In this close reading of Li Rvinant, the most recent work by FrancoManitoban playwright Rhéal Cenerini, we begin by commenting on the formal dimension of the play where the innovative use of Mitchif French reveals the dynamics at play between language and identity. A mythocritical approach will then allow us to study the manner in which Cenerini is inspired by the « rhétorique du métissage » (Toumson) as he proposes a very symbolic play where the theme of salvation is developed based on a palimpsest, the rewriting of regional but also universal History. We conclude by identifying the potential impact and meaning of these two elements, that is to say the expression of an identity through the phonetic transcription of the essentially oral French Mitchif language and the ideological rhetoric legitimizing « métissage » (hybridization) that Cenerini proposes in his tragedy.
Dans cette étude de Li Rvinant, la plus récente pièce écrite par le dramaturge franco-manitobain Rhéal Cenerini, nous commentons, dans un premier temps, la dimension formelle du texte où l’utilisation novatrice du français mitchif fait valoir les enjeux identitaires qui lui sont tributaires. Dans un deuxième temps, une approche mythocritique nous permet de dégager la « rhétorique du métissage » (Toumson) que Cenerini propose dans un drame hautement symbolique où il développe le thème du salut en exploitant la stratégie du palimpseste de l’Histoire, une Histoire à la fois régionale et universelle. Nous terminons en dégageant l’impact et la portée de ces deux éléments, à savoir l’expression d’une identité par le biais de la transcription phonétique de la langue essentiellement orale des Métis et le discours idéologique légitimant le métissage que propose Cenerini dans sa tragédie.
1 Dans sa plus récente œuvre, publiée en 2011, Rhéal Cenerini explore l’univers d’une petite communauté de pêcheurs du Manitoba à la fin des années 1960. Li Rvinant raconte l’histoire de James Coutu qui revient au bercail et, tel le Survenant,1 trouble le calme apparent du village. Le résumé au dos du livre nous apprend que le protagoniste revient pour « rdonni la vie à lis ceuse ki nont pas. En ce faisant, il se met à dos des puissances redoutables, celles-là mêmes qui lui ont imposé l’exil. Sans en ignorer les conséquences, James poursuit pourtant la destinée qu’il s’attribue, jusqu’à son terme incontournable. Alors seulement se permet-il de repartir, mais cette fois le cœur en paix… » (Cenerini 4e de couverture). Comment Cenerini choisit-il de réinvestir ce mythe familier, si cher à Louis Riel, que le peuple métis était un peuple choisi? D’une part, la langue métisse est phonétiquement transcrite dans les dialogues, soulignant le désir que ressent l’auteur de saisir la spécificité linguistique d’un peuple. Outre la dimension formelle du texte où l’utilisation du français mitchif fait valoir les enjeux identitaires qui lui sont tributaires, Cenerini propose, d’autre part, un récit symbolique, dont une analyse mythocritique permet de dégager le thème du salut. Avec son palimpseste de l’Histoire, Cenerini exploite ce thème en utilisant une « rhétorique du métissage » familière (Toumson 28). Ce seront donc l’impact et la portée de ces deux éléments, à savoir l’expression d’une identité par le biais d’une langue et ce discours idéologique légitimant le métissage, que nous analyserons dans cette pièce.
2 Dans l’avant-propos de Li Rvinant, le linguiste Robert Papen décrit le mitchif comme une langue mixte, constituée d’un mélange de français et de cri, ce qu’il appelle « le dialecte des Plaines. » Après avoir très brièvement rappelé les origines du peuple métis de l’Ouest canadien, ainsi que les variantes de sa langue parlée, nous soulignerons l’intérêt de la transcription de cette langue orale telle qu’effectuée par Cenerini. Nous nous pencherons sur quelques phénomènes linguistiques intéressants retrouvés dans Li Rvinant.
3 Les Métis sont les descendants d’unions entre Blancs et Autochtones; il s’agit dans la plupart des cas d’hommes venus souvent, mais pas exclusivement, du « Bas-Pays » (le Québec) et qui prenaient, à la façon du pays, une femme autochtone pour épouse. Les enfants nés de ces couples mixtes adoptaient ou adaptaient les coutumes et la culture de leurs ancêtres, européens et autochtones, tout en maintenant la langue du père. À partir de la fin du XVIII e siècle, les Métis se sont installés au sud du Manitoba, pour former leurs communautés distinctes de chasseurs et de pêcheurs. Comme le précise Papen dans son article, « La question des langues des Mitchifs : un dédale sans issue? », il n’y a pas une seule langue parlée par ce peuple ou une seule forme de créolisation des langues en contact, mais une « famille de langues » mixtes (Papen 260). En effet, les membres des différentes communautés étaient souvent polyglottes, parlant à la fois la langue de la tribu de la mère (le cri, le tchipewan, le saulteaux, etc.), ainsi que la langue vernaculaire paternelle. Avec le temps et les contacts inévitables, une diversité de dialectes a évolué. Dans l’avant-propos de Li Rvinant, Robert Papen nous donne l’exemple d’une phrase en mitchif cri, où les mots en cri : « Kayaash maana le grain kii-manishow pis kii—koupitow en bwatchinn », seraient traduits par « Autrefois, on coupait et on liait le grain (blé, avoine, etc.) en bottes » (Cenerini 10).
