In Franco-Canadian dramas of the West, the hegemonic group and the linguistic and cultural minority often clash. It seems that only constant negotiations with the hegemonic group allow for the survival of these already marginalized groups. Elephant Wake, by Joey Tremblay, displays these negotiating qualities that make for the resiliency of the francophone minorities of Western Canada. Although its protagonist’s monologue in halting English could be summarized as an elegy for the purity of his culture, the play as a whole denies the main character’s message in that it becomes, by contrast, an ode to survival through hybridity. Indeed, the narrative presents the French culture as a necessary patchwork which must strategically absorb other cultures to survive or to inevitably shrink. At the end of JC’s narrative emerges a mosaic Francophone culture, one that is revealed to have been all along a repository of cultures and sub-cultures.
Dans le théâtre franco-canadien de l’Ouest, il semble que seules de constantes négociations avec le groupe hégémonique permettent la survie des groupes minoritaires, toujours déjà marginalisés. Elephant Wake, de Joey Tremblay, présente cette résilience qui caractérise la minorité franco-canadienne de l’Ouest. Par son récit ironique, où le dernier survivant francophone narre dans un anglais mâtiné de français l’abandon progressif du village francophone par tous ses habitants, le monodrame montre que ni le total rejet de l’autre hégémonique ni la fusion avec ses valeurs ne constituent des solutions viables. Elephant Wake suggère donc qu’il est impossible de fixer une identité et d’en faire un énoncé « pur », l’identité étant toujours en processus, hybridée par les individus et leurs cultures.
1 Dans le théâtre franco-canadien de l’Ouest, il semble que seules de constantes négociations avec le groupe hégémonique permettent la survie des groupes minoritaires, toujours déjà marginalisés. Elephant Wake, de Joey Tremblay, présente, formellement et thématiquement, cette résilience qui caractérise la minorité franco-canadienne de l’Ouest. Quoique le texte d’Elephant Wake soit principalement écrit en anglais, cette pièce appartient indéniablement au répertoire franco-canadien par sa thématique, par son usage mixte de codes, dont les jalons de culture traditionnels sont présentés en français, ainsi que par sa maîtrise approximative des deux codes langagiers. Ce monodrame se situe effectivement à l’extrémité anglophone du spectre des textes plurilingues, ce qui témoigne forcément, sur le plan formel, de la grande vulnérabilité du français en contexte minoritaire et des auteurs minorisés qui choisissent de mettre en scène cette vulnérabilité. Pour comprendre comment on en vient en tant qu’auteur franco-canadien à écrire principalement en anglais, il faut se rappeler les mots de François Paré : « La minorisation est la pensée vivante du minoritaire vécue en chacun des individus. Elle est un état d’esprit, une condition absolue du désespoir de ne jamais pouvoir s’accomplir dans le discours dominant » (Paré 28).
2 Louise Ladouceur a montré que l’appauvrissement du français donne lieu à un bilinguisme qui fait en sorte que le français est souvent réservé aux échanges en privé, et l’anglais, aux espaces publics d’échanges avec la majorité anglophone (Ladouceur, « Les langues » 183-184). En ce sens, il n’est pas surprenant que Joey Tremblay, qui a grandi en Saskatchewan, ait choisi de présenter une pièce sur son passé fransaskois en anglais : il maîtrisait de moins en moins le français, et l’anglais était paradoxalement la façon de rejoindre autant les Franco-Canadiens que les AngloCanadiens puisque les premiers, minorité oblige, sont bilingues. Revenant au contenu de la pièce, je voudrais montrer qu’une analyse en profondeur de la pièce révèle, par-delà le nostalgique hymne à la disparition d’une pure culture francophone de l’Ouest qu’une première lecture établit, la nécessité pour les minorités d’adopter l’hybridité culturelle comme tactique de survie.
