Espace national et espace litteraire dans l'ceuvre de Victor-Levy Beaulieu

Jean Morency

DANS UN LIVRE RECENT consacre a l'ceuvre de Victor-Levy Beaulieu, Jacques Pelletier observe que « ce romancier, souvent percu comme etroitement nationaliste, voire comme un partisan sectaire d'un tribalisme primaire, est aussi — et ce n'est pas con-tradictoire, sauf pour des esprits simplistes — celui qui se refere le plus volontiers, et sans complexes, a la grande litterature universelle, la faisant sienne, y revendiquant une place, estimant participer, a sa maniere et dans ses limites, a son developpement [...] » (Pelletier 1996 : 13). Cette parti-cularite de l'ecrivain quebecois, dont l'esprit est nourri autant des contes populaires et des monographies de paroisses que des chefs-d'oeuvre de la litterature universelle, rejaillit j usque dans la configuration de son univers imaginaire en definissant du meme coup une conception singuliere de l'espace romanesque. Ce dernier se trouve en effet partage entre deux poles : le pole national, axe sur un espace souvent confine qui exclut pres-que toute reference a l'espace canadien, et le pole litteraire, sorte d'espace paralleie infiniment ouvert et pourtant cristallise autour de certains lieux privilegies, comme la Nouvelle-Angleterre de Herman Melville ou l'lr-lande de James Joyce. Vient se greffer a ces deux poles, surtout dans les ceuvres recentes de Beaulieu qui sont consacrees a ses ecrivains de predilection (Melville, Ferron, Tolstoi), une abondante iconographie qui redouble l'espace romanesque proprement dit et semble inscrire ce dernier dans une perspective postmoderne ou le mot et 1'image, la fiction et la realite ne s'opposent plus mais se respondent dans un tourbillon createur.

L'espace national et La vraie saga des Beauchemin

Des 1965, dans son « Manifeste pour un nouveau roman », Beaulieu re-proche sa gratuite et son inutilite a la litterature quebecoise, qui lui ap-parait comme coupee de son milieu physique, comme absente a la societe et dans une certaine mesure a elle-meme : « C'est bien la, je crois, la caracte-ristique fondamentale de notre litterature : jamais ecriture n'aura ete si desincarnee que la notre; jamais elle n'aura fait montre de moins d'enraci-nement, de moins de personnalisation, de moins d'identite » (Beaulieu, 1984 : 83). Cette reflexion definit l'essence meme de l'espace romanesque chez Beaulieu : un espace enracine dans la realite quebecoise, en marge de tout pittoresque et de tout exotisme, dans lequel les lieux (« Morial Mort», Saint-Jean-de-Dieu) s'imposent comme d'eux-memes, puisque pour le romancier la realite n'existe pas en dehors de l'ici et du maintenant. C'est d'ailleurs pourquoi l'espace national canadien ne semble y occuper aucune place, et n'est au mieux symbolise que comme un grand vide par ailleurs presque totalement evacue du discours. Dans les premiers romans de VLB, a toutes fins pratiques, 1'ailleurs n'existe pas, du moins sur un plan physique.

Certes, les opinions politiques de Beaulieu y sont pour quelque chose : independantiste convaincu, le romancier recuse l'espace canadien et ne retient, de l'odyssee continentale des Canadiens fran^ais, que l'imagerie de leur deroute, figuree par la pendaison de Louis Riel. Pour Beaulieu, l'aventure metisse correspond a la fondation d'un nouveau pacte entre les Blancs et les Indiens, veritable arche d'alliance des temps nouveaux en terre d'Amerique. Dans le rornan Oh Miami Miami Miami, qui appar-tient au premier cycle romanesque de Beaulieu, La vraie saga des Beauchemin, on voit rejaillir tout a coup, de facon assez inusitee il faut I'avouer, le grand reve de l'Amerique francaise, sous le visage de Faux Indien, un personnage influence par la contre-culture des annees 1970; on sait que cette derniere accordait une place importante, dans son pantheon imaginaire, a la figure de l'lndien. Comme son nom l'indique, Faux Indien est un Blanc, mais dont 1'a.me est metissee. II est originaire de la Pointe-aux-Trembles, dans Test de Tile de Montreal: il est ne a « quel-ques pas du fleuve » (Beaulieu, 1973 : 313), qui fut longtemps la voie de penetration du continent americain; a cet egard, Montreal a longtemps occupe la position d'une ville frontiere, situee qu'elle etait aux confins de ce qui etait considere comme le monde sauvage. Or, le pere de Faux Indien etait fascine par la figure de Louis Riel et par la mythologie amerin-dienne:

Je me souviens qu'il me lisait parfois les poesies religieuses de Louis Riel ou bien encore des contes amerindiens. II aimait beaucoup Riel et je crois aujourd'hui que c'est parce que le Metis, s'il avait pris le pouvoir, aurait cree une nouvelle religion dans laquelle le reve de l'Amerique francaise se serait reconnu et accompli. Les contes amerindiens creusaient une autre r£alite\ celle de notre profondeur. Nous sommes presque tous des Sangs-Meles [...] mais nous n'avons pas le courage d'aller au-dela du symbole, de sorte que nous restons inache-ves, menaces et incertains. (Beaulieu, 1973 : 314)

C'est pourquoi l'espace continental sera toujours figure, chez Beaulieu, comme un ballon de baudruche, comme le lieu d'un retrecissement, d'un aplatissement, d'un evanouissement. D'une part, la pendaison de Louis Riel, en ce qu'elle symbolise le refus du metissage et la faillite du francais au pays, marque la defaite premiere qui ferme definitivement l'espace canadien a l'imaginaire quebecois; en effet, Riel est percu comme le « seul homme de toute l'Amerique fran^aise a vouloir et pouvoir creer un nou-veau langage et une mythologie a la mesure de son espace et de son temps » (Beaulieu, 1973 : 325), et son execution marque la fin de l'odyssee franchise dans le continent americain : « Quel grand reve que celui de cette Amerique franchise! De cette Amerique metisse! Et comme tout s'est ra-petisse ! » (Beaulieu, 1973: 325). D'autre part, a cause du parti pris ul-tramontain de l'elite canadienne-francaise contre le metissage de la population, parti pris qui s'est manifeste, selon Faux-Indien, dans la topony-mie meme du pays, dans ce refus de respecter et de composer avec les noms de lieux amerindiens :

Y a-t-il des mots plus beaux que Mistassini, Mississipi, Hochelaga, Ohio, Chibougamau, Rimouski et Saskatchewan ? Et vois aussi comme les premiers mots du blanc parlaient bien: Louisiane, Lac-des-Esclaves, Trois-Pistoles, Gros-Morne, les Mdchins, Les Boules. Le catholicisme a brise le charme et detruit les possibilitis de la Nouvelle Arche de l'Alliance : que pouvait-il arriver de bon a un pays qui fait du lac Piecouagami (ce qui signifie lieu d'eau peu profond) le lac Saint-Jean ? Et qui substitue Ville-Marie a Hochelaga ? Ce pays ne peut que se rata-tiner comme une peau de chagrin et appeler Saint-Jean-de-Dieu son village, et memement son asile. Ce pays pourrit comme une vieille to-mate, s'ecrase tout au fond de son neant. II ne l'a pas vole. (Beaulieu, 1973 : 312)

II faut aussi noter que chez Beaulieu, l'espace canadien s'avere evanescent, et cela en vertu de son immensite meme, et ne peut que conduire a la dissolution de l'etre, prive tout a coup de ses points de repere et de son identite propre, La prairie surtout apparait comme le lieu de la dispari-tion, comme l'endroit ou tout s'evanouit, ce que Faux Indien exprime en ces termes :

Le reve de la prairie ne peut etre qu'un reve de surface, qu'un reve d'espace. Ce ne peut en aucun cas devenir un reve de temps, de duree, done de profondeur. L'avenir en ligne droite n'existe pas. II faut a l'esprit ses montagnes. La prairie n'est qu'un monde horizontal et l'homme doit y etre couleuvre pour y survivre. Riel a ete de ces pays le dernier homme vertical. Apres lui, que pouvait-il arriver ? Seule-ment des astuces. (Beaulieu, 1973 : 315)