4 Pour sa pièce, Cenerini opte pour le mitchif français du sud du Manitoba, dont une grande partie du lexique est bien sûr française. Toutefois, cette langue a évolué en vase clos. On y retrouve une prononciation particulière : les = li, c’est = si, etc., ainsi que « des centaines de mots et d’expressions […] typiques et uniques » (Cenerini 6). De ce fait, en ce qui concerne la transcription de cette langue « résolument orale » (Cenerini 6), Cenerini choisit une orthographe qui reflète les phonèmes et une prononciation « métisses ». Papen explique que s’il s’avère difficile d’écrire correctement le phonétisme d’une variété orale du français, « [o]n doit féliciter Rhéal Cenerini d’avoir ‘tenté le diable’ en essayant de rendre à l’écrit toutes les spécificités phonétiques du vernaculaire mitchif » (Papen, cité dans l’avant-propos, Cenerini 11).
5 Mis à part cet exploit d’écrire une pièce en français mitchif— une première comme le précise la 4e de couverture—, l’auteur révèle la savoureuse spécificité de ce langage. La richesse de cette parole est évidente lorsqu’on se penche sur le parler dialectal des francophones de la région du sud du Manitoba. Dans son article, « Le parler français des Métis de l’Ouest canadien », Papen constate que le français mitchif « a ses racines profondes dans le parler du Bas-Canada » et qu’ « on y retrouve des prononciations et des tournures qui semblent refléter des états de langue plus anciens du français du Canada » (Papen, « La question » 251-252). Le français mitchif représente un dialecte du français ayant de nombreuses caractéristiques d’origine québécoise. De plus, « le français que les enfants métis ont appris de leur père n’était […] pas une variété « soignée » de la langue, puisque la majorité de ces hommes étaient analphabètes » (Papen, « Héritage »). À l’exception du contact avec des prêtres ou religieuses missionnaires, les voyageurs, trappeurs et traiteurs venant de la colonie laurentienne du Bas-Canada n’avaient pas accès au français « standard ». Étant donné que « les jeunes Métis ne recevaient aucune instruction formelle et étaient eux aussi illettrés, la langue vernaculaire qu’ils parlaient, libre de toute contrainte régulatrice et normalisatrice de l’école, a tôt fait d’évoluer de manière indépendante » (Papen, « Héritage » ). Au cours des années, une variété de français résolument orale a évolué, à savoir le français mitchif.
6 La prononciation de certains mots du français mitchif dans Li Rvinant reflète des traits anciens du français vernaculaire avant la période de la Révolution française. Avant cette époque, le français comportait de nombreuses diphtongues. Le français québécois a conservé certaines voyelles complexes connues du français du XVII e siècle parlé par les premiers explorateurs venant de France. En ce qui concerne les diphtongues trouvées dans le texte Li Rvinant, nous voyons des mots comme waisou (oiseau), histwaire (histoire) et mimwaire (mémoire). Ces derniers reflètent l’ancienne forme dans la langue populaire de France, où les terminaisons des mots en « –oir » étaient prononcées comme « wair », avec un allongement du phonème [a] et un changement de timbre en cours d’émission. On entend aussi cette diphtongue dans de nombreux parlers québécois. La prononciation de mots comme moi, toi, quoi et pourquoi suit celle de la langue familière de l’ancien français. Ces mots gardent la diphtongue d’époque [wє] : mouè, touè, kouè et pourkouè. De plus, au lieu de l’usage des digrammes « qu » dans les mots quoi et pourquoi, Cenerini opte pour le signe graphique « k » pour exprimer le son [k]. Nous voyons un autre exemple de ce choix de signe dans le mot « kossi » (qu’est-ce).
