Introduction

Introduction:

Tout ce qui est nouveau redevient nouveau (encore et encore et encore...)

Bruce Barton
University of Toronto
Bruce Kirkley
University of the Fraser Valley

BB…

1 L’idée de co-diriger un numéro de Recherches théâtrales au Canada sur le thème de l’intermédialité nous est venue pour la première fois en juin 2006. Nous savions que la liste de numéros thématiques en coulisses chez RTaC était longue et que nous allions donc devoir attendre plusieurs années avant que notre idée se concrétise, et pourtant nous avions tous deux très envie d’explorer les possibilités qu’offrait un tel projet. Quand le moment est venu pour nous de passer à l’action, nous avons été surpris par le peu de réponses (selon nous) à nos deux premiers appels d’articles, ce qui nous a incité à repousser le moment de passer sous presse. Or, le laps de temps singulièrement long entre la conception et la réalisation du projet nous a donné une occasion peu commune de revoir ce à quoi nous aspirions en projetant ce numéro. À l’automne 2011, alors que nous sommes sur le point de passer sous presse, le contenu que nous proposons donne un aperçu de l’évolution prolongée et quelque peu sinueuse de ce numéro. Un des articles nous a été soumis au courant de l’année 2008; un autre vient d’être évalué par les pairs il y a à peine quelques mois. En retraçant la progression de ce projet, depuis les premiers échanges dont il a fait l’objet, en passant par la séquence des soumissions, de l’évaluation et des révisions, nous constatons que le domaine des études intermédiales a évolué rapidement et considérablement au cours de cette période. Ce numéro est donc, sans que nous ne l’ayons nécessairement voulu ainsi, un témoignage éloquent de cette évolution.

2 Parmi les analyses les plus fréquemment cités de l’impact de la « révolution numérique » sur les arts de la scène, celle de Steve Dixon dans Digital Performance: A History of New Media in Theater, Dance, Performance Art, and Installation (2007) est parue alors même que nous proposions le thème de ce numéro. Des nombreuses idées avancées par Dixon, la plus pénétrante est la description qu’il fait du caractère intense mais transitoire des technologies naissantes face à la faculté d’adaptation de l’être humain :

Avec les logiciels, le fait reste indéniable qu’une fois passé le miracle initial d’une nouvelle « vie » informatique, un certain degré de monotonie et de désuétude vient, au gré des répétitions, remplacer l’émerveillement initial; cela se produit généralement une fois passés les effets numériques dernier cri dont se servent constamment les campagnes publicitaires pour susciter l’intérêt […] Mais l’aspect miracle n’a pas tendance à durer : nous nous y habituons, nous l’adoptons, nous l’absorbons, puis nous attendons l’avènement du prochain miracle. (208, traduction libre)

Or, le champ des études intermédiales (incluant celles de Dixon) met de plus en plus l’accent sur la complexité de ces stratégies d’adaptation, dont la nature inconsciente et implicite permet un remaniement étendu des comportements individuels et culturels. Les chercheurs du domaine ont commencé à s’intéresser aux effets des changements sociaux à grande échelle—et, ce faisant, sont devenus de plus en plus préoccupés par l’effet des progrès technologiques sur notre façon de comprendre et de vivre la performance. Comme l’affirme Chris Salter dans une étude intitulée Entangled: Technology and the Transformation of Performance parue en 2010 (alors même que nous nous apprêtions à entamer notre dernière évaluation par les pairs),

[.  .  .] si la vie quotidienne devient un spectacle médiatique […]et un artifice ludique permanent rendu possible grâce à des êtres technologiques, une question centrale se pose : quel rôle est dévolu à la performance artistique, notamment celle qui dépend de la technologie naissante? Après tout, la mise à distance des routines du quotidien, qui fut longtemps le terrain des artistes, est désormais entre les mains de gens ordinaires qui, dans une tentative d’élever le quotidien au statut du fantastique, mettent sur YouTube des vidéos d’eux-mêmes en train de cuisiner, de faire le ménage, d’aller à l’église et de sortir les poubelles, comme tant de films d’amateurs espérant attirer, ne serait-ce qu’une milliseconde, nos yeux de plus en plus saturés. Qu’est-ce qui pourrait bien venir contrer une transformation culturelle de si grande envergure? (352, traduction libre)

3 Une façon assez simple d’évaluer les transitions qui ont eu lieu pendant la préparation de ce numéro est d’examiner l’introduction des deux textes importants qui ouvrent et closent ce numéro. Le groupe de travail sur l’intermédialité de la Fédération internationale pour la recherche théâtrale (FIRT) a effectué des études importantes sur la conceptualisation dense et fort diversifiée entourant l’« intermédialité » au 21 e siècle. En 2006, Freda Chapple et Chiel Kattenbelt, directeurs de l’ouvrage collectif Intermediality in Theatre and Performance, ont décrit leur objectif comme suit :

