Introductions

Mot de la rédactrice :

notre 35e année

Marlis Schweitzer
York University

1 C’est le printemps, un temps de renouvellement et de festivité! Ce numéro « supplémentaire » de Recherches théâtrales au Canada est le 35 e de la revue et souligne le début de notre 35 e année d’existence (la revue fêtera officiellement ses 35 ans en 2015). Depuis plus de trois décennies, RTAC est un lieu de débats, d’échanges et de découvertes pour une communauté dynamique de chercheurs qui étudient le théâtre et la performance au Canada et, de plus en plus, à l’étranger. Le premier numéro de RTAC, paru au printemps de 1980, comprenait une collection éclectique d’articles sur Dora Mavor Moore, le premier cirque de l’Est du Canada, l’ouverture en 1825 du Théâtre Royal de Montréal, Eugene A. McDowell, directeur d’un théâtre au XIX e siècle, et une présentation de la pièce Les Canadiens de Rick Salutin. Dans l’éditorial du numéro inaugural, les co-fondateurs Richard Plant et Ann Saddlemyer écrivaient que la revue doit servir à faire avancer la recherche sur « l’histoire de l’activité théâtrale au Canada » et qu’elle se veut « un forum pour l’échange d’opinions éclairées et documentées, contribuant ainsi à l’élaboration d’une perspective critique informée par laquelle examiner l’activité théâtrale au Canada » (traduction libre). En plus d’articles sur un vaste éventail de sujets, les co-rédacteurs proposaient d’offrir à leurs lecteurs des extraits de pièces, des recensions de livres et des comptes rendus de productions. Ils proposaient également une rubrique intitulée « Notes and Queries », qui contenait « de brèves descriptions de nouveaux projets importants et des demandes d’information ciblées sur des recherches menées par des individus » (traduction libre). Plant et Saddlemyer espéraient que la revue réussisse avec le temps à offrir « une présentation équilibrée des critiques et des recherches contemporaines portant sur l’histoire de l’activité théâtrale au Canada » (traduction libre).

2 Au cours des 34 années qui se sont écoulées depuis la parution du premier numéro, RTACa atteint bon nombre des objectifs que s’étaient fixés Plant et Saddlemyer. Sous la direction de onze rédacteurs en chef 1 et avec la collaboration de toute une équipe de collaborateurs — rédacteurs adjoints, directeurs de la rédaction, directeurs des recensions, adjoints à la rédaction et membres du conseil d’administration —, sans compter le nombre d’auteurs dont les textes sont parus dans la revue, RTAC a continué d’appuyer l’évolution des études théâtrales au Canada. Si la rubrique « Notes and Queries » a cessé d’exister, notre forum et nos recensions de livres continuent de refléter l’état des activités dans notre domaine tout en proposant un commentaire sur les nouvelles tendances et des enjeux importants. Plus que tout, RTAC reste engagée à publier des articles en français et en anglais, reflétant ainsi la richesse et la diversité de l’histoire canadienne.

3 Il va sans dire que RTAC s’est fixée de nouveaux objectifs au fil des ans, tant pour elle-même que pour ses lecteurs, de façon à réagir à l’évolution de la discipline et à de nouveaux impératifs culturels, politiques, sociaux et économiques. À la fin des années 1980 et au cours des années 1990, les débats sur les politiques identitaires ont inspiré d’importantes analyses des hiérarchies et des pratiques liées au genre, à la race, à la classe et à la sexualité tant sur la scène qu’en coulisses. Ces dernières années, des réflexions sur le post-colonialisme, le néocolonialisme, l’interculturalisme, la mondialisation, le nationalisme, le transnationalisme, l’intermédialité et la définition même du théâtre ont donné à notre discipline de nouvelles orientations des plus intéressantes. Sans vouloir proposer ici un survol complet de l’évolution qu’a connue la revue, je donne tout de même ces quelques détails en exemple pour reconnaître la vitalité qui caractérise notre discipline et, j’ose l’espérer, cette revue. J’espère qu’elle sera, pendant encore 35 ans, un lieu de recherches approfondies et d’échanges inspirants.

