Article

Le processus systématique du développement dramaturgique de La Troupe du Jour

Mariette Théberge
l’Université d’Ottawa
Francine Chaîné
l’Université Laval

The purpose of this article is to reflect on the manner in which the Troupe du Jour plans and structures theatrical development that leads to the emergence, consolidation, and artistic recognition of original plays written by Saskatchewan authors. Conceptually, it compares the design of the theatrical development with the model proposed by Gosselin et al. Une représentation de la création à la fois comme un processus et comme une dynamique, which contains three phases: an opening phase, a productive action phase, and a separation phase, all three led by interactive and recurring movements: inspiration, elaboration and distanciatio. The main method of data collection is the individual semi-directed interview conducted with nine participants, including three theatrical advisors, five playwrights, and the artistic and administrative director of the Troupe du Jour. The analysis of these accounts allows us to understand how the process frames the creative dynamics within the writers’ circle (Cercle des écrivains), the writing labs, and during production. The analysis also allows us to qualify the process of theatrical development established by this theatre company as “systematic.”

Cet article a comme objectif de réfléchir à la manière dont La Troupe du Jour planifie et encadre le développement dramaturgique qui donne lieu à l’émergence, la mise en chantier et la mise en scène de pièces inédites et écrites par des auteurs de la Saskatchewan. Sur le plan théorique, il met en parallèle la conception de ce développement dramaturgique avec le modèle proposé par Gosselin et al. Une représentation de la création à la fois comme un processus et comme une dynamique (qui comprend trois phases : une phase d’ouverture, une phase d’action productive et une phase de séparation qui sont animées par des mouvements interactifs et récurrents : l’inspiration, l’élaboration et la distanciation). Le principal dispositif de collecte de données est l’entrevue individuelle semi-dirigée réalisée auprès de neuf participants dont deux conseillers dramaturgiques, cinq dramaturges ainsi que les directeurs artistique et administratif de La Troupe du Jour. L’analyse de ces témoignages permet de saisir la manière dont le processus encadre la dynamique de création au sein du Cercle des écrivains, de laboratoires d’écriture et lors de la production. Cette analyse permet également de qualifier de « systémique » le processus de développement dramaturgique mis en place par cette compagnie de théâtre

Introduction

1 C’est à Saskatoon en 1985 que La Troupe du Jour a été fondée, puis instituée compagnie professionnelle (La Troupe du Jour, Histoire ; Forsyth, « La Troupe du Jour ») et s’est alors dotée d’un mandat de développement du théâtre francophone en Saskatchewan. Il va sans dire que de nombreux défis se posent lorsqu’il s’agit de susciter la création dramaturgique dans cette province de l’Ouest canadien ne comptant que 2% de francophones—soit 17, 575 personnes sur une population de 953,850 habitants (Fondation ConceptArt multimédia). Cependant, la programmation annuelle orchestrée par le directeur artistique Denis Rouleau et le directeur administratif Dany Rousseau, le succès des productions des dernières années et l’ouverture du Centre de production où loge désormais la troupe en font l’une des institutions exemplaires de la francophonie canadienne (La Troupe du Jour, Reconnaissances ; Théberge ; Forsyth, « Creating Francophone Theatre »). C’est pourquoi, il importe d’en faire une étude de cas.

2 Cet article vise donc à réfléchir à la manière dont La Troupe du Jour planifie et encadre le développement dramaturgique qui donne lieu à l’émergence, à la mise en chantier et à la mise en scène de pièces inédites et écrites par des auteurs de la Saskatchewan. Il comprend trois parties. Dans la première partie, nous réfléchissons au rôle du Cercle des écrivains dans l’émergence de textes. Dans les deuxième et troisième parties, nous traitons respectivement de la mise en chantier et de la mise en scène de ces textes tout en faisant ressortir la nature systémique du processus dramaturgique mis en place par cette compagnie. Nous abordons l’écriture de cette étude de cas selon une approche qualitative/interprétative qui reconnaît l’importance des significations que les personnes accordent aux phénomènes (Creswell ; Maxwell ; Merriam ; Savoie-Zajc). Pour ce faire, nous prenons comme assise théorique le modèle intitulé Une représentation de la création à la fois comme un processus et comme une dynamique de Gosselin, Potvin, Gingras et Murphy (649) afin de montrer à l’aide d’exemples la systémique du processus de développement dramaturgique de La Troupe du Jour.

