1 Des dernières décennies du vingtième siècle jusqu’à nos jours, notre monde a été de plus en plus marqué par les nouvelles structures mondialisantes. Sur le plan économique, les rapports entre pays sur divers continents ont été très marqués par l’influence qu’ont pu avoir des institutions et des structures de réglementation comme l’ALENA et le FMI. Sur le plan culturel, Internet et les médias sociaux ont aidé à diffuser rapidement des connaissances au-delà des frontières nationales et ont mené à la fois à une similitude de plus en plus grande entre nations dévelopées et à un sentiment accru, dans les pays en voie de développement, d’être privé de droits. La question de la mondialisation, source de tensions, a donné naissance à de nouvelles formes d’analyse critique dans divers domaines; c’est le cas, par exemple, en littérature et en études théâtrales. Si les défenseurs de la mondialisation louent sa capacité à tisser de nouveaux liens entre diverses cultures du monde, ses détracteurs soulignent sa tendance à favoriser l’uniformité culturelle à l’échelle de la planète. Comme nous le rappelle Dan Rebellato, notre lecture du phénomène peut varier. Déjà annoncée au dix-neuvième siècle par Karl Marx comme un processus inévitable qui mènerait à un dialogue productif entre nations; la mondialisation gagna en importance vers la fin du vingtième siècle (Rebellato 14). D’une façon générale, la mondialisation désigne à présent les divers échanges politiques, culturels et économiques entre États-nations contemporains. Le processus se démarque clairement de l’insularité des nationalismes du dix-neuvième siècle (Rebellato 4-12). Plus particulièrement, Rebellato considère le phénomène de la mondialisation comme « la montée du capitalisme mondial sous des conditions politiques néolibérales », c’est-à-dire des conditions économiques dépourvues de protectionisme caractérisant la fin du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième (12, traduction libre). De même, les contributeurs à ce numéro thématique conçoivent la mondialisation comme étant étroitement liée à ces périodes récentes du mouvement capitaliste. Leurs articles mettent au premier plan la façon dont les artistes de la scène canadienne négocient les avantages transculturels et le piège de l’homogénéisation de la mondialisation.
2 En 1827, Goethe imaginait le concept de Weltliteratur, une littérature mondiale qui dépassait les frontières entre pays. Selon David Damrosch, cette notion présageait notre modernité planétaire. Dans un livre intitulé What Is World Literature?, Damrosch redéfinit la Weltliteratur de Goethe comme « un mode de circulation et de lecture » qui indique la présence d’un réseau transnational d’œuvres littéraires (5, traduction libre). Le concept de réfraction que propose Damrosch dans ce texte laisse entendre que les œuvres littéraires empruntées en disent autant sur la culture qui les accueille que sur celles dont elles sont issues (283). Ainsi, la réfraction ferait contrepoids à l’effet homogénéisant de la mondialisation. Dans la même veine, la critique postcoloniale Gayatri Spivak s’en prend aux tendances à l’universalisation de la mondialisation, l’opposant à son concept de « planétarité » qui met l’accent sur les rencontres fructueuses avec l’alterité (73). Dans un article paru en 2010, Mariano Siskind présente une opposition semblable entre la mondialisation et une forme renouvelée de cosmopolitisme qui embrasse à la fois le local et le planétaire et prendvéritablement en considération la production littéraire d’autres cultures. Ces notions de mondialisation suscitent naturellement des études comparatives de différentes cultures du monde d’un point de vue littéraire et scénique. Ces derniers temps, la question de la mondialisation a inspiré une profusion d’écrits en littérature comparée et en études postcoloniales qui s’intéressent principalement à la prose et à la poésie. Ce désir ardent pour une forme plus vaste de cosmopolitisme caractérise également les écrits théoriques sur le théâtre et la mondialisation.
