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Gestion des corps, désir et contagion dans Le testament du couturier

Nicole Côté

Abstract

Le testament du couturier, by Franco-Ontarian dramatist Michel Ouellette, sketches a dystopic, futuristic society in this minimalist drama. Its form, because of its maximum openness, belies the totalitarian society it describes. I will study the role of the boundaries in this brilliant social satire by showing that the drama outlines the precarious balance between individual and social bodies obsessed by performance, fighting the intruders which could slow this performance: a computer bug or biological virus, or even desire, which overtakes one like an illness. Ouellette makes his readers reflect on the consequences of a perfectly controlled productivity, without any interplay possible.

Résumé

Le testament du couturier, du dramaturge franco-ontarien Michel Ouellette, esquisse une société d’autant plus originale qu’elle n’est que suggérée dans cette pièce de théâtre minimaliste. En effet, cette pièce très courte joue, par son ouverture maximale, à contresens de l’univers concentrationnaire qu’elle décrit. Je m’intéresse au rôle des frontières dans cette brillante satire sociale en montrant que la forme de la pièce représente peut-être cet équilibre précaire du corps social et du corps individuel obsédé par la performance, en lutte contre l’intrus qui pourrait lui nuire : le virus informatique, biologique, ou encore le désir auquel on cède comme à une armée, comme à une maladie. Ouellette s’amuse donc à nous faire réfléchir sur les conséquences d’une productivité maintenue dans l’absolu contrôle, sans le « jeu » d’espaces libres, que lui-même laisse dans sa pièce pour accueillir l’autre.

Une œuvre ouverte sur un univers clos

1 Le testament du couturier, du dramaturge franco-ontarien Michel Ouellette, est une dystopie qui nous plonge d’entrée de jeu dans un univers foucaldien en présentant une ville-état totalitaire ordonnée selon un plan médiéval. Elle a pour centre névralgique et problématique une cité, siège de la passion, et pour périphérie une banlieue fortifiée peuplée de notables efficaces, tournés vers l’avenir et qui ont banni le désir.

2 L’esquisse de société est d’autant plus originale qu’elle n’est que suggérée dans cette pièce de théâtre minimaliste où tous les personnages doivent être interprétés par un seul acteur (une seule actrice—merveilleuse Annick Léger—dans l’inventive mise en scène de Joel Beddows) et où le rôle du public-lecteur est d’autant plus grand que les répliques de l’interlocuteur—les scènes comportent toujours deux personnages—sont marquées par des points de suspension. Il s’agit d’une pièce très courte, trouée de silences, dont la forme, par son ouverture maximale, qui suggère la circulation fluide d’idées et de choses, joue à contresens de l’univers concentrationnaire qu’elle esquisse. On a déjà beaucoup dit sur la forme originale de cette pièce de théâtre pourtant toute jeune. N’étant pas une spécialiste de théâtre, je m’intéresserai plutôt au rôle que les frontières jouent dans cette brillante satire sociale. Que nous dit Ouellette dans cette dystopie où la société se définit par la rigidité de ses frontières, qu’elles soient réelles ou métaphoriques?

3 Je m’attarderai donc à établir des liens entre les différentes frontières établies et la nature des obstacles qui travaillent à les détruire. J’espère montrer par là que la forme de la pièce, qui semble constamment se tenir au seuil du silence, représente peutêtre cet équilibre précaire du corps social et du corps individuel obsédé par la performance, en lutte contre l’intrus qui pourrait lui nuire: le virus informatique, biologique, ou encore le désir auquel on cède comme à une armée, comme à une maladie. Tout se passe donc comme si ce système hégémonique altérait—rendait « autre »—le corps individuel ou social qui laisse du « jeu », qui n’est pas strictement organisé, qui est ouvert et ainsi vulnérable à l’infection ou à la passion, catégorisée ici parmi les maladies infectieuses. Ouellette s’amuse donc à nous faire réfléchir sur les conséquences d’une productivité maintenue dans l’absolu contrôle, sans le « jeu » d’espaces libres, que lui-même laisse dans sa pièce pour respirer et accueillir l’autre, sous quelque forme qu’il arrive.

Frontières entre soi et non-soi et hiérarchisations conséquentes

Frontières spatio-temporelles et biologiques

4 La Banlieue, périphérie qui se prend pour le centre, a banni le passé, dangereux parce qu’il constitue un répertoire diachronique des choix sociaux et politiques possibles et parce qu’il est dépositaire des impondérables que suscite le désir. La banlieue met en œuvre les mesures nécessaires pour un avenir parfaitement prévisible parce qu’aseptique et asexué. La profondeur du temps s’y aplanit en un présent qu’on désire éternellement itératif. Les frontières temporelles sont donc—comme dans les dystopies 1984 et La servante écarlate—rétrécies aux dimensions du présent: le passé a perdu toute pertinence parce qu’il est semé d’erreurs, et donc considéré comme autre, et l’avenir n’est nullement considéré dans son potentiel de régénération mais plutôt obsessionnellement dans sa nécessité de répéter un présent parfait. On voit ainsi que, dans sa conception du temps, la Banlieue favorise la continuation indéfinie du même, associé au soi collectif.