7 Alliés à ce dialecte du français parfois très archaïsant, d’autres phénomènes révèlent un niveau de langue familier dans le texte. Par exemple, le fait d’avaler ou d’amalgamer, voire de mal prononcer des syllabes : ipi signifie et puis, stain(e) signifie c’est un(e), ci yenk ain pour dire c’est rien qu’un et keuk qui signifie quelque. L’orthographe de ces mots est un exemple de simplification de certains termes ou expressions. Une autre façon d’éliminer certaines syllabes dans le texte est la dénasalisation de la voyelle nasale [ã]. L’auteur utilise l’accent circonflexe au-dessus de la lettre « a » et fait chuter la consonne qui suit normalement la voyelle nasale, comme dans les mots desçâne (descendre), rsâme (ressemble), attâne (attendre) et viâne (viande). Cette particularité d’orthographe a pour effet d’allonger le /a/. On observe aussi une simplification des groupes consonantiques à la fin de ces mots.
8 Les termes moune (monde), loungtemps, garçoun et pwaissoun reflètent l’ancienne prononciation du XVI e siècle qui conserve le son /ou/ en français, c’est-à-dire le [o] ouvert. On observe une fermeture de certaines voyelles moyennes dans les mots été, épreuves, aller et garder, qui deviennent iti, ipreuves, alli et gardi respectivement, ce qui accentue la prononciation du phonème [e] et donc une fermeture de la voyelle « e ». Papen explique ici l’influence de certains dialectes cris (surtout le cri des Plaines, le parler avec lequel les Métis étaient le plus en contact) : « […] la distinction entre /e:/ et /i:/ est souvent neutralisée en faveur de /i:/ » (Papen, « Le parler » 152).
9 Un autre trait chez les locuteurs du français mitchif est la palatisation des consonnes /d/ et /t/, semblable à l’affrication archaïque de certaines consonnes trouvées en Picardie, ou au Québec : « dz » et « ts ». Walter précise : « Une caractéristique bien connue de la prononciation du français au Canada consiste en effet dans ce que les linguistes appellent, […] l’assibilation des occlusives […] Il s’agit de la prononciation ts pour t (dans (par) ti, tiens, tu, tuer) et de dz pour d (dans dis, dieu, du, duel) » (Walter 205). Dans l’avant-propos de Li Rvinant, Papen constate que « […] la majorité des Canadiens-français produisent un ts et un dz devant i et u, comme dans tsu dzis ‘tu dis’, les Mitchifs réalisent plutôt ces deux consonnes en tch et dj, donc tchu djis» (Cenerini 9). Dans Li Rvinant, le déterminant « un, une » est écrit « ain, aine ». Cenerini compose l’adverbe « bien » de la même manière : « bain » pour refléter sa prononciation. L’auteur choisit donc une orthographe qui représente les phonèmes et une énonciation « métisse ». Ainsi, à l’aide d’une orthographe spécifique pour rendre à l’écrit ce parler du français, Cenerini a réussi à illustrer les particularités de ce dialecte oral.
10 En ce qui concerne la grammaire dans le texte, le français mitchif suit la plupart des règles orales du français, mais avec des exceptions, telles l’emploi du pronom ça pour remplacer le pronom de la troisième personne. Bien qu’on remarque ce remplacement de pronom dans d’autres parlers français, il est plus fréquent en français mitchif selon Papen (Papen, « Le parler » 154). Une autre observation par rapport à l’utilisation des pronoms personnels dans Li Rvinant est l’absence de la première personne du pluriel comme sujet dans une phrase : « […] ma mére, ça m’avait ameni là-bas avec mononck Tom ipi oun avait passi la journi dans l’parc » (Cenerini 38). L’auteur utilise le pronom impersonnel oun (on) pour remplacer nous, ce qui peutêtre une variante possible de « nous » en français populaire. Papen estime que cette tendance a évolué du français populaire d’Amérique : « Comme dans toutes les variétés de français d’Amérique, le pronom personnel sujet nous n’existe pas et est remplacé par la forme on ; la forme emphatique est nous-aut’on. » (Papen, « Le parler » 154). Au niveau morpho-syntaxique, plusieurs structures de phrases spécifiques au français mitchif sont influencées par le français canadien vernaculaire, comme le remplacement de l’auxiliaire être dans l’exemple suivant : « Tas passi à maisoun avant di vnir citte ? » (Cenerini 44). Papen explique cette tendance grammaticale : « Aux temps composés, le FM [français mitchif] réduit presque toujours l’auxiliaire au seul verbe avoir […]» (Papen, « Le parler » 155).
