Introduction

Message de la Nouvelle Rédactrice en Chef

Marlis Schweitzer

1 Ce numéro de Theatre Research in Canada/Recherches théâtrales au Canada marque le début officiel d’une nouvelle garde à la rédaction en chef. Ces sept dernières années, Glen Nichols a été un leader hors pair dans son rôle de rédacteur en chef, supervisant la publication d’excellents articles, qui ont redéfini la recherche et se sont mérités de nombreuses distinctions. Des numéros sur le spectacle intermédial, le théâtre inter- culturel et le théâtre d’expression française dans l’Ouest du Canada, pour ne citer que ceux-là, sont parus pendant son mandat. Il va sans dire que lui succéder ne sera pas chose facile. J’aimerais prendre le temps ici de remercier Glen de sa patience, de sa gentillesse et de son appui tout au long de la période de transition. Je suis reconnaissante aussi envers Stephen Johnson, Barry Freeman, Erin Hurley, Louise Ladouceur, Kelsy Vivash et Shelley Liebembuk qui m’ont tant encouragée et qui ont travaillé si fort cette dernière année.

2 Dans les coulisses, plusieurs numéros thématiques très intéressants sont en préparation. Le numéro 35-1, co-dirigé par Stephen Johnson et moi-même, portera sur le genre et l’empire, plus particulièrement sur la culture de la performance et l’articulation de l’identé masculine avant la Confédération. Le numéro 35-2, co-dirigé par Erin Hurley et Hervé Guay, présentera divers aspects de la production, du jeu et de la réception du théâtre québécois à l’extérieur du Québec. Ces deux numéros s’inscrivent dans la foulée de notre exploration récente du théâtre franco- phone (33-2), des enjeux de la mondialisation (34-1) et de la circulation transnationale du théâtre, des corps performants, des styles de jeu et des concepts théoriques d’hier et d’aujourd’hui.

3 Les articles réunis dans le présent numéro proposent diverses recherches menées par des chercheurs émergeants sur des sujets variés—l’usage du blogue et le théâtre carnavalesque en passant par les rumeurs queer et la pulsion de mort de Zizek. Chacun des auteurs manie avec adresse des outils théoriques contemporains pour explorer le théâtre et le jeu dans un contexte canadien. Dans «The Feminist Spectator as Blogger», Michelle MacArthur met à profit les travaux de Jill Dolan en critique féministe pour étudier les possibilités qu’offre «une critique du théâtre féministe dans la blogosphère» lorsqu’il s’agit d’«aborder les problèmes que pose la nature statique de la critique théâtrale traditionnelle, signée par une seule personne» (164, traduction libre). MacArthur fait un survol des écrits de blogueuses contemporaines et propose une analyse fort éclairante du blogue de l’artiste Pol Pelletier, basée à Montréal. Tout en reconnaissant les limites du médium employé comme véhicule politique, MacArthur conclut que les critiques féministes sont en mesure de contester les discours hégémoniques à l’aide de pratiques novatrices qu’elles mobilisent sur leurs blogues.

4 Dirk Gindt cherche aussi à attirer notre attention sur le potentiel politique d’une forme de communication assez peu théorisée : les rumeurs. Dans son article « Sky Gilbert, Daniel MacIvor, and the Man in the Vancouver Hotel Room: Queer Gossip, Community Narrative, and Theatre History », Gindt explore « le potentiel qu’ont les rumeurs d’engendrer des récits subversifs que peut s’approprier la communauté gaie, nous invitant à découvrir et à récupérer des vestiges absents et négligés de l’histoire du théâtre au Canada » (191, traduction libre). Partant d’une analyse comparative des pièces My Night with Tennessee de Sky Gilbert (1992) et His Greatness de Daniel MacIvor (2007), Gindt examine le foisonnement de rumeurs qui a entouré la visite de Tennessee Williams à Vancouver en 1980 et qui forme les récits individuels et collectifs du théâtre gai depuis plus de trente ans. En s’appuyant sur les travaux de Joseph Roach, entre autres, Gindt soutient de façon convaincante qu’il faut prendre les rumeurs au sérieux tout en offrant une nouvelle perspective sur deux des plus importants dramaturges/comédiens queer au Canada.

