Introduction
Présentation

Laura Levin
Rédacteur invité

Andy Houston
Rédacteur invité

S’il faut repenser le corps, il faut s’attarder non seulement à sa matière et à sa forme, mais aussi à son environnement et à sa situation spatio-temporelle. Elizabeth Grosz, Space, Time, and Perversion (84) Audre Lorde, dans un poème intitulé « Syracuse Airport », écrit: « on dit des femmes/ qui prennent de l’espace/ qu’elles manquent de finesse ». Faire du théâtre, ou toute autre forme d’art, c’est prendre de l’espace. Chez une femme, ce n’est pas très raffiné. Judith Thompson, « Epilepsy and the Snake » (5)

1 Ce numéro réunit des travaux de recherche récents sur la question de l’espace dans le théâtre canadien en accordant une importance toute particulière aux croisements de l’espace et de la subjectivité. Chacun des articles contribue aux passionnants échanges qui ont lieu en études théâtrales et en théories de la performance sur les façons dont l’espace d’une représentation peut ouvrir des lieux féconds pour la découverte des limites du Soi dans le monde contemporain.

2 Les articles rassemblés ici sont parmi les meilleurs exemples de recherches menées sur la représentation qui sont influencées par le « virage spatial » en sciences humaines et sociales, un tournant qui a beaucoup marqué la pensée et les analyses menées dans le domaine depuis au moins dix ans. En études théâtrales, la plupart des travaux de ce genre se sont inspirés d’un ouvrage novateur qu’a signé Una Chaudhuri, intitulé Staging Place: The Geography of Modern Drama (1997). Cette dernière puise à même le vocabulaire de la géographie culturelle (« frontières, limites, isolation, territorialité, nomadisme, habitus, sans-abrisme et exil » xi) pour analyser le rôle essentiel que joue l’espace dans la constitution du sens au théâtre. Il faut surtout retenir de cet ouvrage l’analyse que fait Chaudhuri des moyens par lesquels l’espace théâtral forge l’identité des personnages tout autant qu’il est forgé par eux; il en va de même pour la subjectivité des participants à l’événement théâtral (les spectateurs, les comédiens, etc.). Comme l’explique Chaudhuri, « le théâtre contemporain est avant tout un retraçage des terrains possibles de la subjectivité » (xv). Les écrits novateurs de Chaudhuri à ce sujet synthétisent et expriment avec cohérence toute une série d’enjeux qu’un certain nombre de chercheurs d’Amérique du Nord en théâtre ont déjà commencé à aborder. Quelques-uns de ses premiers textes sont rassemblés dans deux excellentes anthologies publiées récemment par Playwrights Canada Press : Space and the Geographies of Theatre (dir. Michael McKinnie) et Environmental and Site-Specific Theatre (dir. Andy Houston).

3 La collection d’articles qui forme ce numéro enrichit le débat actuel sur l’espace en théâtre de nombreuses façons. Dans un premier temps, elle sert à montrer la très grande diversité des perspectives interdisciplinaires que l’on peut appliquer à l’exploration de questions liées à l’espace et à la subjectivité. Nous chercherons surtout à comprendre ici de quelle façon le mot « espace » change de sens selon la discipline qui s’en sert, et comment chaque contexte se sert d’un vocabulaire spatial distinct pour décrire le Soi. Dans notre exploration, nous avons été guidés par la définition que donne Michel de Certeau de l’espace en tant que terme qui suppose un rapport vectoriel. « L’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c’est-à-dire quand il est saisi dans l’ambiguïté d’une effectuation, mué en un terme relevant de multiples conventions, posé comme l’acte d’un présent (ou d’un temps), et modifié par les transformations dues à des voisinages successifs. À la différence du lieu, il n’a donc ni l’univocité ni la stabilité d’un "propre" » (208).

4 Les articles suivants illustrent clairement cette instabilité définitionnelle et cette dépendance par rapport au contexte en mettant à contribution diverses connaissances disciplinaires dans leur approche de la question de l’espace. Kim Solga propose des moyens par lesquels des concepts architecturaux pourraient être appliqués aux théories de la performance, se détachant de ce fait d’un courant qui domine actuellement dans le domaine, celui de lire l’espace à travers la lentille de la géographie culturelle. L’article de Solga examine donc le théâtre à partir de l’imaginaire de l’architecture en montrant que les métaphores telles que celles du mur et de la fissure sont essentielles à la production de corps genrés et sexués sur scène, à la question du vu et du non-vu, du plastique et de l’organique. En examinant de près les pièces Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing de Tomson Highway, Thomas Middleton and William Rowley's The Changeling et One Flea Spare de Naomi Wallace, Solga présente des arguments convaincants en faveur du traitement de certains personnages du théâtre féministe comme des « architectes de guérilla », des femmes qui effectuent « une reconfiguration des limites connaissables de [leur] corps qui,à leur tour, [modifient] le cadre métaphysique de l’espace conçu pour contenir ce corps en présumant que l’on peut le connaître sans limite, le faire émerger facilement ». En regardant du côté de l’architecture pour penser l’espace théâtral, Solga propose un cadre conceptuel novateur et puissant pour l’examen de l’espace dans le contexte de la représentation féministe.