3 En études théâtrales, la mondialisation évoque les échanges transculturels, les influences transnationales, le multiculturalisme et le jeu interculturel. De la sorte, la question de la mondialisation a été à l’origine de plusieurs publications importantes dans notre domaine, même si leur nombre est inférieur à celles parues en littérature comparée et en études postcoloniales. En proposant ce numéro, nous souhaitons diminuer cet écart, dans le contexte canadien du moins. Dans leurs importantes publications, Dan Rebellato et Ric Knowles, affirment que si la mondialisation peut mener à des interactions significatives entre cultures, elle peut aussi révéler des formes d’appropriation eurocentriques. Tous deux considèrent que des formes de cosmopolitisme redynamisé permettraient de réduire les effets secondaires homogénéisants de la mondialisation. Le cosmopolitisme des Lumières, nous rappelle Rebellato, « est une croyance selon laquelle tous les êtres humains, peu importe leurs différences, font partie d’une même communauté et sont tous dignes d’une même considération morale. Ce constat entraîne un engagement à enrichir et à approfondir cette communauté éthique mondiale » (60, traduction libre). Tel que l’envisageait Immanuel Kant, le premier à en parler, le cosmopolitisme gardait le désir avant tout eurocentrique d’atteindre l’universel (Knowles 56). A cet égard, Knowles fait un plaidoyer pour ce qu’il appelle le « cosmopolitisme d’en-dessous » (57, traduction libre), qui tient compte des ethnies minorisées. Un tel cosmopolitisme permettrait aux différentes cultures de mieux se comprendre entre elles tout en échappant à la tendance à la fixité qui caractérise la mondialisation. Un tel objectif produirait « un nouveau type de jeu interculturel rhizomatique (multiple, non-hiérarchique, horizontal) d’en-dessous qui émerge à l’échelle de la planète et qui ne repose plus sur la formule binaire de l’Ouest contre Tout le reste [. . .] » (Knowles 59, traduction libre). Les théories de Knowles font écho à celles que présentent Helen Gilbert et Jacqueline Lo dans un ouvrage influent intitulé Performance and Cosmopolitics. Ces dernières mettent de l’avant un nouveau cosmopolitisme dépourvu de « ses associations traditionnelles au privilège et de son indifférence aux exigences du local » (Gilbert et Lo 4, traduction libre). De cette façon, un tel cosmopolitisme contemporain permettrait de mieux adresser les « défis que posent les rencontres transculturelles et transnationales » (5, traduction libre). Comme le montre ce survol rapide, les chercheurs en littérature comparée, en études postcoloniales et en études théâtrales participent actuellement à une reconfiguration de leur domaine à la lumière des réalités qu’impose la mondialisation.
4 Ce numéro est né d’une collaboration entre ses co-rédacteurs à l’Université Libre de Bruxelles en 2011 et associe des outils méthodologiques employés en études interculturelles et en littérature comparée pour examiner davantage l’impact de la mondialisation sur le théâtre canadien. Prenant comme point de départ les réflexions pionières de Knowles sur la performance interculturelle à Toronto (Knowles 61-79), les contributions regroupées dans ce numéro thématique de Recherches théâtrales au Canada proposent une analyse des réactions du théâtre et du cinéma canadien au phénomène de la mondialisation. Le lecteur y trouvera cinq études de cas sur les croisements transculturels que peut permettre cette réalité sur la scène canadienne. Les articles qui s’y trouvent couvrent un vaste territoire géographique et adoptent un vaste éventail de points de vue théoriques. La contribution de Yana Meerzon, intitulée « Staging Memory in Wajdi Mouawad’s Incendies: Archeological Site or Poetic Venue? » s’intéresse à l’adaptation au grand écran de la pièce Incendies du dramaturge libano-québécois Wajdi Mouawad. Partant du traumatisme de la guerre du Liban, Incendies aborde le thème de l’exil, une caractéristique saillante de notre monde « globalisé ». « [F]ilmé non pas au Liban mais en Jordanie, le film reproduit par mimétisme l’histoire palimpseste et la géographie imaginaire de la pièce de Mouawad. Il participe à la post-mémoire du dramaturge et répond à la quête d’un “point de vue imaginaire” que doit mener le réalisateur, nous laissant croire qu’il y a eu un mélange novateur des affinités culturelles du dramaturge et du réalisateur (23, traduction libre).
