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Michel Tremblay adaptateur de pièces françaises :

le cas de Les Trompettes de la Mort1

Sathya Rao
Université de l’Alberta

Abstract

A well-known novelist and playwright, Michel Tremblay has also authored a substantial number of translations and adaptations that have received little critical attention so far. Surprisingly five of these adaptations, including Les Trompettes de la mort, concern French plays. Why did Michel Tremblay undertake the seemingly redundant task of adapting French plays into Québécois? Was this task informed by the same ethnocentric impulse reminiscent of the 1970s and 1980s and vehemently condemned by Annie Brisset? Through the case-study analysis of the Quebecois adaptation of Les Trompettes de la mort, this article sets out to investigate Michel Tremblay’s poorly documented adaptation practice.

Résumé

Romancier et dramaturge bien connu, Michel Tremblay est également l’auteur de nombreuses traductions et adaptations encore peu étudiées par les critiques. Dans ce large corpus d’adaptations, l’on note la présence pour le moins surprenante de cinq pièces françaises dont Les Trompettes de la mort écrite par Tilly. Comment comprendre le choix de Michel Tremblay d’adapter des pièces françaises ? Faut-il y voir la manifestation de la tendance ethnocentriste des années 1970-80 mise en évidence par Annie Brisset ? À travers l’analyse de l’adaptation québécoise de la pièce Les Trompettes de la mort, cet article se propose de questionner la pratique de l’adaptation de Michel Tremblay.

Adapter au Québec aujourd’hui

1 Les mentions « d’après » et « traduction et adaptation » figurant notamment sur les couvertures des versions de Lysistra (1969) et de L’effet des rayons gamma sur les vieux-garçons (1970) signées par Michel Tremblay, témoignent de la relative indifférenciation qui a pu exister entre les genres de l’adaptation et de la traduction. Comme le note Annie Brisset (1990), cette confusion était sciemment entretenue par l’institution littéraire québécoise (en particulier par l’éditeur de Michel Tremblay, Leméac) désireuse de faire valoir l’originalité de sa langue et de ses écrivains. Cependant, depuis une vingtaine d’années, Michel Tremblay s’est attaché à marquer plus clairement la différence entre ces pratiques en leur assignant à chacune un usage spécifique (Ladouceur, « Michel Tremblay » 56-57). En cela, l’évolution du dramaturge québécois s’apparente à celle d’auteurs comme Normand Chaurette, qui ont vu dans la traduction une alternative aux excès ethnocentriques de l’adaptation auxquels ils se sont eux-mêmes livrés. Pour sa part, Roxanne Martin n’hésite pas à mettre ce phénomène sur le compte d’une tendance de fond observable au Québec au cours des années 90 (74). Ainsi donc, est-ce mû d’un désir qu’on ne lui connaissait pas de « rendre justice » au texte original que Michel Tremblay entreprend la retraduction de certaines œuvres aussi bien classiques que contemporaines comme Oncle Vania, ainsi que plusieurs pièces courtes de Tennessee Williams. Réunies sous le titre de Au pays du dragon, ces dernières seront produites en 1997, dans une version qui conserve les référents originaux. Il est significatif de noter que les pièces du dramaturge étasunien avaient déjà fait l’objet d’une adaptation par Michel Tremblay en 1972. Afin d’éviter que la version adaptée ne soit produite à nouveau, ce dernier ira jusqu’à en retirer les copies déposées au Centre des auteurs dramatiques et à la bibliothèque de l’École nationale de théâtre pour leur substituer la version traduite. Invité à s’expliquer sur les raisons de ce changement de perspective, l’auteur québécois confie :

Je me suis rendu compte que c’était ridicule, qu’il fallait respecter là où ça se passait et respecter Tennessee Williams [. . .] Ce que j’ai fait avec Tennessee Williams il y a 30 ans, c’est un peu paresseux et prétentieux. C’est bien sûr qu’on ne ferait pas ça à Tchekov. C’est une question de génie, de grandeur, de qualité. Aucun grand chef-d’œuvre n’a besoin d’être adapté. (cité dans Ladouceur, « Les voix » 22)

2 Pour Michel Tremblay, l’adaptation se distingue de la traduction en ceci qu’elle ne souscrit à aucun impératif strict de fidélité, au risque de donner lieu aux débordements relevés par Annie Brisset, qui soutient que Tremblay aurait systématiquement effacé les marques de l’altérité du texte adapté pour leur substituer celles de la québécité. De plus, le dramaturge destine exclusivement l’adaptation à des textes considérés comme « moins importants » et joués le plus souvent sur les scènes des théâtres d’été (cité dans Ladouceur, « Michel Tremblay » 41). En facilitant la compréhension des spectateurs, l’adaptation renforcerait ainsi le sentiment d’identification avec l’action et les personnages. Alors donc que la traduction acquiert au fil du temps une autonomie véritable au sein de l’œuvre de Michel Tremblay, qu’advient-il de l’adaptation : remplit-elle toujours la fonction qui était la sienne dans les années 1970 ou bien son statut se trouve-t-il réévalué en conséquence? Dans un contexte où l’étranger suscite désormais davantage le respect que la méfiance, pourquoi et surtout comment adapter sans éveiller en retour les soupçons d’ethnocentrisme ?

3 De stratégie nationaliste d’appropriation aux contours confus, l’adaptation se voit désormais mieux précisée eu égard à sa fonction et à son utilisation : elle assure au spectateur québécois le maximum de confort en lui « taillant » une pièce sur mesure. En d’autres termes, l’impératif idéologique se trouve dorénavant mis au service du confort du spectateur. Échappant aux contraintes strictes imposées par le devoir de fidélité, l’adaptation permet en outre à Michel Tremblay une marge de jeu (ce qui inclut la possibilité éventuelle d’interventions correctives sur le texte original) plus importante que la traduction. Pourtant, comme le montre Serge Bergeron dans sa thèse de doctorat, la grande majorité des pièces adaptées, même si elles relocalisent l’action au Québec, respectent pour l’essentiel l’ordre des répliques et le contenu de l’intrigue de l’œuvre originale.

