1 Ce numéro sur la religion et le théâtre au Canada est le résultat d’un appel à communications lancé en 2005 par Moira Day du département d’art dramatique de l’Université de la Saskatchewan et par Mary Ann Beavis du département des sciences religieuses et d’anthropologie du collège St. Thomas More. Liée à la spiritualité de l’être humain, orientée vers le divin et le sacré, lieu d’accueil de certaines traditions, philosophies et théologies religieuses, la religion est également conçue comme étant le site de l’expression de la spiritualité par le rite, le culte, la dévotion et l’expérience mythique. Le théâtre, quant à lui, est défini tout aussi largement comme étant lié à la création de matériel théâtral et à la réalisation d’une production devant un public. Il peut s’agir de théâtre amateur, pédagogique ou professionnel et englober les activités para-théâtrales et les textes dramatiques (le théâtre qui ne s’avoue pas, aussi), la dramaturgie, l’interprétation, la mise en scène, la scénographie, l’architecture, l’étude du public et la gestion du théâtre. En proposant le thème de ce numéro, nos rédactrices souhaitaient explorer les lieux dynamiques où se croisent la religion et le théâtre canadien d’hier et d’aujourd’hui et les étudier en tant que réalité géographique, humaine et conceptuelle.
2 Les cinq articles que contient ce numéro ont été livrés à un processus d’évaluation par les pairs selon lequel chacun des manuscrits devait être examiné par deux chercheurs, spécialistes en dramaturgie et en sciences religieuses respectivement. Les articles choisis paraissent ici dans un ordre à peu près chronologique, de façon à illustrer plusieurs aspects de l’histoire du théâtre et de la religion au Canada depuis le début du XXe siècle.
3 On peut difficilement lancer une discussion sur le croisement de la religion et du théâtre canadien d’hier et d’aujourd’hui en tant que « réalité géographique, humaine et conceptuelle » sans penser aux premières comédies raffinées et pleines d’esprit de Robertson Davies. Le monde, suggère Davies dans l’épilogue de sa pièce en un acte Overlaid (1947), est réparti en deux groupes : le premier, celui des « gens qui rendent la vie plus belle », est représenté par Pop, le défenseur de l’opéra, de la musique et des arts, ces véritables nourritures de l’âme dans un monde autrement affamé sur le plan spirituel; le deuxième, celui des «gens sapeurs de vie » , a pour représentant la fille de Pop, Ethel, dont la pratique religieuse étroite et sans joie cherche à calomnier les arts, conçus comme source de mal, et d'extravageance, et qui sape toute l’énergie des fidèles qui l’entou-rent à force de croire si fort à sa propre bonté. « La société », conclut Davies, « est le champ de bataille sur lequel ces deux armées s’affrontent sans cesse pour la suprématie […]. Cela reflète, à mon avis, une situation qui règnera au Canada pendant encore long-temps » (116).
4 Mais il y a plus. Dans une pièce qu’il a signée en 1948, Hope Deferred, Davies laisse entendre que le premier coup décisif dans cette bataille a été livré en Nouvelle-France il y a de cela plus de 250 ans quand Frontenac, le gouverneur de l’époque, a proposé que l’on mette en scène le Tartuffe de Molière. De façon tragique pour l’avenir des arts, de la culture et du théâtre au Canada, suggère Davies, l’armée des « gens sapeurs de vie » menée par l’évêque Monseigneur Laval et Monseigneur de Saint-Vallier a triomphé en 1693 lorsqu’elle a su empêcher non seulement la production de la pièce mais toute activité théâtrale au Canada et ce, jusqu’à la fin du Régime français.
5 Davies ne reste pas entièrement insensible aux arguments présentés par les deux prélats catholiques, mais il se range clairement du côté de Frontenac lorsqu’il affirme, s’agissant de freiner l’essor des arts, qu’il n’y a « pas de tyrannie pire que celle de la vertu organisée » (76), et que « ces bons hommes exercent une pression terrible » dont l’influence pourra se sentir bien au-delà de 1693. Davies laisse entendre que le Canada a toujours du mal, même en 1948, à se voir comme autre chose qu’une « terre nouvelle qui n’a pas de temps à perdre sur des divertissements qui peuvent être destructeurs » (73).