3 Quant à la collecte des données, nous avons procédé, d’une part, à une analyse de documents relatifs à cette compagnie et, d’autre part, à des entrevues individuelles semi-dirigées réalisées en janvier, mars et avril 2011 auprès de neuf participants dont deux conseillers dramaturgiques, cinq dramaturges ainsi que les directeurs artistique et administratif de La Troupe du Jour. Chacune de ces entrevues a duré de quarante-cinq à soixante-cinq minutes par personne. Nous avons également effectué deux séjours de trois jours à Saskatoon où nous avons assisté à des représentations théâtrales et où nous avons participé à des rencontres informelles, des lectures de textes ainsi qu’à un colloque portant sur la dramaturgie de l’Ouest canadien (Clarke, Ladouceur et Gaboury-Diallo). Le fait d’avoir pu être sur place contribue grandement à notre compréhension du processus de développement dramaturgique, car cela concourt à nous donner des référents communs avec les participants au sujet de leurs productions, du lieu où se déroulent leurs rencontres et de la communauté qui appuie leurs démarches artistiques. Compte tenu de la richesse des données recueillies, nous cernons essentiellement dans cet article ce qui touche le processus de développement dramaturgique dans l’analyse des témoignages des deux conseillers dramaturgiques rencontrés—Ian Nelson et Alain Jean—et dans ceux des directeurs artistique et administratif de la compagnie—Denis Rouleau et Dany Rousseau. L’analyse des témoignages recueillis auprès des dramaturges sera reprise ultérieurement dans d’autres écrits.

L’émergence de textes au sein du Cercle des écrivains

4 Le Cercle des écrivains joue un rôle central dans le processus d’appui dramaturgique de La Troupe du Jour. Il suscite l’émergence de textes, constitue un lieu de dialogue entre auteurs et sert de repérage de textes prometteurs, c’est-à-dire susceptibles d’être inclus à la programmation théâtrale (La Troupe du Jour, Projets). Il offre aussi un cadre pour exercer une dynamique de création qui encourage des auteurs, leur sert d’amorce dans un parcours de dramaturge et concourt à la consolidation de la dramaturgie de l’Ouest canadien (Forsyth, « Creating Francophone Theatre »).

5 Le cercle a pris forme il y a plus de dix ans à la suite de rencontres au Festival de la dramaturgie des Prairies. Au début ce n’était pas formellement un cercle, la mise en voix des textes présentés lors de ces rencontres exigeait un travail préparatoire et incitait un travail dramaturgique. Étant donné le succès de ce travail, le directeur artistique de la compagnie a eu l’idée d’établir un cercle d’écrivains permanent—sous le format d’un Playwrights Center qui existait déjà dans la communauté anglophone de Saskatoon (Saskatchewan Playwrights Centre). Au fur et à mesure que cette idée a pris forme, il a demandé à une personne ressource de la communauté, Ian Nelson, de prendre en charge l’animation du cercle et l’organisation d’une rencontre mensuelle d’octobre à avril.

6 Selon l’analyse des témoignages que nous avons recueillis, l’alliance et la complicité du directeur artistique et de l’animateur du cercle constituent la pierre angulaire sur laquelle repose le processus de développement dramaturgique de la compagnie. D’une part, les choix artistiques et les réalisations de La Troupe du Jour relèvent des fonctions de la direction artistique. D’autre part, la responsabilité d’initier et d’appuyer le processus dramaturgique auprès d’auteurs revient à l’animateur actuel du cercle, qui est une personne ressource de la communauté ayant une expertise en jeu, en écriture et en mise en scène et qui s’est impliquée dès le début du travail de mise en voix du texte qui donnera lieu à une lecture à voix haute. De plus, la direction artistique et l’animateur du cercle partagent une vision de développement dramaturgique selon laquelle les rencontres s’avèrent un lieu d’accueil pour les personnes de la communauté qui s’intéressent à l’écriture en français. Cela signifie que les activités du cercle s’adressent autant à des débutants qu’à des personnes ayant acquis de l’expérience et une reconnaissance pour leurs écrits. Comme le souligne le témoignage suivant de Ian Nelson :

