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Présentation: Marie Clements

Reid Gilbert
University of British Columbia

"... white people look up and down without seeing you—like
you are not worthy of seeing. Extinct, like a ghost..."
(Marie Clements, The Unnatural and Accidental Women 82)

But inside it is a beautiful woman,
alive with happiness and living.
The ancient ones talk to us.
(Marie Clements, Age of Iron 7)

1 Marie Clements est une femme de théâtre complexe et fascinante, qui travaille à la fois comme dramaturge, comédienne et metteure en scène. Ses pièces sont intellectuellement provocantes, elles interpellent le spectateur et présentent des enjeux autochtones1 et féministes en empruntant un style très « peinture »; sur son site Web, elle dit de sa pièce Copper Thunderbird qu’il s’agit d’une « pièce en deux actes sur canevas ». Selon Brenda Leadlay, directrice artistique de la compagnie Presentation House Theatre, l’œuvre de Clements est « poétique, inventive et émouvante ». Alliant la pratique théâtrale occidentale et des techniques associées au conte et aux rites autochtones, Clements remet en question certains événements historiques (comme le meurtre en série de femmes autochtones, la création de la bombe atomique et les représentations réductives du « Indian Musicale. ») ainsi que des souvenirs individuels (la violence au foyer, le traumatisme qui remonte à l’expérience des écoles résidentielles et la répression exercée par le « System Chorus », par exemple). Comme je l’ai déjà fait valoir ailleurs, la vision de Clements n’est jamais simple. Elle examine généralement un certain nombre de thèmes superposés, situant à la fois les différences et les points communs de ces fils politiques, raciaux et propres à chacun des sexes dans une sémiosis stratifiée (« Shine »). Clements associe des motifs visuels et auditifs2, des mouvements physiques et la fluidité de mondes imaginaires traversant le temps et l’espace à une diction dure, urbaine, et des histoires d’apparence réaliste (« Profile »). Son répertoire stylistique est varié : elle adopte, tout en les remettant—encore—en question, des modalités occidentales et autochtones qu’elle s’approprie, se réapproprie et révise (dans les allusions complexes de ses premières pièces et plus directement dans ses dernières oeuvres). Cette hybridité prononcée et tout ce bagage de références rendent son œuvre incontournable et nous invitent à l’examiner, tout en posant un grand défi à l’analyse.

2 Selon Clements, ses pièces (et sa personne) sont le reflet des subjectivités reliées entre elles qui se donnent si facilement à voir au Canada; un amalgame d’influences, d’histoires, de parcours scolaires, de styles de jeu, de races et de sexes (Entretien). Son travail—de dramaturge, metteure en scène et directrice artistique—reflète le genre de négociation performative que Ric Knowles décrit comme étant caractéristique de « toutes les représentations publiques au Canada [qui] tâchent de constituer [...] des subjectivités qui sont inévitablement devenues déplacées, hybrides ou diasporales; entre les cultures des colonisateurs/envahisseurs, des Premières nations [et] des vagues subséquentes [...] d’immigrants. » (v). Clements écrit à contre-courant de cette réalité de la dislocation historique et du silence imposé aux Premières nations, et pourtant, toute analyse voulant reconnaître cette orientation politique risque en fait de perpétuer la colonisation par l’emploi de méthodes et de théories eurocentriques, plus spécialement si la voix du critique n’émane pas de la communauté autochtone. Qui plus est, en faisant appel à des formes aussi diverses que le théâtre classique, la vengeance jacobéenne, la romance de la Renaissance, la culture populaire, la télé américaine et le film noir (entre autres), les pièces de Clements posent un défi de taille à quiconque souhaite en faire l’analyse. Car comment examiner son recours à de telles références sans perdre de vue la critique qu’elle en fait à travers des portraits qui se veulent tantôt ironiques, tantôt impitoyables, tantôt—et c’est d’autant plus problématique—moqueurs?