6 Dans un article intitulé « Habits of Independence : Cross-border Politics and Feminism in Two World War I Plays by Sister Mary Agnes », Kym Bird jette une lumière nouvelle et intéressante sur la participation des communautés religieuses de dénomination catholique—celles des femmes surtout—à l’évolution du théâtre au Canada d’avant 1950. Bien qu'il y ait eu un théâtre séculier en Nouvelle-France, la première mise en scène connue au Québec fut celle d’une pièce religieuse montée par les Jésuites en 1640 (Doucette 9). Les archives font également état d’au moins trois mises en scène de pièces religieuses par des Ursulines avec leurs étudiantes en 1668, 1691 (22) et 1727, les deux dernières occur-rences ayant été jouées en la présence de Monseigneur Saint-Vallier (31). Fait encore plus révélateur, souligne Doucette, il est assez probable que ces pièces aient été mises en scène tant par les Jésuites que par les Ursulines dans le cadre d’enseignements religieux destinés aux enfants et aux populations autochtones conver-ties:
Les Ursulines aussi, qui étaient arrivées à la colonie l’année précédente [1639] et à qui l’éducation des jeunes femmes avait été confiée, se servaient régulièrement d’extraits de pièces qu’elles avaient choisies avec soin. À propos des pratiques qu’elles adoptaient vers 1670, un chroniqueur anonyme de leur histoire écrivait ceci :
C’est un usage dans nos classes, qu’aux approches de certaines fêtes de l’année, et surtout au temps de Noël, tant pour cultiver la mémoire des enfants et la remplir de bonnes choses, que pour leur donner de la grâce dans le port et les mouvements extérieures, on leur fait apprendre par cœur quelque pastorale ou autre pièce de dévotion. Dans ces sortes d’exercices, chaque élève remplit un rôle. (11)Les Ursulines, une communauté de sœurs enseignantes établie en 1544, s’inscrivent dans une tradition plus importante de femmes dramaturges qui, depuis le Xe siècle, se servaient en Occident du théâtre religieux à des fins pédagogiques. Loin d’empêcher une activité créatrice au Canada, les Ursulines et leurs descendantes— tant francophones qu’anglophones—comptent parmi les premières dramaturges dans un pays où le théâtre européen de tout genre avait du mal à percer en raison de la faible démographie, du manque d'urbanisation et d’un analphabétisme élevé.
7 Sœur Mary Agnes de la communauté chrétienne Holy Name of Jesus, qui publiait et montait la plupart de ses pièces à la St. Mary’s Academy de Winnipeg à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, était moins une anomalie qu’une représentante tardive d’une tradition féminine de dramaturgie pédagogique qui remonte à la fin du Moyen-Âge en Europe et au XVIIe siècle en Nouvelle-France. Pourtant, comme le souligne Bird, le vécu exceptionnel de Mary Agnes a fait de cette dernière une écrivaine à succès exceptionnellement prolifique pour son époque. Elle était de ces rares écrivaines qui réussissaient à faire publier ses textes pour le milieu scolaire et un jeune lectorat quand peu de pièces canadiennes faisaient l’objet d’une publication où que ce soit (la situation est demeurée à peu près inchangée jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle et le début de la professionnalisation du théâtre au Canada). À une époque où le théâtre canadien se limitait à la tournée et était dicté par des intérêts internationaux, souligne Bird, Sœur Mary Agnes a non seulement réussi à vivre de sa plume mais à devenir une dramaturge canadienne prolifique et à succès, et ce, grâce à une tradition religieuse qui, ironiquement, lui offrait une mesure de liberté tout en lui imposant des contraintes. Cette qualité paradoxale est le reflet de l’histoire des communautés religieuses qui, pendant des siècles, offrait aux femmes catholiques une plus grande liberté pour explorer leurs talents que ne l'aurait permis une existence en milieu familial traditionnel.