3 En ce sens, il ne faut pas s’étonner que cette pièce de théâtre ironique adopte le point de vue de Jean Claude, l’idiot du village, un narrateur peu fiable puisque l’information qu’il nous fournit doit être réinterprétée. Son monologue peut être considéré comme une histoire orale de Ste Vierge, un village francophone et catholique du Sud-Ouest de la Saskatchewan1 bâti sur trois générations prolifiques. Néanmoins, la culture des francophones se voit bientôt menacée d’assimilation puisque le village voisin, Welby, moins religieux et plus intéressé par le lucre, gagne l’admiration des francophones. En nous présentant deux identités de base, les anglophones et les francophones, de même que la catégorie quelque peu interstitielle qu’est l’identité métisse, JC pousse son auditoire à tirer une conclusion contraire à la sienne, à savoir que la reddition du village de Ste Vierge à l’hégémonie anglophone est due à l’impossible mission de maintenir un rigide code de pureté.
4 La religion idéaliste des francophones s’oppose au mercantilisme anglophone, qui gagne du terrain parmi les habitants du village. Toutefois, outre les anglophones et les francophones, qui luttent pour l’hégémonie culturelle et linguistique, d’autres factions sont en guerre à Ste Vierge. Les identités sexuelles, religieuses et ethniques réprimées—les catholiques, les hétérosexuels, les Blancs francophones, eux-mêmes traditionnellement assiégés—s’amalgament dans un acte de résistance désespéré contre les identités hégémoniques. D’ailleurs le « wake » (une veille des morts) du titre devient un requiem pour une pureté qui, qu’elle soit linguistique, religieuse, ethnique ou sexuelle, n’a jamais vraiment existé au village. JC, par son récit ironique—quoiqu’il se propose comme chantre d’un requiem pour une pureté périmée—présente la culture francophone comme une sorte de nécessaire culture-courtepointe, qui doit phagocyter d’autres cultures pour survivre. Lui-même représenterait inconsciemment cette hybridité nécessaire à une culture vivante. Ainsi, bien que le monologue du protagoniste JC puisse être saisi comme une élégie à la pureté culturelle de son défunt village, la pièce entière nie le message du personnage principal en ce qu’elle devient, par contraste, une ode à la survie par l’hybridité.
5 Le narrateur d’Elephant Wake décrit avec nostalgie la disparition du français et de la culture francophone dans un village du Nord de la Saskatchewan. Et pourtant la pièce est écrite principalement en anglais—un anglais qui n’est toutefois pas celui d’un locuteur natif. En fait, bien que JC soit francophone, il s’adresse au public dans un anglais qui reflète la syntaxe, le vocabulaire et les rythmes français. Comme Jane Moss l’a remarqué, « Jean Claude usually switches to French when recalling childhood memories related to religion and holidays, or when remembering conversations with his memere [sic] » (Moss 10). Cependant, la langue de Jean Claude est toujours approximative en ce qu'elle appartient à un espace linguistique nécessairement liminal, celui d’une minorité linguistique qui ne maîtrise aucune des langues qu’elle parle, surtout pas sa langue maternelle :
6 Les récentes recherches de Louise Ladouceur sur les pièces de théâtre francophones de l’Ouest reflètent le progrès dans la réception du théâtre franco-canadien, dont témoigne ma lecture d’Elephant Wake, depuis la nécessité perçue d’un espace symbolique français « pur » jusqu’à la reconnaissance de sa singulière hybridité linguistique et culturelle :
Ladouceur rappelle également les racines de ce désir d’autoextinction linguistique et culturelle:
Les Fransaskois d’Elephant Wake choisiront d’abandonner leurs différences, perçues comme infériorité, et de s’intégrer à l’hégémonie anglophone, c’est-à-dire de s’indifférencier, ne laissant que JC et son éléphant de papier mâché comme relique de leur culture, en raison de l’angoisse insoutenable de se percevoir comme autre depuis le point de vue hégémonique anglophone. L’examen du mythe de création de Jean Claude, enfant issu de la lignée des deux ethnies, anglophones et francophones, mettra au jour les négociations de la minorité avec le groupe hégémonique.
7 Le récit hautement idéologique de JC en dit beaucoup, par ses préjugés, sur les guerres intestines entre Anglo-protestants, Franco-catholiques et Métis parlant mitchif dans l’espace quotidien du village où les échanges ont lieu. Paradoxalement, le statut même de JC lui permet de présenter une vérité dénuée de tout artifice, puisqu’on ne le prend pas au sérieux; par ailleurs, la narration de JC met en relief tous les préjugés de la communauté francophone face à la différence, car JC les présente de façon manichéenne, sa naïveté donnant à rire.
