Introduction

Introduction : repousser les limites

Marlis Schweitzer

1 Quand j’évalue un article soumis à Recherches théâtrales au Canada, je me pose toujours une série de questions, dont celles-ci : la contribution repousse-t-elle les limites des études théâtrales et des études de performance de façon nouvelle, intéressante ou provocante? Nous permet-elle de voir sous un jour nouveau des matériaux que nous connaissons déjà? Fait-elle la lumière sur un sujet que nous avons négligé? Nous présente-t-elle de nouvelles sources primaires? Propose-t-elle une méthodologie innovatrice, une nouvelle approche théorique? Bref, le texte offre-t-il à notre champ de recherche quelque chose de différent et cette différence est-elle pertinente? Je me réjouis de pouvoir dire que les six articles rassemblés dans ce numéro de RTAC repoussent les limites des recherches en théâtre et en performance, chacun à sa façon. Ce même travail se poursuit dans l’excellent Forum préparé sous la direction d’Adriana Disman, lequel explore quatre prestations qu’elle a retenues pour la série LINK & PIN en 2013-14.

2 Le premier article, « Liz Gorrie and the Kaleidoscope Alternative », signé par Jennifer Wise et Lauren Jerke, propose une enquête détaillée sur le travail de la directrice artistique Liz Gorrie (1942-2011), qui a fondé en 1973 la compagnie Kaleidoscope, un théâtre pour jeune public. Au moyen de recherches détaillées dans les archives et d’entretiens avec des gens qui ont connu Gorrie et collaboré avec elle, Wise et Jerke montrent de façon convaincante l’importance d’inscrire la compagnie Kaleidoscope de Victoria dans l’histoire plus vaste du théâtre alternatif au Canada. Selon elles, « les visées et les pratiques de Kaleidoscope étaient aussi radicales sur les plans politique et esthétique que celles de compagnies mieux connues des années 1970 telles que le Tarragon, le Tamahnous, Passe Muraille et le Toronto Free Theatre » (8, traduction libre). En remettant en question nos suppositions sur les origines géographiques du théâtre alternatif et notre tendance à reléguer le théâtre jeune public aux marges de l’histoire, Wise et Jerke repoussent les limites de l’historiographie canadienne.

3 Brian Batchelor met à l’épreuve un autre type de limites dans « “This Beer Festival Has a Theatre Problem!”: The Evolution and Rebranding of the Edmonton International Fringe Theatre Festival ». Dans cette étude, Batchelor analyse la façon dont les intérêts des grandes entreprises et les impératifs liés aux images de marque ont transformé le Fringe d’Edmonton au cours des trois dernières décennies. Il questionne plus particulièrement la place qu’occupe le Fringe au sein de l’« écologie des arts et des imaginaires urbains » de la ville (34, traduction libre) depuis l’ajout de « deux tentes où l’on vend de la bière, un cybercafé bar à vin, une zone de jeux réservée aux enfants, diverses scènes extérieures, des amuseurs publics et des kiosques de nourriture et d’artisanats », sans oublier « un carnaval écoresponsable avec manèges classiques et jeux d’arcade » (34, traduction libre). En s’appuyant sur de nombreux articles de journaux et sur sa propre expérience de gérant de bar au festival, Batchelor examine les effets sociaux et artistiques des images de marques dans le développement du Fringe à la lumière des efforts déployés par le festival pour « se [présenter] comme entité théâtralement et spatialement différente » (35, traduction libre).

4 Dans « Techniques of Making Public: The Sensorium Through Eating and Walking », Natalie Doonan se penche aussi sur les politiques associées à la consommation sur scène de nourriture et de boissons. Son étude porte sur deux performances du SensoriuM qui repoussent les limites du rapport entre humains et non-humains par leur recours à des actes de participation. Doonan, qui a fondé le SensoriuM, une « plateforme collective d’art participatif à Montréal » (52), veut repenser la façon dont naissent les publics et offrir aux gens qui assistent aux représentations de sa compagnie l’occasion d’explorer des environnements urbains au moyen de rencontres inattendues. Pour illustrer le potentiel politique du SensoriuM, Doonan analyse Midsummer End Foraging Tour et Hunter, Gatherer, Purveyor, deux performances qui « se servent de la nourriture comme médium pour [. . .] déconstruire une série de binaires : public/privé, soi/autre, indigène/sauvage, en déclin/revitalisé » (54, traduction libre). Tout au long de son article, Doonan met au premier plan le rôle du dramaturge-conservateur dans des projets d’art participatif et trace les grandes lignes d’un modèle novateur pour la création collective.