Nous partons du principe que l’intermédial est un espace aux frontières souples—et que nous sommes dans l’entre-deux, dans un mélange d’espaces, de médias et de réalités. Ainsi, l’intermédialité devient un procédé de transformation des idées et des techniques par lequel la performance produit quelque chose de différent. Notre façon de concevoir l’intermédialité puise à même l’histoire des idées pour situer l’intermédialité en tant que nouvelle perception d’un tout re-construit par la performance. (12, traduction libre)

L’ouvrage de Chapple et Kattenbelt avait comme objectif, du moins en partie, d’établir une série de principes, de catégories et de définitions d’ordre général. Suite à sa parution, la perception de l’intermédialité comme espace « entre-deux » a gagné en popularité, et on a commencé à définir le concept en l’opposant à d’autres formes artistiques, à d’autres disciplines et à d’autres modes d’expérience plus traditionnels (et donc plus stables). De façon tout aussi importante, Chapple et Kattenbelt, de même que plusieurs autres auteurs ayant contribué au collectif, ont voulu proposer une vision de l’intermédialité comme zone et véhicule d’entraînement de perception et d’adaptation cognitive. La performance intermédiale, font-ils valoir, pourrait être un site dans lequel le théâtre serait à même de proposer des leçons contrôlées sur la manière de naviguer les nouveautés technologiques (et donc culturelles) dans la société en général.

4 Quatre ans plus tard, plusieurs membres de cette même équipe de recherche ont contribué à Mapping Intermediality in Performance, un ouvrage collectif qui se démarque du premier à divers égards sur les plans de la focalisation, de l’orientation et de l’organisation. Au lieu de chercher à établir des catégories et des définitions générales, cette deuxième publication cherche plutôt à « cartographier » le terrain de plus en plus engorgé et contentieux de la représentation intermédiale, à cerner une matrice plutôt qu’à établir une taxonomie. C’est la conception diversifiée et fortement stratifiée de l’intermédialité proposée par Klaus Bruhn Jensen qui sert de point d’entrée à l’ouvrage :

La recherche en communication propose trois façons de concevoir l’intermédialité, lesquelles sont dérivées de trois notions du médium. Dans un premier temps, de manière très concrète, l’intermédialité est la combinaison et l’adaptation de divers véhicules matériaux de représentation et de reproduction, que l’on qualifie parfois de multimédia—par exemple, une présentation sonorisée de photographies ou la transmission visuelle et auditive d’une télévision. Dans un deuxième temps, le terme désigne la communication par l’entremise de plusieurs modalités sensorielles—une musique accompagnée d’images mobiles, par exemple. Dans un troisième temps, l’intermédialité a trait aux interconnexions entre médias en tant qu’institutions sociales, au sein de ce qu’on désigne en termes technologiques et économiques de « convergence » et « conglomération » (cité dans Donsbach 16, traduction libre).

Le cadre dont se sert Jensen simplifie effectivement le concept de l’intermédialité en séparant ses divers éléments, les distillant en facteurs issus des technologies émergentes, des pratiques esthétiques, des études de réception et des dynamiques sociales, politiques et économiques. À plusieurs égards, nous poursuivons dans la lignée de cette seconde publication du groupe de travail : mettre l’accent sur la complexité du projet global consistant à cerner ce qu’est l’intermédialité tout en insistant sur la clarté, la spécificité et la souplesse dans des efforts d’analyse concertés. Nous espérons que ce petit recueil d’articles sur le théâtre et l’intermédialité contribuera tant soit peu à ce louable effort.

BK…

5 Les articles que propose ce numéro tracent les contours de moments précis dans l’évolution de la conscience intermé diale. La contribution de Jean-Marc Larrue, intitulée « Théâtralité, médialité et sociomédialité : fondements et enjeux de l’intermédialité théâtrale  », revient sur les premières expériences théâtrales du « nouveau média » consistant à reproduire et à amplifier le son électrique. Il examine la résistance tenace aux médiations électroniques de la voix qui a duré pendant des dizaines d’années après l’adoption assez rapide de la lampe à incandescence. À l’instar de Dylan et du virage électrique qu’il a pris lors du festival folk de Newport en 1965 et qui a scandalisé les puristes, la voix acoustique remédiée de l’acteur se heurte au choc que crée une nouvelle présence électronique.