4 Si l’on comprend aisément, les raisons qui motivent l’adaptation d’œuvres étrangères comme Mistero Buffo ou même de pièces nord-américaines comme Camino Real, le choix de Michel Tremblay d’adapter des pièces françaises demeure plus surprenant compte tenu de la parenté, à tout le moins linguistique, entre la France et le Québec. Il n’empêche qu’à ce jour, Michel Tremblay a adapté cinq pièces françaises : Six heures au plus tard (1986), Les Trompettes de la mort (1991), L’Ex-Femme de ma vie (1994), Piège pour un homme seul (2002) et Les Amazones (2005). D’un point de vue quantitatif, ce corpus est le deuxième plus important, loin derrière celui des pièces traduites et adaptées de l’anglais, dont la majorité est constituée d’œuvres nord-américaines. Depuis la traduction de Mambo Italiano en 2000, l’on note cependant que le nombre de pièces canadiennes anglaises – soit quatre en comptant Les Grandes occasions (2008) – se rapproche de celui des pièces françaises adaptées. Parmi les cinq adaptations françaises, trois résultent de commandes, à savoir L’Ex-Femme de ma vie, Piège pour un homme seul et Les Amazones. Quant aux adaptations de Six heures au plus tard et de Les Trompettes de la mort, elles comptent parmi la douzaine de pièces, majoritairement nord-américaines, que Michel Tremblay a lui-même fait le choix de traduire ou d’adapter. À l’exception de Piège pour un homme seul écrite par Robert Thomas et publiée en 1960, les pièces fran-çaises adaptées par Michel Tremblay sont relativement récentes puisque leur date de création remontre à moins de vingt ans. Mis à part la pièce Six heures plus tard qui a été montée en novembre 1986 au Théâtre d’aujourd’hui, L’Ex-femme de ma vie, Piège pour un homme seul et Les Amazones ont toutes été produites sur des scènes d’été. En ce qui concerne la pièce Les Trompettes de la mort qui sera l’objet de cette étude, elle a été montée pour la première fois en 1991 sur la scène du Théâtre des arts devenu le Studio-théâtre de la Place des Arts, à Montréal.

5 Comment expliquer cette « anomalie » que constitue la présence d’adaptations de pièces françaises en québécois dans l’œuvre tremblayenne? Doit-on y voir le vestige du discours ethnocentriste de naguère, ainsi que pourraient le laisser croire les modifications considérables apportées notamment à la langue de l’œuvre originale? Un certain nombre d’éléments peuvent nous aider à mieux comprendre la présence persistante de ce corpus d’adaptations dans un contexte – celui des années 1990 et 2000 – où le Québec a acquis bien plus d’assurance quant à son identité linguistique et culturelle. En premier lieu, il existe de fait un certain écart entre les référents culturels du public québécois et ceux du public français. À cela, s’ajoutent les nombreuses différences linguistiques (touchant en particulier le domaine des jurons) entre le français parisien standard et le français québécois dans l’usage oralisé et parfois joualisant qu’en fait Michel Tremblay. Au final, le travail d’adaptation implique autant la transposition de références culturelles pour en faciliter la réception que la réécriture du texte original. À cet égard, il va sans dire qu’une des raisons principales du succès des adaptations de pièces françaises (ou étrangères) est qu’elles sont signées Michel Tremblay. Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’écart entre le français standard (qu’il soit québécois ou français) et le québécois oralisé se réfléchit également au niveau de la diégèse. Que ce soit dans les adaptations de Piège pour un homme seul, de L’Ex-femme de ma vie et, comme nous le verrons, de Les Trompettes de la mort, Michel Tremblay se plaît à mettre en scène cet écart en tirant habilement parti des registres de langue des personnages autant que de leur profil sociologique et psychologique. Centrale dans l’œuvre théâtrale (cf., L’Impromptu d’Outremont) de l’auteur québécois, cette tension entre le français standard et le français québécois l’est aussi dans son œuvre littéraire (cf., Des nouvelles d’Édouard).

6 En second lieu, dans le cas particulier de la pièce Les Trompettes de la mort, le choix d’adapter peut s’expliquer par le souhait de rester fidèle au parti pris réaliste de l’œuvre originale. Ainsi la présence improbable sur scène d’acteurs parlant un fran-çais standard (lequel aurait très probablement été assimilé à un registre de langue soutenu par le public québécois) serait-elle allée à l’encontre du réalisme voulu par Tilly lui-même. Si l’on suit cette interprétation, le choix d’adapter pourrait donc procéder paradoxalement d’une exigence de fidélité à l’égard du réalisme de l’œuvre originale. Plus généralement, il convient de remarquer que l’ensemble des pièces françaises adaptées par Michel Tremblay s’ancrent dans un contexte contemporain où le réalisme est le plus souvent de mise.2 Dans ce contexte, la fidélité à ce parti pris dramaturgique, que l’on retrouve également dans l’œuvre de l’auteur québécois, justifie en soi le recours à l’adaptation.

7 En dernier lieu, l’adaptation de pièces françaises ou même francophones, en particulier contemporaines, n’est pas une pratique aussi rare que l’on pourrait le croire. Ainsi la base de données en ligne de l’Association Québécoise des Auteurs Dramatiques (AQAD) répertoriant les « auteurs étrangers traduits et adaptés au Québec » comprend-elle une section spéciale consacrée aux « auteurs francophones adaptés en québécois ». Cette section, qui ne semble pas régulièrement mise à jour, fait état de 26 pièces d’auteurs aussi différents que Josiane Balasko, Eugène Labiche, Molière, Yann Queffelec et Robert Thomas adaptées en québécois sur une période s’étalant environ sur trente ans. Il convient de préciser que le terme d’adaptation est dans ce contexte utilisé dans son acception la plus large, puisqu’il recouvre des adaptations intergénériques (constituant la grande majorité de celles qui sont répertoriées dans la base) à l’image de celle qu’a fait Claire Dé de la correspondance entre Gustave Flaubert et Georges Sand aussi bien que des adaptations intragénériques comme les pratique Michel Tremblay. Si elle ne demeure pas exceptionnelle, l’adaptation québécoise de pièces françaises, et plus particulièrement, celle d’œuvres contemporaines appartenant au genre du boulevard, semble en plein essor depuis une quinzaine d’années. À titre d’exemple, la compagnie québécoise « Voix d’accès » fondée en 2003 par Marie Frédérique Auger et Emmanuel Bédard s’est fait une spécialité de présenter certains grands succès du répertoire populaire français comme J’aime beaucoup de ce que vous faites, Le père Noël est une ordure (écrit par Josiane Balasko tout comme l’Ex-femme de ma vie) ou plus récemment Le Dîner de cons sur les scènes québécoises des théâtres d’été. Immortalisé au cinéma par le duo d’acteurs français Thierry Lhermitte et Jacques Villeret, Le Dîner de cons avait déjà fait l’objet d’au moins deux adaptations dans la belle province : la première par Denise Filiatrault en 1994 (soit à peine un an après la première représentation en France) à l’occasion du Festival « Juste pour rire » et la seconde par Claude Maher en 2003 pour le 35ème anniversaire du Patriote de Sainte-Agathe. Pour sa part, Jean-Guy Legault a récemment proposé une adaptation québécoise de la pièce 8 femmes écrite par Robert Thomas et transposée au cinéma avec le succès que l’on sait par François Ozon. L’on peut gager que l’une des raisons de cet essor vient des similarités que présente l’écriture de dramaturges comme Robert Thomas et Josiane Balasko avec celle d’auteurs de la tradition comique nordaméricaine comme Paul Zindel et Steve Martin. Cela dit, il n’existe pas de règles strictes en matière d’adaptation de pièces fran-çaises au Québec : si une adaptation peut certes bénéficier de la réputation de la personne qui la signe (en particulier, lorsqu’il se nomme Michel Tremblay), elle peut s’avérer inutile lorsqu’il s’agit de restituer l’univers très français d’œuvres comme Le Dîner de cons, laquelle fut popularisée au cinéma.