8 Le récit de création2 de Jean Claude emprunte à la Bible : s’appropriant les miracles de Jésus, JC demande aussi à son auditoire un acte de foi en son propre mythe de création, reflétant celui du village de Ste Vierge, qui aurait été fondé au milieu d’un désert du Sud-Ouest de la Saskatchewan selon les directions que la Vierge Marie aurait données au prêtre fondateur.3 Le village est ainsi bâti sur un mythe. Sans doute sa mort rapide, en dépit de son taux de natalité élevé,4 atteste-t-elle l’incapacité de ses habitants francophones et catholiques à accepter l’altérité en son sein. L’anormal— tout ce qui s’éloigne de leurs étroites normes—reflète leur vulnérabilité en tant qu’étrangers aux yeux des anglophones, et explique la marginalisation de JC au sein même de sa communauté. En effet, étant critiqués essentiellement pour leur différence— ethnique, religieuse, linguistique, en somme culturelle—les minoritaires tentent alors de respecter strictement une tradition qui les rattache à une France (un Québec?) hégémonique, utilisant leur allégeance à une nation comme argument d’autorité. Cependant, parce que leur survie est en cause, toute anomalie au sein de leur communauté sera fustigée. D’où l’exclusion de JC.
9 Le village voisin de Welby, toujours selon le mythe colporté par JC, aurait été fondé par un couple anglophone qui se serait arrêté pour prendre le thé avec ce qu’ils croyaient être des biscuits et qui s’avéra des bouses de vaches (des « caca-cookies ») (Tremblay 7), répandues comme une « manne » sur le sol. Ainsi, selon JC, les Anglos auraient littéralement fondé leur village sur de la bullshit. Le village de Ste Vierge serait donc fondé sur un idéal religieux, alors que celui de Welby le serait sur l’abject, associé, on le verra, à l’argent; l’association de l’argent avec l’abject (les « caca-cookies ») rappelle que pour les Franco-Canadiens de l’époque, le profit matériel était associé au péché. Considérant les choses sous un angle radicalement opposé, on peut se demander également si JC n’a pas intégré le point de vue des anglo-protestants, associant l’idéal religieux à des mensonges, de la bullshit. Ainsi, JC projette innocemment sur l’autre culture les aspects rejetés de l’identité sociale de son village. Il projette également sur les habitants de Welby (le nom évoque les association de mots « will be, » un village qui a un avenir Ste Vierge, ou « well-be-(ing),» le bien-être du conquérant) des éléments soi-disant impurs des vies de sa communauté, de même que de sa propre histoire personnelle et sociale : JC, né d’un père anglophone et d’une mère francophone, a une identité hybride, un secret de polichinelle familial et communautaire : « I know my dad, he make my mom pregnant, and nobody supposed to talk about that » (Tremblay 8). Le secret entourant les circonstances de la naissance de JC est lié à sa nature censément « impure » : il est né d’une union « naturelle », c’est-àdire illégitime, une union qui porte le sceau du mélange de « races, » mélange autrefois honni. JC est ainsi, comme son surnom, Chou gras, y fait allusion—mais nous y reviendrons—, hors culture.
10 C’est précisément lorsque JC se trouve dans le fossé, une position abaissée, éloignée des présumés regards scrutateurs, qu’il s’imagine en éléphant5 volant dans les airs. JC renverse donc la situation : « I’m not on the ground no more. I’m in the sky floating like the elephants did a long time ago » (Tremblay 3). Il y a 10,000 ans, il y avait des mammouths dans la région ; JC, nous offrant son propre créationisme, bricole avec l’histoire naturelle et le folklore pour créer un mythe où les francophones deviennent des éléphants volants. Bref, structuralement, plus JC est bas—et donc petit depuis une perspective normale—plus il se fantasme comme gros et dans une position élevée, pour compenser l’insoutenable de sa position ou celle de son groupe ethnique.
