Guay, Hervé [dir.]. Franchir le mur des langues / Breaking the Language Barrier, Actes du 20e congrès de l’Association internationale des critiques de théâtre, Montréal, Éditions du Canal, 2005, 298 p.

Adeline Gendron
Université à Laval

1 En 2001, Montréal accueillait le 20e Congrès de l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT). Au même moment, la 9e édition du Festival de théâtre des Amériques (FTA) battait son plein. Ces deux événements ont donné naissance à Franchir le mur des langues / Breaking the Language Barrier, publication bilingue regroupant les actes du congrès et des photographies de spectacles présentés au FTA. Les problèmes de traduction posés par le titre lui-même mettent bien de l'avant l'ampleur de la question à laquelle les critiques ont été confrontés. Ainsi, en français, pour désigner ce qui est mis en oeuvre sur scène, parallèlement à « langue », on utilise de plus en plus le terme « langage scénique », alors que les deux acceptions peuvent être incluses dans le terme anglais « language ». En ce sens, il semble que ce soit la signification anglaise qui convienne le mieux à l’ouvrage puisque les critiques ont adopté trois points de départ différents pour leurs réflexions : la langue comme outil de communication propre à une communauté, la culture qui sous-tend cette langue et qui ne passe pas nécessairement par les mots et, finalement, le langage universel du théâtre.

2 Placé en tête de la seconde section, le texte de Georges Banu aurait pu servir d’introduction à l’ouvrage. Le critique y interroge la métaphore à l’honneur lors du congrès : le mur des langues est-il aussi solide qu’on le croit? Selon Banu, il est fragile, presque en ruines. Le théâtre se trouve dans une position difficile : doit-il défendre une langue et rester coincé dans une certaine image, derrière ce mur lézardé, ou aller au-delà et risquer de tomber dans un théâtre sans identité? « Le théâtre, pour agir, et non pas pour s’exporter seulement, aura à jamais besoin des mots et, forcément, de la langue » (60) écrit Banu, tissant ainsi le fil conducteur de l’ouvrage.

3 Dans la section « Aspects pratiques », les critiques commentent différentes situations lors desquelles le mur des langues a été franchi, ou non. Plus que la langue, c’est souvent la culture qui lui est sous-jacente qui semble constituer un obstacle. Claudia W. Harris raconte ainsi que malgré leur connaissance de l’anglais, les spectateurs américains qui ont assisté à un festival de théâtre irlandais à Washington en sont peut-être sortis avec une fausse idée de la culture irlandaise. Perçu en Irlande comme une façon de faire connaître la culture de l’île entière, ce même festival est apparu aux Américains comme une marque d’appréciation irlandaise pour l’implication de Bill Clinton dans les processus de paix en Irlande du Nord. Selon Harris, le public américain qui assistait à ce festival le faisait un peu comme il aurait assisté à une fête de la St-Patrick. Aussi, le choix de pièces plutôt sombres du répertoire irlandais n’a pas rejoint ses attentes. Bang-ock Kim étudie de son côté la fortune du théâtre occidental en Corée du Sud, montrant qu’une ouverture plus grande à la culture occidentale—rendue possible par les changements politiques récents—a considérablement modifié l’appréciation de son théâtre. Milo? Mistrík et Liu Minghou s’intéressent quant à eux au langage du corps, le premier soulignant son universalité, la seconde relevant la diversité culturelle à l’intérieur même de ce langage non verbal. Dans « Le langage corporel et ses traits distinctifs nationaux », Liu Minghou note que, malgré les nombreuses possibilités offertes par le langage non verbal, le texte de théâtre peut transmettre des idées que le corps ne peut rendre et préserve les œuvres à l’intention des générations futures. Kojin Nishido, dans « Déconstruire le texte » observe comment le rapport à la langue change à l’intérieur même d’un théâtre national, ici le théâtre japonais. Finalement, Michael J. Sidnell s’intéresse à la traduction de pièces au Canada, d’une langue officielle à l’autre.

