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Lunettes Noires et autres Éecrans Identitaires dans L’œuvre de Michel Tremblay

Sara Bédard-Goulet
l’Université de Toulouse

Le présent article examine les fonctions remplies par les lunettes de soleil de Marcel, un personnage majeur de l’œuvre théâtrale et romanesque de Michel Tremblay. Ce personnage apparaît dans En pièces détachées et Marcel poursuivi par les chiens, deux pièces qui mettent en place, entre le spectateur et la scène, la médiation de personnages féminins. Le regard que posent ces premières spectatrices sur la scène théâtrale fait vaciller l’identité du personnage principal aux yeux du spectateur en l’empêchant d’y avoir directement accès. On verra que les lunettes du personnage dépassent le simple accessoire scénique : elles peuvent être vues comme faisant partie d’un dispositif d’écrans multiples qui, interposés entre Marcel et la réalité, traduisent un dysfonctionnement comportemental. Les difficultés identitaires du personnage sont notamment associées à un aveuglement familial qui se manifeste par des écrans maternels et à la vision d’une scène traumatisante transgressive, renvoyant à l’impossible vision de l’inceste familial fondateur. Bien que ces deux événements (l’inceste et le meurtre) ne soient pas liés dans le récit, ils renvoient tous deux à une vision interdite : celle de sa propre chair comme désirable et celle de l’annulation d’un sujet (Mercedes) par un autre (Maurice).

This article examines the functions performed by the sun glasses worn by Marcel, a major character in both the theatre and fiction of Michel Tremblay. This character appears in En pièces détachées and Marcel poursuivi par les chiens, two plays which invoke, between the audience and the stage, the mediation of female characters. The gaze of these first two female spectators on the stage makes the identity of the principle character waver before the eyes of the audience while preventing their direct access. The character’s glasses are far more than a simple stage prop: they can be seen as a device of multiple screens which, interposed between Marcel and reality, translate a behavioural dysfunctionality. The character’s identity challenges are especially associated with a familial blindness manifesting itself in the maternal screens and by the sight of a transgressively traumatising scene, relating to the impossible sight of the foundational familial incest. Although these two events (incest and murder) may not be connected in the plot, they do both relate to a forbidden vision: that of his own flesh as object of desire and that of the annihilation of the subject (Mercedes) by another (Maurice).

1 Dans cet article, on se propose d’examiner les fonctions remplies par les lunettes de soleil de Marcel, un personnage majeur de l’œuvre théâtrale et romanesque de Tremblay. Personnage central du roman Le Premier quartier de la lune, il apparaît dans En pièces détachées et Marcel poursuivi par les chiens, deux pièces qui mettent en place, entre le spectateur et la scène, la médiation de personnages féminins : les voisines dans le premier cas et les quatre tricoteuses dans le second. Le regard que posent ces premières spectatrices sur la scène théâtrale fait vaciller l’identité du personnage principal aux yeux du spectateur en l’empêchant d’y avoir directement accès. L’identité, du personnage comme de l’individu, se construit effectivement dans l’intersubjectivité, laquelle nécessite d’abord un échange de regards. Marcel, on le constate au fil de l’œuvre de Tremblay, souffre de psychose et ses symptômes s’aggravent avec le temps.

2 La maladie de Marcel, très bien décrite par Alain-Michel Rocheleau dans son article «  La folie de Marcel  : étude d’un personnage de Michel Tremblay  », sera ici examinée dans sa dimension identitaire. On verra que les lunettes du personnage dépassent le simple accessoire scénique : elles peuvent être vues comme faisant partie d’un dispositif d’écrans multiples qui, interposés entre Marcel et la réalité, traduisent un dysfonctionnement comportemental. D’une part, la présence des spectatrices intermédiaires d’En pièces détachées et de Marcel poursuivis par les chiens motive la scène théâtrale qui se constitue sous leurs yeux. D’autre part, nous verrons que les divers écrans qui s’interposent entre le sujet et autrui freinent l’échange de regards et ainsi l’existence même du sujet. Le regard (de l’Autre) est dans tous les cas lié à l’identité et Tremblay, en insérant le regard du spectateur dans un dispositif théâtral, met en évidence le dysfonctionnement du face à face et de la vision chez ses personnages.