11 Dans Li Rvinant, l’emprunt à la langue autochtone est limité. En fait, l’auteur n’utilise que deux mots en cri, à savoir : « panatchâne » (oisillon, symbolique de la liberté et de la disponibilité) et « kaskayais » (fou ou imbécile). Cenerni affirme qu’il a choisi d’inclure quelques termes cris pour rendre ses dialogues aussi authentiques que possible (Hrynyshyn). En outre, il précise qu’il voulait illustrer la tendance croissante de l’assimilation de l’anglais au français mitchif : « […] resti à maisoun à watchi l’TV » (Cenerini 44), « à mangi toutte la grub »(22), « a peddli son pwaissoun » (76). Lors d’une recherche effectuée pour la pièce, l’auteur a relevé certaines expressions dont les suivantes : « rvnu back » et « lis trucks ». Il a observé que le français mitchif, comme le parler des Franco-Manitobains d’ailleurs, comprend de nombreux emprunts à l’anglais. Tout le texte est rédigé dans un niveau de langue populaire. « Tchu devrais checki tis rets » (47) est un anglicisme commun dans le registre populaire, ainsi que l’archaïsme « asteure » utilisé à plusieurs reprises. Leur insertion dans la pièce ajoute une saveur d’authenticité aux paroles des villageois et à celles de la communauté métisse. Le style innovateur de Cenerini cherche à souligner le fait que la langue véhicule une identité unique.
12 Pour le personnage de Ed, l’auteur a fait appel à un autre dialecte ou niveau de langue qui amalgame le français canadien et le français mitchif. Cenerini précise qu’il s’agit du canayen (un français typiquement canadien-français) qui est semblable au français mitchif mais se distingue par plusieurs particularités au point de vue de la prononciation, du vocabulaire et de la structure. Par exemple, Ed dit dzit et ouaille tandis que les Mitchifs disent djit et ouin ; il dit aussi tsu au lieu de tchu : tsu comprends? Toutefois, Ed prononce certains mots de la même façon que les villageois : ain(e,), ôte et wair, par exemple. Ainsi, on observe plusieurs langues ou niveaux de langue distincts (le français du curé, l’anglais) et deux dialectes du français (celui des villageois métis et celui d’Ed) dans Li Rvinant et chacune de ces façons de parler joue un rôle spécifique, illustrant, par le niveau de langue ou l’accent particulier, le statut des intervenants. Cette répartition des types de discours qui symbolise la hiérarchie sociale, rappelle les jeux de pouvoir basés sur les rapports de force entre majorités et minorités et l’autorité imposée par ceux qui respectent la norme linguistique à ceux qui s’en écartent (et qui historiquement ont été jugés, critiqués, voire infériorisés).
13 Toutefois, dans ce drame, le français mitchif représente également l’unique forme de communication populaire chez les villageois et la spécificité linguistique des Métis. Leur prise de parole symbolise leur lutte pour préserver leur culture. Le seul personnage qui parle en français « standard » canadien est le prêtre du village. Ses courts dialogues révèlent une excellente maîtrise de la langue de Molière et reflètent le statut hiérarchique supérieur qu’occupe le prêtre au sein du village en tant que clerc lettré, mais sa connaissance du français correct le relègue aussi à une minorité et indique son origine externe à la communauté. Quant aux passages dits en anglais vers la fin de la pièce (onzième et douzième tableaux), ils s’inscrivent dans un registre courant, parfois même très familier. Les personnages anglophones représentent l’autorité à laquelle Ed fait appel pour se débarrasser du protagoniste principal, James. Il y a donc, là encore, une représentation linguistique de la hiérarchie sociale dans la pièce : au bas de l’échelle se retrouvent les Mitchifs, puis les Canadiens-français que représente Ed Champagne. Il y a ensuite l’autorité religieuse incarnée par le prêtre. Mais, au-dessus de lui, c’est l’empire angloaméricain qui impose un certain ordre social. Ed sait transiger avec cette autorité pour imposer sa volonté aux habitants du village. En fin de compte, le spectateur comprend que l’anglais et le français demeurent la langue de l’ennemi et que le mitchif est la langue de la majorité bafouée.
14 Bref, avec sa transcription novatrice d’une langue aux accents particuliers, avec son style vif et ses dialogues souvent empreints d’un humour truculent, Cenerini cherche à mettre en lumière le fait que la langue véhicule une identité vivante et unique. Qui plus est, cette stratégie dialogique a pour effet de valoriser le mitchif en le présentant comme une langue naturelle, normale, parlée et comprise par tous. Pendant longtemps, les Métis avaient honte de leur langue ; ils préféraient parler en anglais plutôt que de se faire corriger ou, pire encore, de subir les moqueries des autres et le rejet. Comme Toumson le précise, la langue est une facette du sujet qui se prend en charge et s’exprime, et « chaque fois que le langage est remis en question, la langue devient l’objet d’une surenchère idéologique » (41). En choisissant cette langue particulière et en insistant pour lui donner un véritable souffle, Cenerini nous donne à voir une communauté métisse qui résiste à l’assimilation linguistique, en dépit du fait que sa langue n’est parlée que par une petite minorité. Dans la pièce, le mitchif est perçu comme une langue de l’espace public et non plus comme un parler relégué strictement à l’espace privé. La transcription de cette langue atteint alors un double objectif. Non seulement elle donne corps et âme à une langue et à une identité méconnues, elle suscite chez les Métis une fierté identitaire qui pourrait se transmuer en une volonté de préserver et de valoriser une langue et une culture depuis longtemps menacées d’assimilation.