3 La présente collection d’articles est issue d’une série de communications livrées en 2008 au colloque de l’Association canadienne de la recherche théâtrale et d’un appel à contributions diffusé par la suite. Tous les auteurs qui ont répondu à cet appel connaissent et reconnaissent les problèmes propres à une lecture de Clements, mais leurs propos sont nécessairement informés par leur subjectivité non autochtone et par la formation qu’ils ont reçue au sein du système universitaire canadien. C’est pourquoi j’ai proposé à Michelle La Flamme d’écrire un article en partant d’un autre point de vue, de sorte à faire voir une autre tradition de performance aux vertus curatives et à servir de préambule à cette collection. Pour La Flamme, Clements ne fait pas que parler fort et crûment en réponse à l’Autre, elle parle à l’intérieur de la tradition autochtone et d’un réseau grandissant d’artistes autochtones. La Flamme établit un lien entre Clements et les autres drama-turges membres de l’alliance des artistes autochtones du spectacle, la Indigenous Performing Artists Alliance, de même qu’avec d’autres artistes autochtones ayant réussi à se tailler un espace dans lequel ils sont libres d’exprimer leurs préoccupations3. Bien que sa pièce Copper Thunderbird soit la première pièce autochtone créée sur la scène principale du Centre national des arts4, Clements demeure préoccupée par le peu de débouchés offerts à l’écrivain autochtone (Entretien). Elle craint également qu’une perte générale d’intérêt pour le théâtre ait « des répercussions importantes sur le théâtre autochtone » (Entretien). Ce qui apparaît clair, en fait, c’est que toute revitalisation du théâtre canadien repose sur l’émergence de voix autrefois muettes, créant ce que le festival fringe d’Edmonton a appelé, en 2003, un « théâtre qui questionne et célèbre le tissu culturel de nos collectivités » (cité dans Scott 4). La plus récente pièce de Clements, The Edward Curtis Project, est justement un exemple d’un tel théâtre.

4 Présenté par le Presentation House Theatre dans le cadre du festival international des arts de la scène PuSh, édition 2010, et de l’Olympiade culturelle de 2010 à Vancouver5, le spectacle est un dialogue entre un correspondant métis qui « craint de perdre son emprise sur la réalité » (PuSh), et Edward Curtis, auteur d’images romancées de ce qu’il imagine être un style de vie autochtone en voie de disparition, juxtaposées à des photos contemporaines où Rita Leistner montre une vie qui suit son cours. Clements a collaboré avec le compositeur Bruce Ruddell et l’auteure-compositeure-interprète dénée Leela Gilday, un partenariat qui fait écho à celui de Curtis et Henry Gilbert, les créateurs du « Indian Musicale »; ici, Ruddell et Gilday réexaminent la partition de cette composition qui remonte au début du vingtième siècle afin de « rendre les chansons moins européennes » (Clements, entretien). Le projet est représentatif du type de collaboration (Gilbert, « Profile ») et de l’emploi simultané d’images que pratique Cléments, produisant un retour multidisciplinaire sur le document historiographique et mettant en scène un refus de « disparaître ». Comme l’écrit Leistner, « la dynamique d’appropriation et de représentation que l’on voit aujourd’hui a toujours existé mais, par le passé, elle était sujette à une information asymétrique. Aujourd’hui, nous sommes à même de questionner cette dynamique dans notre travail » (cité dans Leadlay). Des représentations/installations collaboratives du genre servent à sensibiliser le public, à dénoncer l’asymétrie et sont investies de propriétés curatives.

5 Dans son article « Theatrical Medicine: Aboriginal Performance, Ritual, and Commemoration », La Flamme offre un regard sur l’œuvre de Clements, et sur The Unnatural and Accidental Women en particulier, regard posé depuis une tradition où la médecine prend des formes diverses et informé par une croyance dans les vertus curatives de la performance. La Flamme met Clements en contexte en citant Yvette Nolan, Archer Pechawis et Rebecca Belmore. Dans Annie Mae’s Movement, Nolan repositionne la mort de Annie Mae Pictou Aquash dans l’histoire, ramenant les « disparues » au premier plan, comme le fait Clements avec les femmes assassinées dans The Unnatural and Accidental Women. Elle aborde également la difficile question du féminisme autochtone, un débat que certains auront qualifié d’« oxymore » (comme l’exprime La Flamme). Nolan interroge la position complexe que tenait Aquash au sein du Mouvement indien américain, un regroupement à prédominance masculine. Comme le dit Aquash, « Faut que tu prennes position, faut que tu te battes pour ce qui est important, peu importe qui veut te faire taire » (4).

