Introduction

Genre et empire:

la masculinité en jeu dans le Canada du dix-neuvième siècle

Marlis Schweitzer
York University
Stephen Johnson 1
University of Toronto

1 Le présent numéro de Recherches théâtrales au Canada se veut une réponse à une question difficile posée par Jerry Wasserman lors du colloque de l’Association canadienne de la recherche théâtrale (ACRT) en 2010. Pendant une des séances, Jerry constatait que très peu de tables rondes portaient sur l’histoire du théâtre et de la performance au Canada, encore moins sur la période précédant le vingtième siècle, et il se demandait si cela reflétait la tendance actuelle dans le domaine. Ma première réaction fut : « Non, mais non, plusieurs d’entre nous travaillent sur des projets historiques ». Mais j’ai vu que Jerry n’avait pas tort. À ce moment-là, il était assez rare qu’une table ronde au colloque de l’ACRT porte entièrement sur des sujets antérieurs au vingtième siècle. Dans les jours qui ont suivi la séance, j’ai lancé à plusieurs collègues l’idée d’organiser une séance l’année suivante pour démontrer que la recherche sur le théâtre pré-vingtième siècle se porte bien au Canada. Après en avoir discuté un peu, nous avons décidé de monter une table ronde sur le thème de l’empire et de la masculinité avant la Confédération. Le sujet nous semblait à la fois important et opportun vu la participation du Canada aux projets néo-impérialistes après les attentats du 11 septembre.

2 Ce numéro contient des versions plus développées de quatre communications présentées au colloque de l’ACRT en 2011 en réponse à la question de Jerry. Comme la séance qui l’a précédé, il a pour objectif de faire avancer la recherche sur le genre et l’empire en examinant les interprétations de la masculinité dans le Canada colonial. Ce faisant, nous nous inspirons de la « nouvelle histoire impériale », un nouveau courant de recherche en histoire culturelle qui demeure attentif aux événements politiques et économiques—démarche caractéristique de l’« ancienne » histoire impériale—tout en examinant les réalités émotives, psychologiques et physiques des sujets de l’Empire parallèlement à celles des gouverneurs, des forces militaires et des administrateurs coloniaux. Des chercheurs ayant contribué à des ouvrages comme Gender and Empire de Philippa Levine et Haunted By Empire de Ann Laura Stoler ont analysé les façons dont les visées impériales européennes ont pu être à la fois informées et façonnées par les idéologies sur le genre évoluant « sur le terrain ». Non seulement de telles recherches reconnaissent le rôle central que jouent les femmes dans la construction, l’administration et la célébration de l’empire, mais elles questionnent les façons dont la défi- nition de la masculinité a pu évoluer sous l’effet des rencontres, des conflits et des responsabilités en contexte colonial. Ce numéro veut faire avancer la « nouvelle histoire impériale » en soulignant l’importance du rôle de la performance dans la formation, l’entretien et la rupture des liens impériaux et des identités axées sur le genre en contexte colonial.

3 Si les articles regroupés ici couvrent des sujets variés et font appel à des approches diversifiées, ils s’interrogent tous sur la façon dont les impératifs du projet impérialiste britannique ont pu informer les réalités de milliers d’hommes qui ont travaillé comme administrateurs, militaires, journalistes et chefs d’entreprises au sein de la colonie. En explorant des représentations qui ont eu lieu à l’extérieur des espaces consacrés au théâtre—dans les rues de la ville, à la maison, sur les champs de bataille, dans les journaux—ces articles repoussent les frontières de la recherche sur l’histoire du théâtre et, dans le sillon des travaux d’Alan Filewod et d’autres, invitent à repenser les limites du domaine. « Historiquement, la plupart des activités théâtrales ont lieu en dehors des institutions théâtrales », écrit Filewod dans Committing Theatre (3, traduction libre). Or, une bonne partie de ce qui constitue ce corpus n’a pas encore été explorée parce que, jusqu’à tout récemment, les spécialistes de l’histoire du théâtre du dix-neuvième siècle ont surtout voulu « constituer des calendriers de représentations détaillés et reconstituer les conditions dans lesquelles ces représentations ont eu lieu » (3, traduction libre). Sans mettre en doute la valeur de tels projets, Filewod propose une définition beaucoup plus vaste de la représentation théâtrale non plus limitée aux théâtres ou aux mises en scène théâtrales. Les auteurs rassemblés ici partagent l’engagement de Filewod à exhumer les complexités vivantes de la culture du spectacle du dix-neuvième siècle au Canada, surtout en ce qui a trait aux rapports complexes entre les représentations de soi par des individus et les représentations collectives de l’appartenance.