Regard et cécité

3 Dans En pièces détachées, les voisines sont les premières spectatrices du drame familial, qui se constitue comme scène sous leur regard. Or, comme le rappelle Daniel Bougnoux «  ce sont les regardeurs qui font le spectacle, non ses acteurs  » (68). De la même manière, l’identité se construit en fonction du regard de l’Autre, dont l’absence peut nuire à la constitution du sujet. C’est le cas chez le psychotique qui, faute d’accès à la fonction symbolique, ne peut réellement entrer en contact avec l’environnement et les autres. Il ne peut se construire en tant que sujet et exister dans le temps ; son développement psychosocial est considérablement limité. Dans la pièce, le regard des voisines est parallèlement marqué d’un interdit, du fait qu’il constitue une transgression puisqu’il s’opère à travers un store. Tiré par Albertine au début de la pièce, le store remplit la fonction d’écran séparateur entre l’extérieur et l’intérieur, mais aussi de révélateur en étant une surface de projection du drame intérieur des membres de la famille (et à l’intérieur de leur appartement).

4 En confinant le personnage à l’espace restreint de la scène (qui s’oppose à l’espace vague, dans une dualité théorisée par Stéphane Lojkine, et constitue « le lieu de l’action, qui contient les éléments symboliques dont la scène est porteuse  » («  L’espace restreint » 1)), le store devient aussi un dispositif d’effraction pour le spectateur relégué à l’extérieur, l’amenant ainsi à s’interroger sur la véritable identité de Marcel et à s’investir dans le dispositif théâtral. Le store, appelé justement « blind » dans la pièce, met l’accent sur la cécité. Or, le fait que les voisines soient dans l’impossibilité de voir, et à travers elles le spectateur lui-même, à qui elles servent de relais, n’est que la forme objectivée (ou l’image inversée) de celle affectant Marcel dans son rapport aux autres, et dont on trouvera la source dans l’inceste entre ses grands-parents maternels.

5 Sans entrer dans les détails, rappelons simplement que la relation transgressive (qui se précise au fil de l’œuvre de Tremblay) entre Victoire et son frère Josaphat donne naissance à Gabriel, Albertine et (probablement) Édouard. Cette relation est tenue secrète sous le couvert d’un mariage de raison entre Victoire et Télesphore qui sépare Josaphat et sa sœur, partie s’établir à Montréal avec son nouveau mari (Tremblay, La Maison suspendue). Bien que volontairement ignoré, l’inceste refait surface de diverses manières et marque notamment la descendance du couple d’une cécité généralisée. Dans son article «  L’Abîme du rêve : enfants de la folie et de l’écriture chez Michel Tremblay », Jacques Cardinal souligne « l’aspect originaire et fondateur » (75) de cet inceste. Celui-ci repose sur une vision impossible, celle «  de sa propre chair comme extériorité désirable.  » (Lojkine, « Une sémiologie » 31) Cette impossible vision va de pair avec une confusion identitaire puisque l’inceste brouille « ce qui relève du Même et ce qui relève de l’Autre. » (Lojkine, « Une sémiologie » 31) L’interdit qui pèse sur l’inceste, même lorsque celui-ci est refoulé, contribue à l’aveuglement et à la confusion identitaire des personnages. À ce titre, la famille de Marcel échoue à intégrer des éléments extérieurs qui mettraient fin à son repli et permettraient à ses membres de se construire en fonction de l’Autre. La fenêtre de l’appartement, ouverture sur le monde extérieur, est inévitablement fermée par le store qui arrête de part et d’autre les regards, qu’ils soient indiscrets, curieux ou amicaux.

6 Dans la dernière partie de la pièce, Marcel, échappé de l’asile, revient chez lui. Il pense d’abord que sa famille ne le reconnaîtra pas à cause de ses lunettes de soleil, voire qu’il passera complètement inaperçu, rendu invisible grâce à elles  : «  J’ai mis mes lunettes de soleil, pour être invisible » (Tremblay, Théâtre 53), dit-il. Son identité s’efface derrière ses lunettes jusqu’à ce qu’on ne le voie plus, jusqu’à ce qu’il s’efface et se fonde dans le décor, ce qui ne peut que favoriser sa disparition. D’ailleurs, Marcel affirme à sa sœur qu’il mange de moins en moins à l’asile  : «  J’mange pus pantoute, Thérèse ! Pis ben vite… J’vas v’nir p’tit, p’tit, p’tit… Pis j’vas disparaître… J’aurai pus besoin de mes lunettes…  » (Tremblay, Théâtre 53) Si l’écran des lunettes a pour fonction (nous le verrons) de le protéger d’une réalité terrible, il l’empêche aussi de s’affirmer comme individu et d’être identifié comme tel par les autres. Rappelons que selon Stéphane Lojkine, qui fonde sur la notion d’écran sa théorie de la scène, ce dernier « est l’élément central du dispositif scénique, dont il règle à la fois l’ordonnance matérielle (la répartition des personnages dans l’espace) et le jeu symbolique (l’interdit que la scène transgresse, la subversion qu’elle opère, le scandale qu’elle produit).  » (Lojkine, « L’écran » 1) En tant qu’écran, les lunettes empêchent Marcel de se positionner par rapport aux personnes de son entourage et de poser une différence essentielle entre lui et les autres. La cécité qu’aggravent les lunettes l’empêche de devenir un objet spécial autour duquel se polariserait la disposition des autres objets. Les lunettes renvoient symboliquement aux deux interdits fondamentaux successivement transgressés dans l’entourage immédiat de Marcel : le meurtre de Mercedes auquel il assiste et l’inceste de ses grands-parents maternels, mythe fondateur de sa famille.