Tremblay adaptateur de Tilly

8 Tilly, de son vrai nom François-Louis Tilly est l’auteur de six pièces de théâtre : Charcuterie fine (1981), Spaghetti bolognese (1982), La Maison des Jeanne et de la culture (1986), Y’ a bon Bamboula (1987), Minuit chrétien (1999) et bien sûr Les Trompettes de la mort (1985) publiées pour la plupart aux éditions Actes Sud-Papiers et traduites en anglais. Montée pour la première fois en 1985 au théâtre de la Salamandre à Lille, la pièce Les Trompettes de la mort a fait l’objet de plusieurs mises en scène en France (dont une au Théâtre National de la Colline en 1996-1997 par l’auteur lui-même), mais aussi en Europe (notamment à Berlin, Varsovie, Prague et Londres). La pièce ne passe pas inaperçue et reçoit en 1985-86 le Prix de la meilleure création de pièce en langue française du syndicat de la critique en France. S’essayant avec talent à différents genres, Tilly a en commun avec Michel Tremblay d’avoir écrit des scénarios de films ainsi que de téléfilms et composé (avec Michel Hermont) le texte d’une comédie musicale au titre évocateur de Ploum Ploum Tralala. De plus, Tilly a signé, en 2000, une adaptation ainsi qu’une mise en scène de la pièce A la folie, pas du tout d’Edward Albee qui compte parmi les dramaturges fétiches de Michel Tremblay.

9 Le critique Tom Bishop range avec raison Tilly dans la tradition du « théâtre du quotidien » aux côtés de dramaturges comme Jean-Paul Wenzel, Michel Deutsch et Michel Vinaver (euxmêmes beaucoup influencés notamment par Rainer Werner Fassbinder et Thomas Bernhardt). Privilégiant dans ses pièces l’observation au dépend du jugement, Tilly présente souvent au spectateur-voyeur l’intimité d’une tranche de vie dont l’issu tragique semble échapper à toute morale :

The théâtre du quotidien is not didactic in the Brechtian sense, nor, by definition, does it have the sweep of epic theater. Rather, its precise observation and its accent on the everyday, the humble, and the painful yield a broader perspective – a tragic view of the daily humiliation of characters marginalized by the sweep of history. (Bishop 66)

10 C’est justement le cas avec Les Trompettes de la mort où le spectateur assiste au viol de l’intimité d’Annick, puis à sa tentative de suicide manquée. À l’image de Marie-Lou à la fin de la pièce À toi pour toujours, ta Marie-Lou de Michel Tremblay, Annick demeurera dans un état de survie qui est son lot quotidien. Nombreux sont les recoupements entre la dramaturgie de Tilly et l’univers de Michel Tremblay : les personnages sont souvent de condition modeste et parlent la langue de leur milieu (le joual ou bien un français courant plus ou moins coloré de patois) ; leur existence est déterminée par des rapports de force (économiques, politiques, sexuels) qu’ils subissent, voire répètent malgré eux3 ; enfin les situations dans lesquelles ils évoluent sont clairement inspirées du quotidien. De surcroît, Michel Tremblay comme Tilly s’efforcent de donner une consistance réelle à leurs person-nages : le premier en les inscrivant dans une généalogie, le second en accompagnant à l’occasion ses pièces de notes biographiques précises sur chacun des protagonistes, comme c’est le cas avec Les Trompettes de la mort. À la lumière de ce qui vient d’être dit, l’on est mieux à même de comprendre l’attrait qu’a pu exercer la pièce de Tilly sur Michel Tremblay. Si elles ont indéniablement beau-coup en commun, les dramaturgies de ces deux auteurs sont loin d’être pour autant identiques. La parole y est soumise à une économie très différente : très volubile chez Michel Tremblay, elle se fait plus économique chez Tilly dont les personnages ne semblent pas prendre un plaisir particulier à l’échange, sauf peutêtre lorsque celui-ci se fait au dépend d’un tiers (en l’occurrence Henriette et Annick dans Les Trompettes de la mort). Cela dit, dans un cas comme dans l’autre, l’on n’échange que des banalités faute de ne pouvoir nouer de dialogue véritable. Influencé par le théâtre antique, Michel Tremblay n’hésite pas à briser les dogmes du théâtre réaliste en faisant coexister plusieurs voix (selon le système classique des chœurs) et même plusieurs temporalités au sein d’un même espace scénique à l’image de la pièce Albertine en cinq temps. Par contraste, la dramaturgie de Tilly paraît beaucoup plus sobre en moyens : le temps est essentiellement linéaire et rythmé par les gestes (et les silences) du quotidien. Le passé (de l’enfance en Bretagne que relaient les appels téléphoniques mater-nels) qui n’en finit pas de déborder sur le présent témoigne de la force de l’emprise maternelle (incarnée par « La voix »). Quant à l’avenir, il ne porte aucune promesse de changement ou même d’amélioration. Coincé entre les débordements du passé et la stérilité du futur, le présent apparaît tout au mieux comme un moment de sursis. Comme dans plusieurs pièces de Tilly, le drame se tisse silencieusement pour aboutir à son tragique dénouement : la tentative manquée de suicide d’Annick (que préfigurait le suicide par pendaison de son père) dans Les Trompettes de la mort et l’assassinat d’un fils par son père dans Delicatessen. En ce qui concerne la présence d’un registre de langue courant dans les pièces de Tilly, même si elle tranche avec la norme classique du français habituellement utilisé au théâtre, elle n’a en aucun cas le statut « révolutionnaire » que l’on a attribué au joual dans le théâtre de Michel Tremblay. Pour le dramaturge français, le langage courant sert avant tout le parti pris d’une dramaturgie réaliste et, à ce titre, n’a pas vocation à se faire remarquer outre mesure.

