mère. Ce faisant, elles prononcent des répliques semblables, mais Lolita s’adresse à son père dont elle souhaite s’éloigner, tandis qu’Addolorata évoque les sévices que son mari Giovanni lui fait subir (17- 22). Ce dédoublement a une signification évidente : le même personnage subit deux situations similaires opprimantes à dix ans de différence. Elle est victime d’abord de son père, puis de son mari. Ces épisodes soulignent la stagnation des personnages et les récurrences de situations jalonnant leur parcours. Toutefois, ces épisodes rétablissent une relation de causalité, à un niveau plus profond, entre les événements du présent et leur justification par les comportements qui en sont, selon une logique circulaire, la cause. Ce mécanisme est redevable d’une pensée romantique où l’être se découvre par le souvenir (Poulet 44).

L’immobilité et la temporalité circulaire

18 Cette structuration temporelle est tributaire d’une absence de mobilité. Frustrés, les hommes se réfugient dans la vie familiale en adoptant une attitude patriarcale et en refusant tout déplacement, synonyme du changement. Alberto demeure une grande partie du temps chez lui et refuse de voyager (Silences 69-72). Tino, son fils, achète une voiture pour s’éloigner temporairement de la maison familiale, mais il n’y parviendra pas (55-58). Dans Addolorata, Giovanni demeure ancré dans un seul et même lieu : la salle de billard qu’il gère. Il refuse de partir en vacances. Aucun des deux personnages ne s’investit dans de nouvelles relations sociales. La lente et nécessaire construction de nouveaux rapports avec le monde est ainsi arrêtée (Canovas 14). L’immobilité spatiale se double alors d’une stagnation relationnelle. Cela a pour conséquences la réduction des « épisodes d’expériences vécues (y compris les expériences passives subjectives) » (Rosa 155) et un ralentissement du rythme de vie tout à fait contraire à l’accélération des sociétés modernes. Ces deux personnages masculins contraignent également leurs femmes à l’isolement. Ces dernières sont doublement exploitées : « J’suis deux fois coupable, comme femme, comme immigrante » dit ironiquement l’une des deux gagnantes du concours « Reine du foyer » (Addolorata 68). Au travail contraignant, s’ajoute, pour les femmes, la domination des hommes qui reproduisent au sein de leur famille le schéma d’exploitation dont ils sont victimes dans le monde du travail. Dans la première scène de la pièce Addolorata, Lolita explique pourquoi son père saupoudre le plancher de lessive : « Il paraît que son boss lui fait la même chose à l’usine » (16). La vie conjugale est un temps de souffrance, pour la femme, à cause de la culture italienne de l’époque et de la figure patriarcale. La soumission relève d’une norme non écrite et ancestrale, et reproduit un archétype. La pérennité et la force de cet archétype implique l’existence d’un temps circulaire. Or, pour Eliade, le temps circulaire aide à supporter la soumission et la douleur dans la mesure où celles-ci s’inscrivent dans un ordre qui se perpétue selon une logique relevant du « mythe de l’éternel retour ». Ainsi, la coutume affermit la situation de soumission tout en écartant son rejet radical et immédiat. Lolita / Addolorata est heureuse seulement quand elle rêve aux moments précédant son mariage. De même, le couple formé par Giulia et Alberto est heureux uniquement lorsqu’il se remémore deux épisodes antérieurs à l’immigration (Silences 20-23). Les études psychanalytiques (Grinberg, Akhtar, Nathan, Moro, Yahyaoui) soulignent le besoin de faire le deuil des objets perdus, pour pouvoir vivre réellement le présent. Or, dans Silences, le personnage de Guilia continue à cultiver le fantasme d’un retour au pays d’origine. Cette idéalisation l’empêche d’investir pleinement le présent.