7 Dans En pièces détachées, les lunettes témoignent surtout du résultat de ces transgressions, la folie dans laquelle se réfugie Marcel. Elles rappellent la posture d’aveugle du personnage devant la réalité, tout en étant le signe de sa fuite dans son monde imaginaire compensatoire, fuite qui aggrave les dysfonctionnements de sa vie subjective. Cet univers personnel absolu, même s’il est un endroit merveilleux pour se prémunir contre la brutalité de la vie, s’établit en continuation avec l’espace maternel indifférencié et coupe Marcel du monde réel. En effet, le monde de Marcel est uniquement peuplé de femmes (et d’un chat 1) ; c’est un univers sans processus secondaires structurants (tels que décrits par Freud dans son Esquisse pour une psychologie scientifique), qui viendraient d’un tiers paternel. En effet, le rapport fusionnel avec la mère précède et prépare l’entrée de l’enfant dans le sens, accessible par l’ordre symbolique de la représentation. Il n’y aurait donc de véritable sujet que lorsque l’enfant entre dans le langage grâce à la séparation œdipienne, permise par la figure paternelle (Kristeva). Or, tel qu’il est décrit dans l’œuvre de Tremblay, le monde où se réfugie Marcel est situé hors du sens et du langage : « Y se réfugie dans sa tête confuse pleine d’oiseaux qui crient parce qu’y comprend pas le monde qui l’entoure pis que le monde qui l’entoure le comprend pas. » (Tremblay, Marcel 28)

8 Lorsque Marcel entre dans la cuisine de l’appartement familial à la fin d’En pièces détachées, il rappelle ses instructions sur la décoration et les vêtements de ses occupants : «Y faut que toute soye blanc, moman  ! Toute  !  » (Tremblay, Théâtre 46) Au-delà d’un symbole de pureté du monde idéal, le blanc est la couleur qui réfléchit la lumière. Elle est donc tout indiquée pour représenter un monde illuminé par l’Absolu, qui garde Marcel dans un éblouissement permanent (d’où les lunettes de soleil). L’attitude de Marcel derrière ses lunettes noires laisse imaginer au spectateur l’existence d’une représentation intériorisée, uniquement perceptible pour le personnage. Marcel n’existe alors que dans son univers parallèle inaccessible  ; il reste sans visage et donc sans identité dans la réalité des autres. En effet, on peut affirmer que le visage et son regard expriment la singularité et se cristallisent comme référents du sujet (Paquet 73). En tant que séparation entre deux êtres, l’écran du visage est ce qui permet l’échange. Celui-ci est impossible entre Marcel et ses interlocuteurs. Ses lunettes de soleil, loin d’être un simple accessoire scénique, s’apparentent à un masque et matérialisent la dissolution identitaire du personnage alors qu’il plonge définitivement dans la psychose. Comme le masque, les lunettes sont un équipement de protection qui défend le personnage des agressions extérieures et cache le visage de Marcel du regard des autres pour lui éviter d’être (re)connu.

Écrans maternels

9 Les lunettes de soleil font écho à d’autres écrans ayant une fonction semblable, comme le corps d’Albertine qui protège déjà Marcel des regards pendant sa grossesse et même après. Lorsque Albertine porte Marcel dans ses bras, son corps lui fait écran et les voisines ne peuvent identifier l’enfant comme tel : « Moé, des fois, j’la voyais passer dans le châssis, elle… J’voyais ben qu’a portait quequ’chose dans ses bras, mais ç’avait pas l’air d’un bébé… C’était trop p’tit… comme un p’tit animal… » (Tremblay, Théâtre 43). L’identité du garçon reste dissoute dans le magma maternel, symboliquement dénué de tout élément hétérogène masculin qui lui permettrait de se structurer (et de prendre une forme humaine). La position de mère monoparentale d’Albertine la rapproche de la Vierge, avec qui elle partage plusieurs traits. Lorsqu’elle apparaît habillée en blanc par exemple, Marcel se pose à ses pieds, la tête sur ses genoux et dit : « Vous êtes venue, me charcher, moman ! Toute en blanc ! Vous avez l’air d’une Sainte Vierge… » (Tremblay, Théâtre II 56)