4 Dans « Romulus and Ritual in the Beverly Swamp: A Freemason Dreams of Theatre in Pre-confederation Ontario », Stephen Johnson suit la trace du récit fascinant de Henry Lamb, un colon qui, pendant les années 1820 et 1830, rêvait de transformer les marécages du canton de Beverly en une glorieuse cité. Johnson démontre fort adroitement que les liens qui liaient Lamb aux francs-maçons ont informé sa conception de Romulus qui, sur la carte tracée par Lamb, incluait un terrain de sports, une salle de spectacles et un « théâtre de première classe » (69,traduction libre). Mais en s’improvisant père fondateur, Lamb a mal évalué sa communauté et la culture dynamique des rassemblements populaires qui l’entourait— « des rituels en plein air, des partys de cuisine, des airs entonnés à la taverne et des rassemblements de mécaniciens à la salle paroissiale » (10, traduction libre). Il dresse ainsi le portrait d’un homme « résolu à administrer une société ordonnée et structurée dans un monde d’espaces improvisés » (11, traduction libre) selon une vision de la civilisation incompatible avec les réalités quotidiennes des habitants d’un marécage.

5 Heather Davis-Fisch explore pour sa part les représentations divergentes des premiers colons sur la civilisation dans « Lawless Lawyers: Indigeneity, Civility, and Violence ». Elle fait un retour sur les événements du 8 juin 1826, quand plusieurs jeunes membres du Pacte de famille, l’autorité gouvernante élitiste du Haut-Canada, se sont déguisés en « Indiens » pour piller les bureaux du journal de William Lyon Mackenzie, signalant ainsi leur opposition à des éditoriaux critiques publiés par ce dernier. Tout en comparant cette représentation de l’autorité et de la discipline à d’autres formes folkloriques de protestation comme le charivari, Davis-Fisch démontre que le statut des émeutiers, tous membres de l’élite, et « comment ils ont choisi d’exprimer leur “autorité civilisée” [. . .] fait voir des contradictions internes dans l’exercice du pouvoir dans le Haut-Canada » (31, traduction libre). En se déguisant en « Indiens », les émeutiers exposaient le rapport paradoxal entre le « pouvoir de la noblesse » et le « châtiment “sauvage” », soulignant ainsi la cruauté et la violence qui se cachaient derrière la façade civilisée du Pacte de famille.

6 Si Davis-Fisch s’attarde aux tensions auxquelles étaient confrontés les colons dans leur quête de pouvoir et d’autorité, je me penche, pour ma part, sur les débats occasionnés par l’arrivée de compagnies de théâtre étrangères sur le comportement du gentleman. Dans « An “Unmanly and Insidious Attack”: Child Actress Jean Davenport and the Performance of Masculinity in 1840s Jamaica and Newfoundland », j’analyse la controverse qu’ont suscité les spectacles travestis de la jeune comédienne Jean Margaret Davenport dont le père/gérant disait qu’elle ressemblait au comédien Edmund Kean, décédé depuis peu. Quand des critiques de renom ont rejeté cette comparaison et ont accusé Davenport de vouloir tromper le public des colonies, ils ont déclenché un débat houleux sur « la responsabilité du public et de la critique, le comportement d’un gentleman et la relation entre colons et étrangers venus de la métropole » (51, traduction libre). La comparaison entre les réactions suscitées par Jean Davenport en Jamaïque et à Terre-Neuve à l’époque coloniale fait ressortir des similitudes frappantes dans la façon dont les colons britanniques ont réagi aux questions de civilité et de masculinité malgré les disparités culturelles et sociales.