19 Les relations intergénérationnelles, particulièrement celles entre les pères et les fils, déterminent la personnalité et les expériences temporelles des enfants. Les pères immigrants ont été souvent absents du foyer. Les fils s’en plaignent : par exemple, Giovanni se remémore l’absence traumatisante de son père (Addolorata 51-52) : « On est les orphelins de l’émigration. L’émigration nous a volé nos pères quand on en avait le plus besoin. C’est pour ça qu’on est tout fuckés. Demande-toi pourquoi ton père a toujours été un étranger pour toi » (88-90). Cependant, il reproduit le modèle : sans jamais quitter la maison, il est lui aussi un père absent. Luigi, dans Déjà l’agonie, affirme ceci : « Je ne l’ai presque jamais vu avant l’âge de quinze ans : Belgique, Suisse, Venezuela : toujours parti. Même si dans ses lettres il répétait qu’il n’aimait pas émigrer » (Micone, Déjà l’agonie 28). Selon Nathan, le père absent ne peut transmettre à ses enfants le lien entre le monde intime et le monde extérieur, et les fils sont en conséquence « privés du relais parental dans l’établissement d’un lien fonctionnel entre le cadre culturel interne et le cadre culturel externe » (32). L’enfant de parents immigrants, se voit dominé par « le sentiment de la contingence des référents ». Il est donc soumis à la « coexistence de deux mondes hétérogènes » (Nathan 34). L’absence prolongée du père immigrant peut, selon Grinberg, causer un dommage psychique irréparable (165). Les enfants des pièces Silences et Addolorata reflètent ces déficiences. Dans Addolorata, Lolita adhère à la figure de la femme au foyer et elle n’aime pas sa cousine de Toronto, celle qui veut devenir avocate et qui « étudie des affaires d’hommes » (63). Elle vit dans le passé et répète sans cesse les mêmes erreurs. Dans Silences, l’amertume du foyer familial étouffe le fils et le rend incapable de concevoir son propre avenir. La temporalité devient encore une fois circulaire. Pour James et al, « le sujet se retrouve donc fixé au traumatisme, la continuité temporelle normale se trouv[ant] rompue au profit d’une temporalité circulaire, répétitive » (131).

20 Or, Silences et Addolorata de Micone sont également des explorations d’une mutation importante : l’immigration suppose le passage d’un petit village et d’un monde rural, caractérisés tous deux par une conception cyclique du temps, à une grande ville, Montréal, laquelle fonctionne selon une vision progressive et linéaire du temps. Autrement dit, les personnages s’enferment dans une conception du temps qui provient en partie de leur origine sociale et géographique. Micone rappelle lui-même cette différence temporelle dans Le Figuier enchanté : « Pour la plupart d’origine rurale et peu scolarisés, les immigrés italiens des années cinquante et soixante avaient une perspective du temps et de l’espace bien différente de celle des citadins » (88). La conception circulaire de l’Histoire met l’accent sur la récurrence des situations et des paroles au point de donner l’impression que les répétitions l’emportent sur le changement et l’évolution : « a distinctly cyclical view of history basically envisions things as being trapped [. . .] in some eternel present » (Zerubavel 24).

21 Dans Silences, un grand nombre d’éléments contribuent à créer cette image circulaire du temps. La plupart des actions sont présentées comme étant répétitives; par exemple, l’écriture de lettres (Silences 18-19) ou l’évocation onirique du passé (20-23). Les contradictions entre ces temporalités enferment les personnages. Dans Addolorata, les apparitions simultanées du même personnage, à deux âges différents et répétant les mêmes actions, soulignent la pérennité des rapports qui définissent son existence, d’année en année, sans espoir de transformation. D’une façon ludique et humoristique, la répétition de certains gestes liés à la culture italienne —spécialement la préparation de la sauce tomate à la scène III (Addolorata 23-25) et à la fin des scènes IV (35), IX (53), X (65) et XI (67) —suggèrent un temps circulaire positif, qui sert, dans les sociétés traditionnelles, à conjurer le chaos.

22 Certes, Silences et Addolorata font allusion à des événements historiques — notamment le premier référendum sur l’indépendance du Québec—, mais les personnages demeurent néanmoins enfermés dans un temps circulaire. Dans Déjà l’agonie, les personnages ayant réussi à s’adapter au Canada réussissent à développer des projets d’avenir. Par exemple, Luigi, un des protagonistes de cette pièce, ne vit pas une temporalité circulaire. Il participe, au contraire, au temps accéléré de la ville moderne en participant pleinement à ses activités sociales et politiques.