5 Par ailleurs, sexualité rime désormais avec immoralité. Les corps, dans ce régime tyrannique où la cybervision tient lieu de Big Brother, représentent le plus grand risque, car ils constituent la plus grande richesse. Des mesures particulièrement draconiennes sont ainsi prises pour protéger les corps sains contre les virus—les contaminés sont transportés par les SS (services sanitaires) sillonnant la ville à Lazarette, le centre barricadé de la Cité, où on leur insère une puce électronique qui permettra de les repérer, au cas où ils s’aviseraient de ne pas y finir leurs jours. Les habitants de la Cité, et par surcroît de Lazarette, associés au non-soi pour le Banlieusard, sont clairement identifiés et gardés à l’intérieur de leurs frontières respectives.

Masculin-féminin

6 D’autres mesures, tout aussi draconiennes, sont mises en œuvre pour éviter la contagion d’un désir essentiellement hétérosexuel, qui semble être également associé à la contamination du même par le corps étranger et par toute forme d’altérité. On voit qu’il s’agit d’un régime hégémonique, où toute forme d’altérité doit être traquée. Le sexe féminin est particulièrement visé dans cette tentative d’éradication du désir, car il est de toute évidence considéré comme un sexe qui ne peut maîtriser ses passions. Tout se passe comme si la femme était acceptée à l’intérieur du système de la Banlieue comme forme relativement bénigne d’altérité, à la condition qu’elle se dépouille de ce qui, selon l’interprétation du régime, la distingue de l’homme, c’est-à-dire sa sensualité, son incapacité à séparer les désirs du corps de la vie de l’esprit. Ainsi, convaincues par le régime que le féminin seul est associé à la sensualité, les femmes suivent une « thérapie érotologique » destinée à évacuer les derniers relents de désirs.

Santé-maladie: corps malades, corps coupables

7 Le régime instaure par ailleurs une relation causale entre maladie et culpabilité, comme Flibotte le marchand de tissus l’explique à Mouton le couturier: « On stigmatise la conduite de tous ces misérables qui vivent sans loi. À la cybervision, on aime à dire que la Maladie s’est abattue sur eux pour les punir. En fait, que leur reproche-t-on? De vivre selon leurs pulsions élémentaires » (12).1 On voit ici comment les femmes et les marginaux sont considérés comme des passionnés qui, parce qu’ils ne se contrôlent pas, sont toujours susceptibles de se laisser contaminer.

8 Judith Butler affirme que l’association qu’établit Mary Douglas entre frontières du corps et frontières sociales nous permet de comprendre comment les tabous sociaux établissent et maintiennent les frontières du corps, qui « deviennent les limites du social en soi » (Sontag et Butler 106, ma traduction). Butler affirme qu’on pourrait même comprendre ces limites du corps comme les limites de ce qui est socialement hégémonique (106). C’est la raison pour laquelle Douglas lie la transgression des frontières du corps au danger, lui-même directement associé à ce qui est moralement mal et, par un glissement sémantique, à la maladie.

9 Susan Sontag a analysé ce lien entre infection et culpabilité dans Le sida et ses métaphores: « Le sida est perçu de manière prémoderne, en tant que maladie subie par des êtres individuels qui sont aussi membres de "groupes à risque"—cette catégorie bureaucratique apparemment neutre, mais qui ressuscite l’idée archaïque que d’une communauté corrompue que la maladie vient juger » (61).2 Les habitants de la Cité, qui vivent leurs passions, représentent l’un de ces « groupes à risque » dont parle Sontag, du point de vue des habitants de la Banlieue. Selon Sontag, un lien métonymique s’établirait entre la maladie contagieuse—le corps étranger, donc—et le non-soi: « Il existe un lien entre l’imaginaire de la maladie et l’imaginaire de l’étrangeté. Ce lien s’enracine peutêtre dans le concept du mal, qui d’un point de vue archaïque que s’identifie au non-nous, à l’étranger. Une personne qui pollue a toujours tort, ainsi que l’a observé Mary Douglas » (Sontag et Butler 63-64).3

Frontières entre soi et non-soi

10 À l’intérieur du régime que dépeint Ouellette, les principaux critères de discrimination entre le soi (hégémonique) et le non-soi (minoritaire) se structurent selon les couples axiomatiques présent\passé, Banlieue\Cité, masculin\féminin, santé\contagion, où le second terme de l’équation porte toujours une valeur négative assimilée à la transgression de frontières (géographiques, corporelles, biologiques) et qui est pour cette raison associé à l’immoralité, devant ainsi être fumigé, soigné, ou du moins surveillé. Dans le cas des femmes, leur problème est que justement elles ne savent pas garder les frontières (l’anglais dirait qu’elles sont promiscuous) entre le rationnel et le passionnel, entre leurs corps et ceux des hommes; leur thérapie érotologique est destinée à éradiquer ce désir en le vidant à la source par une cure de paroles.