11 La pièce Les Trompettes de la mort se distingue des autres pièces françaises adaptées par Michel Tremblay en ceci qu’elle possède une coloration plutôt tragique. En substance, la pièce met en scène le face à face entre deux femmes qui n’ont rien en commun, si ce n’est d’avoir passé leur enfance dans le même village de Bretagne. Secrétaire dans une usine de produits d’entretien, Annick partage sa vie entre ses visites à sa mère en Bretagne et la solitude de sa vie parisienne bien rangée. Quant à Henriette-Alexane, elle a abandonné sa famille pour sa carrière d’actrice et son histoire d’amour avec Jean-François, brillant critique de théâtre. La pièce de Tilly est bâtie sur un certain nombre d’oppositions entre Paris et la province ou encore entre le statut socioculturel d’Annick et ceux de Jean-François et Henriette. Ces oppositions se traduisent sur le plan linguistique par des écarts de niveau de langue avec lesquels l’adaptateur doit négocier. À cela s’ajoute la présence de références culturelles spécifiques aussi bien à la Bretagne d’origine d’Annick, au contexte parisien dans lequel se situe la pièce qu’à l’histoire contemporaine de la France.

12 Lorsque la pièce Les Trompettes de la mort est présentée au Café de la Place le 4 septembre 1991, Tilly est loin d’avoir au Québec la réputation qu’il possède en France. À ce titre, ce choix d’adapter peut paraître étonnant, pour ne pas dire avant-gardiste à qui n’est pas familier avec l’actualité de la scène parisienne. À en juger par les quelques comptes-rendus faits sur la pièce dans la presse, la critique semble avoir davantage apprécié l’originalité de la pièce française combinée au retour sur scène de Micheline Lanctot (dans le rôle de Jeannine-Annick) que le parti pris de l’adaptation en québécois comme tel. Ainsi, Gilles Lamontagne qui craint que la pièce de Tilly ne subisse le même sort que le Revizor de Gogol se demande « Jusqu’où un deuxième auteur peut-il « adapter », sans la dénaturer, une pièce étrangère ? ». Beaucoup plus sévère, Jean-Cléo Godin de la revue Jeu dénonce, pour sa part, le caractère « absurde » de l’entreprise d’adaptation de Michel Tremblay :

Tilly écrit dans la langue du petit peuple : quelle audace et quelle nouveauté ! Mais ici, il me semble que c’est moins nouveau. Et puis, ne sent-on pas l’absurdité de l’entreprise : faire adapter par Michel Tremblay lui-même ce texte qui n’en avait aucun besoin et qui, de ce fait même, perd tout intérêt […]. (186)

13 Bien qu’il ne soit pas développé davantage, l’argument est intéressant dans la mesure où il permet de problématiser le choix de l’adaptation en tant que tel : Michel Tremblay aurait-il perdu dans l’adaptation ce qui faisait l’originalité de la dramaturgie de Tilly dans le contexte français ? Ce risque est d’autant plus important que ces deux dramaturgies, qui ont beaucoup en commun, peuvent aisément se confondre. Sur un autre registre, Jean-Cléo Godin relève une inconsistance culturelle dans l’adaptation : les mères campagnardes québécoises envoient à leur fille des fraises ou des bleuets et non des champignons (qui ont inspiré le titre de la pièce) comme c’est le cas en France. Plus grave encore note le critique, le langage « vulgaire et un peu scatologique » de Louise Latraverse et de Sylvain Massé, qui campaient respectivement Henriette-Alexane et Jean-François, prêtait plus à rire qu’il ne préparait le drame. Dans l’analyse qui suit, nous discuterons des choix d’adaptation faits par Michel Tremblay ainsi que des éventuelles variations d’interprétation qu’ils ont pu induire.

L’adaptation en pratique

Adapter pour le Québec

14 Michel Tremblay fait le choix de conserver deux des trois noms des protagonistes de la pièce originale. Le seul changement notable concerne le prénom « Annick » devenu « Jeannine » dans l’adaptation. Serge Bergeron remarque que, si elle était généralisée jusqu’en 1981 (260), la pratique de l’adaptation des noms devient beaucoup moins systématique à mesure que Michel Tremblay fait sienne l’exigence de fidélité qu’impose la traduction. Plus spécifiquement, dans plusieurs de ces adaptations, Michel Tremblay s’ef-force de conserver un lien avec les noms des protagonistes originaux. C’est le cas de la pièce Les Trompettes de la mort dont les deux héroïnes, Henriette Bothorel et Annick Nédelec, se voient rebaptisées respectivement du nom d’Henriette Berthelet et de Jeannine Nantel. À l’évidence, Michel Tremblay privilégie ici une correspondance fondée sur la conservation de certains traits morphologiques (nombre de syllabes pour « Bothorel » et « Berthelet ») et phonétiques (maintien des sons « b », « th », « n »). S’agissant de la modification plus profonde que subit « Annick Nédelec », on peut la mettre sur le compte d’une volonté de québéciser un prénom et un patronyme à forte consonance bretonne. Le choix de Jeannine plutôt qu’Anne par exemple, qui aurait également satisfait les contraintes phonétiques, pourrait s’interpréter comme un clin d’œil de Michel Tremblay à son propre univers. Ainsi le lecteur familier avec les personnages de l’auteur y verra peut-être une allusion à la femme de Philippe dans La Grosse femme d’à côté est enceinte ou à l’épouse cocue de Robert Beaulieu dans En Circuit fermé. L’on aurait pu s’attendre de la part de Michel Tremblay a ce qu’il recoure à un patronyme plus typiquement québécois que « Nantel » à la place de celui à consonance bretonne de « Nédelec ». Cependant, à y regarder de plus près, cette décision est bien plus subtile qu’il n’y paraît puisque le nom de famille « Nantel » est en fait une transformation graphique de « nantais » qui désigne une personne originaire de la ville de Nantes4 située… en Bretagne. Toutefois, dans le cas du patronyme « Bothorel », assez répandu dans l’ouest de la Bretagne,5 Michel Tremblay se contente d’une adaptation phonétique.