11 Toutefois, si prestigieuse qu’une position élevée paraisse, elle appartient au domaine du burlesque lorsque l’être qui se trouve dans les airs n’est ni un dieu ni un oiseau, mais se présente comme un pachyderme. Cette image surréelle nous paraît étrangement pertinente parce qu’elle fonctionne comme un symbole à la fois de l’oubli et de l’hyperconscience de sa différence que ressent le minoritaire. Je reprends ici les termes de la conscience et de l’oubli présentés par François Paré (163) voulant que cette conscience aigüe chez le minoritaire alterne avec l’oubli. Cet oubli lui permettrait de se projeter dans le groupe hégémonique, projection qui aurait pour effet de soulager momentanément l’angoisse de sa condition.
12 L’éléphant volant possède donc une valence positive, que le titre nostalgique de la pièce corrobore. Cette valeur correspond de manière imagée à l’état d’innocence de la communauté au début de sa création, entérinée, on le sait, par un miracle. Elle correspond aussi à une impression de prendre toute la place dans un territoire grand et vide comme un ciel, ainsi qu’à un sentiment de légèreté rattaché à l’idée des origines. Toutefois, se présente déjà l’autre versant de ce symbole, la vulnérabilité du minoritaire rendu hautement visible aux yeux de l’autre de par sa différence, toujours dévaluée. Cette vulnérabilité ressentie par les francophones justifierait leur transformation symbolique ultérieure par JC en chiens de prairie (spermophile) vivant sous terre, des êtres minuscules et chtoniens s’opposant aux être aériens et immenses qu’étaient les éléphants volants. Comme si le principe de réalité s’était affirmé, et qu’on reconnaissait désormais sa condition de minoritaire. Dans tout mythe existe en effet un temps primordial, un âge d’or stable, marqué du sceau de la perfection et envisagé avec nostalgie, et un après qu’une chute subite fait verser dans la contingence.
13 Passer ses journées dans les fossés comme JC le fait, une fois le village abandonné par les francophones, semble un mode de vie peu différent de celui des chiens de prairie. Les deux animaux totémiques, l’éléphant et le chien de prairie (spermophiles) de même que leurs habitats, aérien (puisque l’éléphant vole) et chtonien, reflètent la condition bipolaire dont les minoritaires sont affligés, et dont Hubert Aquin a parlé dans « La fatigue culturelle du Canada français » : « La culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême : elle aspire à la fois à la force et au repos, à l’intensité existentielle et au suicide, à l’indépendance et à la dépendance » (Aquin 82),6 et que François Paré, presque trente ans plus tard, reprend en la formulant autrement dans Les littératures de l’exiguïté. Il y affirme en effet que les petites littératures souffrent de deux maux opposés : une conscience aigüe de l’altérité de leurs langue et culture et un désir d’oublier leurs langue et culture en raison de leur altérité perçue de l’intérieur. « La première reconnaît sa vulnérabilité et se construit par une littérature qui devient un noyau de l’identité collective, l’autre, l’oubli, niant son appartenance à la communauté, disperse ou généralise les signes de son appartenance à la communauté » (Paré 123-124). L’opposition que dessine Aquin entre l’exaltation et les tendances suicidaires des Canadiens-français des années cinquante et soixante peut être liée à l’hyperconscience que Paré reconnaît aux minorités et à leur concomitant désir d’oubli de leur condition.
14 Comme tous les mythes de création, l’histoire de JC oppose des valeurs, des gens, des villages, des cultures, prouvant d’abord et avant tout que l’identité sociale est toujours relationnelle, mais aussi que, comme l’affirme Mary Douglas : « ideas about separating, purifying, demarcating and punishing transgressions have as their main function to impose a system on an inherently untidy experience. It is only by exaggerating the difference between within and without, […] with and against, that a semblance of order is created » (5). Toute culture s’oppose à une autre, même voisine, afin de mieux se définir. C’est en s’opposant qu’on se crée une identité. Pour paraphraser Douglas, on pourrait dire que le réel—particulièrement un environnement nouveau, comme c’était le cas des colons francophones qui se sont retrouvés dans un Ouest aux conditions climatiques extrêmes—nécessite une grille d’interprétation, que fournit toute culture au départ. JC étant le porte-parole de sa culture qui s’est éteinte en se perdant dans l’indifférentiation, en choisissant de se fondre dans la culture anglophone, il n’est pas étonnant que les anglophones et francophones soient si contrastés dans son récit.