11 Pas plus que dans La servante écarlate d’Atwood, il n’existe d’indicateur de tensions raciales, la représentation des ethnies étant pourtant traditionnellement la manière la plus visible de dépeindre la différence de l’Autre. Tout se passe comme si seules les barrières biologiques (atteint ou non-atteint d’un virus), sexuelles (le gender est ici assimilé au sexe) et sociales suffisaient à créer une discrimination entre différentes catégories de soi et de non-soi, l’homme sain de la Banlieue du présent occupant la position centrale, alors que les citoyens de la Cité, les femmes et les malades de Lazarette (réels ou catégorisés comme tels en raison de leur subversion) occupent différentes positions liminaires de non-soi par rapport au centre. Il devient donc évident que le gouvernement de la Banlieue recherche le même, l’uniforme, l’hégémonique.4

Le tissu: seuil entre soi et l’autre et mise en abîme des valeurs de la Cité

12 Si, comme l’affirme Judith Butler, la peau et les ouvertures du corps représentent les frontières sociales du soi, l’interdiction de relations sexuelles dans un régime hégémonique se comprend—à défaut de réglementation5 pour abolir la passion—comme une protection absolue contre la destruction du système par le contact avec l’autre. Le tissu, mince frontière culturelle entre soi et l’autre, est toujours déjà culturellement marqué, en particulier chez les femmes, pour qui il signifie souvent la séduction.

13 Le port obligé chez les femmes de la « toge républicaine », un uniforme large et informe destiné à endormir la vanité féminine et les désirs des hommes—comme dans La Servante écarlate—afin de maintenir les frontières entre hommes et femmes dans un monde hétérosexuel qui ne connaît plus le désir, met en relief l’investissement symbolique dont est l’objet la robe qui sera confectionnée à partir du tissu précieux et du patron du couturier d’Eyam. L’on devine pourquoi le tissu et le patron du XVIIe siècle viendront à bout du système, le tissu étant associé métonymiquement, de par sa texture et son moiré, à la beauté de la surface des corps, point de contact entre deux désirs, seuils des êtres. L’invitation de Flibotte à Mouton en fait foi car elle contient en germe la destruction du système: « N’est-ce pas qu’il est magnifique, ce tissu? Vas-y! Touche-le. Tu meurs d’envie de promener tes mains sur cette douceur » (9). Lorsque Flibotte affirme avoir réussi sans encombres à faire tamponner son passeport aux frontières de la Banlieue en déclarant faire commerce de tissus sans que ce merveilleux tissu ait été détecté, il est sous-entendu que ce tissu aurait été confisqué s’il avait été découvert, en raison de la sensualité qu’il évoque, parce qu’il constitue une métonymie de la peau désirée de l’autre.

14 Les imperfections qui vont de pair avec la surréelle beauté de ce tissu tissé main ajoutent à sa valeur, dans le système parallèle mais caduc de la Cité. En effet, y sont toujours valorisés l’imperfection, les passions amoureuses et le risque de non-productivité qu’elles entraînent; y sont par ailleurs acceptés la maladie, le décloisonnement des espaces socio-géographiques et symboliques, de même que la mobilité et les contacts non-réglementés à l’intérieur des hiérarchies sexuelles, socio-politiques et sociales. Le passé y compte également par la profondeur de perspective qu’il alloue. On voit que l’ancien tissu d’Eyam joue comme une mise en abîme de toutes ces valeurs de la Cité, qui constituent la négative de celles du système ayant cours dans la Banlieue. Le système de la Banlieue se concentre sur le présent-futur, la perfection, la productivité; il rend obligatoires le mariage hétérosexuel chaste, la santé, le cloisonnement des espaces socio-géographiques et symboliques et la réglementation des contacts à l’intérieur des hiérarchies socio-politiques et sexuelles. Seule sa rigidité peut maintenir— quoique précairement—l’hégémonie. C’est pourquoi la circulation de ce tissu—avec lequel circulent les valeurs du passé et de la Cité—est interdite.