5 Au cœur de l’examen interdisciplinaire qui constitue ce numéro figure également un ensemble d’articles qui explorent le croisement de l’espace théâtral et de la technologie. Bruce Barton s’inspire de théories employées en sciences sociales et en études médiatiques pour chercher à comprendre comment fonctionne l’intimité — l’espace qui sépare le spectateur des interprètes — en théâtre, notamment dans le contexte de la performance multimédia. Barton constate qu’une ouverture du Soi semble émerger comme conséquence de la médiatisation et demande ce que cela signifie de « suggérer que l’intermédia est peut-être un espace d’intimité — peut-être même l’espace d’intimité par excellence dans un monde câblé ». S’appuyant brièvement sur l’exemple de la troupe de théâtre torontoise Bluemouth Inc., et s’écartant des analyses traditionnelles de la représentation localisée, il fait valoir que le lieu importe peut-être moins que l’espace lorsqu’il s’agit d’exprimer un point de référence commun aux spectateurs. Ici, l’espace est défini en tant qu’état perceptuel dans lequel la déstabilisation est reconnue comme un « site de communité ».

6 Chris Eaket et Kathleen Irwin abordent différentes questions liées à la rencontre de l’espace et de la technologie. Les deux auteurs s’intéressent à la performance localisée au Canada, plus particulièrement aux productions qui se servent de nouveaux médias comme stratégies alternatives pour cartographier l’espace. Leurs études de cas illustrent l’importance grandissante des arts médiatiques axés sur le lieu en tant que site de la mémoire collective urbaine, créant un sentiment d’espaces publics partagés et donnant à entendre des expériences vécues par les citadins. Eaket offre peut-être l’analyse la plus détaillée à ce jour des pratiques artistiques de [murmur], un projet d’annotation urbaine conçu pour découvrir les récits cachés d’une ville que seuls les résidents peuvent raconter, des récits que l’on peut entendre en composant un numéro sur son téléphone cellulaire tout en suivant le parcours d’une visite à pied guidée. Ces récits, qui figurent rarement dans les guides officiels, font revivre de nombreuses histoires personnelles et culturelles qui se superposent et habitent tels des fantômes les pâtés de maisons.

7 En plus d’examiner de quelle façon [murmur] se sert de la technologie mobile, Eaket présente un plaidoyer subtil en faveur du potentiel social d’une performance localisée de ce genre. Un tel travail, fait-il valoir, nous aide à mieux comprendre comment un sujet trace la route qu’il emprunte habituellement dans une ville tout en étant défini par elle. Ceci éclaire à son tour ce qu’Eaket nomme « la performativité de l’espace » ou « la "mise en acte" d’un lieu au moyen de pratiques sociales, notamment des actions et des énonciations qui, grâce au contexte et à la répétition, déterminent son sens fonctionnel au sein d’un tissu d’habitus sociaux ». La lecture qu’en fait Eaket, qui rassemble la notion de performativité telle que l’entend Butler (la production d’une identité par la « réitération d’une norme ou d’un ensemble de normes » 12) et la conception de l’espace comme « lieu pratiqué » (208) de Michel de Certeau, constitue un modèle précieux pour l’analyse de performances urbaines.

8 La contribution d’Irwin sert de lien entre l’examen par Barton de l’interactivité dans la performance intermédia et la discussion par Eaket de la performativité urbaine. Irwin nous offre une description détaillée de The Bus Project, une installation interactive d’art public à laquelle elle a participé en 2004 avec des artistes multimédia, des informaticiens et des étudiants de deuxième cycle à l’Université de Regina. Dans le contexte de cette œuvre, l’équipe a installé des postes de jeu dans des terminus d’autobus à Regina et à Saskatoon, donnant ainsi aux voyageurs l’occasion inusitée de consulter les récits d’arrivée et de départ d’immigrantes. Pour citer Solga, l’inclusion de ces récits intimes propres à une culture donnée fait entendre ces « corps et rapports corporels » que les espaces publics « ne peuvent ni comprendre, ni commander, ni déceler » (Solga). Ici, fait valoir Irwin, les récits intimes des immigrantes viennent perturber les espaces fonctionnels et en apparence « neutres » du terminus d’autobus, investissant le système de transport d’un nouvel ensemble de sens culturels et genrés. La lecture de l’article d’Irwin est incontournable pour tout praticien ou théoricien qui s’intéresse à la performance localisée, surtout parce que bien des productions de ce genre ne relèvent pas les différences entre hommes et femmes en façonnant les expériences de l’espace.