5 James McKinnon explore la mémoire culturelle et la déstabilisation des hiérarchies culturelles, mais en adoptant un angle différent. Dans « “Looka me, I’m the force o’ wisdom and progress!” : Un-crowning the Classic Text Through Carnivalesque Dramaturgy», McKinnon examine la dramaturgie de Mad Boy Chronicle, une comédie dérivée de Hamlet qu’a signé Michael O’Brien en 1995 et qui fut acclamée par la critique même si certains ont laissé entendre que la pièce visait plutôt «les mordus de La cloche et l’idiot (Dumb and Dumber)» (Morrow cité dans McKinnon, 217, traduction libre). Or, par les stratégies dramaturgiques qu’il emploie, O’Brien remet sciemment en question le statut culturel de Hamlet et subvertit les attentes du public, l’incitant à repenser les hiérarchies qui servent à opérer une distinction entre le théâtre sérieux et le théâtre plus léger. En examinant l’emploi habile que fait O’Brien des références intertextuelles, des discours publics, des paratextes et des conventions du théâtre carnavalesque, non seulement McKinnon explique-t-il de façon convaincante pourquoi la pièce de O’Brien a connu tant de succès, mais il trace aussi les grandes lignes d’un modèle qui pourrait intéresser tout dramaturge ou conseiller dramaturgique désireux d’aborder un grand classique.

6 Graham Wolfe aborde un sujet plus sobre dans «Normand Chaurette’s Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues and the Zizekian Death Drive», où il offre une lecture originale et subtile d’une pièce signée par Chaurette en 1986 sur le décès d’un géologue au Cambodge en se servant du concept de «pulsion de mort» de Slavoj Zizek. Prenant pour appui des travaux récents sur «la nature intime du rapport qu’entretient le théâtre avec la mort», Wolfe cherche à «faire voir une dimension plus radicale du théâtre de Chaurette, capable de mettre en scène les aspects morts vivants d’une réalité contemporaine qui est de plus en plus privée (comme la mission des géologues) d’un sol ferme et de structures stables» (240, traduction libre).

7 Karina Smith s’intéresse à son tour aux années 1980 dans l’analyse qu’elle nous présente du rapport qui existait à l’époque entre les agences canadiennes de développement et les troupes de théâtre populaire. Dans «North-South Exchanges: Sistren’s Tours of Canada in the 1980s and Early 1990s », Smith s’appuie sur l’exemple du collectif jamaïcain Sistren Theatre Collective pour montrer que le gouvernement canadien de l’époque, cherchant à promouvoir à l’étranger l’image d’une nation bienveillante et socialement engagée, encourageait les organismes de financement à appuyer les compagnies de théâtre du Sud qui correspondaient à un certain idéal populaire local. Or, comme le fait valoir Smith, si le financement accordé servait à appuyer des échanges interculturels, dont les tournées pancanadiennes de Sistren et les ateliers offerts par la compagnie aux artistes de théâtre populaire, il faisait également des compagnies bénéficiaires un porte-parole des agences de développement. On a ainsi reproduit les rapports de pouvoir coloniaux qui, plutôt que d’encourager Sistren à s’engager davantage auprès des artistes de théâtre populaire, l’en empêchaient.

8 Deux contributions au Forum et aux Comptes rendus complètent ce numéro. Dans «Merrill Denison: The Political and Modernist Writer at 120», Allana Lindgren célèbre la vie et les réalisations d’un «dramaturge, auteur de pièces radiophoniques, essayiste, journaliste, environnementaliste et historien d’entreprises » moderniste (281, traduction libre) qui, en 2013, aurait fêté ses 120 ans. Au moyen d’une vaste recherche archivistique, Lindgren trace un portrait envoûtant d’un homme qui, à maints égards, était en avance sur son époque. Nicholas Hanson, quant à lui, se tourne vers un passé rapproché dans « Solo Census: A Numerical Analysis of One-Person Performances in Canada », une analyse statistique qui trace l’augmentation du nombre de one-(wo)man-shows présentés par les théâtres professionnels au cours des deux dernières décennies. Hanson se demande si l’augmentation perçue du nombre de one-(wo)man-shows découle avant tout des conditions économiques et ses conclusions sont étonnantes.

9 Que nous les lisions séparément ou comme un tout, les articles qui composent ce numéro de Recherches théâtrales au Canada témoignent de la richesse et de la profondeur des recherches menées sur le théâtre au Canada aujourd’hui. J’ai hâte de voir ce que nous réserve l’avenir!

Marlis Schweitzer, le 20 mai 2013