15 Une des motivations premières de l’adaptation est de replacer la pièce dans le contexte québécois, c’est ce que fait Michel Tremblay dans Les Trompettes de la mort. Comme nous l’avons suggéré, la pièce de Tilly se fonde sur un certain nombre de clivages dont l’opposition entre Paris et la province (en l’occurrence la Bretagne). Cette opposition se redouble par celle, plus implicite, entre les quartiers ethniques de l’agglomération parisienne (Porte d’Italie, Barbès) et ceux plus « rive gauche » que fréquentent très probablement Jean-François et Henriette (laquelle semble découvrir pour la première fois le quartier asia-tique de la Porte d’Italie). Une troisième ligne d’opposition, plus idéologique se fait jour entre, d’une part, la position très « gauche-caviar » antiraciste (Tilly 32) d’Henriette qui s’aligne sur celle de Jean-François familier avec la rhétorique marxiste et, d’autre part, le côté réactionnaire d’Annick qui laisse échapper plusieurs remarques racistes (Tilly 26). Un des défis que rencontre l’adaptateur est justement de transposer ces clivages dans le contexte québécois. Par un jeu de péréquation dont Michel Tremblay est coutumier, Paris devient Montréal tandis que la Bretagne se subs-titue à la ville de Québec. Originellement située dans le quartier de la Porte d’Italie à Paris, l’action est transposée dans celui du Plateau Mont-Royal. Comme le note Serge Bergeron (258), ce quartier de Montréal sert de cadre à nombre d’adaptations (et de traductions) du dramaturge québécois telles que L’Ex-femme de ma vie, par exemple. Dans l’imaginaire parisien, le quartier de la Porte d’Italie, également baptisé « quartier chinois », est associé à l’importante population d’origine asiatique (chinoise et vietnamienne en majorité) qui y réside. L’on se serait attendu à ce que l’adaptateur relocalise la pièce aux abords du Chinatown de Montréal, rue de la Gauchetière. La décision de Michel Tremblay de conserver l’action dans la zone du Plateau l’obligera à effectuer un certain nombre de modifications par rapport au texte original. Ainsi l’adaptateur substitue-t-il la référence spécifique à la communauté asiatique de la Porte d’Italie par une référence plus générale à l’environnement pluriethnique du Plateau (qui pourrait également valoir pour Montréal dans son ensemble).

16 Si elle peut paraître à première vue étrange, l’expression « tour de Babel », qui désigne l’immeuble dans lequel demeure Jeannine, apporte un supplément d’humour absent de la réplique originale, laquelle fait simplement état d’un constat qui, dans le contexte montréalais (« Chinatown ») aurait eu une valeur purement informative.6

HENRIETTE, C’est vraiment la tour de Babel, ici…
JEANNINE, de la cuisine.
Hein ?
HENRIETTE. C’est amusant, tous les magasins de toutes les races qu’y’a un peu partout dans le quartier… (p. 14)
HENRIETTE, C’est vraiment Chinatown ici.
ANNICK(de la cuisine).
Hein ?
HENRIETTE. C’est amusant tous ces magasins asiatiques dans ton quartier. (p.18)

17 Quelques pages plus loin, Michel Tremblay fait le choix d’éli-miner l’allusion à caractère raciste à Barbès et aux « Arabes », privilégiant une adaptation plus neutre. Même s’il s’inscrit parfaitement dans le fil de la diégèse, ce choix donne une image plus édulcorée du personnage de Jeannine-Annick qui est loin d’avoir une moralité irréprochable, à l’image de beaucoup de person-nages de Tilly.

HENRIETTE. Bien sûr, si chuis bête ! Tu connais pas l’Afrique du Nord ?
JEANNINE. Non, j’ai pas encore eu l’honneur d’être organisée là. (p.26)
HENRIETTE. Bien sûr, suis-je bête ! Tu ne connais pas l’Afrique du Nord ?
ANNICK. Tu sais, je travaille à Barbès, alors les Arabes, c’est tous les jours. (p. 26)

18 Plutôt que d’élargir à la réalité pluriethnique de Montréal, comme il l’a fait précédemment, Michel Tremblay opte pour une solution qui lui permet d’utiliser certains traits dénotatifs de l’original (la référence au jaune, le caractère asiatique) : à la figure du Chinois, il substitue le stéréotype ethnique montréalais du dépanneur vietnamien. Plus exactement, la valeur hyperbolique de la phrase « [. . .] il n’y a que des chinois » est ici restituée par une accumulation dont le sens péjoratif se trouve renforcé par le recours à des stéréotypes.

JEANNINE. Heureusement. Chus la seule Québécoise de l’étage, j’pense… Y’a la Vietnamienne qui tient le restaurant d’en bas, le Vietnamien du dépanneur…
HENRIETTE. Le péril jaune.
JEANNINE. J’comprends donc. Y paraît que c’te mondelà, ça coupe leurs morts en petits morceaux pis que ça les fait cuire dans le four. (p. 29) ANNICK. Heureusement. Je suis la seule Française à cet étage, il n’y a que des Chinois.
HENRIETTE. Le péril jaune.
ANNICK. Tu rigoles, il paraît qu’ils brûlent les morts dans le four de leurs cuisinières en petits morceaux. (p. 28)

19 La référence aux Chinois qui constitue à l’évidence une unité thématique, est cette fois remplacée par une mention aux sansabris.

LA VOIX. Tu peux pas faire ça, y vont se faire voler ! C’est plein de sans-abris dans ton coin ! (p. 8)
LA VOIX. Tu ne peux pas lui faire ça, les Chinois vont les voler. (p. 13)

20 Au fil de son adaptation, Michel Tremblay construit par substitution une représentation d’un espace référentiel beaucoup plus hétérogène que celui de la version originale puisqu’y abondent les « magasins de toutes les races », les « vietnamiens » et les « sansabris ». Le quartier relativement homogène de la Porte d’Italie se transforme donc en un espace pour le moins diversifié.