8 Dans « Roy Mitchell and The Chester Mysteries: Experience, Initiation and Brotherhood », Scott Duchesne explore l’œuvre d’un dramaturge qui vivait à la même époque que Sœur Mary Agnes mais ne partagait pas de son approche du théâtre et de la religion. La théosophie et le christianisme fondé sur l’évangile sociale sont des réactions du XVIIIe et du XIXe siècles aux changements profonds imposés par la Révolution industrielle. Le premier courant, le christianisme évangélique, sous-tend la création d’un mouvement pour le recours au théâtre dans la formation des adultes, dans l’Ouest canadien surtout, au cours des années 1920 à 1940. La théosophie (la « sagesse divine »), mouvement fondé par Helena Petrovna Blatavsky, a été décrite comme étant « la plus importante création néo-religieuse du XIXe siècle », une synthèse de traditions « occultes » d’Europe et de religions non-européennes qui a pour résultat « une religion supra-confessionnelle, universaliste, "primitive" et "mondiale" qu’on a voulu offrir en contraste à l'orthodoxie des églises judaïque et chrétienne et au "matérialisme" du darwinisme » (Linse, 1884). La théosophie telle que l’a comprise et montrée Roy Mitchell dans sa dramaturgie et son théâtre, sous-tend d’importantes réformes du mouvement artistique au Canada. Mitchell souhaitait que le Hart House Theatre devienne le siège d’un théâtre canadien véritablement national, à l’instar du Abbey Theatre d’Irlande, mais il a également institué d’importantes réformes sur le plan du jeu, de la dramaturgie et de la scénographie qui sont inspirées du théâtre européen et américain. Aux yeux de Mitchell, de ses contemporains Copeau et Artaud, ainsi que d’autres artistes plus récents dont Grotowski, Brook et Barba, il fallait, pour que le théâtre puisse renaître, revoir la spiritualité humaine afin de mieux la comprendre. À cet égard, Duchesne fait valoir que Mitchell n’était pas un praticien novateur malgré ses croyances théosophiques mais bien à cause d’elles. Mitchell et son travail au Hart House Theatre au début des années 1920 a sans aucun doute contribué grandement au développement d'un théâtre canadien de l’entre-deux-guerres. Parmi les concepteurs de Mitchell au Hart House Theatre figuraient des membres du Groupe des Sept, ainsi qu’un autre contemporain, Herman Voaden, qui signait des textes impressionnistes d'une originalité remarquable, marqués par des pointes de panthéisme et de nationalisme. Et pourtant, le théâtre de Mitchell cherchait à faire « l’impossible théâtre » dans un Canada qui ne disposait pas des ressources humaines, financières ou matérielles requises pour créer un théâtre professionnel, et à qui manquait, comme le notait ironiquement Robertson Davies en 1947, la motivation nécessaire, étant donnée la préoccupation calviniste pour « le devoir », la « bonté » et « la nécessité » du « chaleureux et vaguement mystérieux » (Overlaid 103).
9 Dans « George Ryga’s ‘Hail Mary’ and Tomson Highway’s Nanabush », Barbara Pell nous transporte au début de la professionnalisation du théâtre canadien en abordant une pièce de George Ryga, The Ecstasy of Rita Joe. Cette pièce aurait eu le même effet sur l’évolution d’une dramaturgie canadienne (et d’un nouveau théâtre nationaliste et avant-gardiste qui puisse l’accueillir) que la pièce Look Back in Anger de John Osborne sur le répertoire anglais des années 1960. En comparant The Ecstasy of Rita Joe et The Rez Sisters de Tomson Highway, Pell veut aussi mesurer la distance franchie par la dramaturgie canadienne depuis 1967 en intégrant de nouvelles voix et des spiritualités autres, issues de traditions non-européennes. L’auteure examine également la distance entre ce qu’elle appelle la « tragédie euro-chrétienne du sacrifice » et une « comédie hilarante » qui transforme « l’adversité autochtone » en « humour, amour et optimisme, conjuguées aux valeurs positives enseignées dans la mythologie autochtone » (Tomson Highway, cité dans Pell). Si le théâtre de l’Occident a pour origine la vision mythique/religieuse du monde et de l’univers qu'ont légués les Grecs, remarque Highway, et si une grande partie de sa littérature est fondée sur la « mythologie chrétienne », le théâtre autochtone, s’il veut « avoir une résonance ou une pertinence universelle quelconque, et atteindre un tant soit peu,certain degré de performance, doit placer en son centre une mythologie autochtone » (Highway 405). L’espace culturel et spirituel qui sépare les pièces de Ryga et de Highway est illustré par l’écart entre Rita, figure souffrante du Christ, et Nanabush, déité ojibway qui commémore une « spiritualité autochtone pleine de vie ». Moins de vingt ans se sont écoulées entre la pièce de Ryga et celle de Highway; or, comme le suggère Pell, elles sont aux antipodes dans la façon de traiter du religieux et de son importance dans la vie autochtone et le théâtre.