Le déroulement de chacune des rencontres du cercle est plus formel depuis trois ans et comporte deux temps : un temps de formation et un temps d’accompagnement. La première heure sert de formation et est réservée à des exercices d’écriture afin de minimiser la hantise de la page blanche, de donner des procédés dramatiques, d’aider à créer des dialogues et des contrastes, de favoriser l’emploi de paroles descriptives et de comprendre l’importance de l’action dans la situation dramatique. Selon le temps révolu à ces exercices, les participants peuvent procéder à une lecture et une discussion au sujet de ce qui a émergé. La deuxième heure sert à lire à voix haute des textes déjà soumis.

L’animateur reçoit donc des textes la veille de la rencontre du cercle, ce qui lui donne le temps de discerner le questionnement qui pourrait être bénéfique à leur élaboration. Il peut s’agir d’une scène, de l’esquisse de personnages, d’une trame dramatique, d’une pièce plus élaborée. Chaque participant apporte ce qui est en gestation ou en élaboration selon son cheminement. Lors de la rencontre, tout est lu par les personnes présentes alors que l’auteu écoute les yeux fermés pour qu’il conçoive son texte à la lumière des interprétations proposées.

7 Cette mise en voix prête vie aux personnages et incarne une vision qui confronte celle de l’auteur. Elle exprime un rapport de soi à l’autre qui exige d’entendre le texte comme une entité construite et à reconstruire. Les nuances d’intonations répercutent l’intelligibilité du texte et son accessibilité. C’est la musicalité du verbe qui passe au filtre d’une évaluation tant chez l’auteur que chez ses condisciples au sujet de l’acuité des propos, de la pertinence de l’évolution des situations en jeu, de la cohérence des relations. Cette entrée en texte est réalisée sous l’égide d’un accompagnement sciemment effectué :

D’habitude, pendant les séances du Cercle des écrivains, après la lecture à la table ronde, je laisse les autres partager leurs réactions et donner leurs commentaires avant de parler moi-même. J’agis ainsi pour deux raisons.  Premièrement, c’est bien pour l’auteur d’entendre des réactions spontanées de ses collègues. Il y a souvent une diversité d’opinions à laquelle il fait face. Moi, je profite de ce temps pour évaluer la mesure de mes propres opinions. Je repasse les notes que j’ai prises la veille lorsque j’ai reçu le texte. Il arrive fréquemment que je constate que les autres touchent aux mêmes sujets que moi en ce qui concerne les éléments d’excellence et les éléments à retravailler. Deuxièmement cela rend ma voix moins prescriptive quand je prends la parole à mon tour. Je peux alors simplement renforcer parfois des opinions déjà exprimées ou en faire la contrepartie ou je peux attirer l’attention sur d’autres points d’intérêt dans l’écrit. Et enfin j’ai encore l’occasion de leur rappeler que l’auteur est toujours maître de ce qu’il écrit et rédige... et les opinions et les commentaires sont à prendre ou à laisser. (Nelson)

Tout en plaçant l’auteur en posture de libre arbitre, cette manière de fonctionner permet de passer de l’émergence du dire à la mise en chantier d’un texte tout en respectant une dynamique de création, selon le modèle défini par Gosselin, Gingras et Murphy qu’illustre la Figure 1.

8 Ce modèle comprend trois phases : une phase d’ouverture, une phase d’action productive et une phase de séparation animées par des mouvements interactifs et récurrents : l’inspiration, l’élaboration, et la distanciation. La phase d’ouverture concourt à l’émergence d’une œuvre, à sa naissance. La phase d’action productive est celle de son élaboration par la mise en forme de son contenu tandis que la phase de séparation intervient quand la personne décide que son œuvre est terminée et prête à être diffusée. Elle la met alors de côté pour passer éventuellement à la création d’une autre œuvre. Dans le cadre de cet article, ce modèle sert de référent théorique pour approfondir la signification du développement dramaturgique offert à la Troupe du Jour.