9 Une autre intervention importante dans ce numéro consiste à explorer l’espace et la subjectivité par des moyens ouvertement performatifs. Comment un écrit savant peut-il devenir plus conscient de lui-même en tant qu’espace de performance? Comment peut-il inscrire la langue comme site de conception d’un monde, où les idées du Soi et du lieu sont formées par les spécificités matérielles des mots et les processus associatifs de la métaphore? Quelques-uns des auteurs qui contribuent à ce numéro abordent ces questions en jouant avec la forme traditionnelle de l’article savant : Barton trace d’un style appuyé les rhizomes formés par les écrits théoriques sur l’intimité, par exemple, tandis que Solga illustre en l’interprétant l’ « aptitude à faire de l’espace » propre à la performance féministe. La langue poétique utilisée par Solga montre avec brio les tactiques féministes radicales qu’elle cherche à théoriser. Comme les architectes de guérilla qu’elle décrit, Solga « joue dans les failles » de la théorie architecturale pour rappeler à l’architecture « tout ce qu’elle encastre et oublie dans sa quête de produire une surface propre et blanche, un mur lisse et sensuel, la ligne entre vous et moi, le point de vue sur le monde qui investit l’œil d’un pouvoir et néglige la chair. »

10 Ces essais expérimentaux sont complétés par deux contributions destinées explicitement pour être lues en public. La première est le texte d’une conférence prononcée par Michael Greyeyes, une série de réflexions sur une vie indigène au cinéma. Greyeyes se sert du format d’un scénario pour illustrer avec espièglerie comment son identité en tant qu’interprète cri a été construite maintes fois au sein de la fabrique de rêves hollywoodienne — par l’attribution de rôles et le cadrage stéréotypé de son corps comme « autre exotique » dans les décors hollywoodiens, par exemple. La deuxième est une pièce écrite par Melanie Bennett, le texte d’une représentation localisée jouée à la filiale 51 de la Légion, à Kitchener-Waterloo. Dans ce texte imaginatif, Bennett met en scène une sorte d’archéologie théâtrale, déterrant les récits d’anciens combattants qu’auraient pu accueillir la filiale. Dans la pièce, ces voix sont juxtaposées à celles des « réprimés » du site : les réfugiés qui ont été déplacés par la guerre. En libérant ces voix opposées et en les unissant dans un seul espace, Bennett crée un laboratoire puissant pour explorer les effets dommageables de la guerre et active les éléments physiques du site qui servent de témoins à l’histoire traumatique.

11 Bien que ce numéro referme une vaste gamme d’approches dans l’étude de l’espace de représentation, tous les articles qui y figurent proposent de repenser la subjectivité dans ses diverses modalités et suggèrent de nouvelles formes pour définir les contours de l’identité. Si nous retournons aux propos de Judith Thompson cités en épigraphe, il est clair que le théâtre en tant qu’art de « prendre de l’espace » offre les conditions physiques idéales nous permettant de transformer les façons par lesquels le corps marginalisé est positionné dans le monde. Nous espérons que ces articles continueront d’inspirer des performances qui mettent à l’essai la promesse spatiale du théâtre, son invitation à modifier le rapport entre le corps et le terrain sur lequel le Soi est construit.

Sources citées

Chaudhuri, Una. Staging Place: The Geography of Modern Drama. Ann Arbor: U of Michigan P, 1995.

Butler, Judith. Bodies That Matter: On the Discursive Limits of ‘Sex.’ New York et London: Routledge, 1993.

De Certeau, Michel. L’invention du quotidien, tome 1. Arts de faire.. Paris : Gallimard, 1980.

Grosz, Elizabeth. Space, Time, and Perversion. Essays on the Politics of Bodies. New York and London: Routledge, 1995.

Thompson, Judith. "Epilepsy and The Snake: Fear in the Creative Process." Canadian Theatre Review 89 (hiver 1996): 4-7.