10 Si l’article de Pell mesure la distance franchie par la dramaturgie canadienne de Ryga à Highway, Janet Tulloch et Tanit Mendes veulent arpenter l’écart en termes de scénographie entre Roy Mitchell au Hart House Theatre, et Michael Levine à La Compagnie d’opéra canadienne (« Set Design as Cosmic Metaphor : Religious Seeing and Theatre Space »). Tout comme Mitchell, Wagner rejetait la spiritualité et la pauvreté matérielle du théâtre commercial du XIXe siècle en faveur d’une nouvelle forme de théâtre transcendantale qui marquait un retour au pouvoir du mythe et de la spiritualité qui bouillonnaient sous la surface de la vie quotidienne. Pour ces deux hommes, ce nouveau théâtre devait entraîner des réformes architecturales, musicales et conceptuelles qui validaient un esprit national distinct tout en aspirant à s’inscrire dans un mouvement plus vaste de l’âme humaine. Plus d’un siècle après qu’elle fut composé par Wagner, la tétralogie de L’Anneau du Nibelung est revu par la Compagnie d’opéra canadienne, qui adapte Die Walküre (2004) et Siegfried (2005) pour un public canadien contemporain en se servant de « représentations » religieuses plus denses, plus avancées, en termes d’architecture, de costumes et de scénographie, qu’auraient pu réaliser des concepteurs en Allemagne au XIXe siècle ou au Canada au début du XXe. Quatre-vingts ans plus tard, les héritiers de Mitchell ont allié une vision mythique/spirituelle évoluée à des moyens matériaux qui leur permettaient de la réaliser, de façon à poursuivre, dans le Gesamkunstwerk de l’opéra, une quête pour « l’impossible théâtre ». Tulloch et Mendes montrent en outre comment l’« architecture théologique » (Gary Taylor) de l’espace physique illustré dans les décors de Levine permettent au public d’accéder à une « vision religieuse ».
11 L’article de Paul Corey (« Canadian Theatre and the Tragic Experience of Evil ») marque la conclusion de ce numéro avec un point de vue intriguant sur le théâtre canadien. Ce dernier se demande si le relativisme cérébral du post-modernisme est une réponse adéquate aux réalités et aux problèmes complexes qui se posent sur les plans moral, spirituel et matériel de notre monde après les attentats du 11 septembre. Car une compréhension plus ancienne, plus fondamentaliste du sacré, celle même que Davies et plusieurs de ses contemporains jugeaient démodée et contraire à la vie, est revenue avec une force terrifiante confronter le présent et le mettre à défi. Contrairement aux critiques du XXe siècle comme Joseph Krutch ou Friedrich Durrenmatt, selon qui une vision tragique est devenue obsolète dans le monde contemporain et seule une forme d’humour macabre peut servir de drame légitime dans un monde post-nucléaire, Corey fait valoir qu’un retour au tragique, réinterprété comme une compréhension mythique/religieuse complexe du monde et de l’univers, est peut-être le seul moyen d’aborder par le théâtre les nouvelles réalités d’un XXIe siècle ravagé par le terrorisme et l’apocalyptique. La vision tragique des Grecs à l’égard du Mal, explique Corey, celle qui oblige le public à confronter « les aspects les plus répugnants de la condition humaine », était d’une importance cruciale dans la genèse du théâtre en Occident et pourrait servir à nous rappeler que, si un univers tragique ne peut nous offrir une solution définitive au problème du Mal, il peut nous aider à le tenir au loin.
12 De toute évidence, ce numéro n’est qu’un échantillon de ce que l’on peut trouver au croisement du théâtre et de la religion en contexte canadien. Comme le Canada est le premier pays à avoir adopté une politique officielle en matière de multiculturalisme (1988), une lacune évidente est l’absence de traditions religieuses non Occidentales (d’Asie, d’Afrique, etc.)1 nous apparaît comme une lacune. Nous espérons que ces articles contribueront à la reflexion sur l’histoire et à l’avenir du théâtre et de la religion au Canada.
Moira Day, département d’art dramatique, Université de la Saskatchewan
Mary Ann Beavis, département des sciences religieuses et d’anthropologie, Collège St. Thomas More
Oeuvres citées
Davies, Robertson. At My Heart’s Core and Overlaid: Two Plays. Toronto: Clarke, Irwin, 1966.
—. « Hope Deferred. » Eros at Breakfast and Other Plays. Toronto: Clarke, Irwin, 1949. 55-77.
Doucette, Leonard. Theatre in French Canada: Laying the Foundations. Toronto: UTP, 1984.
Dukore, Bernard. Dramatic Theory and Criticism: Greeks to Grotowski. Fort Worth: HBJ, 1974.
Highway, Tomson. « On Native Mythology. » Canadian Theatre History: Selected Readings. Ed. Don Rubin. Mississauga: Copp Clark, 1996. 420-23.
Linse, Ulrich. « Theosophical/Anthroposophical Society. » The Brill Dictionary of Religion. Vol. 6. 1884-89. Leiden: Brill, 2006.
Notes