Book Reviews / Comptes Rendus

Lauren Godbout, Louise Ladouceur, Gratien Allaire. Plus d’un siècle sur scène! Histoire du théâtre francophone en Alberta de 1887 à 2008. Edmonton : L’Institut pour le patrimoine, Campus Saint-Jean, 2012.

Nicole Nolette
l’Université McGill

1 Dans sa contribution au collectif Théâtres québécois et canadiens-français au XXe siècle : trajectoires et territoires datant de 2003, Joël Beddows fait état de deux pratiques divergentes du « modelage de l’histoire théâtrale » au Québec et au Canada francophone. Issues de la rupture historique du Canada français au profit d’un recentrement sur le Québec où les francophones pouvaient se constituer en nation majoritaire, ces pratiques s’incarnent du côté du Québec par des mises en récit dont la chronologie partielle s’appuie sur des recherches archivistiques encore inachevées. Si cette première pratique marque l’historiographie théâtrale québécoise, les historiens des autres collectivités franco-canadiennes, eux, inscrivent la pratique théâtrale dans la durée et n’hésitent pas pour ce faire à puiser dans la vie culturelle canadienne-française locale qui précède à la reconfiguration de ces collectivités. Selon Beddows, ces chercheurs franco-canadiens auraient fait des « études évolutives teintées d’un discours nationaliste, qui font du théâtre le témoin privilégié de populations en voie d’émancipation identitaire » (366). Les études historiques portant sur l’Ouest canadien, en plus de souscrire à ce discours nationaliste, seraient encore à l’« état embryonnaire » du dépouillement d’archives et de l’établissement de chronologies linéaires. À cet égard, un article de France Levasseur- Ouimet et de Roger Parent datant de 2001 contribuait une première tentative de « défrichage d’archives, de journaux, comme il est aussi tiré des souvenirs personnels de France Levasseur-Ouimet, qui peut témoigner de presque tout ce qui s’est passé en théâtre depuis 1963 » (171). L’article propose une très courte histoire découpée en deux phases : une première phase, de 1898 à 1970, lors de laquelle le théâtre s’intègre à la vie culturelle (et souvent spirituelle) d’une communauté dont elle assure la « survivance », et une seconde phase, de 1970 à 2000, lors de laquelle on assiste à la distanciation du théâtre des impératifs communautaires au fur et à mesure qu’il se professionnalise et s’institutionnalise. Les auteurs de l’article doivent avouer que malgré ce premier « défrichage », l’« histoire du théâtre français en Alberta n’est pas encore écrite de façon définitive » (171).

2 Le tout nouvel ouvrage de Laurent Godbout, Louise Ladouceur et Gratien Allaire, Plus d’un siècle sur scène! Histoire du théâtre francophone en Alberta de 1887 à 2008, prend le relai de la contribution de Levasseur-Ouimet et de Parent. Il comble aussi des absences notoires du tome V des « Archives des lettres canadiennes », Le Théâtre canadien-français : évolution, témoignages, bibliographie, paru en 1976. Dans ce dernier, affirme Laurent Godbout dans l’avant-propos de son ouvrage, on trouve peu de traces des pratiques théâtrales à l’ouest de l’Ontario : une mention du Cercle Molière de Saint-Boniface (mais aucune du Cercle dramatique Molière d’Edmonton) ainsi que les noms de Magali (Marie- Louise) Michelet, auteure primée des années 1920, et d’Emma Morrier, auteure couronnée au niveau provincial du Dominion Drama Festival en 1933. « Justement, même si on avait ignoré [le romancier et dramaturge George] Bugnet, plutôt parce qu’on l’avait ignoré, il importait de rappeler ce passé bien rempli de théâtre en français en Alberta, même avant que la province existe comme telle », postule Godbout. Le chercheur et intervenant de longue date du milieu théâtral franco-albertain, accompagné de l’historien Gratien Allaire et de la chercheuse en études théâtrales Louise Ladouceur, effectue donc un dépouillement important de journaux francophones et anglophones ainsi que de fonds archivistiques situés aux Archives provinciales de l’Alberta et à l’Institut du patrimoine francophone de l’Ouest au Campus Saint-Jean.