L’absence de perspectives temporelles

Il s’agit pour l’homme de s’affranchir en quelque sorte du changement qui l’entraîne, en conservant le passé disponible par la mémoire et en conquérant à l’avance l’avenir par la prévision. Cette prise de possession du temps est essentiellement une œuvre individuelle marquée par tout ce qui détermine la personnalité, l’âge, le milieu, le tempérament. Chaque individu a ses propres perspectives. (Fraisse 185)

23 Dans la mesure où, à l’origine de l’expérience de l’émigration, se trouve une attente de l’avenir (souvent une projection et une anticipation), l’horizon temporel devient révélateur de l’évolution —ou d’une absence d’évolution – des immigrants : « Les perspectives projectives d’un individu dépendent de sa capacité d’anticiper l’avenir » (Fraisse 185). Or, au début de Silences, Alberto espère trouver un pays où il ne sera pas considéré comme un fils de berger qui s’est marié avec la fille du propriétaire de la maison où travaillait sa mère (20-21). Pourtant, il abandonne rapidement l’idée de toute prospérité. La maladie, la difficulté de travailler et la frustration le conduisent à tourner son regard vers le passé et à regretter son choix : « Je dirigeais un chantier, moi » (Silences 45). Par ailleurs, Alberto rompt avec son passé à cause du sentiment de culpabilité relié aux motivations de son émigration—ses origines sociales, le désir de reconnaissance et d’aventure, et non un réel besoin économique. Il a des problèmes de santé, il développe une attitude agressive envers son épouse et se limite à un présent immédiat, appauvri par des disputes constantes.

24 Dans Addolorata, après son mariage, Johnny / Giovanni abandonne toute idée de changement, par paresse, pour éviter l’obligation de se trouver un emploi plus exigeant. Il adopte un discours fataliste et déterministe qui associe les immigrés aux prolétaires. Il rejette tout espoir de changement : « Dans quarante ans, on sera immigrants. Sempre » (57). Lolita / Addolorata veut quitter son époux. Le futur est toujours envisagé comme une réaction face à la déception que suppose le présent. Les personnages ont une vision de l’avenir qui correspond davantage à une « prévoyance », caractéristique des sociétés traditionnelles : ils songent à un « avenir concret, virtuellement enfermé dans le présent perçu », et non à une réelle « prévision » rationnelle et calculatrice d’un futur « lointain et abstrait » (Bourdieu 27). Leurs ambitions n’ont pas d’issue, ne sont pas structurées et n’ont aucune complexité. Ainsi, les personnages semblent condamnés au ressassement des mêmes pensées. Ils n’ont plus la capacité de tracer une ligne directrice pouvant relier, d’une façon fluide, les souvenirs du passé, le présent vécu et les attentes du futur, caractéristique des immigrés avant qu’ils ne s’adaptent au pays d’accueil (Nathan 27). Les personnages de Micone adoptent une attitude semblable à celle des immigrés réels qui, ayant subi un grand traumatisme, développent une perspective temporelle atomiste comme stratégie pour éviter une douleur supplémentaire (Beiser et Hyman 997-98). Cette conception du temps et cette incapacité à le maîtriser de façon continue existe également en rapport avec leurs limites langagières. Comme l’indique Simon, « language and culture are the means through which individuals interpret their past and their present. The incapacity to master language becomes [. . .] the inability to understand one’s reality » (62).

Les vaines tentatives de rétablissement de la continuité temporelle

25 Pour Grinberg, l’immigrant a besoin, dans sa « lutte pour son autoconservation », de s’attacher à des objets de son pays afin de maintenir l’expérience de se « sentir lui-même » (156). Ces objets lui permettent de maintenir un lien symbolique avec son pays, afin de « reconnaître, à travers eux, sa continuité avec son propre passé » (160). Ainsi, les maisons des immigrants sont souvent décorées avec de nombreux objets typiques d’une culture dite originelle (160). Dans Silences, le père de famille a rempli le premier étage d’objets de céramique et condamne la famille à vivre au sous-sol :

On a fait un musée du premier étage pendant qu’on vit au sous-sol comme des taupes. Quand je travaille pas pour la payer, je passe mon temps à laver tous ces planchers et ces murs couverts de céramique… céramique dans l’entrée… céramique dans le salon, céramique dans la chambre à coucher, céramique dans la cuisine, céramique dans la salle de bain (70).