6 Nolan reconstitue le meurtre d’Aquash, plaçant le public dans le rôle de témoin non seulement de sa mort, mais de la mort de celles que l’on commémore par une lecture rituelle de noms; ce sont là deux actions médicinales puissantes. Elle montre également l’influence que continue d’exercer Aquash, évidente par l’existence de la pièce elle-même, un témoignage du refus d’Aquash de se taire. En évoquant le pouvoir de femmes absentes mais actives, en les nommant aussi, la pièce rappelle le chœur de femmes présent dans la pièce de Clements, femmes qui assistent la protagoniste, Rebecca, dans sa quête de vengeance et qui la mènent jusqu’à l’espace physique et collectif de son patrimoine autochtone. Comme le conclut La Flamme, les pièces se ressemblent dans leur refus de s’achever sur le meurtre de femmes, choisissant plutôt de célébrer leur « présence incarnée et active ».

7 La Flamme présente deux performances par Pechawis et Belmore qui, à l’origine, étaient destinées à un public autochtone et qui documentent aussi la mort de femmes à Vancouver par « des rites commémoratifs destinés à la communauté autochtone et à la société canadienne ». Dans la performance de Belmore, les noms des femmes sont écrits sur le corps de l’artiste; dans celle de Pechawis, les noms sont prononcés et projetés sur un écran afin que le public, toujours témoin, puisse les voir. En frottant le béton du Downtown Eastside de Vancouver (ces artères qui forment la Terre Mère et desquels émerge cette dernière dans la pièce Age of Iron de Clements6), Belmore « fait participer son propre corps [vivant]. » et demande une remémoration communale. Dans la création de Pechawis, un homme participe au rituel commémoratif, son corps d’homme constituant une extension du discours et proposant un rôle pour l’homme autant que pour la femme dans le processus de guérison. Comme le conclut La Flamme, ces quatre performances ont des propriétés curatives.

8 Ces mêmes rues urbaines asphaltées sont le lieu physique dans lequel prennent place les imbrications thématiques et visuelles qui composent la pièce Age of Iron de Clements, celle qui fait l’objet de la première étude par Sheila Rabillard dans cette collection d’articles. En commentant les répercussions de la façon dont Clements a voulu « aborder la question de Troie », Rabillard fait valoir que l’emploi du mythe par Clements est « hautement sélectif et inventif. », tout en nous rappelant que ce récit est le produit d’emprunts et d’élaborations multiples7. En s’appuyant sur la notion d’instabilité du lieu d’inscription mise de l’avant par Bhabha, Rabillard lit Clements comme une narration de la communauté des Premières nations à travers le mythe de Troie qui est « multivalente, autoréflexive et, en un sens, stratégiquement divisée contre elle-même. » De plus, Clements présente consciemment le récit comme étant une nouvelle version du mythe, une fiction. En réécrivant le récit ancien de façon manifeste, dit Rabillard, la pièce rompt avec le postulat impérialiste selon lequel le document écrit a un statut supérieur à la version orale et remet en question la scolarisation occidentale que l’on a imposée aux Autochtones. La pièce attribue aux Autochtones le rôle de sujets troyens assujettis au « System Chorus » des colonisateurs et des agents contemporains (policiers et travailleurs sociaux), mais complique l’allusion puisque, comme le souligne Rabillard, les Britanniques établis en Colombie-Britannique prétendent être des descendants du Troyen Brutus mais jouent dans la pièce de Clements le rôle de l’envahisseur grec. Ici encore, Clements n’a pas recours à une inscription facile, « écrivant le texte à la croisée de discours dotés de marqueurs politiques et historiques très différents » (Gilbert, « Shine » 24), et elle célèbre les glissements qui en résultent.