15 Ce qui constitue indubitablement l’originalité de cette pièce est le fait qu’elle soit principalement rédigée dans cette langue vernaculaire des Métis francophones. Roland Mahé, qui en a assuré la première mise en scène, parle d’une première mondiale (« Carte blanche »). Et, même s'il y a un moment d’étonnement ou de désarroi face à cette prononciation au débit chantant et à ce vocabulaire inusités, nous nous y habituons assez rapidement. Pourtant, autant Cenerini innove du point du vue du style, autant il semble proposer une vision traditionnelle de la culture métisse. De plus, il devient vite apparent qu’il a inscrit ce drame dans le prolongement d’une autre vie très connue, celle du premier chef des Métis du Nord-Ouest canadien, Louis David Riel. Non content d’ancrer ce drame dans un contexte socioculturel typé (où les Métis font la pêche artisanale l’hiver, fabriquent toujours leur galette et des boulettes et prennent parfois un petit coup), Cenerini développe un scénario aux échos familiers. De fait, l’auteur s’inspirera de deux tragédies pour servir de toile de fond à la sienne : l’histoire de Louis David Riel et celle de Jésus Christ. La trajectoire de la vie de James suivra la même courbe que celle de ces deux grands icônes : de la mission du visionnaire jusqu’au martyr et au sacrifice suprême, la mort.
16 Avec Li Rvinant, Cenerini ne cherche pas uniquement à raconter de façon inusitée l’histoire d’un Métis et de sa communauté, mais à jouer sur des cordes familières afin de dépasser le particulier pour rejoindre un collectif plus universel. En puisant à deux sources très connues, le texte permet une approche mythocritique, selon Gilbert Durand, puisque Cenerini a sciemment mis en place tout un système dynamique de symboles en ayant recours à divers archétypes et en puisant à des schèmes narratifs connus (Durand 64). Certes, pour Mircéa Éliade, « le mythe raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des “commencements” » (Éliade 16), mais selon Toumson, le mythe offre aussi « une perspective cohérente de l’homme avec l’ordre universel du monde des choses et des dieux » (67). Dans cette optique, Li Rvinant se présente comme un récit symbolique où les archétypes et l’action rituelle contribuent à réhabiliter et à idéaliser le discours contemporain très à la mode qui valorise le métissage. Mais, dans son étude, Toumson nous met en garde contre cette tendance à idéaliser ce qui autrefois était très mal perçu. L’effusion idéologique qui célèbre le métissage sous toutes ses formes n’est qu’un leurre illusoire, affirme-t-il, puisqu’elle nie tous les rapports négatifs et contradictoires liés au concept du métissage, mot dont l’origine latine (mixtīcius ou mixtus) signifie mélangé, hybride ou impur. En effet, comment une idéalisation romantique du principe du métissage peut-elle ne pas tenir compte du passé ? Surtout le passé, tragique à bien des égards, des Métis de l’Ouest ? Tout discours qui atténue ou nie les nombreux antagonismes historiques découlant des rapports d’autorité basés sur la discrimination—pensons à l’esclavage, à la colonisation, au génocide par exemple (où l’Autre est toujours différent et à craindre)—, serait incomplet, puisque lacunaire.
17 Peut-être est-ce justement avec cette rhétorique qui propose ces « illusions lyriques » (Toumson 71) que Cenerini joue ? On peut le croire parce que le message de Li Rvinant n’est pas ambigu : le protagoniste désire résoudre les différends qui divisent sa communauté, d’une part ; d’autre part, il souhaiterait que les gens s’acceptent, qu’ils vivent en harmonie les uns avec les autres. Mais quand le héros meurt et qu’il n’y a aucune résolution aux problèmes concrets décrits, on comprend que ce drame imaginaire s’inscrit dans le continuum des possibilités historiques. S’il est vrai que lyrisme et illusion abondent dans la pièce, ils s’avèrent nécessaires, contribuant à la construction d’un drame fictif, mais toujours si terriblement vrai.