4 Les articles rassemblés dans le présent numéro proposent des approches vivantes et variées aux études théâtrales et aux études de la performance et ils abordent des sujets familiers et nouveaux. Dans « PuShing Performance Brands in Vancouver », Peter Dickinson se penche sur les défis sociaux, politiques et éthiques auxquels est confrontée une institution œuvrant dans le secteur des arts de la scène lorsqu’elle choisit de s’associer à des sociétés partenaires. Comment peut-elle faire des choix éthiques et créer des relations d’affaires viables quand ses partenaires remettent en question ses engagements sociaux? Pour explorer cette question complexe, Dickinson entreprend une analyse matérialiste des rapports entre le PuSh, un festival international des arts de la scène à Vancouver, et SFU Woodward’s, l’école d’arts contemporains de l’Université Simon Fraser située dans le « Downtown Eastside, un quartier défavorisé et marginalisé » de Vancouver (130, traduction libre). Il en résulte une critique aiguisée, sensible et équilibrée qui montre comment une initiative visant à adopter une nouvelle image de marque peut exposer les failles culturelles, économiques et urbaines informant les choix de programmation et les stratégies de commercialisation.

5 Dans « The Professionalization of a Stage Naturalist, the Making of a Mythmaker: The Theatre Criticism of Urjo Kareda at the University of Toronto’s Varsity Newspaper », Robin Whittaker jette un regard éclairé sur la formation artistique et stylistique du célèbre critique de théâtre et dramaturge Urjo Kareda. En examinant quelques-unes des premières critiques de Kareda parues dans les annnées 1960 dans Varsity, le journal étudiant de l’Université de Toronto, Whittaker démontre que plusieurs éléments qui allaient distinguer ses critiques ultérieures, « notamment en ce qui concerne sa préférence inébranlable pour le naturalisme néo-aristotélicien et le réalisme psychologique, de même que l’importance qu’il accordait à l’écologie du théâtre de Toronto », apparaissent dans ces premiers écrits (151, traduction libre). Par une lecture attentive de ces sources primaires, Whittaker exhorte les chercheurs en études théâtrales à repenser leur façon d’aborder la critique théâtrale produite dans un contexte non professionnel et remet en cause leur préférence pour les critiques faites par des professionnels plutôt que des amateurs.

6 Jessica Langston et Mike Chaulk proposent à leur tour un nouveau regard sur un sujet familier et incontestablement canadien : le hockey. Dans « Revolution Night in Canada: Hockey and Theatre in Tomson Highway’s Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing », Langston et Chaulk réagissent au « tournant sportif » adopté ces dernières années par les chercheurs en études théâtrales et en études de la performance en examinant le fonctionnement métaphorique et dramaturgique du hockey dans la célèbre pièce de Highway. « [C]omme ce sport a été adopté et adapté par les communautés des Premières Nations », écrivent Langston et Chaulk, « le hockey est un reflet idéal de ce que fait Highway à micro-échelle aux conventions théâtrales euro-canadiennes et, à macro-échelle, aux traditions et aux pouvoirs coloniaux » (169, traduction libre).

7 Dans « Performing Cultural Crossroads: The Subject-Making Functions of ‘I am’ Declarations in Daniel David Moses’s Almighty Voice and His Wife. », Kailin Wright s’intéresse à un autre important dramaturge autochtone canadien, Daniel David Moses. Partant du concept d’actes de langage de J.L. Austin, de celui du genre comme performance développé par Judith Butler et de la théorie de Miri Albahari sur le sujet et la possession, Wright analyse le fonctionnement des déclarations du type « Je suis » dans la pièce de Moses, notamment lors de mises en scène de « rencontres entre les personnages historiques indigènes et le public de Moses, perçu comme étant composé de colons blancs » (185, traduction libre). Avec doigté et élégance, Wright montre que les personnages utilisent ce type de déclarations pour construire le soi, jouer l’appartenance, signaler leur appropriation de catégories identitaires et souligner leur individualité.