Les accents

21 La relocalisation de l’action au Québec s’accompagne d’une redistribution des accents parmi les protagonistes de la pièce. Michel Tremblay substitue à l’accent « breton guttural, haché et sec » (Tilly 10) de la mère d’Annick-Jeannine un « accent de Québec » dont on suppose qu’il est immédiatement reconnaissable par le public montréalais.7 Dans l’orginal, Annick parle un français plutôt courant qui, lorsqu’elle échange au téléphone avec sa mère, a tendance à déteindre vers le familier voire l’argotique. Outre un certain nombre d’insultes empruntées au langage populaire (« chieuse », « feignasse », « craneuse ») dont certaines plus inusitées mettent à profit le suffixe à valeur péjorative « -ouille » (« fourdouille », « arsouille »), le langage d’Annick compte certains tics. Le plus visible d’entre eux est sans doute l’emploi récurrent de l’interjection « Dame » qui sert d’amorce à plusieurs répliques (Tilly 10, 11, 13, 14). Comme le remarque Serge Bergeron (242), Michel Tremblay dispose d’un vaste arsenal de jurons en français québécois qu’il met volontiers à profit dans ses adaptations. Le choix de québéciser systématiquement les jurons renforce très certainement leur efficacité pragmatique auprès du public québécois. Il convient de noter que l’adaptation des jurons s’effectue selon des stratégies différentes, mais souvent complémentaires. Tantôt Michel Tremblay optera pour des équivalents directs en français populaire québécois (« poupoune » à la place de « pimbêche », « nobodys » pour « plouc »), tantôt il privilégiera l’homophonie au détriment de l’exactitude sémantique, en particulier dans le cas de régionalismes qui lui sont probablement inconnus (« torche » et « loche »). Il lui arrivera également de préférer la signification contextuelle immédiate d’un terme même si celle-ci ne recouvre pas stricto sensu sa définition lexicale. Ainsi le terme populaire « arsouilles » qui, selon Le Petit Robert, a le sens de « crapule », sera-t-il rendu par « saoulons » dans un contexte où il est question de boisson. Pour ce qui est de l’interjection « Dame » (que Le Petit Robert répertorie comme étant un régionalisme), elle est tantôt rendue par « Ben » tantôt supprimée. Aussi cette interjection perd-elle, dans l’adaptation, la fonction de marqueur idiosyncrasique dont elle était investie dans l’original. Compte tenu de son caractère populaire, tout du moins dans la première partie de la pièce, le langage d’Annick se prête particulièrement bien à l’adaptation. Michel Tremblay fait parler Jeannine dans ce français québécois oralisé que l’on retrouve dans nombre de ces pièces. Il est intéressant de noter que Michel Tremblay n’hé-site pas à forcer le trait en remplaçant, par exemple, « anciens francs » par « tomates ». La conversion monétaire nécessaire à la bonne compréhension du public québécois s’accompagne d’un changement non-motivé de registre : « tomates » est l’appellation familière en français québécois pour dollar dont l’équivalent en français parisien serait « balles ».

JEANNINE. Est-tait mal collée. Un chèque de deux mille tomates pis un petit mot du notaire : « Fais-en bon usage, ma petite fille. » M’as t’en faire, moi, des petites filles. Se faire encore entretenir par ses parents à quarante ans passé ! (p. 8) ANNICK. Elle était mal collée. Un chèque d’un million d’anciens francs et un petit mot du notaire : « Fais-en bon usage ma petite fille. » Je t’en foutrai moi des petites filles. À presque quarante ans se faire entretenir par ses parents. (p. 14)

Les limites de l’adaptation : l’accent mis sur l’actualité

22 Dans le tapuscrit de l’adaptation, Michel Tremblay a fait le choix de supprimer l’indication scénique suivante : « La kitchenette est séparée de la grande pièce par un rideau de plastique à franges multicolores, et la salle de bains par une porte vitrée (verre cathédrale) » (9). Cela dit, il est fait mention du rideau plastique et de la porte vitrée dans les didascalies de l’adaptation conformément à la version originale. Bien plus que de simples éléments de décorations, ces artefacts matérialisent les fragiles frontières entre les différents espaces d’intimité qui, autrement, risqueraient de se confondre compte tenu de la promiscuité du studio de Jeannine-Annick. D’une certaine manière, l’intrusion d’Henriette et de Jean-François dont le premier geste est d’aller uriner, la porte ouverte pour le second (Tilly 29), met en scène une telle menace de confusion. Aussi peut-on penser que la suppression de cette indication scénique dans l’adaptation est susceptible d’affecter la scénographie de la pièce.

23 De plus, Michel Tremblay choisit de supprimer le bref échange entre Henriette et Annick à propos de la photo de son frère prise en Algérie. En apparence anodin dans le flux de la conversation, cet échange donne des renseignements biographiques précieux sur l’amour secret que nourrit Annick à l’égard de son patron et les raisons de son embauche (à savoir la relation d’amitié entre son patron et son frère). Ces éléments, à peine suggérés ici, seront développés plus avant dans les notes sur les personnages clôturant la pièce, notes que Michel Tremblay fera également le choix de supprimer avec la lettre qu’adresse Jean d’Algérie à sa sœur. Étant donné la spécificité culturelle de la biographie des personnages, leur adaptation aurait sûrement nécessité d’importants réaménagements. L’exclusion de ce paratexte a pour effet de ramener l’histoire des personnages au présent de la pièce et aux quelques allusions qui y sont faites de leur passé. Ces notes, à visée informative,8 de même que la lettre, inscrivent les personnages dans une histoire qui leur confère, derrière le minimalisme de leurs répliques, une épaisseur existentielle susceptible d’expliquer, ou à tout le moins d’éclairer leur comportement. En ce sens, la pièce Les Trompettes de la mort doit être comprise moins comme le récit d’une histoire partagée que comme une rencontre aussi fortuite que stérile entre trois individualités.

24 D’une façon générale, la multiplication des interjections et des interlocutions, l’enrichissement de la ponctuation (points de suspension, points d’exclamation) ou encore la prosodie de style oral de Michel Tremblay rehaussent les qualités expressives de la version originale. De plus, certaines augmentations de répliques comme celles concernant la bonne prononciation de « madras » sont dans leur tonalité très tremblayenne.