10 Une parenthèse s’impose ici pour préciser que le blanc apparaît très tardivement, à la fin du XIXième siècle, dans les représentations chrétiennes de la Vierge, probablement à cause de la doctrine récente de l’Immaculée Conception (Stéphane Lojkine, communication personnelle). Cette couleur, nous l’avons vu, est néanmoins un symbole d’Absolu. Les deux couleurs principales du vêtement de Marie sont le bleu et le rouge : il s’agit généralement d’une tunique rouge recouverte d’un manteau bleu (parfois l’inverse). Le rouge est la couleur de l’incarnation : il indique que le ventre de Marie porte le mystère de l’incarnation, le sang, la chair, le corps du Christ. Ainsi Thérèse, la sœur de Marcel, apparaît brièvement dans cette pièce avec ces deux couleurs lorsqu’elle se marie : « Ça faisait ben drôle, une mariée en velours bleu avec les cheveux rouges ! » (Tremblay, En pièces 18) On devine, par les commentaires des voisines, qu’elle ne porte alors pas de blanc parce qu’elle est déjà enceinte au moment de son mariage. Parce que sa grossesse n’est pas reconnue par une union, Thérèse s’apparente elle aussi à la Vierge, ce qui est conforté par l’effacement complet du père qu’elle s’apprête à épouser. Elle s’inscrit donc aussi dans un schéma semblable à celui de l’inceste fondateur de sa famille qui expulse l’élément hétérogène de l’Autre. L’enfant qu’elle porte et qu’elle prétend perdre en cours de grossesse sera d’ailleurs longtemps dissimulé aux yeux de son entourage, comme s’il n’existait pas. Lorsqu’on la découvre dans Un objet de beauté, Johanne porte d’énormes lunettes qui font dire à Albertine que «  sa petite-fille est aveugle, il ne manquait plus que ça  !  » (Tremblay, Un Objet 261) Même si ses lunettes ne sont pas noires comme celles de Marcel, Johanne s’inscrit dans la même filiation aveugle que lui et souffre visiblement de sa situation familiale.

11 Revenons maintenant au corps-écran d’Albertine qui, comme celui de Marie, est à l’image du tabernacle, le refuge protecteur de l’Absolu. En effet, le corps de la Vierge où s’estincarné Dieu est identifié à la tente de l’Exode qui, elle, abrite l’Arche d’Alliance contenant les tables de la Loi données à Moïse sur le Mont Sinaï. Le tabernacle (ou tente de la Rencontre) masque le Verbe (le saint des saints) à l’aide de plusieurs écrans2 et, parce qu’il se préoccupe des regards, constitue ainsi la première scène. Étymologiquement, le mot grec skènè désigne les tréteaux du théâtre, mais aussi une tente et dans le grec de la Septante (la traduction grecque de la bible à l’époque alexandrine), le tabernacle (Lojkine, La Scène). L’Absolu est ici incarné par Marcel lui-même, que son monde imaginaire met en contact avec le Tout, décrit ailleurs comme «  une bulle parfaitement ronde, parfaitement lisse, qui le coupait du reste du monde.  » (Tremblay, Le Premier 32) L’embonpoint caractéristique d’Albertine, qui avait d’abord servi à protéger Marcel pendant sa grossesse et même après sa naissance, disparaît complètement lorsque son fils est envoyé à l’asile. Le corps d’Albertine protège Marcel lorsqu’il est bébé, mais aussi lorsqu’il est adulte, au moment où ses crises deviennent violentes. Ainsi, à la fin du roman Un objet de beauté, Marcel, dévasté par la mort de sa tante Nana et animé d’un désir de purification, enflamme les cheveux de sa mère « responsable de tous les maux du Monde » (Tremblay, Les Chroniques 1170). Malgré cette agression, Albertine « prend Marcel par la taille » et, d’un geste protecteur, l’invite à dormir contre elle : « Viens te coucher à côté de moman, mon Marcel. » (Tremblay, Les Chroniques 1171) Dans En pièces détachées, la voisine Madame L’Heureux mentionne l’amaigrissement rapide d’Albertine lorsque Marcel est placé en institution psychiatrique peu de temps après cet incident incendiaire : « Y s’étaient jamais occupés de lui dans’ maison, mais aussitôt qu’y’a été parti, la folle qui pesait deux cents livres dans le temps, s’est mis à maigrir » (Tremblay, Théâtre 44). En perdant physiquement Marcel 3 , le corps d’Albertine réagit comme s’il perdait vraiment une partie de lui-même, avec sa fonction matricielle protectrice. La protection physique et symbolique qu’offre le corps d’Albertine à Marcel s’étend à ses vêtements et même à l’espace qui l’entoure  : une voisine rappelle que l’enfant « était toujours caché dans un coin, ou en dessous des jupes de sa mère… » (Tremblay, Théâtre 43)