9 S’appuyant sur le travail de Hutcheon à propos du théâtre adaptatif, Rabillard fait valoir que Age of Iron perturbe la notion du théâtre grec comme étant universalisant et montre clairement que sa version de Troie est un instrument, « une stratégie empruntée pour l’occasion ». Et la dualité de ses personnages— qui sont à la fois anciens et contemporains—fait écho au mythe d’origine tout en le faisant « exploser » pour « rendre le deuil politique. » Ce deuil va au-delà de la figure d’Hécube qui, dans la pièce de Clements, déambule avec son chariot dans les rues du centre-ville, pour englober aussi un personnage masculin, Wiseguy ; tout comme Pechawis, Clements unit femmes et hommes autochtones dans une plainte sur leur passé et ne leur offre qu’un « avenir contesté. » Clements brouille davantage les questions d’identité sexuelle et de responsabilité avec le person-nage de Raven, un/e combattant/e de rue, Trickster qui, comme toujours, refuse la stabilité et peut agir pour ou contre son peuple. Dans son examen des tendances globales de la pièce, Rabillard trace « un passage du deuil de la communauté à sa reconstruction » et pourtant, Clements « fait valoir l’existence d’une patrie qui est aussi un lieu d’exil ». Ce lieu—dépeint ici comme les quartiers défavorisés de Vancouver, mais retentissant des mythes anciens de déplacement et de la subjugation historique des femmes—revient dans la pièce suivante de Clements, The Unnatural and Accidental Women.

10 Les auteurs qui contribuent au présent numéro nous proposent, par leur lecture de cette pièce, diverses façons de la voir. Karen Bamford l’inscrit dans le contexte d’une histoire du théâtre européen et du conte populaire et examine surtout « la tragédie de vengeance et de genre romantique. » Comme tous les autres auteurs rassemblés dans ces pages, Bamford avance l’idée d’une « transformation radicale et féministe » de la tradition apportée par Clements, qui crée ce que Bamford appelle une « romance maternelle ». Clements écrit depuis une convention littéraire de mères dévouées qui, au-delà de la mort, reviennent aider leurs filles bien-aimées, mais la mère qu’elle crée n’appartient pas au modèle de la femme chaste; encore une fois, Clements trace un portrait plus complexe. Aunt Shadie « incarne les qualités maternelles de la force, de l’humour, de l’amour [et] de la patience », mais elle et ses sœurs—assassinées par un tueur en série, tel qu’on le voit au premier acte—sont aussi des prostituées, des alcooliques, des femmes qui ont, dans certains cas, quitté leur famille, des femmes qui (au deuxième acte) tiennent des propos vulgaires tout en progressant inexorablement vers leur acte collectif de vengeance. Dans un monde imaginaire ou un récit de souvenir, ces femmes isolées et seules (et Rebecca) se retrouvent et apprennent à se connaître. Bamford avance que « les scènes de violence et de deuil tirées du passé—qui motivent le projet de vengeance— sont plus faciles à supporter grâce à la divine comédie de la structure romantique ».

11 Bien que la réaction officielle à ces décès fut d’ignorer les victimes, cette variante de la romance nomme les femmes (toujours montrées en tant qu’individus investis d’une histoire personnelle) et la conclusion « festive », à laquelle on peut s’attendre dans la tradition romantique, suit la réalisation par le meur-trier du rôle qu’ont joué les femmes dans son exécution. En réalité, s’il est vrai que le projet de vengeance se réalise, tout comme le récit de quête, la dernière image de la pièce (« LE PREMIER REPAS — À NE PAS CONFONDRE AVEC LA DERNIÈRE CÈNE. ») marque en fait un début.

12 Cette autonomisation de la femme, nous ne la retrouvons pas, hélas, dans la version pour grand écran, un film renommé—et ce choix en dit long—Unnatural and Accidental. Ce changement, comme le souligne Erin Wunker de manière succincte, élimine « The. Women. Un article et le sujet ». La pièce, dont la conception est hautement cinématographique, semble inviter une transposition au grand écran, mais le film simplifie les allusions et cherche à se conformer presque entièrement aux normes du cinéma hollywoodien et des séries de crime télévisées. La nouvelle version exhibe les femmes et les réduit au silence (aucune ne se démarque suffisamment pour que l’on puisse employer l’article défini), et n’accorde de subjectivité qu’au meurtrier (Gilbert, « From »). En s’appuyant sur Phelan, Derrida et Diana Taylor, Wunker fait valoir que la pièce de Clements coopte le pouvoir de normalisation de l’archive en établissant des lignes de communication entre les femmes. Si la pièce « déstabilise la sémiotique de l’archiv », tel que le propose Wunker, ou « révise radicalement le genre », comme le montre Bamford, ou si même elle va jusqu’à « dénaturer le genre » lui-même, comme je l’ai déjà affirmé ailleurs (Gilbert, « Marie »), le film, comme le montre Wunker, « inscrit [le projet, l’action et ses traces] dans une archive patriarcale totémique. »

