1 Dans son livre Theatre and Globalization, Patrick Lonergan développe la thèse selon laquelle la mondialisation est en train de changer la configuration des échanges économiques et culturels qui mène notamment à « une déterritorialisation du pouvoir ». D’ailleurs, pour lui, ceci vaut pour l’autorité économique comme pour l’autorité culturelle. Le pouvoir passerait ainsi d’un lieu physique précis d’exercice du pouvoir à un espace conceptuel plutôt lié à la domination des marques (Lonergan 21). Dans cet espace culturel mondialisé et reconfiguré, où domine le branding, il est légitime de se demander quelle place occupe le théâtre québécois, par quelles stratégies et grâce à quels outils une partie de celui-ci parvient à franchir les frontières et si son positionnement sur l’échiquier mondial de la culture a quelque chose à nous apprendre sur la manière dont les joueurs d’un milieu théâtral relativement restreint peuvent espérer tirer leur épingle du jeu dans la nouvelle dynamique théâtrale internationale. D’où le titre de Théâtre québécois sans frontières dont nous avons coiffé ce dossier, qui examine l’insertion de ses pratiques dans un cadre plus grand que celui de la nation.
2 Bien entendu, ces échanges ne datent pas d’hier. Si, depuis le dix-neuvième siècle, les professionnels de la scène du Québec n’ont cessé de pratiquer leur métier bien au-delà des frontières de la « belle province », les compagnies théâtrales, elles, ont mis plus de temps à se produire régulièrement à l’étranger. Quelques-unes comme le Théâtre du Nouveau Monde ou le Rideau Vert ont commencé à faire des tournées d’une manière épisodique dans les années cinquante et soixante. De même, quelques auteurs du Canada français ont été montés à Paris ou à New York avant 1968. Mais ce n’est qu’à compter de cette date fatidique que le mouvement s’est amorcé pour de bon, le théâtre de Tremblay obtenant une reconnaissance qui allait préparer le terrain à la réception ultérieure du théâtre de Chaurette, Danis, Fréchette, Mouawad et consorts. Sur le plan de la mise en scène, c’est Robert Lepage qui a mis le Québec sur la mappemonde, suivi de près par des créateurs aussi différents que Denis Marleau et Carbone 14, sans oublier l’apport déterminant du Cirque du Soleil pour ce qui est du nouveau cirque.
3 Ce dynamisme peut surprendre de la part d’une société dont la tradition spectaculaire demeure un peu courte, mais il s’explique peut-être par la connexion du Québec aux deux grands réseaux internationaux que sont celui de la Francophonie et du monde anglo-saxon. Le théâtre québécois dispose en outre d’un centre des auteurs dynamique et d’au moins deux festivals qui ont réussi à bien s’inscrire dans leur circuit respectif (le Festival TransAmériques et le Carrefour international de théâtre), preuve que des énergies investies au bon endroit ne contribuent pas qu’un peu au rayonnement d’une culture. Mais cela ne serait rien sans le climat d’émulation esthétique qui règne dans les arts de la scène au Québec depuis bientôt quarante ans. Le lecteur aura saisi que, pour les fins de ce dossier, nous utilisons le mot « théâtre » dans son sens large–et plus courant en français–d’arts de la scène.
4 Le présent dossier propose donc un survol de l’aventure internationale du théâtre québécois. Les auteurs qui y participent le font en mettant en relief des tangentes importantes (diffusion, traduction, médiation culturelle, etc.) mais aussi certains aspects moins connus (par exemple, la traduction au Chili de pièces de Daniel Danis). Le lecteur constatera l’éclatement géographique de la diffusion du théâtre québécois, éclatement qui atteste de la diversité des pratiques théâtrales québécoises et de leur faculté à toucher des publics variés en dépit des défis immenses que doivent relever ceux et celles qui doivent faciliter le passage de textes et de spectacles dont le contexte historique, culturel et linguistique n’est pas toujours évident à saisir. Les interférences, d’ailleurs, ne manquent pas dans la réception des œuvres québécoises, encore que les points de contact paraissent éclipser ces malentendus dans certaines régions du globe où la richesse des relations nouées a quelque chose de renversant. La dimension culturelle n’est du reste pas toujours la plus importante, l’invention formelle étant souvent la caractéristique qui fait en sorte qu’on prête attention à des auteurs, des metteurs en scène, des compagnies et des festivals installés au Québec.
5 Certainly, the formal invention of Robert Lepage has consolidated his hold over a global audience. In her contribution to the issue, Melissa Poll analyzes the “scenographic dramaturgy” for which Lepage is widely known, examining a recent experiment with his more local neighbours, the Huron-Wendat in Wendake, Quebec, on a production of Shakespeare’s The Tempest. In this example, three important aesthetic traditions come together to tell a story of colonial encounter in the New World: that of Shakespeare (and, indeed, Shakespeare in Quebec, which has its own formidible history [see Lieblein; Drouin]), that of Lepage, and that of the Huron-Wendat. Indeed, it is this last collaborator who exacted what may be the most significant change to Lepage’s usual production model; taking place on Huron-Wendat territory, and expressly integrating the natural environment into its scenography, this Tempête did not tour. In this dossier, then, the Ex Machina / Huron-Wendat Tempête posits a specific, durable “here” – a natural territory intimately tied to a people’s history, culture, and philosophy. The stakes of the artistic and cultural encounter between this “here” and the “theres” of Lepage’s team plus Shakespeare animate Poll’s reading.
