1 L’Université de la Saskatchewan, créée pour répondre au besoin des gens de la province d’avoir une institution d’enseignement supérieur près de chez eux,2 affichait depuis ses débuts une fierté particulière dans son lien « town and gown », c’est-àdire dans ses relations avec la communauté. Le nom de la troupe française de l’université a été choisi justement pour insister sur ce lien : « uni » afin d’unir les deux cultures (pour ne pas dire les deux solitudes) en invitant les francophones et les anglophones francophiles, les gens de l’université (étudiants, professeurs et autres employés) et les gens de la ville à participer à des activités théâtrales pour rendre accessible la culture française (au sens le plus large) par des présentations au grand public.
2 Depuis le début, la publicité d’Unithéâtre précisait que tout amateur de théâtre pourrait aisément suivre les présentations grâce au jeu scénique et visuel, à la gestuelle et à l’articulation qui rendraient l’intrigue claire et les relations entre les personnages compréhensibles. Dans la publicité ou dans le programme publié, on ajoutait un résumé de la pièce ou on caractérisait la suite des scènes pour aider un public moins familier avec la langue de Molière à suivre de près l’action.
3 Les activités de la troupe qui prit le nom d’Unithéâtre n’étaient et ne sont toujours pas de simples exercices universitaires. La première production de Huis clos de Jean-Paul Sartre en 1969 a été initiée par la faculté d’études françaises dans une mise en scène signée par Brenda Anderson, étudiante brillante dans le programme théâtral mais qui ne parlait pas français. L’année suivante, inspirée par le succès de cette production, la faculté voulait renouveler l’occasion d’engager ses étudiants dans une activité semblable. Pour monter encore une pièce en 1970 elle m’offrit un prêt de 50$ à titre d’ancien acteur de Greystone qui avait fait du théâtre pendant un stage en France et qui était un des fondateurs de la Savoy Society, une troupe qui montait les opéras comiques de Gilbert & Sullivan à McGill. Suite au succès du Bal des voleurs de Jean Anouilh, les gens qui se sont regroupés pour ce projet entreprirent de produire une pièce chaque année sans dépendre du caprice de la faculté ou de la politique universitaire. Ils ont alors rendu les 50$ prêtés et ont établi un compte en banque avec les bénéfices des présentations pour pouvoir entamer la prochaine production et pour assurer l’avenir de la troupe. Le choix des pièces n’a jamais été dicté par la faculté mais il a souvent été effectué en fonction des textes que les étudiants étudiaient en classe.
4 Puisque Unithéâtre résidait au sein de la faculté et incluait surtout des étudiants et des enseignants, il n’est pas surprenant que la plupart des pièces produites jusqu’en 1975 soient venues du répertoire standard français : les classiques (Molière), le boulevard (Feydeau), l’existentiel (Sartre), l’absurde (Ionesco, Worms), la comédie littéraire (Anouilh) ou le répertoire européen (Van Houweninge). L’unique exception fut Encore cinq minutes de Françoise Loranger mise en scène en 1974.
5 Pourtant il y a eu dès le début une filiation avec la communauté française de la province, car l’occasion de faire des activités en français devait naturellement attirer des étudiants dont la première langue était le français. Ainsi on trouve déjà dans la distribution de Huis clos une certaine Madeleine Blais3 et, trois ans plus tard, ce sera le tour de son frère Normand. On trouve aussi Wilfrid Denis, Anita Gareau et Gilbert Ferré dans un western, Du vent dans les branches de sassafras, de René de Obaldia en 1971 :
Puis Normand Blais et Charles Briand paraissent dans une farce de Feydeau, Mais n’te promène donc pas toute nue en 1972. Il va sans dire que la participation de ces étudiants a attiré un public d’amis et de parents de la communauté francophone. Ces participants fransaskois4 ont apporté un enthousiasme pour le théâtre qui avait déjà vu le jour dans leurs communautés:
Au nombre des participants des origines d’Unithéâtre viendront s’ajouter France Martel, Anne Kernaleguen, Carmen Gareau, Bernard St-Pierre, Anne-Marie Noonan, Nadya Larouche Lina Gagnon, Guy Lajeunesse, Jean Lemieux, Odile Grenier, Joanne Lepage, Gérald Marchildon, Diane Lafrance, Alphonse Gaudet, Éveline et Alyse Hamon, Wilfrid Dubé, Madeleine Costa, Wilfrid Denis, Jeff Soucy, Gilbert Gallays, Léon Bezaire, et Laurier Gareau. Sans doute le contact avec d’autres Fransaskois dans une troupe permanente a nourri l’idée que des activités créatrices et sociales pourraient perdurer même dans la « grande ville » où, autrement, on risquait de se trouver éclipsé par la langue majoritaire.