3 Plus d’un siècle sur scène! présente le résultats de ces recherches menées sur plus de dix ans sous trois formes : une « histoire » contextualisée, des témoignages d’intervenants théâtraux en Alberta et une liste abrégée des activités théâtrales. La première partie adhère d’emblée aux commentaires de Beddows sur la mise en récit nationaliste des histoires théâtrales franco-canadiennes. « Le théâtre, nous annonce Allaire en introduction, c’est l’expression d’une communauté et de sa vitalité » (27). En ce sens, les premiers lieux du théâtre en Alberta sont les écoles, les paroisses et les cercles dramatiques. De 1913 à 1933, le théâtre aurait connu une « floraison » quantitative (dans ces milieux communautaires) et qualitative (le comédien reconnu Alphonse Hervieux, le succès du Cercle Jeanne d’Arc et l’écriture dramatique de Michelet, Bugnet et Morrier). Puis, de 1933 à 1945, il y a ralentissement et dissolution graduelle de troupes semi-professionnelles (dont le Cercle dramatique Molière) avant une certaine reprise des activités en région à la suite de la Deuxième Guerre mondiale (1945-1960). Enfin, comme chez Levasseur- Ouimet et Parent, la période de 1960 à 2008 est qualifiée de « Maturité et professionnalisation » lors de laquelle le théâtre s’institutionnalise (le Théâtre français d’Edmonton, La Boîte à Popicos, le Théâtre du Coyote, puis l’UniThéâtre actuel), donne voix à quelques auteurs locaux (André Roy, Jocelyne Verret, Gisèle Villeneuve, Manon Beaudoin, France Levasseur-Ouimet, Charles Chenard) et s’insère dans un circuit de collaborations (Association des théâtres francophones du Canada, Theatre Aberta, etc.) et de festivals (dont le Fringe d’Edmonton). À ce récit évolutif bien filé, la coprésence de troupes françaises et canadiennes-françaises au début du XX e siècle et la fusion controversée du Théâtre français d’Edmonton et de la Boîte à Popicos fournissent quelques aspérités non gommées sur lesquelles des contre-récits pourraient se constituer.

4 De ce point de vue, la section de témoignages illustre éloquemment l’investissement personnel et humain envers l’activité théâtrale en Alberta. Certains intervenants parlent de la « magie » qu’ils y ont trouvé, d’autres racontent ce qu’ils y ont perdu; plusieurs témoignent à partir de l’Alberta, plusieurs autres d’ailleurs, et en particulier du Québec. Plus d’un siècle sur scène! se veut, à l’image de ces intervenants théâtraux, un outil patrimonial ambulant dont les ressources imprimées, électroniques (disponibles en DVD dans l’ouvrage) et virtuelles (http://theatrefrancophonedelouest.ca/) procurent autant de points d’accès que d’« occasions de perfectionner le récit de cette histoire qui continue toujours » (21).

5 On lira l’ouvrage dans la perspective de Beddows sur les histoires théâtrales franco- canadiennes : il procure un premier récit historique, peu critique mais très bien documenté, du théâtre francophone en Alberta. À cet égard, l’ouvrage arrive à point nommé. Il participe à la compilation archivistique et à la chronologie linéaire d’une activité théâtrale peu connue et encore moins mise en récit et ce, au moment où se prépare un important travail de remodelage de l’histoire théâtrale au Québec. En effet, en prenant compte de cet ouvrage comme d’une invitation à la réciprocité, le groupe de recherche Socio- esthétique des pratiques théâtrales du Québec contemporain pourrait exaucer le souhait de Beddows de voir « les deux milieux [québécois et franco-canadien…] reconnaître l’existence d’une histoire commune » (378), une histoire de traversées artistiques et intellectuelles par le théâtre.