L'invention romanesque de noms reels : Kamouraska et la metaphore toponymique

Luc Bonenfant

Aureole sacree des noms de lieux: ils restent a part, on ne monte a eux que par deux ponts: de et a

— Robert Champigny

PAR SON TITRE NOMINAL, Kamouraska joue sur un double ecart. ™ D'emblee il signale au lecteur la piste d'une lecture referentielle du roman puisqu'il designe une ville du Bas St-Laurent. Mais, de par son emploi textuel, il joue aussi sur une ambigui'te. En effet, les possibi-lites qu'offre un tel titre sont beaucoup plus grandes que si le roman s'etait par exemple intitule Le meurtre de Kamouraska, Du sangh Kamouraska ou De Sorel vers Kamouraska. En apposant un determinant au nom propre de son titre, 1'auteure aurait infailliblement restreint le sens de celui-ci et privilegie du meme coup une interpretation du roman. Un titre doit ge-neralement informer tout en se gardant de donner trop d'informations de maniere a ce que le titre et l'oeuvre s'impliquent et s'expliquent mutuelle-ment: « a 1'interrogation du titre correspond le roman comme replique » (Grivel 166; 1'auteur souligne). Intituler le roman « Kamouraska » equi-vaut done a preferer un contenu referentiel ouvert qui multiplie les interpretations, car apposer un nom en tete d'un roman, e'est ouvrir des possibility semantiques immenses inherentes au pouvoir du nom propre et que le texte seul permettra de reduire, voire peut-etre meme de fixer.

S'il est impossible de reprendre ici le debar platonicien concernant le caractere arbitraire et/ou necessaire du nom propre, il faut tout de meme admettre avec Charles Grivel que « nommer, e'est consentir aux categories et aux valeurs que [le texte] prevoit» (130). Le nom propre, peu importe qu'il ait un sens necessaire ou arbitraire au depart, acquiert/wr et dans le texte dont il fait partie son sens final qui deviendra con-sequemment necessaire.

« Kamouraska » : ce titre installe done dans l'ambigu'ite et Vincertitude le lecteur qui depasse la simple lecture referentielle. Les rapports de ddpendance semantique, syntaxique et pragmatique qui sont a venir en-tre le titre et le texte restent ouverts et demandent a etre precises. Et pour ce faire, e'est peut-etre par les autres toponymes du texte qu'il faut commencer de chercher. Comme le souligne Janet Paterson, « Kamouraska s'impose d'abord a la lecture par un monumental effet de reel; fonctionnant d'emblee comme un signe referentiel, le titre renvoie a un endroit reel » (Paterson, 142; nous soulignons). Nous ajouterons qu'il souligne aussi le role preponderant de l'espace dans le roman tout entier et montre du doigt la piste du toponyme comme piste de lecture.

1. Kamouraska et la carte geographique

Dans un article publie dans Le Devoir en 1972, Anne Hebert ecrivait:

Si je regarde une carte geographique du Quebec, posee bien a plat sur la table devant moi, cette carte s'anime, petit a petit. Prend du relief et des couleurs. Un peu comme lorsqu'on est en avion et qu'on s'ap-proche de la terre. [...] Nous voici sur une piste d'aeroport seche et grise, anonyme. [...] Et pourtant le pays est la, cache, invisible, res-pirant dans l'ombre. [...] II va falloir prendre la route et visiter le paysage, pied a pied. Le contempler de pres comme un visage. [...] Mais deja il faut choisir. Commencer par les noms. Les noms qui font plus que nommer les lieux qui les appellent et les designent, entre tous les lieux du monde. Ilsuffit d'en nommer un et tous les autres viennentpele-mele. Tout un pays familier pareil a un long courant de mousse que Ton tire a soi, plein de terre et d'odeur. (1972, VII; nous soulignons.)

Lire Kamouraska comme une carte geographique : voila bien ce qui des le titre semble permis. Ainsi de la proliferation, de la dissemination, a. tra-vers tout le texte, d'une multitude de noms de lieux reels qui contribuent a situer le lecteur dans une geographie fictive correspondant tres nette-ment a la geographie reelle : dans Kamouraska, les toponymes renvoient a de vraies villes, a de vraies rues. Parce qu'il est possible de localiser sur une carte tous les lieux nommes dans le roman1, la fonction referentielle du toponyme, en facilitant le reperage spatial, semble au premier abord jouer dans le roman un role primordial. Et la note liminaire, « Quoique ce roman soit base sur un fait reel qui s'est produit au Canada ...» {Kamouraska, 6. Dorenavant ATsuivi du numero de page), contribue a l'accentuation de cet effet de reel. Le lecteur est done invite a accepter la part de realite qui defcoule de l'utilisation d'une geographie veritable.