C'est pourquoi Faux Indien n'a retenu, de sa traversee de l'Ouest cana-dien et americain, que « des noms sans importance », fussent-ils aussi charges de prestige que ceux de Vancouver ou San Francisco. L'homme qui voyage dans le continent finit par ressembler a la route qu'il parcourt: il devient mouvement pur, simple energie cinetique. C'est d'ailleurs ce qu'un ecrivain comme Jack Kerouac, a qui Beaulieu a consacre un essai avant de rediger Oh Miami Miami Miami, avait pressenti au terme de ses allers-retours insenses d'un bout a l'autre du continent. Or, Beaulieu voit dans la figure meme de Kerouac I'image de la depossession et de Lalienation de ses compatriotes perdus dans une Arnerique qui les avale lente-ment et ou il disparaissent bientot, ni vus ni connus, dans une totale amnesic Dans le meilleur des cas, ils s'assimilent aux Amerindiens, comme Louis Lavallee, « ce vieux Canadien francais eleve par les Ojibways, plus Peau-Rouge que les Peaux-Rouges, et qui vivait dans le lointain Saskatchewan, ignore du monde, aux limites de la Frontiere, dans la sagesse immemoriale de l'homme rouge ! » (Beaulieu, 1973 : 320). Mais le risque de se perdre dans 1'espace demeure et celui, plus grave encore, de perdre la memoire de ses origines:

L'Arnerique n'etait qu'une vaste toile d'araignee qui, toujours, vous ramenait a votre centre, a ce minuscule point sombre a partir duquel tout devait s'ordonner, vous perraettant enfin cette identification a coti de laquelle Jos Beaulieu, Red Landreville, Louis Lavallee et Francois Boisvert etaient passes, a defaut d'aller au-dela des apparences et ne restant qu'a moitie rouge, Indien sans doute, Indien surement, mais si peu Quebecois alors qu'ils auraient du etre les deux en meme temps et, l'etant, beaucoup plus que Sauvage et Quebecois. (Beaulieu, 1973 : 322-323)

Du point de vue de 1'espace romanesque, Oh Miami Miami Miami est sans doute le plus « americain » des romans de Beaulieu; l'oeuvre fait d'ailleurs un peu bande a part dans La vraie saga des Beauchemin, cycle romanesque qui se deroule dans un espace clos et etoufFant, partage en-tre deux poles : Morial Mort, lieu de la folie et de la reclusion, et Saint-Jean de Dieu, lieu des premieres blessures. Meme si Oh Miami Miami Miami s'avere, sur le plan narratif, une oeuvre caracteristique de la modernite, du point de vue des themes et de la sensibilite elle se rapproche beaucoup de l'univers des romans classiques etatsuniens, comme Fa bien demontre Jonathan Weiss (1983). On peut ainsi constater que les rapports sont nombreux entre le personnage de Faux Indien et celui de Natty Bumppo de Fenimore Cooper : resurgence de l'image de Flndien, theme du metissage, presence de la Prairie, etc. De la meme facon, on peut re-marquer que Beaulieu met en action, dans Oh Miami Miami Miami, deux personnages archetypiques de la litterature etatsunienne : Fhomme des bois et Farchiviste, qu'on peut associer respectivement a Faux Indien et au pere de ce dernier, qui « n'avait que la passion des archives » (Beaulieu, 1973 : 313) et qui vivait comme en marge de Fespace continental, dans un labyrinthe d'etageres, de classeurs et de livres, a Foppose de son fils, possede par le demon du continent: « Face a face, depuis le XDCe siecle, dans Farene des fictions americaines, Farchiviste et Fhomme-des-bois. L'un enfoui dans ses vieux papiers et ses ecritures, Fautre sur-gissant de FOuest dans un cri sauvage » (Petillon, 1979 : 147).

Cette concordance assez insolite entre l'univers romanesque de Beaulieu et celui des ecrivains classiques etatsuniens semble liee a une meme reflexion sur Fespace du roman et du continent. Beaulieu repro-che aux ecrivains quebecois qui lui sont contemporains leur infeodation aux vieux codes culturels francais (la rhetorique classique, entre autres), leurs bonnes manieres et leur petitesse; il leur oppose sa tonitruante sau-vagerie et Fenormite de son ambition : « En litterature, je suis pour les Mongols contre les Perses. Le raffinement m'ecceure. [...] II faut commen-cer dans la Barbarie, il faut decapiter, mutiler, etriper » (Beaulieu, 1984 : 148). Les modeles litteVaires que Beaulieu propose sont des ecrivains de la demesure, comme Hugo et Balzac, qui « ont toujours raison contre les enfoires goutteux du style Sainte-Beuve » (Beaulieu, 1984 : 148) et qui seuls peuvent tracer la voie a. I'elaboration d'une ecriture speciflquement quebecoise, c'est-a-dire la seule propre a exprimer l'immensite du pays :