5 L’article de Ginny Ratsoy intitulé « Interculturalism and Theatrefront: Shifting Meanings in Canadian Collective Creation » porte sur un exemple précis de collaboration « mondialisée » entre deux compagnies de théâtre : Theatrefront, de Toronto, et Baxter Theatre, du Cap. Il s’agit de la pièce Ubuntu (The Cape Town Project), une aventure théâtrale qui met subtilement en scène des conflits entre générations au sein de deux familles, l’une sud-africaine et l’autre canadienne. Selon Ratsoy, la compagnie Theatrefront élargit les paramètres de la création collective au Canada grâce à cette collaboration interculturelle qui est, en effet, « mondiale ».
6 Dans « Constellation Translation: A Canadian Noh Play », Judith Halebsky s’intéresse elle aussi à un projet d’échange interculturel. Cette fois, il est question du Japon; Halebsky analyse comment une équipe de création a voulu, dans le contexte d’une production de la pièce The Gull de Daphne Marlatt, traduire le nô à l’intention d’un public canadien. En faisant écho au jeu interculturel rhizomatique de Knowles, Halebsky propose le concept de « traduction constellaire » comme moyen de créer des formes d’échange culturel dépourvues de hiérarchie. Contrairement aux théories traditionnelles de la traduction, « la traduction constellaire cherche à réduire l’éventualité romantique qu’une œuvre soit à la fois traduite et inchangée ». La constellation telle que la perçoit Halebsky est « une série de points indépendants les uns des autres qui établissent des liens entre eux et qui s’intervertissent. Cette figure constellaire reflète le processus créatif qui consiste à trouver des liens entre l’expérience vécue, le savoir culturel et le texte source » (61, traduction libre).
7 La contribution de Diana Manole, intitulée « From Seaton Village to Global Village: Metonymies of Exile and Globalization in Judith Thompson’s Sled », porte sur des enjeux semblables mais dans un lieu plus rapproché, la ville de Toronto. Manole fait valoir que « vu sous l’angle de la mondialisation, la représentation métonymique du Canada des années 1990 dans Sled montre qu’on y a connu les conséquences de l’exposition quotidienne à des personnes d’autres communautés nationales plus tôt qu’ailleurs dans le monde » (93, traduction libre). Ainsi, Manole offre un nouvel éclairage sur les politiques contestées du multiculturalisme canadien en adoptant le point de vue de la mondialisation. Selon elle, « l’exil [est] un marqueur identitaire commun qu’impose la mondialisation » (79, traduction libre). Le choix de Manole de ne cibler que Toronto rappelle ce qu’écrit Rustom Bharucha au sujet de l’intraculturalisme, un concept qui renvoie aux échanges culturels entre communautés d’un même Étatnation (Bharucha 8-9).
8 Le dernier article du numéro, une contribution d’Alex Lazaridis Ferguson intitulée « Symbolic Capital and Relationships of Flow: Canada, Europe, and the International Performing Arts Festival Circuit », emploie à profit le concept bourdieusien de capital symbolique pour analyser les échanges culturels que permettent les festivals des arts de la scène au Canada et en Europe. En prenant appui sur les théories de Csikszentmihalyi (l’expérience-flux), de Dewey (la pensée qualitative) et de FischerLichte (la présence radicale), Ferguson fait valoir que les festivals et les systèmes de capital culturel peuvent tantôt accroître les échanges interculturels, tantôt les entraver.
9 Dans leur ensemble, donc, les articles que regroupe le présent numéro « [. . .] comparent et confrontent les aspects continus et discontinus que l’on croise dans le flux des systèmes [nationaux et internationaux] [. . .] » (Gillespie 201, traduction libre), afin d’explorer quelques-unes des reconfigurations que subit le théâtre canadien en cette ère de la mondialisation.