18 La motivation principale de l’auteur est évidente : il veut nous faire découvrir la minorité métisse de l’Ouest canadien. Et pour ce faire, il puise explicitement à une première source historique, assez récente, pour établir quelques parallèles entre le passé des Métis du temps de Riel et le présent. Ainsi, par exemple, à l’instar de Riel, à qui on refusa la main d’une Québécoise parce qu’il était métis, James Coutu se voit refuser la main de Louise Champagne, la fille de l’antagoniste Ed. D’autres parallèles sont établis : Riel connaîtra l’exil, tout comme Coutu sera menacé et banni du village pour avoir osé aimer une femme blanche. Il se battra contre l’ennemi, mais ne reculera pas devant la mort à la fin de la pièce. Coutu croit à la notion de peuple élu et sera convaincu, comme Riel, qu’il mène une lutte importante pour les siens, cette nouvelle nation choisie par Dieu.
19 Les Écritures saintes constituent une deuxième source à laquelle puise abondamment Cenerini. Plusieurs allusions bibliques émaillent le texte, comme le montre la première vision du héros. Solitaire, sans points de repère, un James malheureux décide de mettre fin à ses jours. Cependant, après avoir gravi une montagne,2 il reçoit la visite inattendue de Jésus Christ, de Louis Riel et d’un oisillon, qui représente très probablement la colombe.3 Nous y voyons une forme d’incarnation de la Trinité divine : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Pendant ces apparitions, il reçoit la mission d’aller libérer son peuple condamné à une vie de pauvreté et de servitude, subjugué à l’autorité despotique d’Ed, surnommé l’Empereur dans la pièce.
20 Après une absence de huit ans, James Coutu revient et sa présence se fait rapidement remarquer. D’abord, on le croit responsable de la pêche miraculeuse que connaît son beau-frère. Puis, James sauve une fillette noyée qui ressuscite dans ses bras et, finalement, il guérit un jeune qui boitait. Les allusions bibliques ne s’arrêtent pas là. James demande l’aide de son beau-frère Pierre.
Avec ces hommes, James souhaite créer une coopérative. Plus tard, quand Pierre précise qu’il a réuni environ neuf pêcheurs, James souhaite qu’il en trouve quelques autres, car il y avait douze apôtres. La Coop que les Métis veulent créer symbolise peut-être le nouveau mouvement religieux de Jésus, suivi par ses disciples qui menacent l’autorité des Pharisiens. Dans les Évangiles, on se souviendra que Jésus accuse les hommes de formalisme et d’hypocrisie; à son tour, James reproche aux siens une paresse dangereuse. L’ennemi au village, Ed Champagne, représente quant à lui les Pharisiens qui pratiquent une autre religion établie depuis longtemps et qui ont voulu se débarrasser de Jésus. Ed réussira à se débarrasser de James.
21 Il n’est pas étonnant que l’Histoire se répète. En effet, calquée sur le Chemin de la croix du Christ, la structure de Li Rvinant nous permet de nous arrêter à chacune des stations, en suivant le périple de James qui se déroule en 14 tableaux.4 Avec la première scène (le prologue), nous assistons à la mort de James. La scène sera répétée intégralement à la fin, mais ne clôt pas la pièce. À cause de ce début qui efface toute possibilité de mystère ou de surprise, le dénouement de l’action est déjà connu du spectateur, qui a du coup l’impression très nette de revivre une histoire déjà archi connue. Implicitement, c’est sur ce phénomène d’identification première que Cenerini compte et c’est par le biais de l’analepse (ou flashback) que le dramaturge décide de revenir dans un passé rapproché (on parle des années 1960 sur la 4e de couverture) pour reconstruire les événements qui mènent au sacrifice d’un jeune Métis qui pourrait être notre contemporain.
22 Soulignons enfin que la présence féminine dans ce texte est très importante : la sœur de James, Marthe, refuse d’accepter le nouveau rôle que son frère choisit : « (…) Tis pas ain prophéte, James. Tis pas ain martchyr. Kissi ki t’as [sic] rempli la téte di touttes cis moudjites histwaires-là? Tis moun frére (…) » (Cenerini 117). Nous la voyons inquiète, pas du tout encline à l’écouter : elle craint pour sa vie et veut qu’il reparte. Au contraire, la jeune fille qui travaille pour elle, Maddy, sera prête à arrêter son travail de servante pour boire la parole de James. Au début Maddy rit, doute de la véracité de ses propos, mais bientôt elle se rallie à sa cause. James lui rappelle le statut spécial du Christ : « Motchi Juif– motchi Dju. Ça fait ain Mitchif » (95). Plus tard, au neuvième tableau, le couple se retrouve et Maddy s’identifie explicitement à Marie Madeleine, cette importante disciple du Christ. Maddy aime James et lui offre son soutien « kansi klis grandes ipreuves, ça va vnir » (103). À la fin de la tragédie, ce sera grâce à elle, par ailleurs, que toute la vérité du meurtre de James sera révélée au grand jour.