6 D’autre part, l’influence de ces participants fransaskois sur les universitaires en charge de la troupe s’est aussi faite sentir. À titre de metteur en scène qui a participé très activement aux spectacles d’Unithéâtre pendant les premières années, j’ai pu constater que le choix des textes produits a évolué petit à petit. Ayant appris le français à l’école dans un système classique, bien que j’aie passé quatre ou cinq ans à Montréal et que j’aie étudié la littérature québécoise sous la tutelle de Jean Éthier-Blais, alors critique au Devoir, je ne me sentais pas suffisamment à l’aise pour entamer une production du répertoire canadien :
Pendant ce temps les activités d’Unithéâtre contribuaient à établir son profil dans la communauté anglophone aussi bien que francophone de la province. Dès la première présentation du Bal des voleurs, le groupe a pu profiter du statut universitaire : il reçut une invitation du Department of Modern Languages pour monter la pièce au campus sud à Regina.5 Les présentations sur les deux campus se répétèrent l’année suivante avec Du vent dans les branches de Sassafras, une pièce satirique sur la vie des pionniers dans les films westerns. L’affiche pour le spectacle à Regina dit que le « Centre d’études bilingues—Bilingual programme [accueille] “L’Unithéâtre du Cercle Français de Saskatoon” [qui] présente un Western à la française. » 6
7 Et voilà que vint une autre invitation :
C’était sans doute aussi grâce à la distribution largement fransaskoise (comprenant notamment Bernard St-Pierre, Clarence Briand, Norman Blais et Claude Morin) que cette tournée de grande envergure reçut un accueil particulièrement chaleureux. Deux pièces en un acte composaient la soirée, qui connut un vif succès avec le comique absurde de La cantatrice chauve d’Ionesco et la comédie de boulevard Mais n’te promène donc pas toute nue de Feydeau.
8 L’année suivante fut très importante et pour la troupe et pour le profil du théâtre français dans la province en général. Depuis les années 1930 une section régionale du Dominion Drama Festival organisait des festivals d’art dramatique avec des juges professionnels.7 Or au printemps 1973 les membres d’Unithéâtre voulaient bien s’y présenter pour recevoir une critique professionnelle de leur travail et pour profiter des ateliers qui faisaient partie du festival. L’organisme avait du mal à trouver un juge qui parlait français, mais on en trouva un qui comprenait suffisamment la langue et qui connaissait bien le répertoire français. Les membres d’Unithéâtre étaient heureux de pouvoir s’y présenter et de recevoir les commentaires et les critiques en anglais.8 Comme l’indiquait notre nom, Unithéâtre, on était fier de montrer aux autres participants la valeur et l’universalité de la scène dans un jeu qui cherchait à dépasser les limites de la langue. Notre participation connut un grand succès. La double présentation—une soirée de l’absurde incluant Un chat est un chat de Jeannine Worms et La leçon d’Eugène Ionesco—remporta quatre prix dont le grand prix du festival et le deuxième prix pour la mise en scène. Évidemment cela a eu des échos dans les coulisses du réseau anglophone où on apprenait qu’une troupe française offrait désormais une certaine concurrence dans ce festival réputé. Plus important à l’époque, cependant, la culture française avait trouvé un moyen de se faire valoir au sein de la population majoritaire.9
9 Dans les années suivantes, Unithéâtre allait continuer cette participation au festival et recevoir de nombreux prix, surtout pour des présentations de pièces québécoises, ce qui contribuait à la valorisation croissante du répertoire canadien dans le contexte de ces festivals. D’ailleurs en 1975 les dirigeants d’Unithéâtre, David Edney et moi-même, furent invités à une conférence Sur le théâtre francophone hors Québec. En 1980, après des présentations à Saskatoon, Unithéâtre présenta Manon Lastcall de Jean Barbeau à Bellevue et au 2 e Festival fransaskois (à Gravelbourg) où elle reçut le grand prix du festival. Suivit une invitation à remonter la pièce en été à la Fête fransaskoise de Saint Laurent. Le succès se répéta l’année suivante avec Surprise ! surprise ! de Michel Tremblay qui remporta le grand prix (catégorie adulte) du 3 e Festival théâtral fransaskois à Prince Albert. On remonta la pièce pour un souper-théâtre à la Fête fransaskoise de Saskatoon. Ainsi, Unithéâtre semblait bien consolider ses liens avec la communauté française de la province.
10 Dans un article célébrant cinq années d’existence de la Troupe du Jour, Laurier Gareau note :
En 1983, par exemple, la distribution des Grands départs de Jacques Languirand se composait entièrement de Fransaskois10 et les répétitions eurent lieu au local de L’Association Jeunesse Fransaskoise. En 1982, Unithéâtre fut l’invité au Festival francoalbertain. Sa présentation de À toi pour toujours, ta Marie-Lou de Michel Tremblay fut le « clou » du festival et a sans doute ouvert la voie pour une comédienne—Éveline Hamon—qui allait entamer une carrière professionnelle avec la Boîte à Popicos à Edmonton quelques années plus tard.11 Après ce succès en Alberta, la présentation reçut encore quatre prix (dont le grand prix du festival) au concours Theatre Saskatchewan à Regina.