7 Étudiant la transmission d’idées, d’idéologies, de gestes et de pièces qui franchissaient les frontières à l’époque coloniale, Roberta Barker s’inscrit dans le « tournant transnationaliste » et contribue aux efforts récents qui visent à tracer le mouvement des corps, des idées et des formes spectaculaires à travers les frontières nationales. Elle cartographie la circulation transatlantique du « galant invalide », un personnage-type reconnu pour sa vulnérabilité physique et affective et son empressement à se sacrifier au profit des autres, dont l’origine remonte à la pièce Angèle (1833) d’Alexandre Dumas père et Auguste Anicet-Bourgeois. Avec humour et doigté, Barker fait valoir que « de telles représentations ont façonné à la fois la mythologie impériale britannique et une forme émergeante d’héroïsme politique canadien » (69, traduction libre). Cela se voit notamment dans la représentation du général James Wolfe et dans l’image que Sir Wilfrid Laurier projetait de lui-même.

8 Deux contributions à la rubrique Forum servent de complément aux articles de ce numéro sur le thème du genre, de l’empire et de l’histoire du théâtre au Canada. La première, intitulée « Canadian Performance Genealogies », est une transcription écourtée d’une table ronde qui a eu lieu au colloque de l’ACRT de 2013. En prenant comme point de départ le concept de généalogie des représentations artistiques de Joseph Roach et celui de « mot clé » de Raymond Williams, les six participants à la table ronde (Heather Davis-Fisch, Roberta Barker, Laura Levin, Kim Solga, Kirsty Johnston et moi-même) ont proposé toute une série de mots-clés pour aborder autrement l’histoire du théâtre au Canada. Dans « Women’s Theatre Festivals as Counterpublics: Groundswell, FemFest, and The Riveter Series », Shelley Scott fait un survol des nouvelles tendances des festivals de théâtre au féminin. S’inspirant du concept de « contre-public » de Nancy Fraser, elle présente un argument convaincant en faveur de « la pertinence, encore aujourd’hui, des festivals de théâtre de femmes comme lieu de soutien à la dramaturgie » (103, traduction libre). La contribution de Scott rappelle aux lecteurs l’importance de viser l’égalité des sexes au sein de la profession théâtrale et s’inscrit dans l’esprit de ce numéro, qui conçoit le genre comme « une catégorie utile à l’analyse historique » (J. Scott, traduction libre).

9 Je m’adresse à vous maintenant à titre de rédactrice en chef de RtaC pour vous annoncer quelques changements importants au sein de notre équipe. D’abord, j’ai le plaisir de souhaiter la bienvenue à Roberta Barker, Susan Bennett, Erin Hurley et Glen Nichols, qui sont maintenant membres de notre comité éditorial. Ces derniers apportent de nombreuses années d’expérience éditoriale et de recherches à une équipe déjà solide. Ensuite, je suis heureuse d’annoncer que Michelle MacArthur prendra en charge les comptes rendus de livres à compter de janvier 2014. Michelle remplacera Erin Hurley, qui quitte cette fonction mais n’abandonne pas pour autant la revue (heureusement!). Au cours des quatre dernières années, Erin a veillé à la publication de dizaines de comptes rendus. Le souci qu’elle a eu de présenter des œuvres publiées en français et en anglais et son engagement à solliciter un large éventail d’auteurs (étudiants de deuxième et troisième cycles, chercheurs en début de carrière et chercheurs chevronnés) tant au Canada qu’à l’étranger ont fourni un apport précieux à la revue. Merci, Erin, pour ces années de service.

Œuvres citées
Filewod, Alan. Committing Theatre: Theatre Radicalism and Political Intervention in Canada. Toronto : Between the Lines, 2011. Imprimé.
Levine, Philippa. Gender and Empire. Oxford : Oxford UP, 2007. Imprimé.
Scott, Joan Wallach. « Gender: A Useful Category of Historical Analysis ». The American Historical Review 91.5 (déc. 1986) : 1053-1075. Web. 13 sept. 2013.
Stoler, Ann Laura, éd. Haunted By Empire: Geographies of Intimacy in North American History. Durham et Londres : Duke UP, 2006. Imprimé.
Notes
1 Je dois remercier mon collègue Stephen Johnson pour son appui et pour m’avoir invitée en 2011 à proposer l’idée d’un numéro spécial au rédacteur en chef de RtaC, Glen Nichols. À l’époque, je n’étais pas du tout affiliée à la revue, et les articles étaient soumis à une évaluation par des pairs menée sous la direction de Glen.