Ce pays aussi est demesure. Et l'ecrivain quebecois gentil, cucul, plein de petites fleurs de rhetorique, chatouille dans sa grammaire, est l'aliene par excellence, en ce sens qu'il tue tout ce qui en son etre pourrait le faire evader de lui-meme, il se rapetisse, et ses pets sont d'importation, il ne peut meme pas faire ses prop res vents. Si j'avais la certitude que je n'exprime pas, a ma maniere, le pays ou je vis, le monde qui Fhabite, si on arrivait a me convaincre que jamais je n'ecrirai une oeuvre essen-tielle, je me fermerais la boite, je jetterais mes manuscrits au feu, je me murerais dans mon silence. (Beaulieu, 1984 : 148)

Selon Beaulieu, il manque au Quebec son propre dix-neuvieme siecle romantique, c'est-a-dire son age de la demesure, et c'est a ce stade que les references a la litterature etatsunienne, qui vont se faire de plus en plus nombreuses dans l'oeuvre de Beaulieu, s'expliquent et deviennent perti-nentes. Citant les exemples de Louis Frechette et de Faucher de Saint-Maurice « qui parcoururent les continents americains » (Beaulieu, 1984 : 281), Beaulieu refute la these selon laquelle les nouveaux romanciers quebecois seraient branches sur l'Amerique, a l'inverse de leurs pr^deces-seurs, connected ceux-la sur la France. Au contraire, les ecrivains quebecois du siecle passe peuvent etre compares a leurs confreres etatsuniens de la meme epoque:

A leur maniere, nos gens ont fait eclater la frontiere morale de leur collectivite et leurs actions de romanciers et de conteurs s'inscrivent fort bien dans celles de leurs confreres americains s'appropriant I'es-pace, le nommant et l'emplissant d'une mythologie. Si Twain, Melville, Whitman et Thoreau sont devenue de grands auteurs, c'est qu'ils ont eu cette chance certaine d'ecrire dans un pays qui lui aussi est devenu grand. (Beaulieu, 1984 : 281-282)

On peut voir de quelle maniere Beaulieu definit les litteratures nationa-les dans les rapports qu'elles entretiennent avec l'espace (demesure des ecrivains et de leur imaginaire, grandeur physique et puissance materielle du pays oil ils inscrivent leur ecriture). Ce sont ces rapports spatiaux qui vont determiner revolution ou plutot la stagnation de la litterature que-becoise, bientot entrainee dans le tourbillon de sa minorisation, mouve-ment qui accompagne le rapetissement du pays, depuis l'echec du reve de l'Amerique francaise jusqu'a l'evanouissement, progressif et ineluctable, du Canada francais. C'est a ce stade que 1'imagination de l'espace chez Beaulieu va tendre a se rapprocher de celle qu'on peut observer chez Jacques Ferron, romancier du « pays incertain » et« cartographe de l'imagi-naire », pour reprendre la belle expression de Pierre L'Herault (1980). Ce dernier explique que la geographie des oeuvres de Ferron « definit l'espace d'un pays exclusivement quebecois qui se ddtache resolument de l'espace canadien » (L'Herault, 1980 : 46). Chez Ferron, les deux espaces natio-naux s'opposent de maniere irreductible pour se scinder en deux lieux, le lieu canadien qui « s'evanouit dans la folie ou s'isole dans l'espace » (L'Herault, 1980 : 47), et le lieu quebecois qui « s'insere dans un reseau qui finit par creer un environnement habitable et humain » (L'Herault, 1980 : 47). L'image de la prairie et de ses grands espaces fuyants devient ainsi synonyme de deracinement, de dissolution et de mort, tandis que celle du fleuve se trouve valorisee, le Saint-Laurent etant promu au titre de nouvelle frontiere, de par son immensite et son ouverture infinie sur la mer, ce qui conduit, selon L'Herault, « a une saisie dynamique de la situation actuelle du Pays partage entre les forces envahissantes et destruc-trices et les forces de resistance et de liberation qui ouvrent par le fleuve un espace libre d'entraves » (L'Herault, 1980 : 65). L'ceuvre de Ferron marque ainsi un renversement inhabituel de la perspective continentale habituelle, oil la marche vers l'Ouest est associee a la vitalite de l'etre humain (« Go West, young man ») et de la nation, tandis que l'Est figure la volonte du repli sur soi, le refus de s'arracher au passe, si ce n'est la tentation de la mort.