Sexualité et contrôle des populations

15 Contrairement à La servante écarlate, où le viol ritualisé d’une servante par un commandant doit être perçu comme une grâce s’il permet l’arrivée à terme d’une grossesse par l’accouchement d’un bébé sain, dans la société dystopique de Ouellette, la procréation est reléguée aux laboratoires, à la reproduction in vitro. Puisque, comme dans tout État totalitaire, le désir, s’il subsistait dans cette Banlieue de l’avenir, devrait être utilisé à des fins de reproduction, la sexualité y devient nulle et non avenue.6 C’est toute l’aire de l’activité sexuelle qui est reléguée aux oubliettes; du mariage n’est conservé que la coquille, sa fonction sociale régulatrice. Puisque la sexualité est considérée comme incontournable chez les femmes, il s’agit de la neutraliser dans le bureau des psychiatres7: la sexualité y est réduite à la parole, c’est-à-dire à la confession des désirs. Si la raison de cette annihilation de l’activité sexuelle n’était pas claire, on pourrait encore invoquer Foucault, qui rappelle dans son Histoire de la sexualité qu’avec l’avènement du capitalisme, à une époque où la capacité de travail commençait à être exploitée systématiquement, l’énergie dépensée sexuellement sans idée de procréation était considérée comme une perte de capital humain (12). Par ailleurs, notre époque favoriserait les interminables discours sur la sexualité, exploitée comme un secret de polichinelle, selon Foucault, parce que les actes restés virtuels assurent la stabilité du système: celle du couple, de la famille et, par extension, de la société (Histoire 20-22; 33-38).8 Cette information me paraît pertinente en dépit de l’antiréalisme avoué de la pièce de Ouellette parce que cette dernière constitue entre autres une dénonciation— sous forme de satire—de l’utilitarisme à qui caractérise notre société.

16 Le cabinet du psychiatre devient un allié du pouvoir en ce qu’est présupposé, depuis Freud, que ce dont on parle, on ne le commet pas. Au début de sa séance, Miranda avait dit au Dr Corvin: « Je suis lasse. Lasse de toute cette thérapie qui consiste à dire pour ne pas faire » (15). C’est sur ce présupposé que repose l‘un des cinq versets du crédo de la Banlieusarde, verset que Miranda récite en le niant à sa psychiatre pour lui indiquer qu’elle connaît les règles, bien qu’elle ne veuille pas les respecter: « Je ne crois plus que la sexualité se trouve dans la parole, ici, dans l’intimité de votre cabinet » (17).

Mise en abîme de l’histoire du couturier d’Eyam, ville claustrée

17 Attardons-nous maintenant à la mise en abyme de l’histoire du couturier d’un village du Derbyshire au XVIIe siècle et à sa relation avec l’histoire principale. La structure de cette histoire de jadis emboîtée dans la dystopie futuriste recrée dans sa temporalité celle de l’espace urbain de la Cité et la Banlieue. Elle recrée également une atmosphère médiévale, avec la claustrophobie propre à un monde refermé sur lui-même en vue d’éviter la contagion des premières épidémies de peste9; Le testament du couturier d’Eyam lui-même aurait été écrit in extremis au cours de la dernière grande épidémie de peste en Angleterre (1666). En fait, la peste aurait été transportée dans le village d’Eyam avec le colis de Londres, livré au couturier. Le pasteur de ce village avait averti ses ouailles qu’il ne servait à rien de se sauver puisque tous étaient probablement atteints et ne feraient que propager la peste. La mobilité était donc interdite pour éviter la contagion, le mieux-être de la collectivité ayant préséance sur les droits des individus. C’est exactement le cas dans cette Banlieue de l’avenir. On sait que la mobilité des individus est un indice de démocratisation des États-nations. Il n‘est donc pas surprenant que la restriction de la mobilité géographique et socio-économique soit parmi les plus évidentes impositions d’un régime tyrannique, qui doit maintenir des frontières stables et fixes.

Désir et contagion chez les couturiers

18 Le couturier d’Eyam sera le premier atteint de la peste à Eyam et mourra en laissant un testament qui stipule: « Que celui qui lira ces lignes accomplisse mes dernières volontés pour que la lumière domine les ténèbres. Que celui qui aura entre les mains ce patron trouve fils et aiguilles pour achever cette robe esquissée » (14). Découvert par Mouton des siècles plus tard, le testament sera exécuté avec pour résultat la contagion de Mouton. Étrangement, comme pour le couturier Mouton, la peste dont le couturier d’Eyam est atteint semble étroitement reliée au mal d’amour auquel il succombe. D’ailleurs, la maladie l’atteint d’abord là où le désir frappe le plus. Le premier signe apparaît sur la cuisse gauche, la cuisse étant près des organes sexuels, qu’on appelait autrefois les parties honteuses. En outre, la gauche est traditionnellement liée à l’interdit et à l’abjection. Sontag parle du lien dans l’imagination populaire entre passion amoureuse et maladie avec cette remarque selon laquelle les réponses traditionnelles des autorités aux maladies liées à la pauvreté et au péché recommandent l’adoption de valeurs associées à la bourgeoisie: les habitudes et la régularité, la productivité, le contrôle de ses émotions (72), toutes recommandations qui ont à voir avec l’établissement de frontières stables. Selon Sontag, « la santé elle-même finit par être identifiée à ces valeurs aussi religieuses que mercantiles, la santé devenant preuve de vertu, et la maladie preuve de dépravation » (72). En outre, si, comme le sida, ce virus contagieux présuppose qu’il y a eu désir des corps, il n’exige même pas, contrairement au sida, de contacts réels tels que la transmission de fluides, preuve qu’il est métaphorique.