13 Wunker compare les deux versions, soulignant des modifications et des omissions importantes dans le film et faisant voir une « éthique du témoignage » initiée dans la pièce par Aunt Shadie lors de sa rencontre avec la téléphoniste anglaise Rose, qui est toutefois absente dans le film. Comme le souligne Wunker, « les répercussions [de cette absence] sont très visibles » puisque le film nie les échanges entre les femmes qui jouent un rôle essentiel dans le dénouement de la pièce, évacue les liens d’attachement interraciaux et isole chacune des histoires soumises au regard de la caméra.. Dans la version finale de l’adaptation cinématographique, qui diffère sous plusieurs aspects cruciaux du scénario d’origine et dont Clements ne tire pas autant de satisfaction en tant qu’artiste (Courriel), la lentille s’approprie le regard, et le public, à l’instar des femmes, perd sa subjectivité; l’exécution du meurtrier devient un autre meurtre sensationnel; et le film nomme à tort le personnage de Aunt Shadie comme object petit(a), pratiquant à tort une suture pour réparer la perte et l’erreur de reconnaissance, ramenant le public au champ scopophile du désir cinématographique (Gilbert, « From »). À vrai dire, et telle est la conclusion de Wunker, « le moment de la mé-reconnaissance qui déstabilise, est perdu [...] sacrifiant la majorité des éléments radicaux que contient la pièce ».

14 Giorgia Severini se penche quant à elle sur la pièce Age of Iron. Elle fait appel au concept de « tiers-espace. » de Bhabha, mais remet en question les limites de cette théorie, faisant valoir que « l’hybridité n’arrête pas la blancheur d’agir avec le pouvoir de déterminer l’Autre. » Severini (de même que Rabillard) souligne que la « blancheur » est une hybridité qui s’élabore au fil du temps et consiste en un ensemble complexe de mythes et de « récits individuels et collectifs d’oppression », mais « au bout du compte, la blancheur semble toujours dominer » et résister au tiers-espace. (Le traitement des Métis au Canada nous rappelle crûment que cette intolérance existe et constitue un exemple particulièrement approprié, vu l’héritage de Clements.)

15 Dans cette version du mythe, Cassandra est un personnage central : rejetée par la culture dominante de même que par les hommes de sa communauté, elle reste déterminée à raconter les mauvais traitements qu’elle a subis à l’école résidentielle; or, personne ne veut l’écouter. Elle peut toutefois communiquer avec la Terre Mère et les étoiles du Chœur des sœurs, composé de femmes effacées qui attendent son arrivée. En associant Cassandra au chœur de femmes, écrit Severini, Clements réinscrit « l’importance culturelle des Pléiades [...] pour dénoncer l’oppression dont sont victimes aujourd’hui les femmes des Premières nations ». Ces femmes se prononcent depuis un lieu créé par un nouveau mythe posé à l’envers sur l’ancien (ce qui, selon La Flamme, est une entreprise digne et, dirait peut-être Lacan, une conséquence de l’effet inévitable de la rétroversion8) mais, comme l’observe Severini, « l’espace qui en résulte en est un qui expose les hiérarchies. Il n’est pas à même de dissoudre entièrement les hiérarchies oppressives ». Pour Cassandra et ses camarades, il n’y a pas de solutions faciles, tout comme il n’y a pas de réponses simples pour le public des pièces de Clements. À la fin, Cassandra supplie Raven (qui l’a violée, mais qui reconnaît maintenant son pouvoir) de chanter « afin que d’autres puissent l’entendre et savoir qu’ils/elles ne sont pas seuls ». Cette création d’une alliance entre hommes et femmes autochtones, suggère Severini, est au moins un signe d’espoir. Rabillard nous prévient qu’un tel espoir se trouve dans l’exil, mais Severini soutient qu’un virage intérieur est une étape positive vers de nouvelles définitions de la subjectivité.