De l'espace national a 1'espace litteraire : Blanche forcee

Le meme phenomene peut etre observe chez Victor-Levy Beaulieu, sur-tout a partir de 1976, avec la publication de Blanche forcee, qui forme le premier volet des Voyageries, cet autre grand cycle romanesque de l'auteur qui vient prolonger, tout en l'elargissant aux dimensions multiples du pays quebecois, La vraie saga des Beauchemin. Jacques Pelletier remarque ainsi qu'il y a « du nouveau, de 1'inedit dans cette entreprise ouverte sur les grands espaces, sur le large, sur la mer, un souffle, un rythme, qui la distingue tres nettement de l'espace plus rarefie dans lequel s'epanouis-sait l'ceuvre produite anterieurement » (Pelletier, 1996 : 97). En situant l'intrigue de Blanche forcee dans l'espace gaspesien et dans une Mattavinie mythique, tout en introduisant le personnage de Job J Jobin, un oceanologue qui prepare un livre sur les baleines du golfe du Saint-Laurent, Beaulieu semble elargir presque a l'infini son univers imaginaire, tant du point de vue « national » (en etablissant une cartographie de l'imagi-naire se rapprochant de la vision de Ferron) que « litteraire » (la figure de Jobin annon$ant celle, bientot omnipresente et incontournable, de Melville). Dans Blanche forcee, c'est tout l'espace qui se trouve ainsi agrandi, decuple et multiplie, en vertu d'un procede de brouillage et de telescopage des categories spatiales que Beaulieu va utiliser dans ses ceuvres ulterieu-res et qui va culminer dans le magistral Monsieur Melville.