19 Le désir suffit à dérégler toute machine; l’individuelle d’abord, mais également celle du corps social, du système et de sa productivité. C’est la raison pour laquelle le désir est associé à la maladie, au virus: il est invisible et incontrôlable. Sontag parle longuement des valeurs métaphoriques inévitablement attribuées aux virus: « La description animiste des virus—on parle de menace qui rôde, d’entité furtive, sujette aux mutations et capable d’innovation biologique—renforce le sentiment qu’une maladie peut être une chose ingénieuse, imprévisible, originale » (70). Dans la dystopie de Ouellette, ces valeurs métaphoriques s’appliquent au désir autant qu’à la maladie et justifient les patrouilles de SS jour et nuit, patrouilles qu’on pourrait également surnommer escadrons gardes-frontières de la santé et de la vertu.

20 Résumons: l’impossible histoire d’amour du couturier anonyme du XVIIe siècle pour la belle Anne Mompesson vient contaminer l’espace-temps de la tout aussi impossible histoire d’amour du couturier Mouton pour Miranda par le biais du patron que le couturier d’Eyam a dessiné et dont Mouton confectionnera une robe qui fixera le désir de Miranda sur lui. Mouton sera victime de que l’on présume être cette même peste bubonique transportée de Londres à Eyam à l’époque par le tissu accompagnant le patron de la robe. La contagion du désir est donc étroitement associée à celle du virus biologique et circule grâce à un tissu qui franchit toutes les frontières.

21 Chez les deux couturiers, la contagion du désir circule étroitement à travers les classes sociales, quoiqu’au désir mutuel s’oppose la rigidité des frontières du système social. Ainsi, l’impossibilité de l’amour entre le couturier d’Eyam et Anne Mompesson tient vraisemblablement au fait que le père de l’aimée est un pasteur, donc un lettré. L’amour du couturier Mouton pour Miranda est voué à l’échec pour les mêmes raisons: Miranda, outre qu’elle est la femme d’un ingénieur bientôt maire de la Banlieue, est reconnue par Flibotte comme possédant un « capital social, politique et financier » (44) tel que son mari ne pourrait être maire sans elle. On peut donc supposer sans trop de marge d’erreur que sa beauté a l’élégance et le savoir de la classe dirigeante.

22 Mais abordons ce désir sous un autre angle, celui de sa nature « dénaturée » (traduire: « culturelle »), puisque les couturiers sont conscients des barrières sociales imposées à leur amour. Même lorsque ce désir est clairement perçu comme transgressant les classes sociales, tout se passe comme si, à l’image du virus, il ne pouvait être contrôlé, géré. Un fatum s’impose aux corps d’hommes irrésistiblement attirés et immanquablement perdants: perdant leur amour, voire la vie; emportés par la passion et par la maladie. Comme si, ayant failli aux lois sociales, ayant laissé s’infiltrer un « corps étranger » dans leur économie amoureuse, leurs corps ne pouvaient qu’échouer une seconde fois en laissant un virus les envahir pour leur enlever la vie. Comme si toute transgression de frontières—qu’elles soient informatiques, biologiques ou sociales—par le désir ne pouvait que semer le chaos, l’anarchie dans les corps sociaux ou individuels menant à la mort.