16 Des notions d’identité au sein de la communauté et de subjectivité hybride sont encore évoquées, mais selon un positionnement fort différent, dans l’examen que fait Nelson Gray de The Girl Who Swam Forever, une des premières pièces de Clements qu’il a mise en scène à UBC en 1995 et qui est parue dans une version revue et corrigée en 2008. En lisant la pièce d’un point de vue écologiste, Gray résiste à l’image colonisatrice du « noble sauvage » mais fait valoir que « les a priori anthropocentriques propres à la pensée occidentale » sont également normalisateurs. Selon lui, Clements utilise « un ensemble de postulats tout à fait différents pour inscrire ses politiques postcoloniales dans une vision du soi et du monde qui est catégoriquement écocentrique ».

17 Trois sources ont servi d’inspiration à Clements pour cette pièce.: des récits oraux des Katzie, des reportages au sujet d’esturgeons échoués sur les rives du lac Pitt, et un livre de Terry Glavin qui retrace l’histoire du rapport entre ce poisson ancien et les Katzie. Dans un style étagé qui lui est propre, Clements tisse ces histoires avec celle d’une jeune femme qui s’enfuit d’une école résidentielle et devient enceinte d’un homme non autochtone, ce qui crée une « transformation onirique sous l’eau » dans laquelle la femme « rencontre l’esprit de sa grand-mère sous la forme d’un esturgeon centenaire enfoui dans la boue épaisse d’une rivière polluée ». La pièce, selon Gray, donne à voir une « politique post-coloniale contenue dans une vision écocentrique. » Tout en reconnaissant qu’une telle vision du monde est étrangère aux ontologies occidentales, Gray fait valoir que les « notions [occidentales] animistes de la transformation et de l’intersubjectivité [...] informent le conflit et le dénouement de la pièce. » Selon Gray, on pourrait également y trouver une réponse aux questions d’identité et d’appartenance implicites dans la question des naissances interraciales et centrales dans ce récit. En s’appuyant sur Deleuze et Guattari, Gray propose un « devenir » qui échappe à « la pensée binaire qui définirait une race par opposition à une autre et qui concevrait la nature et la culture comme étant des opposés. »

18 Une telle façon de penser le devenir—en se déplaçant parmi les couches translucides que sont le soi, le soi rêvé, le soi historique/fictif et la mémoire; en trouvant le centre et la fonction d’agent dans une communauté qui s’étend au-delà de l’humain et du concret; en émergeant d’une chrysalide de traditions, de mythologies et d’ontologies anciennes; en advenant par la parole—est essentielle à la vision de Clements et informe l’ensemble de son œuvre. Dans Copper Thunderbird, Clements retrace les « lignes de forces [entre] la cosmologie des Ojibway, [la] vie de rue et [les] transformations spirituelles et philosophiques » qui ont fait de Norval Morrisseau « le père de l’art contemporain autoch-tone et un grand chaman » (Clements, page d’accueil). De telles « lignes de force » résonnent également à travers la complexe sémiologie des pièces de Marie Clements : renverser l’effacement; construire des ponts entre les races; amener les femmes à reprendre contact avec leur héritage, à tisser des liens avec les hommes et entre elles. Ces pièces prennent racine dans le réel lacanien, puisant leur force dans la jouissance des femmes (Gilbert 2008). Invisibles ailleurs que dans l’œil théâtral, elles rendent visibles des vies qui doivent être vues. Bien que silencieuses, elles donnent la parole à des voix qui veulent être entendues à tout prix.

Ouvrages Cites

Clements, Marie. The Unnatural and Accidental Women. Vancouver : Talonbooks, 2005.

— . Courriel à l’auteur. 3 mars 2008.

— . Entretien avec l’auteur. 21 janvier 2010.

— . Page d’accueil. 18 février 2010. <http://www.marieclements.ca>.

Gilbert, Reid. « From Trapper to Trapped: Marie Clements’s The Unnatural and Accidental Women in Three Media ». Conférence de l’ACRT/CATR. University of British Columbia. Mai 2008.

— . « Marie Clements’s The Unnatural and Accidental Women : ‘Denaturalizing’ Genre ». TRiC/RTaC 24 (2003) : 125-46.