6 In the case of the Wendake Tempest, one of the brakes to its circulation is its rootedness in the place of production–indeed, it is a brake that also has the effect of positing the First Nations “here” as a “there” to the non-indigenous artists and audiences who participated in the production. In the case of three-time Governor General Award-winning playwright Daniel Danis, however, a seeming block to international movement has proven the source of his renown. For Danis too claims an intimate link to the terroir (of the Saguenay), one that he forges and figures in a singular, imagistic, and neologistic language that has moved many to the challenges of translation. In “Daniel Danis en traduction : problèmes de la traduction du Chant du Dire-Dire en espagnol chilien,” Andrea Pelegrí Kristić adumbrates her approach to translating into Chilean Spanish Danis’s 1996 play, Le chant du Dire-Dire, for production in the Spring of 2014 by her avant-garde theatre company, Tiatro. Drawn to Danis for the “force créatrice” of his characters’ speech in this mixed form “récit-dialogue” among three siblings gathered around an almost mythical object, the dire-dire (“say-sayer” in Linda Gaboriau’s 1997 English translation), Kristić confronts in this article the limits of some common guides for theatrical translation, such as “playability”, which would have the translation sound “right” and fluid in the mouths of actors, with respect to Danis’s stylistically complex work. Neither does she transpose into a Chilean context the story, characters, and idioms of Danis’s Chant. Rather, following the functionalist translation theory of Hans Vermeer, Kristić advocates an oriented translation practice in which the destination of the translated text drives the translation process. Her case study illuminates both Danis’s resonant symbolic universe and the communication and production contexts of an emergent theatre company in Santiago.
7 The guiding parameters and conditions of intercultural translation are likewise at issue in Karen Fricker’s examination of the 2001 Théâtre La Licorne production of Martin McDonagh’s The Beauty Queen of Leenane. In this instance, the “there” comes “here”. But on whose terms? Delving into the French translation by Fanny Britt and its Montreal production, directed by Martin Faucher, Fricker reveals them to be quite clearly oriented to the communication context of the “here”; Fanny’s linguistic indications of Quebecois speech and her diminishment of McDonagh’s ironic and exaggerated language play combined with a realistic production aesthetic to produce critical readings of the play as symbolic of the socio-political realities of Ireland. If this translation was successful in its clear orientation to reception context–alimenting Quebecois cultural narratives of colonialism, “backwardness” –and emancipation, it was less so, Fricker argues, as an intercultural encounter that would transmit the particularities, tones, and, hardest of all, black humour, of the source culture’s text.
8 In his lucid discussion of the sociology of Montreal’s annual theatre and dance festival, the Festival TransAmériques, Sylvain Schryburt opens up a broader context of international relations for Quebec theatre–the institutional networks and aesthetic affinities of the festival system. Within this system, the Festival TransAmériques acts as importer, exporter, investor, and artistic arbiter. By tracing these sets of relations through the Festival’s professional circles, the personal connections among its personnel and those of other festivals and producing/presenting houses, tour arcs, and coproductions, Schryburt pinpoints the Festival’s place in advancing productions and artists from “here” to an ever-widening circle of “theres”, while also shaping the theatrical field in Quebec through its curatorial and investment activities.
9 La genèse de ce dossier est née en grande partie de la revitalisation de la Société québécoise d’études théâtrales (SQET) et de sa réorganisation autour de quatre grands axes de travail en 2011. Le “théâtre québécois d’hier et d’aujourd’hui” étant l’un d’entre eux, c’est tout naturellement que les membres intéressés à cet axe ont réuni leurs forces pour produire des séances variées aux rencontres annuelles de la SQET qui ont eu lieu à Montréal ce printemps-là. En cette ère de mondialisation de la culture, il n’a donc pas été difficile de réunir plusieurs chercheurs que turlupine la circulation du théâtre québécois à l’étranger. C’est une sélection des communications présentées à cet événement qui forme l’épine dorsale de ce dossier. Pour l’étayer davantage, nous avons invité en cours de route des collaborateurs dont les intérêts convergeaient vers le débordement du théâtre québécois hors de ses frontières géographiques et identitaires habituelles.
10 Que ce soit en raison des résistances qu’il a rencontrées pour aller à la rencontre du public étranger ou grâce à la variété des stratégies artistiques et esthétiques qu’il a déployées pour parvenir à le rejoindre et le toucher, le théâtre québécois s’avère un objet d’études fascinant pour qui veut comprendre comment la venue au monde d’une culture appelle sans doute inévitablement une contrepartie. Et cette contrepartie n’est-elle pas forcément une tentative d’aller vers ce monde, de s’y présenter, voire d’y contribuer par sa présence et son action artistique? Or le théâtre demeure certes l’un des plus beaux moyens de témoigner de ce désir d’être présent au monde, de s’engager dans celui-ci et d’y laisser sa marque en partageant avec les autres ce qui émane du plus intime d’une collectivité : langue, corps, images–emmêlés et sommés de se révéler–dans le creuset d’une représentation singulière.