Figure 1. Une représentation de la création à la fois comme un processus et comme une dynamique.1
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9 Par exemple, en ce qui a trait à l’écriture dramatique, c’est lors du premier mouvement, celui d’inspiration, que s’insufflent les idées charnières de la teneur d’un texte. Étroitement lié à l’intuition, ce mouvement donne lieu à l’émergence de propositions parfois disparates parce qu’elles n’ont pas encore trouvé corps ou manières de baliser l’étendue et la profondeur de ce qui est implicite dans le balbutiement qu’expriment les versions initiales d’un texte. Un sens d’ouverture est alors essentiel pour discerner la valeur de tout ce qui vient en tête. Savoir être à l’écoute de soi et des autres—comme dans la situation que propose le Cercle des écrivains—interpelle la capacité de s’engager dans une dynamique de création et d’aller au-delà du premier jet. Dans cette phase, il est essentiel de mettre à profit sa propre subjectivité et d’aborder l’écriture en y prenant plaisir quels que soient les commentaires reçus.

10 La phase d’ouverture, mise en œuvre lors des rencontres du cercle, favorise donc l’émergence d’idées et exige d’explorer cette part de soi qui échappe à la rationalité, comme si des personnages et des situations se présentaient à la conscience, sans que l’auteur qui les esquisse ne sache a priori leur provenance ou leur signification. C’est une phase où il s’agit d’être attentif à ce qui jaillit, de s’engager sur des terrains méconnus, d’accepter d’être vulnérable et de ne pas nécessairement tout comprendre. À l’ouverture de la dynamique de la création, le sens du texte en cours d’élaboration échappe encore. Il est trop embryonnaire pour préciser sa singularité. Il est aussi fragile, en suspens et demande de la ténacité pour en arriver à être mieux cerné. Être capable de prêter attention au potentiel de ce qui jaillit, en garder les traces et accorder une valeur intuitive à ce qui est exprimé concourent à la réalisation de la phase d’ouverture de la conception du modèle de la dynamique de création (Gosselin 18). Dans le cas du développement dramaturgique, cette phase se réalise par la découverte du souffle du texte. S’ensuit la mise en chantier, où l’ampleur de ce souffle se déploie.

11 À la fin de la série des rencontres mensuelles du cercle, vers la fin avril, l’animateur organise également une mini-retraite suivie d’une lecture de textes intitulée Blind Date (La Troupe du Jour, Saison 2010-2011). Il y a tout d’abord la soumission de textes de la part des auteurs, puis une sélection effectuée par l’animateur et le directeur artistique. Ces derniers procèdent également à l’embauche de comédiens. La mini-retraite se déroule en une journée, par exemple un samedi, où le matin les comédiens s’assoient autour de la table pour lire et commenter à tour de rôle chacun des différents textes. Les auteurs écoutent alors leur interprétation et ont la possibilité de dialoguer avec eux pour approfondir le sens qu’ils attribuent au contenu de leur texte. En après-midi, chaque auteur peut relire et apporter des modifications à son texte compte tenu des opinions exprimées. Puis, une semaine plus tard, les textes remaniés sont lus dans le cadre d’une lecture publique intitulée Blind Date. Depuis deux ou trois ans, c’est aussi Ian Nelson qui accompagne cette mise en lecture alors qu’auparavant c’était le directeur artistique.

La mise en chantier de textes

12 Dans le processus de développement dramaturgique de La Troupe du Jour, le terme « chantier » signifie entreprendre un « travail particulier avec un conseiller dramaturgique  » selon le témoignage recueilli auprès de Ian Nelson. Pour en arriver à cette phase, il y a donc sélection d’un texte, entente avec l’auteur pour effectuer un jumelage avec un conseiller dramaturgique, qui lit le texte ou son ébauche et qui accepte de faire ce travail. Le texte évolue donc en compagnonnage pendant au moins douze mois sous forme d’échanges sporadiques ou de rencontres intensives pendant quelques jours consécutifs afin de « saisir, de développer et d’élucider de manière plus intentionnelle et consciente le matériel ou l’idée spontanée et mobile qui a surgi en phase initiale. » La mise en chantier des textes correspond donc à la phase d’action productive et est caractérisée «  par le travail conscient qui fait suite aux émergences initiales et grâce auxquelles les réalisations prennent une forme concrète » (Gosselin 19). Elle peut être effectuée dans différents contextes, dans les locaux de production de La Troupe du Jour ou dans un lieu situé en retrait des villes qui sert à des stages intensifs ou à des laboratoires d’écriture.