25 Eh bien, nous allons écouter une de ses chansons moins connue ici mais qui avait fait un malheur, à l’époque, en France : « Adieu foulards, adieu madras » Est-ce qu’on dit madra ou madrasss ? En tout cas, voici Marcel Amont. (p. 11) Bon, on va écouter Marcel Amont qui va chanter « Adieu foulards, Adieu madras », c’est pas tout à fait son coin mais il l’interprète fort bien. « Adieu foulards, adieu madras ». Marcel Amont. (p. 15-16)

26 L’on sait en effet à quel point les ambigüités de la langue fran-çaise (et la question de la langue en général) alimentent les discussions des personnages de Michel Tremblay, à l’image de la polémique entre Yvette et Lucille qui se demandent s’il faut dire « ennuyeux » ou « ennuyant » dans L’Impromptu d’Outremont. À la suite des travaux de Lise Gauvin (123-141) prolongés par la thèse de doctorat de Mathilde Dargnat, l’on peut avancer que l’adaptation en québécois telle que la pratique Michel Tremblay constitue autant un changement de norme linguistique (du fran-çais parisien vers un français québécois courant) qu’un changement de style d’écriture.9 Aussi serait-il restrictif de continuer à les envisager à la seule lumière du projet nationaliste québécois. Originale à bien des égards, l’adaptation de Michel Tremblay implique une série de manipulations complexes concernant l’ensemble des dimensions poétiques (sémantique, prosodique, pragmatique, etc.) du texte source, ce qui en fait une pratique créative de réappropriation à mi-chemin entre la traduction et l’écriture. Peut-on dire que les transformations que Michel Tremblay fait subir à la pièce de Tilly en altèrent les propriétés littéraires ? Comme le remarque Jean-Cléo Godin, l’adaptation que fait le dramaturge québécois de la pièce Les Trompettes de la mort ne rend pas nécessairement compte de l’originalité dramaturgique de Tilly. Aussi est-il difficile de savoir si Michel Tremblay a choisi d’adapter Les Trompettes de la mort en raison des similitudes que cette pièce présentait avec son propre univers ou bien pour rendre compte de son originalité, ou peut-être les deux. À part quelques modifications (transformation des noms, québécisation de la langue, relocalisation de l’action et des références culturelles au Québec, changement de profil des personnages10), l’adaptation demeure dans sa forme relativement fidèle à l’original, notamment en ce qui concerne l’ordre des répliques. Toutefois, la suppression de l’ancrage biographique et le rehaussement expressif des dialogues (dont Michel Tremblay s’est fait une spécialité) ont pour effet combiné d’inscrire l’adaptation québécoise dans le présent immédiat des échanges, que l’on imagine beaucoup plus enjoués que ceux de la version française. En contrepartie, le spec-tateur québécois semble moins susceptible de faire le lien entre la trajectoire biographique d’Annick et son destin tragique. Même si l’évocation du suicide par pendaison du père ainsi que l’allusion à la mort du frère sont conservés dans l’adaptation, la décision d’Annick paraît plus spontanée, car moins préméditée que dans la version française. En d’autres termes, dans l’adaptation québécoise, le tragique réside moins dans l’histoire (dont Tilly nous livre quelques bribes dans la diégèse autant qu’à travers le décor) qui a conduit au suicide manqué d’Annick que dans l’aspect choquant et impromptu du geste lui-même, dont la signification semble planer comme un mystère.

Conclusion

27 Victime d’un préjugé défavorable suite à l’analyse qu’en a faite Annie Brisset dans son ouvrage Sociocritique de la traduction: théâtre et altérité au Québec (1968-1988), l’adaptation constitue cependant un genre en pleine évolution. Dans un contexte où le Québec se trouve davantage rassuré sur son identité, l’adaptation se trouve délestée d’une partie de sa charge idéologique. Elle s’impose désormais davantage comme une pratique ludique et, à certains égards même, créative tirant pleinement parti des ressources d’une langue-culture québécoise en voie d’émancipation, comme la variété des niveaux de langue ou bien le registre si particulier de la langue orale. De stratégie d’expropriation de l’étranger, l’adaptation est devenue l’occasion d’un jeu avec lui. Selon Michel Tremblay, ce jeu doit avant tout être motivé par le plaisir du spectateur (et probablement celui de l’adaptateur). Moins stricte que la traduction qui fait du respect du style de l’auteur une véritable discipline, l’adaptation exploite, quant à elle, le moindre écart linguistique et/ou culturel avec le texte source— fût-il même écrit en français—pour souligner l’originalité du fait québécois11 et le talent littéraire de l’adaptateur. Dans l’un des rares articles abordant la question de l’adaptation dans le contexte québecois contemporain, Michèle Laliberté, elle-même traductrice, défend cette pratique au nom du caractère immédiat de l’énonciation théâtrale qui doit susciter le plaisir du spectateur : « La traduction théâtrale s’avère donc très spécifique : il faut que le langage des personnages soit crédible pour un public spécifique lors de l’énonciation, parce qu’au théâtre, cette énonciation est pourvue d’une connotation affective » (522). Cela dit, contrairement à Michel Tremblay qui opère une distinction claire entre les pratiques de la traduction et de l’adaptation (sans pour autant les hiérarchiser), Michèle Laliberté envisage plutôt cette dernière comme une stratégie de traduction possible et, au demeurant, parfaitement légitime.

28 Comme nous l’avons signalé, dans le cas de la pièce Les Trompettes de la mort, le parti pris de l’adaptation est également guidé par le souci de respecter l’esthétique réaliste de Tilly, qui aurait été dénaturée pour un public québécois si la pièce avait été produite telle quelle. Loin donc d’être arbitraire, la pratique de l’adaptation, tout comme le choix de la pièce adaptée (issue le plus souvent de comédies de mœurs réalistes), obéissent à des principes bien particuliers (comme le rehaussement des qualités expressives des dialogues ou la transposition de l’action au Québec) et parfois fort subtils que l’analyse de Les Trompettes de la mort nous a permis de mettre en évidence. Certains de ces principes se retrouvent non seulement dans d’autres adaptations de Michel Tremblay, mais également dans ses traductions, à l’image du primat parfois accordé aux correspondances d’ordre phonétique plutôt que sémantique. En ce qui concerne les modifications apportées à la version originale, en particulier celles mentionnées à la fin de l’article, l’on peut émettre l’hypothèse qu’elles découlent de la stratégie de maximisation du plaisir du spectateur évoquée plus haut. En effet, il nous semble que le choix de privilégier le présent immédiat des échanges, eux-mêmes rehaussés par la langue orale de Michel Tremblay, au détriment de l’épaisseur des personnages et du déroulement tragique de l’action, va clairement dans ce sens.