— . « Profile: Marie Clements ». Nations Speaking: Indigenous Performance Across the Americas. Numéro thématique de la revue Baylor Journal for Theatre and Performance 4 (2007) : 147-51.

— . « ‘Shine on us, Grandmother Moon’: Coding in Canadian First Nations Drama ». Theatre Research International 21 (1996) : 24-32.

— . « Staging the Pacific Province ». Canadian Theatre Review 101 (2000) : 3-6.

Knowles, Ric. « Présentation: Le Canada interculturel en performance ». Performing Intercultural Canada. Numéro thématique de la revue TRiC/RTaC 30.1-2 (2009) : xiii-xxi.

Leadlay, Brenda, entretien avec Marie Clements et Rita Leistner. PuSh 2010 Curatorial Statement: The Edward Curtis Project. 12 janvier 2010. <http://pushfestival.blogspot.com/2010/01/push-2010-curatorial-statement-edward.html>.

« Norval (dit Oiseau-Tonnerre de cuivre) Morrisseau : Artiste et chaman entre deux mondes, 1980 ». Cybermuse. Musée des Beaux Arts du Canada. 20 février 2010. <http://cybermuse.gallery.ca/cybermuse/search/artwork_ f.jsp?mkey=104329>.

Nolan, Yvette. Annie Mae’s Movement. Toronto : PUC, 1999.

PuSh International Performing Arts Festival. PuSh Jan. 20-Feb. 6, 2010. Web 12 Feb 2010. <http://pushfestival.ca/index.php?mpage=shows&spage=main&id=102>.

Robinson, Donald C. Introduction à Norval Morrisseau Exhibition, "Honouring First Nations." Kinsman Robinson Galleries, Toronto, 1994. Cybermuse. Musée des Beaux Arts du Canada. 26 février 2010. <http://cybermuse.gallery.ca/cybermuse/docs/bio_artistid3864_f.jsp>.

Scott Shelley. « Cultural Diversity at the Edmonton Fringe Festival. » alt.theatre 3.1 (2004) : 4.

Žižek, Slavoj. The Sublime Object of Ideology. London and New York: Verso, 1989.

Notes

1 Divers termes sont employés au Canada pour décrire les premiers peuples du continent, mais aucun ne fait l’unanimité. J’ai choisi — après avoir consulté des écrivains autochtones — d’employer le terme Autochtone [Aboriginal], mais les termes Premières nations [First Nations] (qui apparaît dans la Constitution et exclut les peuples inuit et métis) et Indigènes [Indigenous, Native] sont employés dans ce dossier dans des contextes spécifiques (de même que le terme Indien [Indian], selon un usage historicisé seulement). Tous les auteurs participant à ce dossier utilisent ces termes avec respect.

2 Le Musée des beaux-arts du Canada dit de Norval Morrisseau qu’il est « en quête d’un nouveau vocabulaire visuel » (« Morrisseau »), et je pense qu’on pourrait dire la même chose de l’emploi que fait Clement de référents visuels et auditifs.

3 Comme le souligne Knowles, dans le contexte de l’interculturel de telles alliances « contestent par en-dessous », si l’on veut, les politiques officielles en matière de multiculturalisme au Canada, les politiques de financement (vii) et, j’ajouterais, les préjugés de l’université et des abonnés. Il en résulte, selon Knowles, un nouveau théâtre « qui commence à sortir des centres communautaires et des ghettos ethniques » (vi). En décrivant un colloque antérieur sur le théâtre en Colombie-Britannique, j’ai écrit que The Unnatural and Accidental Women de Clements « se découpe une place dans les archives [......] créant une scène sur laquelle des femmes autochtones victimes d’homicide pouvaient se constituer à travers le jeu en définition subjective d’un régionalisme » (Gilbert, « Staging » 5). L’emploi de termes comme « crawl » (ramper) et « carve » (découper) en dit beaucoup sur l’état des choses.

4 Mai 2007.

5 Du 21 au 31 janvier 2010 au Presentation House Theatre, North Vancouver.

6 Voir Gilbert , « Shine ».

7 Comme l’a dit Norval Morrisseau en parlant de son œuvre.: « Je vais dans la maison de l’invention où tous les inventeurs de l’humanité sont allés. » (cité dans Robinson)

8 Voir Gilbert, « Marie », et Žižek 87.