13 L’accompagnement se réalise essentiellement de manière individualisée. L’auteur et le conseiller dramaturgique se donnent rendez-vous et réservent des laps de temps afin de favoriser une concentration sur la tâche d’écriture. Lors des rencontres, le conseiller dramaturgique commente le texte qu’il a en main. Il est à l’écoute, questionne, permet à l’auteur de replonger dans l’écriture quelques heures ou une journée, il relit alors les versions modifiées et incite la compréhension de ce que signifie la pratique d’une écriture dramatique. Tout au cours de ce travail, l’auteur est aussi à l’écoute des suggestions énoncées, donne des explications, modifie des passages, transforme un monologue en dialogue, effectue des ajouts, explore des avenues et en délaisse d’autres, précise si nécessaire le fil conducteur, etc. Idéalement, ce travail s’effectue en complicité—sans complaisance—et, comme le mentionne Alain Jean, qui a joué ce rôle de conseiller dramaturgique à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie auprès d’auteurs de La Troupe du Jour :

Ce qui est important, c’est de comprendre avec le plus d’honnêteté ce qu’est le projet de l’autre et ce que l’autre veut en faire en ayant le plus d’ouverture possible et en accordant le droit de se tromper, ce qui est un droit fondamental en art. (Jean)

La permission de se tromper fait partie intégrante de l’expérience artistique et c’est à ce prix que l’auteur et le conseiller dramaturgique partagent des moments de satisfaction comme des instants d’anxiété au fil de la mise en œuvre du processus dynamique de création.

14 En tant que phase d’action productive, la mise en chantier du texte « se caractérise par le travail conscient qui fait suite aux émergences initiales et grâce auquel les réalisations prennent une forme concrète » (Gosselin 19). Si l’inspiration du début a su faire émerger le souffle du texte, encore faut-il que celui-ci se déploie dans un mouvement d’élaboration qui lui permet de prendre de l’envergure et de la profondeur. L’auteur et le conseiller dramaturgique ont une visée commune puisqu’ils tiennent à ce que le texte passe la rampe et fasse appel aux capacités de notre psyché afin de susciter autant le pensable que l’impensable. Par son texte, l’auteur communique un imaginaire qui peut avoir la force et l’énergie de transporter le spectateur dans un monde de fiction qui touche et rejoint des préoccupations individuelles et collectives. C’est pourquoi il s’avère essentiel pour l’auteur de se centrer sur son projet de manière à en arriver à ce que son texte dramatique possède une densité.

L’aptitude à se centrer en cours d’action est probablement l’une des plus importantes au cours de la seconde phase du travail créateur. Il ne s’agit pas à proprement parler de se concentrer ou d’être attentif ; la capacité de se centrer signifie plus exactement une capacité d’être en contact avec son intériorité ou d’être à l’écoute de son espace intérieur, de ce qui se passe en soi. Se centrer en cours d’action signifie laisser interagir ce qui se passe en soi-même avec les gestes qui sont posés. (Gosselin 19)

Inscrites sous l’égide d’une volonté d’instaurer et de maintenir un dialogue, les rencontres entre l’auteur et le conseiller dramaturgique se veulent stimulantes, inspiratrices et motivantes. Un échéancier donne lieu de suivre le parcours d’élaboration du texte et de constater le bénéfice du travail en immersion. Une fois que prend fin le stage ou le laboratoire d’écriture, le contact est maintenu par voix électronique ou lors de rencontres sporadiques. Puis, arrive le moment où le chantier ouvre ses portes à des comédiens qui viennent faire une lecture et discuter du texte. Les échanges que cette occasion engendre permettent alors à l’auteur de constater la manière dont son texte est lu, compris et interprété. Elles lui offrent également la possibilité de se distancier du produit réalisé sans pour autant l’exposer dans l’immédiateté au regard d’un public élargi. Cette lecture publique lance un coup de sonde qui a des répercussions variées. Dans certains cas, elle propulse le texte, sert à en compléter la mise en chantier et précède la production théâtrale comme telle. Dans d’autres cas, elle incite à remettre le texte cent fois sur le métier, ce qui peut en sonner le glas, car il importe d’en convenir, ce ne sont pas tous les écrits dramatiques qui passent à l’étape de réalisation scénique.