15 On a vu que JC, enfant naturel d’un père anglophone anonyme et d’une mère francophone morte en couches, possède une identité problématique, honteuse. Comme son sobriquet, Chou gras, l’indique il est considéré comme une mauvaise herbe. En effet, chou gras est le nom vernaculaire d’une mauvaise herbe appelée chenopodium album ou, en anglais vernaculaire, dungweed ou white goosefoot. Poussant dans les fossés partout au Canada, elle est une peste pour les potagers, disent les textes botaniques, mais une mauvaise herbe coriace et élégante.7 Une mauvaise herbe est par définition une vie qui pousse là où elle ne devrait pas, métaphore pertinente autant pour le bâtard qu’est JC que pour la colonie francophone établie dans l’Ouest.8 Cela dit, le fait qu’un autre vernaculaire—anglais, cette fois—pour Chou gras soit dungweed (littéralement herbe à bouse) se veut un commentaire ironique sur les paroles de JC selon lesquelles seuls les anglophones de Welby seraient symboliquement associés à la bouse.
16 Le prénom Jean Claude, ou JC, est lui-même problématique en ce qu’il est double; en outre, l’absence d’un trait d’union, de même qu’au sobriquet de son ami métis, Tit Loup, et à celui du toponyme Ste Vierge, suggère, sinon la fragmentation, suivant le refus qu’accuse sa communauté de ses origines mixtes, du moins l’anglicisation, là aussi soulignant la mixité au sein même du village francophone. Le refus d’articuler le vide, la différence entre les deux parties des noms, fait aussi référence au refus de reconnaissance de l’espace transitionnel : Mary Douglas, suivant Van Gennep, affirme : « Danger lies in transitional states, simply because transition is neither one state nor the next, it is undefinable. The person who must pass from one to another is himself in danger and emanates danger to others » (Douglas 119). Douglas ajoute que les rituels contrôlent l’entrée dans un nouvel état. Des gens comme JC, Tit Loup et oncle Ellis, dont les identités genrées et ethniques demeurent liminales dans une société franco elle-même (génériquement) honnie des anglos, ne sont les bienvenus dans aucune communauté : comme leurs noms ou surnoms semblent le suggérer, ils sont repoussés vers les marges de la communauté humaine, vers les royaumes animal (Tit Loup) et végétal (Chou gras), ou sont laissés en rade, en quarantaine, comme l’oncle Elis, dont le nom renvoie à Ellis Island, dans l’État de New York, l’espace transitionnel des immigrants dans l’Amérique du XIXe et du début du XXesiècle, lorsqu’on les soupçonne de maladies contagieuses. JC/Chou gras incarnant la condition bipolaire (conscience aiguë de soi/oubli de soi) affectant, selon Paré, les Franco-Canadiens et autres minoritaires, personnifie à la fois l’inconscience de soi caractéristique des soushumains que sont les végétaux (d’où son sobriquet, Chou gras) et l’hyperconscience d’un surhumain, Jésus Christ, prophète et fondateur de la chrétienté, à qui ses initiales renvoient.
17 En effet, Jean Claude, dans son désir de donner sens à sa naissance taboue, peut se considérer comme le sauveur d’une culture, fils d’un père anglophone lointain parce qu’anonyme et d’une (presque) vierge, poursuivant la mission de père Champagne, interpelé par nulle autre que la Vierge Marie. On a vu que le village de Ste Vierge est fondé au départ sur un impossible idéal de pureté religieuse, ethnique et sexuelle, qui permet d’éviter un éventail de contaminations, soit les alliances avec les anglophones protestants et les soi-disant half-breeds—ethniquement et religieusement (païens/chrétiens)—métissés, ainsi que les personnes au genre contredisant le sexe, comme l’oncle Elis, qui s’habille en femme pour chanter Piaf.