23 En créant une filiation spirituelle entre Jésus, Louis Riel et James, Cenerini reprend trois schèmes narratifs : il surimpose certains épisodes de la vie du Christ à la vision et au martyr messianique de Riel et les greffe aux aventures de Coutu. Il enrichit ce palimpseste de l’h/Histoire, qu’on pourrait qualifier de rielliste et de biblique, avec de nombreux intertextes qui émaillent les scènes, tirés de poèmes de Riel ainsi que d’extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament.
24 Les leitmotifs, qu’ils soient folkloriques ou plus contemporains, ainsi que les intertextes, tirés des écrits profanes de Riel ou de textes sacrés, nous permettent de comprendre que Cenerini glisse consciemment du réel au mythe. Le réel contemporain est évoqué par les références à la Coop, aux trucks et à la violence des gangsters embauchés par Champagne. Mais certaines images modernes rappellent d’autres, plus anciennes : lors de la mise à mort de James, on le couronne en lui drapant la tête d’une toile, on le frappe, on plante un couteau dans ses côtes, on l’enroule non dans un linceul mais dans un drap en plastique… Ainsi les allusions et références sont nombreuses créant une supprimer surimposition/stratification de couches identitaires : James Coutu, Jésus-Christ, Louis Riel, prophète, fou, martyr. La codification du message ainsi mythifié n’est ni abstraite, ni complexe, ni cachée. Elle est au contraire évidente, pour ne pas dire troublante. La première impression de lecture en est une de déjà vu et déjà dit.
25 Pourtant, grâce à ce processus d’identification archétypal, le spectateur comprend aisément la mission du protagoniste et le message prophétique qu’il cherche à véhiculer auprès de ses pairs. Lorsque James s’explique avec l’abbé Jude, qui incarnera le traître Judas, on comprend mieux la nature inclusive de sa mission :
L’annonce faite à James n’est ni voilée, ni rêvée, ni illusoire, selon lui. De cela il est parfaitement convaincu. Par contre, pour autrui l’interprétation de cette annonce n’est pas évidente. La vision de James, tout comme le destin qu’il s’impose, sont assujettis à diverses interprétations. Pour certains dans la pièce, James est un prophète, il fait des miracles; il vient sauver son peuple. Pour d’autres, comme Marthe, comme l’abbé Jude ou Ed, sa vision est due à une surconsommation de drogues, il n’est qu’un charlatan, ou pire, un fou dangereux.
26 Dans son ouvrage critique, The False Traitor, Louis Riel in Canadian Culture, Albert Braz fait état d’une multiplicité de visages que les artistes conçoivent en décrivant ce célèbre Métis. Selon Braz, la polarisation de l’intérêt public se fait justement sur ces images contradictoires souvent juxtaposées : Riel, un fou ou un prophète, un mystique et martyr versus un homme d’état rationnel. Cenerini nous offre à son tour un drame singulier où l’interprétation du rôle et du statut de son héros n’est pas donnée de prime abord.
27 Certains doutent de la santé mentale du rvinant, alors que d’autres remettent en cause la portée de sa mission. James, quant à lui, demeure confiant : sa vision le guide et devient sa seule raison d’être. Sa conviction de détenir la Vérité reste inébranlable. Sa langue, ses arguments en simples mots mitchifs constituent sa seule arme, mais aussi toute sa force. Sa « parole » (à l’instar de la Parole de Dieu) représente ici l’unique salut possible pour son peuple, puisque même si l’homme meurt, sa pensée doit lui survivre afin d’inspirer les Métis. Dans son étude sur la minorité des Pieds noirs, Catherine Bellomia affirme que « le langage demeure le seul lieu de la reconstruction identitaire », mais elle précise également que cette reconstruction est en partie « basée sur la cristallisation et la mythification […] d’une image figée […] » appartenant à une époque révolue (Bellomia 54). Cenerini capte et transcrit une langue essentiellement orale, mais il s’inspire aussi de lieux communs pour étayer son drame. Pourquoi revenir encore à ce même archétype christique, et par la même occasion réinvestir du même message ce mythe messianique bien connu et si cher à certains Métis ?