23 D’ailleurs, si Anne de Mompesson, Mouton et Miranda possèdent des initiales (M: aime) qui les marquent au fer de la passion et les distinguent ainsi de la collectivité, seul Mouton est la victime sacrificielle désignée, l’agneau faisant office de boucémissaire. René Girard a montré, dans son ouvrage Le bouc émissaire, comment, en période d’épidémie, les sociétés traditionnelles recourent à un mécanisme sacrificiel qui fixe une victime désignée pour absorber la « faute » de la collectivité, puisque l’épidémie ellemême est signe de faute morale. Dans ce cas, Mouton n’est désigné par personne comme coupable (bien qu’il soit finalement emporté par les SS une fois contagieux); il est malade non seulement parce qu’il a éprouvé une passion, mais parce qu’il contrevient à l’économie du système de plusieurs façons,10 dont la moindre n’est pas d’aimer une femme de classe sociale différente de la sienne. Remarquons que Yolande, la secrétaire de Royal, est dans la même situation, mais rien n’indique qu’elle sera contaminée, bien qu’elle ait consommé son amour pour Royal. Ce n’est pas un personnage tragique comme Mouton. Au contraire, l’épisode de son accouplement avec Royal est présenté comme burlesque. Il semble bien que la plus grande transgression entre les classes sociales soit celle qui se double d’une transgression des règles qui régissent les rapports entre les sexes: un homme ne peut éprouver de passion pour une femme de statut social beaucoup plus élevé que lui sans encourir de calamités. Royal lui-même subit innocemment aux mains de sa femme maints sévices: la tisane hallucinante qui altère sa santé; le virus informatique annulant les frontières de la Banlieue, qui attaque Royal dans ses compétences et menace tout autant son avenir de maire que la sécurité de la Banlieue; l’habit bardé d’aiguilles que lui confectionne Mouton à la demande de Miranda, qui l’attaque sur les deux fronts déjà mentionnés.

Avatars de l’amour courtois: comment l’amour ne franchit pas les frontières

24 Par ailleurs, l’idéalisation de la femme par ces couturiers, qui rappelle l’amour courtois également en raison de sa transgression des classes sociales et l’impossibilité d’atteindre la femme idéalisée, s’oppose en apparence à sa dévaluation par le système. Je dis ici « en apparence » car, selon Zizek, « la survie de la structure de l’amour courtois [au cours des époques] atteste de la tentative répétée par l’homme de compenser sa réduction de la femme à une simple concrétisation de son fantasme » (Wright 150, ma traduction).11 Même Royal, le mari de Miranda, idéalise sa femme—présentant, en voulant particulariser sa femme, une généralisation commune pour le moins aux sociétés judéo-chrétiennes, celle de l’épouse (ou mère) asexuée: « Pas toi, Miranda. Toi, tu n’es pas comme les autres. Tu es un ange. Tu n’as pas de sexe. Tu es idéale, parfaite. La perfection en chair et en os » (21).

25 Cette idéalisation de l’autre sexe, d’après ce qu’on apprend de Miranda et de Yolande, ne semble pas exister chez les femmes. Miranda, par exemple, devient peu à peu consciente de l’immense supercherie qu’entérine le système lorsqu’elle abandonne sa thérapie. Elle sait que les imperfections des êtres et des choses dans la Banlieue de l’avenir ne sont pas éradiquées mais cachées.12 Dans le système de valeurs de la Cité, toutefois, ces imperfections deviennent le sel même de la vie, dont le tissu ancien témoigne.

26 Le testament du couturier met ainsi au jour la misogynie toujours inhérente à cette société future—comme, dans la postface à La servante écarlate, le discours du professeur Piexote, savant mais sexiste –: les femmes y sont à la fois reléguées à un état de nature en raison de leur présumée incapacité à gérer leur désirs sexuels et, de manière compensatoire, idéalisées par l’amoureux.

27 Les femmes, dans ce système totalitaire, sont considérées comme d’autant plus ambivalentes dans la lutte pour maintenir l’ordre étatique qu’elles sont, toujours en raison du système, dépourvues de fonctions inhérentes. Ainsi, Miranda, à qui son mari doit son statut élevé, semble avoir choisi de laisser la carrière publique à son mari Royal, puisqu’elle n’occupe aucun poste officiel. Yolande est la secrétaire et l’amante de ce même Royal, et le Dr Corvin est une psychiatre, ce qui en fait la seule femme associée à une fonction. Cependant, elle est de toute évidence au service du système normalisateur; la femme qui paraît la plus libérée s’avère ainsi la plus conservatrice. En fait, Le testament du couturier est une œuvre si minimaliste qu’aucune indication n’est donnée sur le reste de la société des femmes. Tout ce qui peut être affirmé, c’est que des cinq personnages13 définis par leurs fonctions, ceux des deux femmes sont décrits par leur relation aux fonctions des personnages d’hommes: Miranda, « femme de l’urbaniste »; Yolande, « secrétaire de l’urbaniste » (7), selon les didascalies. D’ailleurs, Miranda et Yolande sont définies par rapport à un seul homme, le plus puissant.

28 Cependant, Ouellette déstabilise cette structure misogyne en faisant des femmes des éléments séditieux: on apprend par Flibotte que c’est Miranda qui a détruit les barrières informatiques instaurées entre la Cité et la Banlieue et qui offre régulièrement une tisane hallucinogène à son mari Royal dans le but de le déstabiliser, une attaque répétée permise par l’idéalisation que lui voue son mari au risque de sa propre vie.14 C’est Yolande, la secrétaire de Royal qui, se méfiant des diktats du régime,obtient un livre interdit sur les pratiques sexuelles pour apprendre à devenir son amante. Cela dit, comme on le voit, c’est la passion amoureuse qui motive la sédition des femmes, et non un désir de justice pour le plus grand bien de la communauté, ce qui en ferait des êtres capables de transcender leur condition.