6 Sautons maintenant à la première décennie du nouveau millénaire et au monde branché qui a si profondément pénétré la conscience humaine et qui avance à toute allure dans les réseaux vastes et intimes d’Internet. Dans un article intitulé « Crossing Over: Theatre Borders / Telematic Performance », Kathleen Irwin s’intéresse à la portée planétaire d’Internet et présente les résultats d’une recherche qu’elle a menée récemment auprès d’étudiants de Régina et d’Utrecht reliés par Internet et invités à utiliser la technologie numérique pour jouer et échanger entre eux des expériences de mobilité sur la scène mondiale, prenant le rôle d’immigrants, d’émigrants et de demandeurs d’asile. Le caractère immédiat et intime des interactions numériques des étudiants révèle un sentiment de présence important au sein de l’environnement virtuel. « Le cyberespace n’est pas un non-lieu », note Irwin, qui fait valoir que les utilisateurs sont à la fois le miroir et les porteurs du miroir de leurs multiples réflexions.

7 L’article de Dimitry Senyshen nous ramène sur un terrain plus traditionnel—la représentation théâtrale—mais s’intéresse surtout à l’expérience très problématique de la réception médiée. À cette fin, Senyshen se penche sur l’adaptation vidéo que signait François Girard en 1991 de la production théâtrale Le Dortoir, de Gilles Maheu et Carbone 14, dont il ne connaissait que la version télévisuelle. Dans son analyse, il fait appel à des outils théoriques et critiques dérivés de l’étude de la performance en direct pour évaluer le potentiel de la vidéo à représenter la présence. Selon Senyshen, malgré une attitude de toute évidence postmoderne à l’endroit du soi et de la représentation, Le Dortoir cherche à mettre en valeur l’ambiguïté sémiotique intrinsèque des corps des danseurs, une manœuvre qui crée chez l’auditoire le sentiment d’une présence et qui tente de reproduire par mimétisme la recherche de guérison et d’accomplissement d’un récit manifestement moderne. En imposant une conception proprement théâtrale de la présence à son expérience médiée d’une représentation « en direct » reconstruite dans l’imagination, Senyshen propose en réalité, un discours critique intermédial sur la présence et l’absence.

8 L’une des caractéristiques déterminantes de l’expérience intermédiale est le brouillage et l’interpénétration des frontières entre le public et le privé. Dans la rubrique Forum, la contribution du co-rédacteur Bruce Barton, intitulée «  Coherent Confusion and Intentional Accidents  », porte sur le spectacle Dance Marathon de bluemouth inc. et explore notre anxiété contemporaine et notre fascination pour la surveillance. Pendant l’événement, acteurs et membres du public ont participé ensemble à une simulation des marathons de danse si populaires en Amérique du Nord de 1920 à 1940, et l’action a été captée en simultané par des caméras vidéo et projetée sur des écrans dans l’espace de représentation. Comme le montre Barton, les participants, circulant dans un environnement médiatisé, ont joué leur propre médiatisation jusqu’à ce que, plusieurs heures après le début de l’événement, un des interprètes, appelé à se rendre au micro pour partager son histoire, provoque un moment d’exquise humanité. Et étrangement, au même moment, une orchidée s’est épanouie dans le terreau de la technologie.

9 Dans Simulacres et simulation, Baudrillard écrit ce qui suit à propos du médium télévisuel : « Le médium lui-même n’est plus saisissable en tant que tel, et la confusion du médium et du message (Mac Luhan) [sic] est la première grande formule de cette ère nouvelle. Il n’y a plus de médium au sens littéral : il est désormais insaisissable, diffus et diffracté dans le réel, et on ne peut même plus dire que celui-ci en soit altéré. » (52-53) Nous vivons maintenant dans une culture mondiale complètement médiatisée. Que ce soit par Blackberry, Twitter, Skype, YouTube, Google, Facebook, Wikipedia, MMORPG (jeux de rôle à multiples joueurs), Napster ou le mouvement Occupons Wall Street, nous sommes tous, à des degrés divers, branchés à la matrice numérique. Nous ne faisons plus la distinction entre producteur et consommateur, acteur et spectateur, créateur et imitateur, instigateur et participant : tous ces rôles se confondent, se brouillent et deviennent interchangeables. Pour faire écho à Shakespeare, le théâtre est partout. Nous sommes tous imprégnés d’une conscience intermédiale.

Ouvres Citées
Bay-Cheng, Sarah, Chiel Kattenbelt, Andy Lavender et Robin Nelson (dir.), Mapping Intermediality in Performance. Amsterdam : Amsterdam UP, 2010.
Baudrillard, Jean. Simulacres et simulation. Paris : Éditions Galilée, coll. Débats, 1981.
Chapple, Freda et Chiel Kattenbelt (dir.), Intermediality in Theatre and Performance. Amsterdam et New York : Rodopi, 2006.
Donsbach, Wolfgang (dir.), The International Encyclopedia of Communication. Oxford : Blackwell, 2008.
Dixon, Steve. Digital Performance: A History of New Media in Theater, Dance, Performance Art, and Installation. Cambridge et Londres : The MIT P, 2007.
Salter, Chris. Entangled: Technology and the Transformation of Performance. Cambridge et Londres : The MIT P, 2010.