18 De fait, le village de Ste Vierge pratique autant l’exclusion avec ses propres habitants au statut liminal qu’avec les étrangers— JC est lui-même sans cesse menacé d’éviction, d’être institutionnalisé—, ce qui pourrait expliquer pourquoi les habitants du village se hâtent de s’assimiler et n’opposent pas la moindre résistance à l’absorption de leur identité collective : ne soupçonnant pas que l’identité est hybride, ils poussent l’allégeance à l’hégémonie anglophone trop loin une fois établis à Welby et ne retournent jamais à Ste Vierge. Et, de fait, le village de Welby devient si prospère que Ste Vierge ferme son école, son café, son épicerie, son église, jusqu’à ce que le village soit abandonné de tous sauf de JC.
19 Dans les disdascalies de sa dernière version post-production (2009), Joey Tremblay écrit: « Inviting the audience to reconsider the ordinary and to see beauty in things discarded is the main objective of the play’s action » (1). Joey Tremblay met ici en lumière sa préoccupation d’accorder de la valeur à des individus considérés comme abjects en raison de leur identité moins normée. Par exemple, pour Chou gras/JC, Tit Loup agit comme un catalyseur, révélant avec ses jeux la fragilité des frontières que les gens établissent entre l’accepté et le rejeté, le sacré et le profane, l’idéal et l’abject. C’est exactement ce qu’accomplit la narration de JC, travaillant à rapprocher des contraires. Mais JC, inconscient de son rôle narratif de filou amérindien (trickster), utilise habilement son ami métis pour couvrir ses transgressions. En effet, ce monde disparu que JC nous propose, il l’infléchit d’une nostalgie touchante qui souvent fait oublier l’humour carnavalesque qui le traverse, et qui est autrement plus transgressif que cette nostalgie pour des origines qui n’ont jamais été pures ou parfaites dont le récit est imprégné. Ce carnavalesque, c’est-à-dire le renversement des valeurs établies pour en souligner l’arbitraire, c’est Tit Loup qui en absorbe la fonction narrative, comme dans les récits traditionnels amérindiens, où le filou/trickster, personnage souvent animal, figure profondément ambivalente, s’ingénie à malicieusement inverser les valeurs-repères.
20 JC se veut à la fois l’incarnation et le gardien des valeurs de sa défunte communauté (en cela, il se situe dans un rapport de synecdoque avec Jésus-Christ, dont il porte les initiales). D’abord et avant tout, il possède la singulière capacité de se rappeler sa tentaculaire parenté francophone, et se retrouve le dernier héritier d’une longue tradition orale qui gardait en mémoire les systèmes complexes de parenté. Enfant, il avait été choisi pour chanter les psaumes en latin à l’église, préservant ainsi l’une des plus anciennes traditions catholiques françaises. Ainsi, sa voix est liée à l’idéal de sa communauté parce qu’elle lie les morts aux vivants et les rapproche tous du ciel, selon le prêtre. Par ailleurs, JC, possédant une intuition très juste des problèmes de sa communauté, éclaire avec la lumière drue de son intelligence peu raffinée les secrets que personne ne veut déterrer. On peut supposer que si la communauté francophone avait pleinement intégré des gens qui, comme lui, agissent comme baromètres de la santé de la communauté, elle aurait pu survivre et même prospérer.
21 Les membres de la communauté dont JC se sent le plus près appartiennent invariablement à des espaces liminaux : les Métis, et en particulier Tit Loup, l’ami de JC, que JC lui-même qualifie de « crazy half-breed », absorbant ainsi les préjugés ambiants.9 Il y a également l’étrange couple formé par son grand-oncle Elis, petit, délicat et féminin, et son malabar d’amant métis silencieux et empathique, le Gros Cackoo. La chaleureuse relation que l’oncle chanteur qui s’était déjà travesti en Piaf entretient avec JC indique sa protection tacite de la relation homosexuelle émergente entre JC et Tit Loup, une double transgression, sexuelle et ethnique, modelée sur la sienne.