15 La compréhension et l’interprétation du texte sous-tendent le processus du développement dramaturgique dans un travail continu d’élaboration. L’auteur et le conseiller dramaturgique s’y engagent réciproquement dans une compréhension du tangible et de l’intangible, scrutant ensemble les significations multiples du dire exprimé. Cet approfondissement de l’écriture dramaturgique s’appuie sur une réflexion au sujet de la portée des divers signes esquissant un texte qui prend voix par un ensemble de moments d’hésitation où le souffle reste en suspens. Il arrive que rien ne va plus, que tout semble perdu, que le texte s’écroule comme un château de cartes. Retrouver à tâtons l’intention de départ et la valider avant de refaire un nouvel échafaudage s’avère l’issue à prendre malgré la frustration, la lassitude et l’incertitude que cette fois-ci sera la bonne.

16 L’interprétation au théâtre participe activement au processus de création de la pièce. Elle est non seulement comme l’entend Paul Ricoeur :

travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale… il y a interprétation là où il y a sens multiple et c’est dans l’interprétation que la pluralité des sens est rendue manifeste. (Ricoeur dans Ameigeiras 41)

Au théâtre, l’interprétation est également un travail qui interroge tant le sens caché que le sens apparent pour approfondir les niveaux de signification, clarifier ce qui est dit et rendre plus explicite ce qui reste inter-dit. C’est pourquoi, une subjectivité mutuelle est mise en jeu dans le travail de compagnonnage. Lorsqu’il importe d’opter pour un choix de sens, de favoriser une avenue à approfondir, de décortiquer des contenus pour favoriser une autonomisation du texte, c’est-à-dire faire en sorte qu’il se tienne en soi, qu’il soit suffisamment achevé pour être produit, voire édité.

17 Ce processus est loin d’être toujours facile et nécessite une grande part de persévérance. Comme au théâtre, le silence parle en soi : des mots s’effacent des versions préliminaires pour donner place au langage gestuel, des non-dits s’infiltrent et rendent percutantes des relations entre personnages. Le texte fait peu à peu surface dans un désordre ordonné qui correspond à rendre humain des entités fictives qui demeureraient banales si elles étaient traitées de manière trop linéaire et littérale. C’est donc dans la mise en chantier que s’expriment la compréhension et l’interprétation des possibles d’un texte qui se révèle souvent simultanément à l’auteur et au conseiller dramaturgique.

La mise en scène du texte

18 Lorsque le texte a suffisamment évolué, il est inscrit à la programmation de La Troupe du Jour et passe de la mise en chantier à la production théâtrale, ce qui lui permettra de prendre vie sur scène. L’expérience de l’écriture prend alors une double signification pour l’auteur. D’une part, il s’agit de se distancier suffisamment du texte pour qu’un ensemble de personnes se l’approprient dont des comédiens, un metteur en scène, un scénographe et un éclairagiste. D’autre part, il arrive que l’auteur reste impliqué dans le processus de théâtralisation et que le texte demeure en chantier pendant la production et même dans certains cas lors des représentations. La rupture avec l’œuvre et l’entrée dans la phase de séparation, troisième phase du processus dynamique de création, s’effectue donc dans ce dernier cas de manière distincte en ce qui a trait à la production théâtrale et d’autres disciplines artistiques. Par exemple, en arts visuels, la phase de séparation s’articule autour de la mise en espace de l’œuvre et de l’exposition, tandis qu’en littérature c’est lors de l’édition ou du lancement du livre que se conclut cette transition entre la création et la diffusion de l’œuvre.