5 Tout comme Doonan, Naila Keleta-Mae met l’accent sur le rapport entre le personnel et le politique dans « An Autoethnographic Reading of Djanet Sears’s The Adventures of a Black Girl in Search of God. » En juxtaposant une lecture attentive de la pièce de Djanet Sears The Adventures of a Black Girl in Search of God à sa propre expérience du christianisme, de la maternité et de la négritude, Naila Keleta-Mae explique «les façons dont le sujet d’enquête d’un chercheur recoupe les expériences qu’il ou elle a vécues » (77, traduction libre). Par l’entremise de méthodes autoethnographiques, elle rejette les modes plus conventionnels d’analyse du théâtre qui relèguent l’auteur à l’arrière-plan afin de contrer « la sous-représentation de production culturelle issue de la communauté noire dans les écrits des chercheurs canadiens, une lacune démontrée par le peu de publications savantes et de colloques qui portent sur ce sujet » (76). Le travail de Keleta-Mae est un témoignage dynamique de la nécessité de toujours remettre en question les normes qui régissent la recherche universitaire, tant au niveau de la forme que du fond.

6 Helene Vosters se sert à son tour de juxtapositions pour produire un effet politique saisissant dans « Diamanda Galás and Amanda Todd: Performing Trauma’s Sticky Connections ». Cette dernière propose une lecture parallèle des pièces Defixiones de l’artiste Diamanda Galá et My Story d’Amanda Todd qui remet en question notre tendance à circonscrire le traumatisme sur les plans historique, géographique et institutionnel; elle fait voir que de tels efforts visent à endiguer et à décaler le traumatisme par rapport aux « économies de l’affectivité par lesquelles il est produit et dans lesquelles il circule » (92, traduction libre). Avec beaucoup de doigté, Vosters s’appuie sur des éléments de la psychanalyse, des études sur la performance, des études sur la mémoire, des études queer et des études féministes pour montrer comment « le pouvoir de Defixiones et de My Story va au-delà de l’efficacité de la représentation et en fait des véhicules épistémologiques dans la transmission, à l’échelle transnationale, de la mémoire sociale liée aux traumatismes issus d’actes violents » (102, traduction libre). Le résultat est une démonstration poétique fort convaincante du potentiel de la performance dans la transmission des connaissances sur le traumatisme au-delà des frontières temporelles et spatiales.

7 Dans « Ambivalent Pathways of Progress and Decline: The Representation of Aging and Old Age in Joanna McClelland Glass’s Drama », Núria Casado Gual repousse d’autres limites en montrant l’apport des études sur le vieillissement aux recherches théâtrales. Comme le souligne Casado Gual, les spécialistes du théâtre de la Renaissance (de Shakespeare surtout) ont contribué au succès d’une « “gérontologie théâtrale” en plein essor », mais les œuvres de dramaturges contemporains, surtout ceux d’Amérique du Nord, restent largement inexplorées (102). Casado Gual tente de palier à cette lacune en se livrant à une analyse détaillée de la mise en scène du vieillissement dans le théâtre de Joanna McClelland Glass, faisant valoir qu’en réunissant des récits qui mettent de l’avant des « notions de progrès et de déclin » dans la représentation de ses personnages plus âgés (109), Glass promeut une conception ambivalente du vieillissement qui peut être perçue comme empreinte de réaliste et de dignité.

8 Dans la section Forum, la conservatrice et rédactrice Adriana Disman repousse les limites du théâtre canadien et des études de performance de manière captivante dans le texte « LINK & PIN », où l’on peut lire les réflexions des chercheurs Kelsy Vivash, Niomi Ann Cherny, T. Nikki Cesare Schotzko et Adriana Disman sur quatre prestations données dans le cadre de la résidence d’artistes 2013-14 de LINK & PIN au studio co-op hub 14 de Toronto. C’est la première fois, à ma connaissance, que RTAC parle du travail d’artistes de scène dans sa section Forum, et je suis très heureuse de voir que cela se produit dans ce numéro. Le Forum se conclut avec un texte de Steven Bush qui partage avec nous quelques souvenirs de l’époque où il travaillait avec George Luscombe, un artiste de théâtre qui savait repousser les limites.

9 Pour terminer, quelques renseignements d’ordre administratif. Vous avez pu remarquer que notre comité de rédaction a évolué quelque peu récemment. Je tiens à remercier les membres sortants du comité de rédaction pour leurs années de service : George Belliveau, Kym Bird, Reid Gilbert, André Loiselle, Roger Parent, Gregory Reid, Jonathan Rittenhouse et Denis Salter. Au nom de tous les membres actuels et anciens de l’équipe de rédaction, nous vous sommes extrêmement reconnaissants pour votre engagement à RTaC. J’aimerais profiter de cette occasion pour souhaiter la bienvenue aux collègues qui se joignent à notre comité de rédaction : Sarah Bay-Cheng, Tracy C. Davis, Michael Greyeyes, Jen Harvie, Patrick Leroux, Michael McKinnie, Joanne Tompkins, Kailin Wright et Harvey Young. Ces nouveaux membres possèdent plusieurs années d’expérience en tant que chercheurs, rédacteurs, pédagogues et administrateurs et je suis ravie de pouvoir travailler avec eux dans les années à venir.

10 Bon printemps à toutes et à tous!