22 Curieusement, la description qu’offre JC du blanc, doux et rond visage de son grand-oncle l’associe avec celui de la statue de la Vierge Marie à l’église, liant ainsi un homme que la communauté considère comme un « freak » (masculin/statut infériorisé) à une figure féminine et sacrée (féminin/statut élevé): « A lot of people, they say: ‘that guy is fricken crazy. You can’t tell if he’s a man or a girl’ » (Tremblay 14). Et pourtant, une fois le choc de la transgression surmonté, on reconnaît cette parenté avec la Vierge Marie : « Hey, Mon Oncle Elis! Did you know Mon Oncle Elis? He was Mémère’s brother, my great-uncle. He was not very tall you know. Just a little man like this. And he have a small white face that look so nice and soft, just like the face on the statue of la Vierge » (Tremblay 15; je souligne). Fait intéressant, les individus rejetés de la communauté jouent de la musique ou chantent, y compris, bien sûr, les Métis, dont l’amour pour la musique semble intégré à la culture, comme si la souffrance exacerbait l’art : ces citoyens hors caste contribuent à l’harmonie, en dépit de tout ce qui tente de freiner leur joie de vivre.
23 Le métis Tit Loup compare aussi la Vierge Marie (féminin/ statut élevé) à un membre de leur communauté, cette fois-ci une putain (féminin/statut infériorisé), lorsqu’il presse du jus de cerises sauvages sur le visage de la statue de la Vierge en s’écriant: « Eh, she looks like Rose Blondeau. Bis la salope, Chou Gras, Bis la belle pute » (Tremblay 27), associant ainsi la Vierge Marie à une belle métisse qu’on dit pute. Le féminin le plus sacré – la belle et aimante (agape) vierge blanche10 —et le plus profane—la belle amante (eros) métisse, soit-disant pute—sont rapprochés par Tit Loup, traverseur de frontières de par son héritage métis. Juste avant cet épisode, Tit Loup avait pressé le jus de cerises sauvages sur ses propres lèvres, suppliant JC de l’embrasser et prétendant être une fille en mal d’amour. Ainsi est établie une association horizontale entre le visage rond et doux de l’oncle, les amants des deux Blancs qui sont métis (Tit Loup et le Gros Cackoo) et la Vierge pleine de compassion. Pour Chou gras/JC, Tit Loup agit, on l’a vu, comme un catalyseur, révélant, avec ses blagues et ses tours, la précarité des frontières érigées entre l’accepté et le rejeté, le féminin et le masculin, le sacré et le profane.
24 Ainsi agit Chou gras avec sa famille et avec les anglophones, révélant la curieuse parenté de contraires qui autrement n’auraient jamais été rapprochés. JC, travaillant métonymiquement à établir un pont entre les contraires, se donne la même fonction dans sa communauté. Mais JC, ou bien inconscient de son rôle de filou, ou bien utilisant agilement son ami métis pour couvrir ses dangereuses transgressions, montre tout de même aux notables les rouages du système, de même que ses inévitables victimes.
25 On comprend avec cette pièce de théâtre que ni le total rejet de l’autre hégémonique, ni la fusion avec ses valeurs, qui mène à l’indifférenciation, symbolisée par l’abandon de leur village par les habitants de Ste Vierge, ne constituent des solutions viables. Elephant Wake montre qu’il est impossible de fixer une identité et d’en faire un énoncé « pur », l’identité étant toujours en processus, hybridée par les autres et les cultures. L’hybridité de cette pièce, dont le propos est francophone mais dont le ciment linguistique reliant le français, le latin et le mitchiff est l’anglais, montre que la survie d’une minorité se trouve dans l’appropriation de certains traits de la culture dominante.
26 Sous un autre angle, on pourrait dire qu’Elephant Wake montre qu’un environnement culturel parfaitement scellé est mortifère. Car, si restreinte que soit une culture, elle nécessite un extérieur constitutif, toute identité étant relationnelle. C’est la leçon que JC laisse au spectateur, grâce à sa remarquable conscience communautaire et sa capacité de faire voir, par le biais de transgressions, la nécessité d’accueillir l’autre sous toutes ses formes afin de ne pas disparaître.