12 Marcel est continuellement abrité des regards par les jupes d’Albertine, mais aussi par le store, jouant le rôle d’un voile protecteur. Une voisine raconte que pendant un an après sa naissance, il n’était pas sorti du tout de chez lui : « Quand Marcel est venu au monde pis que la folle est revenue de l’hôpital, a voulait pas le montrer à personne  ! Y’a pas eu moyen d’le voir avant qu’y’aye un an, j’pense, c’t’enfant-là…  » (Tremblay, Théâtre 43) Tous ces écrans face aux regards qui tentent de les percer contribuent à mettre en scène, en l’objectivant et en l’inversant, l’identité dysfonctionnelle d’un personnage et de son entourage.

13 Normalement, le bébé se voit lui-même lorsqu’il regarde sa mère car lorsque celle-ci lui renvoie son regard, « ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit.  » (Winnicott 155). Or, Albertine ne peut que refléter la rigidité de ses propres défenses face à Marcel, ce qui ne va pas sans conséquences. Le garçon, on le constate, est incapable d’établir des relations avec les autres, faute d’avoir pu établir un lien intime et sécurisant avec sa mère, alors que cette relation est « le modèle de toutes les autres relations qu’il établira avec son milieu » (Bateson 216). En effet, les bébés confrontés à cette sorte d’attitude maternelle, «  cherchent un autre moyen pour que l’environnement leur réfléchisse quelque chose d’eux-mêmes. » (Winnicott 155) Aussi, grâce à son imagination, Marcel se crée un ami, le chat Duplessis, qui sera son mentor et dont l’image lui sert de signature. Ce substitut, comme le reste de son monde personnel, confine néanmoins Marcel dans un effacement identitaire puisqu’il remplace les individus susceptibles de transformer le garçon en véritable sujet. Les voisines, on l’a vu, arrivent à peine à apercevoir une forme dans les bras d’Albertine lorsque celle-ci passe devant sa fenêtre avec Marcel bébé, sans pouvoir l’identifier vraiment, avant qu’elle ne tire le store pour arrêter leurs regards indiscrets : « Mais j’pouvais pas me faire une idée au juste parce qu’à fermait vite le blind…  » (Tremblay, Théâtre 43) La disposition des éléments de cette scène remémorée concourt à montrer l’appartement comme une sorte de tabernacle avec son voile qui masque l’Absolu, à l’image de la mère qui continue de protéger Marcel et de le considérer comme partie intégrante d’elle-même. Incapable de se distinguer d’une matrice originelle et à l’écart d’un regard Autre, Marcel ne se constitue pas comme sujet à part entière.

Scène traumatique

14 Le dispositif de Marcel poursuivi par les chiens repose aussi sur un chœur de spectatrices intermédiaires composé des quatre femmes qui habitent le monde imaginaire de Marcel. Rose, Mauve, Violette et leur mère Florence occupent la maison (inhabitée) voisine de la famille de Marcel depuis l’époque de ses grandsparents maternels. À l’image des Moires grecques ou des Parques latines, elles tricotent la vie en marge du commun, invisibles pour la plupart des mortels, mais néanmoins intégrées au récit avec leur regard qui traverse le temps4. Leur commentaire accompagne toute la pièce, comme si elles assistaient à la scène qui se joue. De manière générale, la pièce repose sur les dialogues plutôt que sur les actions des personnages, ce qui a pour effet d’impliquer activement les spectateurs. Ceux-ci doivent créer le spectacle à partir de leurs images mentales respectives. Comme c’est le cas pour l’identité, cette pièce se construit aussi en fonction d’une relation entre sujets : « Elle repose entièrement sur la solidarité du destinateur et du destinataire, du regardant et du regardé, et “responsabilise” l’Un dans son rapport à l’Autre  » (Paroles perdues 151) pour reprendre les mots d’Arnaud Rykner à propos de l’œuvre d’Henri Michaux.