Ce procede consiste a mettre en balance et a faire correspondre, notamment par Taction des intertextes, l'espace quebecois et l'espace americain, dans le but de hisser l'un a la dignite de 1'autre. Blanche forcee nous en fournit un exemple frappant. Ce roman est construit autour d'un intertexte qui contribue a sa signification, celui des recits de voyage de l'historien Jean-Baptiste-Antoine Ferland, qui guident Job J Jobin dans la redaction de son ouvrage sur les baleines. Beaulieu s'inspire principalement des notes que l'abbe Ferland a consignees au retour de son voyage sur la cote du Labrador, entre juillet et septembre 1858, mais aussi de celles de son sejour a l'lle d'Anticosti en septembre 18521, soit un an apres la publication de Moby Dick. Comme Herman Melville a la meme epo-que, l'abbe Ferland s'est interesse a la chasse a la baleine, notamment dans Le Labrador, ou il consacre quelques pages aux activites des navires balei-niers dans le golfe Saint-Laurent; Beaulieu empruntera ainsi certains elements aux recks de l'historien, comme le personnage du capitaine Coffin, un chasseur de baleines qui avait ramene sur la cote une des plus grandes baleines du golfe, la baleine a « ventre soufre»(l'abbe Ferland traduit ainsi la denomination « sulphur bottom whale »), qui deviendra dans Blanche forcee « Ventre de soufre », une baleine mythique qui hante le golfe du Saint-Laurent et l'imagination de Job J Jobin. Le romancier cherche ainsi a suggerer des correspondances entre Ferland et Melville, le capitaine Coffin rappelant evidemment la figure d'Achab, la baleine a ventre soufre suggerant Moby Dick, etc. L'espace du golfe tel que decrit par Ferland se trouve ainsi mis en balance avec l'espace marin du roman de Melville, Iequel constitue, comme on le sait, une transposition de l'espace national etatsunien au milieu du XIXe siecle. L'intertexte historique a done pour effet d'elargir l'espace national chez Beaulieu et de lui donner de nouvelles dimensions, plus litteraires et oniriques que simplement geographiques2. Blanche forcee semble en effet compose sous le signe de I'immensite, autant dans l'espace exterieur (le paysage forme" par l'estuaire et par le golfe) que dans l'espace intime (les souvenirs, les lectures, les references historiques et culturelles). La superbe vacuite du paysage gaspesien va creer chez les personnages une sorte de vide interieur, prelude a toutes les libertes et toutes les assomptions : «II faut dire qu'on se deshabitue, qu'on se desemplit, qu'on se vide des qu'on laisse la Riviere-du-Loup derriere soi » (Beaulieu, 1976a: 14). Cette amplification de l'espace est justement ce qui permet au protagoniste d'echapper aux limitations du pays quebe-cois qui autrement resterait toujours petit, ecrase, aplati, meme s'il s'ouvre sur le grand large et les reveries marines, bien au dela de la Gaspesie ou sejournent Job J Jobin et son amie Blanche. Mais voici, l'espace etouffant de ce pays se trouvera comme transcende par Taction du reve et de l'ima-ginaire : « Elle m'avait embrasse pour me deshabiter de mon paysage, ce petit pays couvert de neige et de glace huit mois par annee, peuple par les schizophrenes barbares, les ours et les castors de la petitesse du vivre » (Beaulieu, 1976a: 115). Job J Jobin admet d'ailleurs lui-meme qu'il n'est pas vraiment un homme d'eau, contrairement a son grand-pere, qui seul « aurait pu parler d'egal a egal avec le fleuve » (Beaulieu, 1976a : 27) et que le mouvement qui le conduit vers le fleuve et les baleines est de 1'or-dre de l'imaginaire (imaginaire familial, culturel et livresque) ; son travail d'oceanologue consiste ainsi, pour l'essentiel, a. lire des ouvrages sur le fleuve « pour que passe le plus possible de St. Laurent» (Beaulieu, 1976a : 27) en lui. Meme au bord de la mer, Job J Jobin est plonge dans ses li-vres, de sorte que son appropriation du paysage s'avere avant tout inte-rieure et litteraire : « Seule ma tente est reelle, seul le vetuste Ferland marine dans les eaux du vieux Gespeg endormi» (Beaulieu, 1976a : 82). II existe en effet dans Blanche forcee un autre espace, tout aussi important que la Gaspesie, a savoir la Mattavinie, lieu mythique ou Abel Beauchemin s'apprete a ecrire son grand livre sur Melville et que le per-sonnage de Job J Jobin recree a l'aide de sa memoire : « Bien sur, 9a me fait toujours plaisir de voir des baleines, dans la demence des paysages du golfe [...] mais c'est quand meme pas comparable avec la Mattavinie quand que Blanche y est paisible » (Beaulieu, 1976a : 40-41). Si le fleuve et la Gaspesie representent le present et I'avenir possible du pays, la Mattavinie, quant a elle, symbolise son origine et le jaillissement de ses forces vitales, ce que Beaulieu exprime par l'imagerie de l'eden et de l'ar-bre sacre. La Mattavinie constitue ainsi le centre de toutes choses, le point d'ancrage du pays dans le temps et dans l'espace, le lieu ou l'etre humain peut se confondre au paysage :

Voila pourquoi, ce jour-la, la Volkswagen roulait vers les montagnes de Mattavinie. Les montagnes, c'est pareil a des miroirs, elles vous retournent tout ce que vous etes, en y ajoutant la puissance du paysage, ce qui vous donne l'impression d'etre grandis, plus profonds parce que vous y trouvez votre beaute et cette tranquillite qui vous vient d'un espace appris, controle par vos yeux, coulant dans votre corps comme un grand pot de miel. (Beaulieu, 1976a : 179)

D'autre part, les deux espaces vont se mettre a exister en contiguite, grace au travail de la memoire et de 1'imagination, la Mattavinie devenant marine parce que Job J Jobin passe ses journees a mettre de l'ordre dans ses notes. Meme le jardin de Mattavinie se met a ressembler aux rives de la baie de Gaspe : « Tout 9a me rappelait Gespeg que je m'annexais ainsi de fa$on aisee, par ce besoin que j'ai toujours eu de la continuite et de ce connu qui peut etre modifie sans peine, au hasard de 1'imagination » (Beaulieu, 1976a : 183). C'est de cette fa^on que le premier roman des Voyageries reconstruit l'espace autrement troue et dechire du pays quebe-cois.