Flibotte le flibustier

29 On sait déjà que le système en voie de totalitarisme de la Banlieue connaît des ratés, causés par des modifications illicitement introduites dans le système. Toutefois c’est essentiellement un seul homme, Flibotte, marchand de virus électroniques et de tissus, qui produit ces modifications: il apporte le patron et le tissu merveilleux du XVIIe siècle à Mouton, le couturier, et il offre à Royal, qui a construit les barrières informatiques entre la Cité et la Banlieue,la possibilité d’annuler le virus ayant récemment endommagé ces frontières; enfin, il remettra le second tome du manuel sur les relations sexuelles à Yolande, secrétaire et amante de Royal, qui s’empressera de mettre en pratique avec Royal son savoir livresque. Comme un virus, Flibotte circule partout en dépit des frontières sociales, informatiques et virales; il a même réussi à s’évader de Lazarette, puis à se faire extirper de la nuque la puce qui aurait permis de le localiser. Il possède donc ces qualités qui rendent un virus. . . virulent: furtif, toujours en mutation parce qu’innovant. Flibotte, opérant dans l’ombre, porteur de lumière, travaille à détruire toute forme de totalitarisme. Cet homme dont le nom inoffensif, vaguement ridicule, protège des soupçons, agit comme le fou du roi (Royal) en révélant par des facéties qui portent à conséquences les ratés du système. Il se situe en ce sens à l’opposé de Royal, qui détient un pouvoir officiel—et bientôt tout le pouvoir officiel, puisque son investiture à la mairie de la Banlieue est imminente. Flibotte possède un pouvoir souterrain d’autant plus redoutable qu’il offre aux citoyens de la Banlieue, par ses cadeaux, les outils pour réaliser leurs désirs les plus chers sans aucune exigence en retour. Il semble que sa seule satisfaction soit de voir le sytème s’autodétruire par les désirs polymorphes mais personnellement libérateurs de ses citoyens.

30 Comment Flibotte peut-il faire circuler sur le marché noir autant des marchandises aussi disparates que d’intangibles virus et de sensuels tissus? Cette association virus-tissus n’est pas si saugrenue qu’on le croirait si on considère que le tissu destiné à recouvrir le corps fonctionne ici comme une métaphore de la peau et, donc, des désirs physiques et que les désirs, comme le virus, contaminent par contact physique. Longtemps confiné à Lazarette, Flibotte, comme on l’a vu, infiltrera la Banlieue à la faveur de la désactivation des barrières qui séparent la banlieue et la cité en raison d’un virus qu’il aurait lui-même vendu par personne inter-posée à Miranda, à qui Flibotte offrira paradoxalement son aide pour réinstaurer ces mêmes barrières. Par le biais du patron et du tissu du couturier d’Eyam, qu’il refilera à son successeur Mouton, Flibotte réintégrera le passé et les passions dans le système.

Conclusion

31 Brouillant les frontières entre passé et présent, entre virus informatique et virus biologique, entre infection amoureuse et infection virale, la dystopie Le testament du couturier est une brillante satire sociale. Elle montre les dangers d’une société obsédée par la performance, qui rend abjects les corps non-productifs, c’est-à-dire les corps associés par le régime de la Banlieue à la déréglementation corporelle, des corps passifs, en proie à la contagion ou à la passion. L’histoire, de même que la forme de cette pièce minimaliste pleine de silences, se lit donc comme une fable sur la contreproductivité, un antidote aux frontières rigides établies entre passé et présent, entre homme et femmes, entre travail et plaisir, entre corps sain et corps en proie à la maladie ou à la passion.

Annick Léger dans Le testament du couturier, produit à La Nouvelle Scène en février 2003.

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Photo: François Dufresne.

Ouvrages cités

Atwood, Margaret. La servante écarlate. Traduit par Sylvianne Rué, Paris: Laffont, 1987.

Foucault, Michel. Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir. Paris: Gallimard, 1976.

— . Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris: Gallimard, 1975.

Girard, René. Le bouc émissaire. Paris: Grasset, 1982.

Ouellette, Michel. Le testament du couturier. Ottawa: Nordir, 2005.

Salih, Sara (dir.). The Judith Butler Reader. Malden-Oxford-Victoria: Blackwell, 2004.

Sontag, Susan, et Judith Butler. Le sida et ses métaphores. Traduit de l’américain par Brice Matthieussent. Paris: Christian Bourgois, 1989.

Wright, E. & E. The Zizek Reader. Malden: Blackwell, 1999.