Ces objets et cette grande maison, parce que coûteux, les empêchent de vivre d’une façon raisonnable. Pour Grinberg, ces objets occupent tout l’espace physique et psychique où pourrait advenir la nouveauté et, paradoxalement, empêchent également d’admettre le passé comme tel (159).

26 Pour la même raison, d’après Grinberg, l’alimentation devient un mécanisme de défense pour limiter les effets des angoisses des immigrés (200). Dans Addolorata, outre la préparation de la sauce tomate, les allusions à la nourriture traditionnelle sont nombreuses : têtes d’agneau au four, cavatelli, polenta, saucisses (17), lasagne (50) et, quand Giovanni enfant rêve qu’il essaye de convaincre son père absent de revenir, il évoque « un gros panier de figues » (IX 52). Dans la scène XII, où deux femmes parodient la situation d’exploitation dans laquelle se trouvent les femmes immigrées, elles déclarent régner « sur le ménage et la cuisine » (68).

Le double présent nostalgique

27 Les immigrants peuvent aussi être vus comme étant les porteurs d’un « double présent nostalgique ». L’immigrant vit « entre deux espaces et deux temps : là-bas autrefois et l’ici et le maintenant » (Yahyaoui 168). Micone rappelle cette même expérience dans « Traduire, tradire » : « une réalité ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs : entre deux cultures, deux imaginaires et au moins deux langues » (28). Dans Le Figuier enchanté, évoquant la langue de son père et de son enfance, Micone indique : « Tant qu’ils évoqueront un monde que les mots d’ici ne pourront saisir, je resterai un immigrant lacéré par une double nostalgie » (99). Les immigrants de la première génération—Alberto et Guilia dans Silences; Franco et Maria dans Déjà l’agonie—vivent dans la nostalgie du pays d’origine. Le double présent se transforme pour la seconde génération d’immigrants en une double identité ou une double appartenance, comme celle de Laura dans Silences, de Lolita dans Addolorata ou de Luigi dans Déjà l’agonie.

Les issues symboliques

28 Les pièces proposent deux issues symboliques possibles à cette conception cyclique du temps présentée comme un lieu d’enfermement. Dans Silences, Laura quitte son fiancé, Claudio; et, dans Addolorata, le personnage éponyme quitte son mari. Les deux femmes mettent fin à leur couple et s’émancipent de la société italienne pour commencer une nouvelle étape de leur vie vers un futur incertain. Elles rompent ainsi le temps circulaire : le présent devient un choix, elles adhèrent à un devenir ouvert, elles intègrent le temps vivant d’une évolution « où passé, présent et avenir retrouvent chacun leur place et leurs liens » (James et al. 132). Leur départ est aussi symptomatique du rejet de cette conception de temps.

29 Les personnages de Déjà l’agonie se trouvent dans une situation différente. Ils ont perdu le lien avec le passé que le voyage de Luigi et de son fils Nino en Italie vise à rétablir. Akhtar explique que l’impossibilité de rentrer au pays originel est un facteur qui complexifie l’intégration de l’immigrant réel. Cette même impossibilité contribue à une rupture temporelle avec le passé, provoquant ainsi une fracture dans le psychisme de l’immigrant (Akhtar, « A Third Individuation » 1065). Les deux attitudes, « si seulement [l’émigration n’avait pas eu lieu] » ou « si un jour [se produisait le retour au pays d’origine] » (Yahyaoui 242), sont des fantasmes qui fixent l’immigrant dans un temps arrêté : l’une, dans le passé; l’autre, dans le futur :

Le voyage à son pays d’origine permet à l’immigré de [. . .] faire les liens, entre le passé, le présent et le futur, inscrire l’ensemble dans la vie [. . .] [I]l l’aide à s’inscrire dans la durée, dans la continuité, c’est-à-dire dans la vie. C’est dans la mesure où elle s’inscrit dans la durée, où elle arrive à jouer avec la temporalité que la famille est vivante et qu’un moment de sa vie (l’immigration, la guerre…) peut devenir souvenir (et non traumatisme). (242-43)