11 Le choix d’Unithéâtre de monter À toi pour toujours, ta Marie-Lou mérite qu’on s’y arrête. À quelques exceptions près, on avait auparavant privilégié la comédie. Parmi les exceptions, on peut compter Encore cinq minutes de Françoise Loranger (1974), Le dernier train de Chiem van Houweninge (1974), Bonjour, là, bonjour (en lecture publique en 1979) de Michel Tremblay et la traduction de Tremblay d’une pièce de Paul Zindel, L’Effet des rayons gamma sur les vieux-garçons (1981). Pour continuer à se produire annuellement la troupe visait, certes, des pièces pouvant attirer un grand public mais, comme elle était rattachée au campus12 elle profitait aussi d’un cachet universitaire pour justifier des choix un peu plus osés. Petit à petit, on a mis à l’affiche des pièces québécoises, dont quelques-unes utilisaient le joual savoureux de Michel Tremblay. L’année où on allait monter À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, on ne trouvait pas de scène au campus au moment propice, alors on a opté pour la scène communautaire de l’École Albert. Tout de suite le choix de ce local a soulevé des problèmes : la réception de la pièce serait-elle entravée par les sacres et les attitudes antireligieuses dans le dialogue (quelle aurait été la réaction du public si on l’avait présentée au sous-sol du Collège St. Thomas More, par exemple) ? On avait déjà fait une publicité d’envergure pour remplir la salle car les recettes au guichet devaient payer les voyages à Edmonton et à Regina pour présenter la pièce à deux festivals. On était véritablement aux aguets pour voir les réactions à la première, surtout qu’il y avait deux religieuses dans la première rangée et au moins un curé dans la salle. Heureusement la présentation reçut des applaudissements bien chaleureux, auxquels participaient les religieux. La pièce provoqua des discussions, certes, mais l’enthousiasme indiquait clairement que le public d’Unithéâtre était fidèle et prêt à accepter les défis d’un répertoire contemporain aux sujets délicats.
12 Il y avait pourtant un autre volet du théâtre, minime peutêtre pour Unithéâtre mais qui deviendrait le point de départ et finalement le centre du mandat de la Troupe du Jour : la création. Unithéâtre avait fait la création en langue française d’une pièce de Chiem Van Houweninge en 1974 : un projet particulier de Michel Caillol qui signa la mise en scène du spectacle. Caillol et sa femme Maryse étaient aussi auteurs de la traduction qui portait en français le titre Le dernier train (van Houweninge). C’est ben l’fun était affiché comme création collective en 1976 mais la soirée comprenait des pièces en un acte d’Eugène Ionesco, de Félix Leclerc et de Jacques Audiberti. Il a fallu attendre le printemps de 1982 pour une véritable création sur la scène d’Unithéâtre. Il s’agit de Visions de Madeleine Costa et Éveline Hamon qui signaient le texte et la mise en scène. La production reçut une invitation spéciale au 4 e Festival fransaskois à Prince Albert. Puis, peu avant l’inauguration de la Troupe du Jour, pendant l’hiver de l984-85, ce fut un projet « University on the Move » qui poussa Unithéâtre à créer Moissons/Harvest Anthology, une anthologie d’écrits fransaskois (poésies et sketchs) dramatisés pour la scène. Un des écrivains, Jeff Soucy, était aussi comédien dans la production et allait faire partie de la distribution de maintes productions importantes de la Troupe du Jour à l’avenir.
13 C’est à ce moment que quelques anciens d’Unithéâtre se sont regroupés avec d’autres artistes de la communauté française de Saskatoon pour mettre sur pied une nouvelle troupe communautaire :
Encore plus important, et signe qu’un travail primordial avait été effectué, la troupe allait privilégier la création fransaskoise : « Fondé par Carmen Gareau, Alphonse Gaudet et Michel Quirion, cette nouvelle troupe présentera au moins une création cet hiver […] des créations originales car, selon Mme Gareau, il existe un besoin pour du théâtre reflétant davantage la réalité fransaskoise » (Lusignan).
14 Ce sera un nouveau théâtre régional et populaire et finalement professionnel, unique en Saskatchewan : un autre « uni » à ajouter au concept du théâtre francophone dans la province. Il aura comme nom La Troupe du Jour. Cette troupe prendra la relève et sera la source d’une créativité renouvelée après les années de développement pendant lesquelles la petite compagnie universitaire a préparé le terrain. Unithéâtre continuera à exister aux côtés de la nouvelle Troupe du Jour, à qui elle offre un auditoire enthousiaste, des ressources humaines déjà bien en place et— selon le mandat même qu’affiche La Troupe depuis ses débuts— une inspiration enracinée dans la communauté fransaskoise.