Conclusion : un espace en marge du « faux pays »

Dans N'evoque plus que le desenchantement de ta tenebre, mon si pauvre Abel, un essai sur I'ecriture sous forme de « lamentation » qui compose le deuxieme volet des Voyageries, Beaulieu est revenu sur la question de l'espace national, qu'il a traite sur un mode plus polemique et politique. Avant de se lancer dans I'aventure de Monsieur Melville, l'ecrivain a juge necessaire de faire le point sur son metier d'auteur et d'editeur dans ce qu'il appelle, a la meme epoque, le « pays equivoque ». Beaulieu explique que cette part de lui qui est editeur n'a pas choisi de 1'etre, que ce choix a ete dicte par une sorte d'urgence et de fureur, dans un pays depossede j usque dans ses mots :

Ces mots qui flottent dans l'espace du pays, ces mots qui se coincent, ces mots qui ne vivent pas longtemps et tombent comme des mou-ches dans l'oeil parce qu'ils ont du mal a s'appartenir, parce qu'ils ne se prolongent que par eux-memes — et cette indifference contre quoi il faut se battre, ce gaspillage d'energie a juguler, pour canaliser le devenir et le forcer a etre. (Beaulieu, 1976b : 58)

L'ecrivain a besoin de la collectivite pour exister, afin que l'espace du pays soit repeuple de ses mots et de son langage : « C'est par le collectif qu'on devient soi et que ce soi est rendu, mille fois plus pregnant, a l'espace du pays » (Beaulieu, 1976b : 58, 60).

Beaulieu oppose d'ailleurs ce pays, qu'il souhaite voir habite par le langage d'une collectivite, a ce qu'il appelle « le faux pays », c'est-a-dire le Canada (hors-Quebec), pays du simulacre et des symboles vides. En ra-contant, sur un mode a la fois triste et loufoque, une soiree de remise des prix litteraires du Gouverneur General a Ottawa, Beaulieu cherche a. lever le voile sur l'imposture du « faux pays » et a confronter l'espace cana-dien a la realite de son propre neant. Dans un decor guinde et faux, « a 1'image de l'Ottawa » (Beaulieu, 1976b : 178), au milieu des discours des hauts fonctionnaires des lettres, « tantot en anglais et tantot en francais puisqu'on est dans le faux pays » (Beaulieu, 1976b : 177), on distribue les prix litteraires, qui deviennent sous la plume de Beaulieu des « nananes relies », a des ecrivains « pareils a des courtisans, qu'on devine epais comme des murs et par cela meme transparents, contents de ne faire que de la litterature qui ne soit que de la litterature » (Beaulieu, 1976b : 179). Le « faux pays » est ainsi caracterise par la petitesse et la mediocrite, ce qui pousse Beaulieu a ecrire : « Cette facilite du faux pays, et cette petitesse vous fait comprendre pourquoi c'est un Britannique qui a ete son plus grand romancier [Beaulieu fait allusion a Malcom Lowry] » (Beaulieu, 1976b: 179).

C'est done en marge de ce « faux pays » situe dans un espace incon-sistant et une symbolique vide que Beaulieu reconstruira patiemment I'espace de son pays, quelque part entre l'univers des ceuvres litteraires, l'immensite du fleuve et l'authenticite de la Mattavinie et de tous ces lieux qui, en ce qu'ils sont intimement lies aux racines de I'etre, determinent son positionnement dans I'espace et le premunissent contre sa propre dispersion :

II fallait que je m'approprie tout cela qui recree le lieu d'enfance, dans un paysage si tellement ressemblant qu'on pourrait croire que Saint-Jean-de-Dieu y a fait sa mouvance, pour me reconcilier avec mon passe et le faire devenir cette prodigieuse energie qui me nourrit, me rend pacifique, me donne de nouveaux yeux et ce calme qui, autre-ment, fink par s'epailler dans la ville, fesant (sic) de moi une infinite de superficies dans nulle part oil etre vraiment (Beaulieu, 1976b : 185-186).

NOTES

1Ces deux textes sont reproduits dans Le Foyer canadien, « La litterature canadienne de 1850 a 1860 », t. I, sous les titres « Louis Olivier Gamache », 259-274, et « Le Labra dor », 289-365- Us ont aussi €t€ regrouped en un seul volume, intitule Opuscules (Quebec, M.], 1877).

2Dans Monsieur Melville, Beaulieu va revenir sur ces correspondances entre les intertextes de Ferland et de Melville et sur celles qui unissent I'espace quebecois et I'espace ameVicain. On pourra consulter a ce sujet mon article intitule" « Americanite et anthropopha- gie litteraire dans Monsieur Melville », Tangence, a" 41, octobre 1993, 54-68.

BlBLIOGRAPHIE

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