15 Dans Marcel poursuivi par les chiens, la course de Marcel (alors adolescent) qui ouvre la pièce se termine chez sa sœur Thérèse où il trouve refuge. Son épuisement physique et émotionnel lui donne envie de dormir, mais il n’ose pas, de crainte d’être surpris par les chiens auxquels il a échappé. Il s’imagine donc contraint, dit-il, de « rester les yeux ouverts pour le restant de ses jours » (Tremblay, Théâtre 156), dans une vision forcée qui l’effraie par sa brutalité et à laquelle il voudrait échapper. Son choc a été causé par la vue de Mercedes morte, tuée par Maurice au club où travaille Thérèse. La didascalie qui précède le récit de la scène par Marcel précise qu’« Il parle très lentement, comme s’il dépeignait un tableau. » (Tremblay, Théâtre 181) La scène est détachée par rapport au reste de la pièce ; on laisse le spectateur imaginer le tableau par l’intermédiaire de Marcel – d’autant plus que ce tableau rappelle celui de Jacques-Louis David La Mort de Marat. Cette projection intérieure est aussi réalisée par les spectatrices intermédiaires qui, elles, peuvent apercevoir les images dans la tête de Marcel, telles que Violette les décrit à Florence : « J’le vois, moman. Le sang. » (Tremblay, Théâtre 181). On passe ainsi d’une logique verbale à une logique iconique et réciproquement, le récit donne toute sa force à un tableau vivant non représenté sur scène.

16 De cette scène délimitée par le cadre de la porte, Marcel aperçoit d’abord l’eau rouge du bain avec la tête de Mercedes qui en dépasse. La jeune femme est donc limitée à son visage, comme si son corps s’effaçait déjà par sa mort. Alors que le tableau vivant surexpose habituellement le corps 5 , celui-ci disparaît plutôt ici pour montrer l’anéantissement du sujet. À l’inverse, Maurice, assis dans le bain tout habillé, pleure, dit Marcel, « avec sa face dans ses mains  » (Tremblay, Théâtre 181), masquant ainsi son identité diminuée par le meurtre qu’il vient d’accomplir. Cette posture significative est analysée par Stéphane Lojkine à propos de la scène d’aveux de La Princesse de Clèves, mais on peut appliquer sa réflexion à la scène qui nous occupe. Voici ce qu’il en dit: « Le visage voilé constitue un archétype de l’écran […], il n’exprime plus tant la puissance paroxystique d’une douleur qu’il devient impossible de représenter que la coupure sémiotique […]. [Les mains] corporisent l’interdit du regard. » (Lojkine, La Scène 93) En plus de signifier l’effacement d’un sujet responsable de la mort d’un autre, l’écran formé par les mains de Maurice révèle la brutalité de la scène, qui se constitue comme interdit. Le regard malencontreux de Marcel sur celle-ci suffit à le marquer définitivement : aveuglé par l’incompréhension et la douleur, il se réfugie dans la folie, car « [l]a honte liée à la vision de ce qu’on n’aurait pas dû voir retourne l’œil contre son propre pouvoir. Si le regard saisit, il arrive que certaines visions nous saisissent en retour, et accusent le sujet au cœur de son regard. » (Bougnoux 109)

17 Dans cette scène, le personnage vivant, en couvrant son visage, disparaît donc autant que celui qui est mort. D’autant plus que Mercedes, elle, nous regarde à travers Marcel qui dit : « J’ai vu tu-suite qu’est-tait morte parce que ses yeux étaient ouverts pis qu’y’avait pus de vie dedans. […] Son corps bougeait un peu avec l’eau rouge… sa tête s’était tournée vers moé…  » (Tremblay, Théâtre 181) Les yeux sont vides, mais c’est ce vide qui vient chercher le spectateur car l’annulation du sujet retire l’écran habituel du regard (qui garde les autres à une certaine distance) et laisse filtrer l’Infini (le réel qui pointe sous l’écran de la représentation). Le léger mouvement du corps dans le tableau, comme une vibration, semble aussi manifester une présence malgré la mort. Le tableau vivant laisse ainsi planer un doute sur ce qui est vivant et ce qui est mort et concentre la vie dans les perturbations de l’immobilité. Le regard de Mercedes qui, lui, concentre l’absence d’expression du sujet, met l’accent sur la dimension scopique de toute scène, mettant en scène la dialectique entre « regarder » et « être regardé ». Il fait ainsi s’effondrer le sens. En suspendant la distance entre l’œil et l’objet scénique, le scopique fascine (et/ou horrifie) ; «  le sujet devient lui-même un objet et fait l’expérience d’un renversement : voilà que le tableau le regarde, que la scène l’envahit, le submerge  » (Lojkine, «  Scopique  » 1) Stéphane Lojkine indique que le scopique, en faisant tomber la distance, est l’expérience d’un enveloppement (par le regard), qui n’est pas sans rappeler l’enveloppement maternel dont on vient de voir qu’il tient une place significative dans le développement de Marcel. La brutalité de la scène, le réel qui perce à travers les yeux de la jeune femme, frappe Marcel dans sa fragilité et contribue à le pousser davantage dans sa propre annulation identitaire. Le regard horscode de Mercedes, en décalage avec le détail académique des yeux tel qu’un peintre les représenterait, fait défaillir la représentation et vide l’espace autour (Rykner, Pans 162), lequel se répand comme l’eau du bain abondamment décrite par Marcel : « L’eau rouge avait renversé partout… Y’en avait jusque dans le passage. […] Y’avait de l’eau rouge qui coulait dans son cou… » (Tremblay, Théâtre 181) L’eau rouge fait particulièrement impression sur lui lorsque Maurice l’aperçoit et se lève brusquement : « Tout d’un coup ! Y’a eu tellement de sang qui a débordé, Thérèse ! Des… chutes de sang sont tombées sur le plancher… Ça s’est mis à couler dans le passage… » (Tremblay, Théâtre 181) Le tableau vivant s’effondrant, le punctum du regard se répand dans l’espace autour, dans l’eau rougie qui s’écoule de tous les côtés et correspond à l’insaisissable abjection de la scène. Le regard de Mercedes, expression même de son identité, s’écoule de tous les côtés, comme la vie qui quitte son corps percé par son meurtrier. Cette image vient frapper l’observateur et traverse l’écran des mots, qui deviennent hésitants à la fin de la description de Marcel. Confus, il dit : « A’… a’… J’ai d’la misère…  » (Tremblay, Théâtre 181). Les points de suspension, outre qu’ils expriment le trouble éprouvé par Marcel lorsqu’il décrit la scène du crime, montrent l’incapacité de l’institution symbolique (Kristeva) à décrire l’horreur. Ils posent un rapport au réel qui n’est pas dans le langage et qui affirme la primauté de ce qui vient avant celui-ci.