Dans Déjà l’agonie, trois générations sont rassemblées : Nino, l’adolescent, s’attache à ses grands-parents; Luigi se réconcilie avec Franco, son père; le couple Danielle et Luigi semblent adopter un ton plus conciliant. Dans cette pièce, la mélancolie se manifeste doublement dans les figures « du père coupable et du fils abandonné » (Carrière 151). D’autre part, le mot « agonie » peut s’appliquer à Franco, qui ne parvient pas à faire le deuil de son sentiment de culpabilité (152), mais, pour Luigi, le fils de Franco et Maria, le retour est aussi la reconstitution de la continuité de l’histoire. Une fois le traumatisme à l’origine de l’émigration révélé, il appartient aux personnages de réorganiser, symboliquement, leur représentation de l’immigration à partir d’une réconciliation avec le passé. Déjà l’agonie montre la recomposition du fil temporel et la récupération de la mémoire et de l’identité, soit le dépassement de l’isolement psychique que suppose la rupture de l’émigration.

30 Le voyage du retour au pays d’origine et, sur le plan symbolique, la tentative de reconstituer la mémoire et l’identité, sont des motifs connus dans la littérature. L’immigrant croit que le remède à la nostalgie est le retour au pays d’origine. L’odyssée est le retour aux sources, au foyer domestique pour clore la nostalgie (Jankélévitch 342, 349-350, Baldo 199-216). Mais le retour est impossible à cause de l’irréversibilité du temps (Jankélévitch 367). Le temps est passé et le village est en ruines : la vie dans le pays d’origine est révolue.

Conclusion

31 Cet article a tenté d’analyser un aspect important de l’expérience des personnages immigrants dans les pièces de Micone. Silences et Addolorata contiennent des situations traumatiques dont les « effets profonds et durables » (Grinberg 24) se répercutent sur la structure dramatique des pièces, soulignant par le fait même leur importance thématique. Déjà l’agonie évoque quant à elle le retour au pays d’origine et la possibilité de reconstituer une continuité temporelle.

32 L’image du temps chez ce dramaturge italo-québécois est synonyme de la transformation durable que l’immigration exerce sur les personnages et leur conception du temps. Leurs vécus sont définis en fonction d’une rupture temporelle, par le temps suspendu qui fait suite au changement de pays et le choc culturel, puis par une temporalité déstructurée, favorisée par le retour inopiné du passé dans le présent. L’ancrage dans le quotidien se fait au prix de l’adhésion à une temporalité circulaire. Un double présent nostalgique accompagne l’émergence d’une double identité. Déjà l’agonie montre, cependant, l’adaptation d’un personnage aux temporalités du pays d’accueil et la fin de l’impasse explorée dans les autres pièces. L’examen d’attitudes semblables observées dans la population réelle par les psychanalystes et les ethnopsychiatres comme Nathan ou Yahyaoui, seulement quelques années après l’écriture des pièces, indique à quel point les expériences des personnages de ces pièces dépassent le contexte québécois des années 1950. Une démarche psychanalytique qui aborde le temps à partir des espaces transitionnels entre les individus coïncide avec un trait fondamental du théâtre, soit la définition du personnage dans son rapport à l’autre. Dès lors, loin d’un modèle rigide « remettant en question aussi bien le positivisme du siècle dernier que le structuralisme rigide de la première moitié de ce siècle », cette approche ouvre sur la diversité culturelle pour « se laisser surprendre par l’inattendu et questionner le changement » (Houzel 73). L’ethnopsychiatrie a analysé la façon dont les expériences d’immigration varient en fonction des cultures d’origine, des pays d’accueil, de l’époque, de l’âge et des conditions des immigrants (Yahyaoui 343). La poétique de l’auteur, mais aussi l’époque de l’écriture des pièces et les influences littéraires contribuent toutes à l’originalité de ce corpus. Reste à voir comment les autres auteurs dramatiques immigrants du Canada abordent et explorent la question du temps et dans quelle mesure ils se distinguent de l’approche mise de l’avant par Micone.

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Note
1 La première pièce de la trilogie originale était Gens du silence (1982). Marco Micone a réécrit cette pièce qui est devenue Silences (2004). J’ai choisi de me concentrer sur Silences dans la mesure où elle me semble plus intéressante pour le propos de cette étude.