28 Cenerini veut cadrer son drame sur une toile de fond paradigmatique très connue chez les Chrétiens, mais il revient sur une histoire aussi très familière chez les Métis. Ce recours au palimpseste a pour effet de d’amalgamer deux histoires, celle universellement connue du Christ et celle de Riel, à portée plus régionale. Cet enrichissement dans la trame du canevas n’est qu’un clin d’œil, parmi d’autres, au métissage sous toutes ses formes. Le fait qu’on reconnaisse et anticipe la fin de l’histoire du protagoniste relève du principe que tout croyant vénère : l’espoir qu’un jour la justice et la vérité nous seront acquises. Cenerini se complaît à recourir à des histoires d’un passé bien connu, celles du Christ et celles de Louis David Riel pour surligner certaines correspondances et ressemblances entre ces hommes et son héros revenu pour lutter pour les siens. Li rvinant, tout en s’engageant, déclenche chez son peuple une conscientisation de son statut unique, il se montre fier de cette identité qu’il partage avec les siens et se dit prêt à mourir pour protéger leurs droits inaliénables. Tel un rédempteur, il entraîne les autres dans une lutte pour la liberté, c’est-à-dire qu’il les lance dans un effort collectif qui les entraîne vers un avenir inconnu, mais prometteur. Ainsi, en dépit de la mort du héros, l’objectif principal doit être atteint : tous sont interpelés, motivés par le geste sacrificiel du jeune homme. De ce fait, le spectateur comprend que la portée du message se cristallise en un ou deux mots : foi et espérance. Tous entendent et comprennent cette idée toute simple : œuvrer pour un meilleur avenir doit toujours être possible, surtout pour ceux qui se sentent bafoués et négligés par les grandes puissances, quelles qu’elles soient. Comme l’auteur luimême l’affirme lors d’une entrevue, « le thème principal de ma pièce, c’est justement ce parti pris radical en faveur des pauvres et des démunis. On s’oppose à l’autorité. Et on rend hommage à tout ce qui est beau et particulier dans la communauté métisse » (« Carte blanche »).
29 Pour conclure, Li Rvinant exemplifie une richesse linguistique et culturelle méconnue, en ce qui concerne la réalisation d’un dialecte oral, le français mitchif, en texte écrit. La pièce nous montre certains éléments de l’ancien français avec la prononciation typique au français mitchif. La syntaxe et le vocabulaire de l’œuvre immergent le spectateur non Métis dans un village mitchif, où sa propre langue devient alors un handicap. Au début, il sera troublé par l’écart prononcé ressenti par rapport à cette nouvelle identité linguistique et culturelle normalement marginalisée. Toutefois, le spectateur non Métis comprendra par la même occasion la menace ressentie devant une langue d’autorité et la possibilité d’être assimilé à la culture dominante puisqu’il est devenu l’Autre, le minoritaire du Métis dans ce jeu du miroir réfléchissant. Ainsi, Cenerini propose une représentation littéraire du français mitchif et témoigne de son désir de légitimiser ce dialecte oral méconnu, ce qui à son tour sous-tend une valorisation de l’identité et de la culture d’une nation distincte.
30 Toumson nous rappelle que le danger de cette « rhétorique du métissage », où on célèbre l’idée que tout le monde est Métis, est d’effacer la spécificité identitaire. Nous ne sommes pas tous pareils et Cenerini évite cet écueil habilement. En entendant justement la langue exclusivement orale d’une minorité marginalisée depuis longtemps, la majorité des spectateurs se trouvera subitement confrontée à une réalité liminaire, mal comprise, oubliée ou ignorée. Et pour palier le défi que représente un drame écrit et dit dans un dialecte hors-norme, l’écrivain choisit d’asseoir son drame sur des schèmes narratifs familiers : l’histoire de Jésus Christ, universellement connue, et celle de Louis David Riel, mieux connue sans doute par les Canadiens de l’Ouest.
31 Il devient alors apparent que Li Rvinant est à la fois une œuvre esthétique, spirituelle et politique qui peut être perçue comme faisant écho à une des thèses principales avancées par John Ralston Saul dans Mon pays métis, à savoir que finalement les nouveaux Canadiens ont survécu aux rigueurs de la nature grâce à l’aide des Premières Nations. Le Canada a été construit et a évolué grâce aux échanges culturels pour devenir une civilisation fortement empreinte d’un esprit de partage et de métissage. Saul soutient que les Canadiens doivent renouer avec les notions « d’équité et de dialogue » qui sont à la base de la fondation du Canada (Saul 4 e de couverture). Cette valorisation du métissage, Cenerini l’illustre en célébrant la langue et la culture des Métis. James Coutu pousse les siens à s’unir pour revendiquer leurs droits; il luttera jusqu’à la mort pour rétablir la fierté oubliée de son peuple, pour endiguer le sentiment d’impuissance et d’infériorité d’une nation malmenée par l’Histoire, mais qui a peut-être encore un avenir, celui d’un peuple, comme l’affirme Cenerini, qui doit « revenir et prendre sa place au soleil. » (« Carte blanche »).