18 Les chiens, que Marcel imagine envoyés à ses trousses par Maurice, annoncent un délire de persécution qui encouragera le garçon à s’effacer, à rester dans un endroit sûr (c’est-à-dire sa propre tête). Ses lunettes de soleil lui permettront « de quitter une réalité qui lui fait craindre le pire » (Rocheleau 350), mais cela au détriment de son affirmation identitaire. Lorsqu’il décrit ses lunettes à Thérèse, Marcel précise bien qu’elles atténuent le choc du visible : « Toute est plus foncé pis ça fait moins mal aux yeux ! » (Tremblay, Théâtre 176), s’exclame-t-il. Il troque ainsi un regard pénible sur la réalité pour une vision totale, au-delà du monde quotidien, mais incompatible avec ce dernier. Les quatre femmes qui peuplent son monde fantastique remplacent l’élément maternel dans un espace que rien n’entrave ni n’altère et qui conserve encore l’état d’indifférenciation subjective qui échappe à Marcel au moment où sa puberté l’écarte irrémédiablement du corps maternel. La maturité physique de Marcel, en posant sa différenciation sexuelle, devance sa construction de sujet désirant et l’effraie, même s’il y prend un certain goût. Il avoue à sa sœur que Mercedes fait partie de ses fantasmes lorsqu’il va au bar où elle travaille et boit des rafraîchissements qu’il soupçonne d’être empoisonnés par les employés : « Quand y mettent des affaires dans mes drinks, Thérèse, c’est souvent à elle que je pense  ! Mercedes ! » (Tremblay, Théâtre 180) La scène de la baignoire est donc particulièrement traumatique pour Marcel, qui vit difficilement sa puberté6 et voit l’unique objet de son désir chancelant s’effacer devant ses yeux. L’horreur fait tomber un interdit sur son désir et peut expliquer la culpabilité ressentie par l’adolescent, qui s’imagine poursuivi par des chiens. La coupure sémiotique de la scène traumatique le détache définitivement de la réalité et l’empêche de se considérer comme sujet. Il prend alors l’apparence d’un aveugle après avoir vu la scène censurée par l’écran des mains de Maurice, qui incarnent l’interdit du regard, ici involontairement transgressé par Marcel. Les mains du meurtrier montrent aussi l’atténuation de sa propre identité résultant d’un meurtre, c’est-à-dire de l’annulation d’un autre sujet. Le regard transparent de Mercedes, auquel on ne peut se raccrocher, montre également un sujet fuyant, qui s’échappe dans l’eau rouge du bain. Lorsque s’abolit l’écran du regard dans la mort, l’échange n’a plus lieu, comme lorsqu’un masque interdit la communication et ainsi entrave la constitution du sujet. Parce que l’identité de chacun ne se constitue qu’en contact avec ses semblables, l’isolement de Marcel (qui ne rencontre jamais le regard des autres) l’empêche d’être.