19 Pour continuer à offrir un appui à l’auteur dans la période des répétitions qui mène le texte du chantier à la première, La Troupe du Jour a récemment proposé à deux des accompagnateurs de poursuivre la collaboration établie en assumant la mise en scène des pièces dont ils avaient suivi l’évolution dans les phases de création précédentes. C’est ainsi qu’en 2011 Marie-Ève Gagnon a continué à travailler avec Madeleine Blais-Dahlem en assumant la mise en scène de La Maculée alors que Louis-Dominique Lavigne en a fait de même avec Laurier Gareau dans la production de La grande vague. Comme une confiance a déjà été établie au cours de l’accompagnement dans l’écriture du texte et que de nombreuses discussions ont eu lieu, ce mode de fonctionnement table a priori sur une continuité dans la relation auteur et accompagnateurmetteur en scène. Cette continuité s’inscrit d’ailleurs comme la première des cinq caractéristiques que mentionne John Dewey lorsqu’il traite de la mise en forme esthétique d’un objet d’art :

Continuity. In its broadest meaning, continuity refers to what is stable in experience, to that which continues […] Among various forces and structures that provide continuity to experience, some are physical; others, ideational. Central among the physical forces are the materials that the artist manipulates to give a work its characteristic shape and form—stone, for example, or paint and clay. Central among the ideational forces are the predilections and proclivities that the artist (and her audience) brings to the work in the form of habits, attitudes, and dispositions. These, too, as we have seen, constitute materials with which the artist works. They, too, give stability to experience. They do so by linking present with past and past with future. (Dewey dans Jackson 45)

Connaître de manière réciproque les intérêts et les affinités de l’autre personne peut concourir à faciliter cette période de transition de l’écrit à la scène. Par exemple, si le metteur en scène conçoit que des coupures sont nécessaires au texte pour favoriser une vision artistique, il n’est pas dit que l’auteur partage d’emblée cette vision. La mise en scène du texte est assortie de confrontations, de moments de tension et d’affirmation de la singularité de chacun au sein d’un travail d’ensemble qui demeure la priorité. L’auteur est partie prenante de ce travail tout en assumant une solitude du dire au sein d’un collectif chargé de faire la démonstration esthétique de ce dire. Alors que dans l’accompagnement, l’attention est portée simultanément sur le texte et l’auteur, lorsqu’il s’agit de passer à la scène, le texte même inédit est conçu comme une entité distincte, ce qui implique une séparation, comme l’explique Gosselin et ses collègues dans le modèle qu’ils ont élaboré (Gosselin et al. 649 ; Gosselin 19).

20 La manière de concevoir le développement dramaturgique à La Troupe du Jour permet à l’expérience d’écriture de se dérouler au sein d’une relation où une confiance s’est établie. Elle tend également à faire en sorte que les temps passé, présent et futur se profilent en lien les uns avec les autres. De l’émergence du texte à la mise en chantier, de la mise en chantier à la mise en scène, de la mise en scène à l’émergence d’un autre texte, le processus de développement dramaturgique est systémique et offre toutes les chance d’accomplissement lors des différentes phases d’une dynamique de création afin que l’auteur s’investisse ultérieurement dans d’autres moments de création. Dans la figure 2, nous illustrons la manière dont l’analyse de l’étude du développement dramaturgique de La Troupe du Jour peut être mise en parallèle avec le modèle de Une représentation de la création à la fois comme un processus et comme une dynamique.

21 Le processus systémique du développement dramaturgique de La Troupe du Jour alimente la programmation de la compagnie et permet de tisser des liens à long terme avec des dramaturges. Ce processus comprend également des risques qu’accepte de prendre le directeur artistique, Denis Rouleau, puisque les cinq dramaturges que nous avons rencontrés y ont écrit et produit leur première pièce. Pour que ces personnes deviennent des dramaturges, il a fallu avoir confiance en leur potentiel et leur donner la chance d’explorer et d’approfondir le sens de leur écriture. Les commentaires qu’ils se donnent réciproquement lors de rencontres du Cercle des écrivains et lors de lectures publiques les incitent à s’encourager mutuellement, à commenter honnêtement le travail accompli, à évoluer en parallèle et ensemble. Le personnel administratif de La Troupe du Jour et l’animateur du cercle desservent ce processus de développement de manière à ce que chaque dramaturge trouve sa place et sa voix.