8 Par la suite, dans « Finding the New Radical: Digital Media, Oppositionality, and Political Intervention in Contemporary Canadian Theatre », Kimberley McLeod problématise la tendance récente voulant que la performance intermédiale soit politiquement efficace en identifiant certaines de ses limites. Pour ce faire, elle s’intéresse principalement à la sensationnelle production de Projet blanc, présentée par le dramaturge québécois Olivier Choinière en 2011, dans laquelle Choinière propose à son public une tournée audio clandestine d’une production de L’École des femmes au Théâtre du Nouveau Monde. McLeod fait valoir que si Choinière réussit à créer « une affinité et une proximité avec son public », il sape sa propre critique sans le vouloir en adoptant une attitude d’opposition excessive (203, traduction libre). McLeod se penche ensuite sur une performance de Jonathan Goldsbie intitulée Route 501 Revisited, dans laquelle ce dernier invitait le public à voir la ville de Toronto à bord du tramway 501 et l’encourageait à participer à l’événement via Twitter. Dans sa conclusion, McLeod fait valoir que, si l’approche de Route 501 n’était pas aussi évidente que celle de Projet blanc, elle proposait un modèle plus efficace dans l’emploi de technologies mobiles pour « politiser les espaces et leurs usagers par la performance » (203, traduction libre).

9 L’analyse stimulante que propose McLeod du théâtre contemporain en lien avec l’action politique me permet d’enchaîner avec une présentation de notre rubrique Forum qui propose le thème suivant : « Recherches ? théâtrales ? au ? Canada ? ». En effet, nous vous invitons à réfléchir aux questions suivantes : Que signifie aujourd’hui l’expression « Recherches théâtrales au Canada »? Que devrait-elle signifier ? À quoi devrait-elle renvoyer? Quelles questions avons-nous trop longtemps évité de poser, sciemment ou non ? Et comment doit-on réagir à l’évolution des besoins de notre discipline, de nos institutions, de notre nation?

10 Afin de lancer ce que je souhaite être une longue conversation dans les pages de la revue et au-delà, j’ai demandé à des chercheurs d’un peu partout au Canada d’écrire pour nous une brève déclaration de principe sur ces questions. Bon nombre de contributeurs ont nommé des enjeux importants, ont abordé des tendances qui peuvent inquiéter ou ont offert de nouvelles perspectives d’études pour notre discipline. Ils traitent de la mobilisation des connaissances (Jenn Stephenson) et de la publication (Annie Gibson), des questions de langue, d’accès et de méthodologie (Louise Forsyth, Virginie Magnat). Bon nombre d’entre eux se sont tournés vers les débuts de notre revue ou vers une période qui remonte plus loin dans l’histoire des recherches théâtrales au Canada (Susan Bennett, Ric Knowles, Alan Filewod, Yves Jubinville, Hervé Guay) et nous invitent à porter une plus grande attention au(x) passé(s) de notre discipline. D’autres encore soulignent des lacunes que pourrait venir combler la relève (J. Paul Halferty). Quelques contributeurs font un compte rendu détaillé de nouveautés intéressantes dans les domaines connexes que sont les études sur la danse et le cirque (Nicole Harbonnier-Topin, Patrick Leroux) tandis que d’autres attirent notre attention sur le besoin de créer des revues et des manuels scolaires qui offrent une perspective du XXI e siècle sur la diversité de l’histoire des représentations au Canada (Barry Freeman, Robin Whittaker). Les auteurs de toutes ces contributions s’expriment avec verve, prennent position sur des enjeux importants et appellent au dialogue et au débat. Sur cette note, je m’adresse maintenant à vous, chers lecteurs : que signifie pour vous aujourd’hui l’expression « recherches théâtrales au Canada » ? Quelle devrait être sa signification? J’aimerais beaucoup vous entendre à ce sujet.

Œuvres citées
Saddlemyer, Ann et Richard Plant. « Editorial ». Theatre Research in Canada/Recherches théâtrales au Canada 1.1 (1980). Web. 5 fév. 2014.
Notes
1 Ann Saddlemyer (1980-1987), Richard Plant (1980-1993), Leonard E. Doucette (1987-1993), Robert Nunn (1993-1996), Hélène Beauchamp (1993-1996), Stephen Johnson (1993-2002), Deborah Cottreau (1996-2000), Moira Day (2000-2002), Bruce Barton (2002-2005), Glen Nichols (2005- 2012), Marlis Schweitzer (2012-).