4 Outre le texte de Banu, la seconde section de l’ouvrage propose des textes de critiques qui réfléchissent sur leur métier. Aurèle Parisien raconte son expérience de critique aux Pays-Bas, lors de laquelle il a dû commenter des spectacles qu’il ne comprenait pas, ce qui lui a permis de poser un regard autre sur les productions. Fakiye Özsoyal Cavus remarque que le langage du corps, quoi qu’on en dise, n’est pas universel. « [P]lutôt que d’essayer d’adapter les symboles culturels d’une culture à une autre, chaque production devrait inventer et transmettre son propre système sémiotique dans le contexte de ses propres besoins communicationnels » (70) propose-t-il, accordant ainsi très peu d’importance à la langue identitaire dont parlait Banu. Dans le dernier texte de ces « Perspectives critiques », Nikolaï Pesochinsky montre que le critique doit s’intéresser à tous les niveaux de langage mis en œuvre par le spectacle, du plus prosaïque au plus poétique.

5 La troisième partie de Franchir le mur des langues, « Théâtre des Amériques », permet à des critiques de décrire leurs théâtre nationaux. Halima Tahan pose le problème de l’intégration régionale en Argentine, Carola Oyarzún s’intéresse aux moyens mis en œuvre par le théâtre chilien pour passer les frontières et Rodney Saint-Éloi décrit le théâtre haïtien actuel. Michael Reckord raconte de son côté cent ans de théâtre jamaïcain, insistant entre autres sur l’histoire de Bibsie, jeune fille douée pour l’art oratoire, mieux connue aujourd’hui comme l’Honorable Louise Bennett Coverley, ambassadrice culturelle extraordinaire de Jamaïque au Canada et auteure prolifique qui a fait beaucoup pour le théâtre jamaïcain. Rodolfo Obregón observe le théâtre régional mexicain, toujours menacé par l’assimilation hispanophone. Pour clore cette section, Vivian Martínez Tabarez montre comment le théâtre cubain invite au dialogue interculturel. « Personnelles, multiples et infinies sont les voies du théâtre pour briser les barrières de la langue, mais la plus efficace vient précisément de la richesse expressive propre au théâtre » (127) conclut-elle. De ce panorama américain, les théâtres états-uniens sont étrangement absents.

6 Deux textes consacrés au pays hôte constituent la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Québec / Canada : Notre théâtre en deux temps ». L’objet de réflexion d’Alvina Ruprecht est le « théâtre produit hors Québec » (131). Elle aborde ce vaste objet très difficile à saisir à partir de son point de vue de critique travaillant à Ottawa, ville frontière où le français et l’anglais se côtoient. Hervé Guay de son côté observe le théâtre québécois, francophone, des années 1990. Il relève ainsi différentes mises en scène et textes dramaturgiques qui ont fait marque au cours de la décennie. Sans aborder la question du mur des langues de front, ces deux textes sont disposés d’une façon qui illustre bien le fossé qui peut exister entre les théâtres québécois et canadien. C’est en parallèle—presque en opposition—qu’on étudie ces théâtres, montrant ainsi qu’au Canada, le mur des langues n’a pas été franchi.

7 Il est difficile de trouver une unité à Franchir le mur des langues / Breaking the Language Barrier, si ce n’est la prise de position du critique face à la mondialisation de la culture. D’un côté, plusieurs trouvent essentiel de faire connaître les cultures régionales, de les promouvoir tout en les protégeant. Mais comment les faire apprécier—et non seulement les faire voir—si le public ne peut comprendre la langue utilisée? De l’autre côté, c’est le langage universel du théâtre qui est mis de l’avant. D’une certaine façon, l’ouvrage dirigé par Hervé Guay se bute au même problème que le théâtre qu’il décrit : le lecteur apprend beaucoup sur le théâtre de l’autre, quel qu’il soit, mais la connaissance n’est que superficielle. Néanmoins, le recueil constitue en lui-même une piste pour qui veut franchir adéquatement le mur des langues, offrant d’abord chaque texte en anglais et en français, puis proposant une vision non uniformisante du théâtre mondial mais plutôt perçue comme la somme des théâtres régionaux.