Figure 2. Mise en parallèle du processus systémique de développement dramaturgique de La Troupe du Jour avec le modèle de Gosselin, Potvin, Gingras et Murphy (649).
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22 Il importe également de réaliser que, pour Denis Rouleau, directeur artistique, il ne s’agit pas uniquement d’inclure à la programmation des pièces inédites, mais aussi d’encadrer les premières productions théâtrales d’auteurs comme c’est le cas des cinq dramaturges que nous avons rencontrés (Chaîné). De plus, trois d’entre eux n’avaient pas reçu au préalable de formation théâtrale avant de s’aventurer dans l’écriture dramatique. Comme l’exprimait Alain Jean lors de l’entrevue qu’il nous a accordée : « il ne faut pas être frileux » pour avoir assumé au cours des vingt-cinq dernières années cette triple dimension de risques : pièces inédites, première pièce d’un auteur et auteur à former en écriture dramatique. Cependant, le temps a fait son œuvre et la reconnaissance actuelle des pièces réalisées au cours des dernières années démontre que le jeu en valait la chandelle puisque Denis Rouleau se méritait en septembre 2011 le prix Marcus-Banque Nationale décerné en guise d’hommage à l’excellence du travail accompli. Il a aussi reçu en 2010 le prix Henry Woolf Continuing Achievement octroyé lors de la remise des Saskatoon and Area Theatre Awards. Pour leur part, Gilles Poulin-Denis, Raoul Granger et Madeleine Blais-Dahlem recevaient respectivement en 2009, 2010 et 2011 lors des Saskatoon and Area Theatre Awards le prix Outstanding Achievement in Playwriting pour la réalisation exceptionnelle en dramaturgie de leurs textes Rearview, Bonneau et la Bellehumeur et La Maculée.

Conclusion

23 Comme nous avons pu le constater, le développement dramaturgique de La Troupe du Jour est conçu selon un processus systémique qui s’apparente à celui du modèle de Une représentation de la création à la fois comme un processus et comme une dynamique (Gosselin et al. 649). Dans une première phase, il s’agit de favoriser l’émergence d’embryons de textes qui s’avèrent prometteurs. Dans une deuxième phase, une mise en chantier des textes comporte un travail de laboratoire où un auteur est jumelé avec un accompagnateur. Les textes prennent ainsi forme et peuvent être mis en lecture. Dans une troisième phase, selon l’évolution du travail dramaturgique, les textes s’insèrent à la programmation de la compagnie et entrent en production, c’est-à-dire qu’ils sont mis en scène et présentés au public. En s’échelonnant sur deux ou trois ans, ce processus systémique permet d’avoir plusieurs textes en chantier et d’alimenter la programmation de la compagnie tout en donnant un appui tangible à des auteurs.

24 Préconisé de cette façon, le développement dramaturgique contribue constamment à la démarche artistique de la compagnie, il la nourrit et s’inscrit dans une temporalité où l’évolution des textes concourt à une vision artistique axée sur une action présente garante d’un avenir prometteur. Le développement dramaturgique peut s’exercer différemment selon les contextes, que ce soit au Centre des auteurs dramatiques de Montréal ou lors du Festival à haute voix de Moncton (Centre des auteurs dramatiques ; Théâtre de l’Escaouette), ce qui offre diverses perspectives de recherche. Notre étude a porté spécifiquement sur le processus systémique de La Troupe du Jour, car pour en arriver à favoriser l’émergence de dramaturges francophones dans le contexte de la Saskatchewan, cette compagnie a dû préconiser le développement dramaturgique de manière à alimenter constamment sa propre démarche artistique dans une temporalité où l’évolution des textes s’inscrit dans une vision artistique axée sur une action présente garante d’un avenir prometteur.

Ouvrages Cités
Ameigeiras, Aldo. « L’herméneutique dans l’approche ethnographique. Du labyrinthe de la compréhension au défi de l’interprétation. » Revue Recherches qualitatives 28.1 (2009) : 37-52. Web. 6 juin 2011. Imprimé.
Centre des auteurs dramatiques. Accueil. N.p., n.d. Web. 22 fév. 2012.
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Notes
1 Modèle reproduit avec l’autorisation de la Revue des sciences de l’éducation, XXIV-3, (1998) : 649.