19 L’écran identitaire peut donc être plus ou moins opaque, plus ou moins affiché, et, à l’image du store d’En pièces détachées, il sert aussi de révélateur en étant une surface de projection du drame intérieur. De la même manière, il est un dispositif d’effraction qui amène l’interlocuteur comme le spectateur à s’interroger sur l’identité et à s’investir (ou non) dans la relation intersubjective.

Conclusion

20 Dans En pièces détachées et Marcel poursuivi par les chiens, l’importance du regard dans la constitution de la scène et de l’identité est révélée par un système d’écrans. Parallèlement au dispositif théâtral de spectatrices intermédiaires, les «masques» que portent (ou ne portent pas) Mercedes, Maurice et Marcel illustrent différentes facettes de la subjectivation et de sa perpétuelle redéfinition. Les troubles identitaires trouvent leur expression la plus aiguë chez Marcel, dans l’usage même de ses lunettes de soleil, qui soulignent son incapacité d’accéder à un état de sujet. Les difficultés identitaires du personnage sont notamment associées à un aveuglement familial qui se manifeste par des écrans maternels et à la vision d’une scène traumatisante transgressive, renvoyant à l’impossible vision de l’inceste familial fondateur. Bien que ces deux événements (l’inceste et le meurtre) ne soient pas liés dans le récit, ils renvoient tous deux à une vision interdite : celle de sa propre chair comme désirable et celle de l’annulation d’un sujet (Mercedes) par un autre (Maurice). Cette seconde vision est d’autant plus transgressive qu’il s’agit ici du meurtre d’un sujet désiré par Marcel, sujet d’un tableau vivant qui, par sa dimension scopique, renverse le regard vers l’observateur et le renvoie à sa position d’objet.

21 Si l’on tient compte de l’aspect mythologique de l’œuvre de Tremblay, on peut facilement voir dans l’histoire de Marcel une référence à celle d’Œdipe, qui s’aveugla après avoir couché avec sa mère. La cécité, symboliquement représenté par les lunettes de soleil chez Marcel, résulte de la vision interdite du meurtre de Mercedes qui s’apparente, par son enveloppement scopique, à l’enveloppement maternel prodigué par Albertine. En plus de retrouver constamment Marcel « dans les jupes de sa mère », on le voit partager réellement le lit d’Albertine dans presque tout le roman Un objet de beauté, occupant alors la place de son père « disparu à la guerre » (Tremblay, Les Chroniques 977). Tandis que dans ce roman Albertine juge sa relation avec son fils comme une fatalité : « c’était leur destin à tous deux d’être inséparables à ce point » (Tremblay, Les Chroniques 977), on peut considérer ses conséquences désastreuses comme l’illustration d’un résultat possible (ni unique ni automatique) d’une relation mère-fils trop fusionnelle.

Ouvrages cités
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Notes
1 Faut-il y voir un jeu de mot discret et obscène, renvoyant encore à l’espace maternel ? Ou, plus probablement, la trace d'un ordre symbolique qui s'efface (littéralement, comme le chat d'Alice) par ailleurs lorsque Marcel atteint la puberté.
2 La construction du tabernacle (aussi appelé tente d’Assignation) est détaillée dans la Bible, livre de l’Exode, chapitres 25 à 27.
3 L’épisode de folie qui marque une coupure plus définitive entre Marcel et la réalité se produit après la scène traumatique abordée dans l’analyse de la deuxième pièce, mais elle va aussi de pair avec la puberté de Marcel qui, en lui révélant un corps distinct, sexuellement différencié, ne peut être conciliée avec l’espace maternel. C’est à partir de ce moment, qui marque une séparation définitive entre la mère et le fils, que le lien ténu entre la réalité et le monde de Marcel est rompu ; en choisissant l’Absolu, Marcel se coupe de la vie et doit être interné quelques années plus tard, lorsque sa psychose le fait passer à l’acte.
4 La dimension mythologique de l’œuvre de Tremblay est abordée notamment dans Rochon et dans Sirois.
5 La surexposition du corps dans le tableau vivant a été abordée pendant la Journée d’étude Tableau vivant et image arrêtée le 26 mars 2009 à l’Université de Toulouse II-Le Mirail et au Colloque Entre code et corps : tableau vivant et photographie mise en scène les 18, 19 et 20 mars 2010 à la même université (actes à paraître : Figures de l’art, n°22, Presses universitaires de Pau, mars 2012).
6 Pour mieux comprendre l’inconfort de Marcel par rapport à son corps changeant, on peut lire la scène de sa première masturbation ratée, dans Tremblay, Le Premier Quartier de la lune, pp. 223-225.