Notes

1 Ce passage me semble une allusion directe au sida qui, au début des années 80, avait décimé les communautés gaies des grandes villes de l’Ouest des États-Unis, et que certains pasteurs expliquaient comme étant la rançon céleste du vice.

2 Butler cite les études plus récentes de Simon Whitney, qui a indentifié « la personne polluée » par excellence comme celle ayant le sida (Policing Desire: Aids, Pornography and the Media), établissant un lien implicite entre la transgression de frontières et l’échange illicite de fluides corporels et la maladie du sida (Butler 106).

3 Il s’agit d’une posture éminemment ethnocentrique qui, adoptée par un gouvernement, signifie l’oppression systématique du groupe hégémonique sur les minorités.

4 Comment cette Banlieue-État s’y prend-elle pour maintenir son statut hégémonique, représenté par l’imperméabilité de ses frontières? Deux types de pouvoir étatique s’y conjuguent, dont Foucault a dit qu’ils appartenaient à deux époques différentes: pouvoir souverain – du Moyen Âge aux Lumières; il s’agit d’un discours fondé sur le droit, qui érige des lois assurant le contrôle sur les territoires et sur les corps –, et pouvoir disciplinaire – des Lumières à l’époque postmoderne; c’est un discours de normalisation qui agit sur le soi, sur la conscience, qui police les corps sans la nécessité de la loi, par la seule force répétée de la performativité. On peut déjà distinguer des exemples de ces deux types de pouvoir à l’œuvre dans le contexte schématisé de la dystopie de Ouellette: la division du territoire occupé par la ville entre Banlieue, Cité et Lazarette – avec leur métaphorisation sur une échelle dysphorique – est propre au pouvoir souverain, de même que la surveillance des SS. L’idéologie véhiculée est de l’ordre du pouvoir disciplinaire, de même que le contenu des visites chez la psychiatre, l’érotothérapie. Le port obligé chez les femmes de la « toge républicaine » compte parmi les mesures du pouvoir souverain; la toge fonctionne donc ici comme une armure contre le désir. Notons que les vêtements, outre leur fonction utilitaire, servent habituellement une fonction opposée, en particulier chez la femme des démocraties occidentales. La symbiose de ces deux types de pouvoirs confère à la Banlieue un contrôle quasi-absolu sur les corps.Voir Surveiller et punir.

5 Dans La servante écarlate, la rencontre sexuelle est si réglementée qu’elle est réduite à une parodie de relation sexuelle à la frontière entre la crucifixion et l’insémination.

6 La dystopie de Ouellette n’est pas si éloignée des tendances de nos sociétés. Ainsi, selon Foucault, l’époque victorienne voit la naissance d’un utilitarisme qui voulait que rien de ce qui n’était pas relié à la procréation ne puisse espérer de sanction ou de protection. Cette idéologie faisant équivaloir sexe et procréation est d’ailleurs toujours valorisée par certaines sectes fondamentalistes; voir Histoire de la sexualité 1.

7 De même qu’à l’époque victorienne les sexualités illégitimes s’y voyaient reléguées.

8 Les trois derniers siècles (du XVIIe au XXe), selon Foucault, ont vu s’établir des réseaux variés de transposition spécifique et coercitive du sexe en discours. Ce qui est particulier aux sociétés modernes, selon Foucault, n’est pas qu’elles ont relégué le sexe dans l’ombre, mais qu’elles se sont engagées à en parler ad infinitum, tout en l’exploitant comme un secret; voir Histoire de la sexualité 1.

9 Qu’on pense seulement au cadre médiéval du Décaméron de Boccace.

10 Mouton se rend coupable de plusieurs autres manières: il accepte le tissu illégal dont son ami Flibotte lui fait don; il en fait une robe avec un patron tout aussi illégal parce que les femmes ne peuvent porter que la toge républicaine. Il est également coupable d’avoir inséré des aiguilles dans l’habit qu’il a confectionné pour le futur maire de la Banlieue.

11 La citation est un résumé de l’idée présentée par les directeurs de The Zizek Reader, Elizabeth et Edmond Wright: « The survival of the courtly love structure testifies to the continuing male attempt to compensate for a reduction of the woman to a mere vehicle for his fantasy. » Zizek affirme de façon plus succincte: « Deprived of every real substance, the Lady functions as a mirror onto which the subject projects his narcissistic ideal » (152).

12 Ainsi, dans son dialogue avec Mouton, le couturier de Royal, elle déclare: « Dites-vous que mon mari a aussi des défauts. Nul homme n’est parfait. Ou, plutôt, l’homme est parfait par ses imperfections » (23).

13 Qui, nous disent les didascalies, sont joués par une seule personne.

14 Royal dit naïvement au Dr Corbin (qui est également la psychiatre de sa femme): « Ma femme? […] Elle est formidable, un ange. Le problème n’est pas là » (29).