Ouvrages Cités
Barette, Jean-Marc. L’univers de Michel Tremblay. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1996.
Bergeron, Serge. "Michel Tremblay, adaptateur? D’Aristophane à Paul Zindel." Thèse de doctorat en littérature québécoise, Faculté des lettres, Université Laval, 2006.
Bishop, Tom. "Theater and the Everyday in France: Le Théâtre du Quotidien." Ed. Lynn Gumpert. The Art of the Everyday. The Quotidian in Postwar French Culture. NYU P: New York, 1987. 65-78.
Brisset, Annie. Sociocritique de la traduction: théâtre et altérité au Québec (1968-1988). Longueuil: Préambule, 1990.
Cournoyer, Jean. La mémoire du Québec. 2006. Consulté le 16 juin 2009. http://www.cournoyer.qc.ca/.
Dargnat, Mathilde. "L’oral comme fiction." Thèse de doctorat présentée à l’Université d’Aix-en-Provence et l’Université de Montréal sous la direction de Lise Gauvin et de Marie-Christine Hazaël-Massieux, 2006.
Gauvin, Lise. "Michel Tremblay et le théâtre de la langue." Langagement. Montréal : Boréal, 2000. 123-141.
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Godin, Jean-Cléo. "Les trompettes de la mort." Jeu 61 (1991): 186-187.
Ladouceur, Louise. "Les voix de la marge: Tennessee Williams et Michel Tremblay." TTR: Traduction, Terminologie, Rédaction 19.1 (2007): 15-30.
— . "Michel Tremblay : traduire, c’est un plaisir ajouté à l’écriture." Le métier du double. Portraits de traductrices et traducteurs littéraires. Ed. Agnes Whitfield. Montréal: Fides, 2005. 31-63.
Laliberté, Michèle. "La problématique de la traduction théâtrale et de l’adaptation au Québec." Meta XL.4 (1995): 519-528.
Lamontagne, Gilles. "Les Trompettes de la mort. Heureusement il y a Micheline Lanctôt." La Presse 14 septembre 1991, « Arts et spectacles, » : p. D6.
Martin, Roxanne. "Chaurette devant Shakespeare : la traduction comme processus de création." Jeu 133 (2009): 73-78.
Tilly. Les Trompettes de la mort de Tilly. 1988. 2ème édition. Paris: Actes Sud-Papiers, 1996.
Tremblay, Michel. Les Trompettes de la mort de Tilly. Reproduction de la version déposée par l’adaptateur au Centre des Auteurs Dramatiques, 1991.
Tremblay, Michel. Des nouvelles d’Édouard. Montréal: LÉMÉAC, 1984.
Tremblay, Michel. Albertine en cinq temps. 1984. 2ème édition. Montréal: LÉMÉAC, 1992.
Tremblay, Michel. L’Impromptu d’Outremont. 1980. 2ème édition. Montréal: LÉMÉAC, 1993.
Tremblay, Michel. La grosse femme d’à côté est enceinte. Montréal: LÉMÉAC, 1978.
Notes
1 Cet article est la version remaniée d’une conférence donnée au congrès annuel du CIEF tenu à la Nouvelle-Orléans le 22 juin 2009. Nous tenons également à exprimer notre gratitude à Louise Ladouceur et Serge Bergeron dont les recherches ont nourri cet article.
2 À cet égard, la pièce L’Ex-femme de ma vie dont l’intrigue réaliste intègre plusieurs flashs back constitue une exception.
3 En d’autres termes, les personnages de Michel Tremblay comme ceux de Tilly sont loin d’avoir une moralité irréprochable.
4 La mémoire du Québec, http://www.memoireduquebec.com/wiki/ index.php?title=Nantel_(%C3%A9tymologie) (consulté le 16 juin 2009)
5 Géopatronyme.com, http://www.geopatronyme.com/nomcarte/ BOTHOREL (consulté le 16 juin 2009)
6 L’auteur adoptera la convention de présenter la version française originale dans la seconde édition publiée chez Actes Sud en 1996 à gauche et l’adaptation québécoise à droite dans la pagination de la version déposée par l’adaptateur au Centre des Auteurs Dramatiques.
7 Compte tenu de la proximité entre l’accent de Québec et l’accent de Montréal, l’on peut supposer que le premier dénote un caractère provincial qui se vérifie si l’on considère que la population de Québec se compose de gens venus des régions.
8 Les notes comprennent également quelques citations censées rapporter les propos réels des protagonistes. Ainsi, dans la note consacrée à Henriette-Alexane, le lecteur apprend-il que celle-ci considère que « sa rencontre avec Jeff est « superimportante », « c’est un mec intelligent et qui baise bien » (Tilly 42). De la sorte, Tilly donne une consistance extra-référentielle aux personnages (dont on rapporte les propos tenus dans ce que l’on imagine être le monde réel) non sans injecter une certaine dose d’ironie.
9 La prose qu’emploie M. Tremblay dans ses adaptations a les mêmes qualités (notamment d’oralité) que celle que l’on retrouve dans son œuvre dramaturgique.
10 Dans la version québécoise, le personnage d’Annick-Jeannine semble moins raciste et plus indépendant. Concernant ce dernier point, Michel Tremblay supprime l’allusion au fait que la séparation entre Annick et son ex-conjoint est liée à une dispute entre leurs mères. L’ascendant qu’a la mère d’Annick sur sa fille est l’un des traits psychologiques particuliers de cette dernière.
11 L’originalité du fait québécois dont il est ici question ne doit pas être comprise dans un sens idéologique, mais plutôt comme une réalité à la fois historique et sociolinguistique dont l’adaptation exprime précisément toute la vitalité. Pour le dire autrement, l’adaptation contribue à faire vivre la langue et la culture québécoises dont l’existence ne relève désormais plus seulement du mythe ou de l’idéologie, en bref d’une surconscience.