Lauzon, Beaumont, Saint-Michel, Berthier... [...] Montmagny, Cap Saint-Ignace, Bonsecours, Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Roch-des-Aulnaies... [...] Quelque chose de vivant bouge, se deploie au fond du silence. Remonte a la surface, delate comme des bulles sourdes dans mon oreille. Une voix d'homme, lente, sans inflexion, cherchant ses mots a mesure, s'adresse a moi. Me signale comme a regret (tout bas en confidence), le passage d'un etranger a l'auberge de Saint-Vallier. (J'avais oublie Saint-Vallier, entre Saint-Michel et Berthier). (A"l 99)

Si Madame Rolland, la narratrice de ce passage, prend soin de souligner un oubli geographique et de bien situer le nom omis entre les deux vil-les oil il se trouve reellement, c'est que les lieux ont pour elle une dimension inevitable dans le drame qu'elle vit et que le lecteur doit les prendre en compte dans sa lecture. Et quand elle s'exclame : « Pauvre cher amour comme il a souffert! Comme il a eu froid jusqu'a Kamouraska, tout seul, en hiver. 400 milles environ, aller et retour » (K9), elle insiste sur l'aspect reel du voyage hivernal en traineau a travers tous ces lieux qui sont nom-mes dans le roman. Les lieux et leur distance, la difficulte de les attein-dre ne manquent pas de frapper 1'imaginaire du lecteur qui peut done se representor le vaste espace du roman, endroit indomptable et marque au sceau des noms qui le composent.

Pourtant, certaines precisions cardinales contenues dans le texte ren-dent suspecte la realite geographique du roman : « L'image de l'anse qui est au nord-est de Kamouraska, en allant vers Riviere-Ouelle » (^212). Un bref regard sur une carte geographique du Quebec indique clairement que Riviere-Ouelle se trouve en fait au sud-ouest de Kamouraska, e'est-a-dire dans la direction opposee a celle indiquee dans le roman.

Si la realite geographique d'un roman n'a pas absolument a etre fidele a celle d'un pays donne, il faut tout de meme rester sensible a cet ecart et ce, d'autant plus qu'Anne Hebert ecrit « Paincourt » plutot que « Pin-court », orthographe reelle du nom. Ces « erreurs » laissent a penser que, plus que 1'utilisation de toponymes reels, ce serait surtout leur emploi massif qui est significatif au sein du roman. Dans Kamouraska, le lecteur est constamment renvoye a l'espace par la toponymie abondante: le nom des auberges le long des routes, le nom des rues dans Quebec et Sorel, le nom des villes le long du parcours de George Nelson contribuent a tou-jours ramener a la conscience du lecteur une realite geographique nette. Une telle pluie de noms ne peut etre anodine et c'est peut-etre justement dans cette abondance qu'il faut tenter de trouver en quoi le parcours to-ponymique du roman s'inscrit dans le cadre plus general de sa poetique.

2. La liste toponymique et la perversion de la carte geographique

Kamouraska, rappelons-le, s'ouvre sur Madame Rolland, alias Elisabeth d'Aulnieres, qui veille son mari mourant dans leur maison de la rue du Parloir a Quebec. Ce premier reck constitue la diegese du roman. Tres fatiguee parce qu'elle tient a veiller Jerome sans prendre de repos, Madame Rolland finira par aller s'etendre dans la chambre de Ldontine Melancon et tombera dans un sommeil profond qui laissera une grande place au songe. Ce sommeil deviendra un rouage fondamental de la technique narrative en permettant de faire surgir les noms de lieux d'un passe qui revient progressivement et qui constitue le recit second du roman, c'est-a-dire la metadiegese. Comme l'a montre Gabriel-Pierre Ouellette, les lieux du roman, et leurs noms, se presentent done a Madame Rolland — et par consequent, au lecteur— a travers la chambre de Leontine Melancon situee rue du Parloir, a Quebec :

Les lieux de 1' « histoire » du roman, qui se passe surtout ailleurs que dans la maison de la rue du Parloir, se greffent et se fusionnent sou-vent a la chambre [...]. Mais cette chambre disparait a plusieurs occasions du « discours » et de l'« histoire » de Kamouraska. D'autres lieux y surgissent, s'y installent et la rejettent dans 1'oubli pur et simple. [...] Les distances sont, par le fait meme, abolies [...] la fusion des lieux fait d'abord revivre un ailleurs desire, avant que leur destruction fasse sourdre un autre ailleurs, redoute, celui-la, repousse, mais, en-fin, accept^. (Ouellette, 241)

De tous les lieux du roman, seuls Quebec et ses rues sont des lieux diegetiques : tous les autres toponymes du roman surgiront a la memoire de Madame Rolland par le reve et sont done des noms metadiegetiques. Le premier toponyme qui releve de la metadiegese, « mer Rouge », est metaphorique et se trouve des lors investi d'une fonction poetique. Nom de la salvation pour le peuple juif, la mer Rouge marque le moment entre l'avant et 1'apres, c'est-a-dire entre le temps de la captivite" et le temps de la liberation et aura finalement marque I'imaginaire judeo-chretien en devenant sur un plan mythique le lieu de passage vers la liberation: « C'est cela ma vraie vie. Sentir le monde se diviser en deux haies pour me voir passer. La mer Rouge qui se fend en deux pour que l'armee sainte traverse. C'est ca la terre, la vie de la terre, ma vie a moi » (K8). Captive a Quebec dans un carcan social duquel elle aimerait pouvoir se defaire, Madame Rolland pensera justement trouver dans le reve une certaine liberation; elle convoque done un nom, « mer Rouge », et appelle 1'essence du nom de maniere a marquer les deux temps de sa vie. « La vie interieure d'Elisabeth constitue un va-et-vient perpetuel entre un present qui la repousse et un passe qui l'attire mais qui I'epouvante. [...] Elle occupe une sorte de no man's land; perdue entre ces deux plans temporels » (Jones 332).

La vie de l'heroine est done divisee entre deux moments : celui de la liberte, e'est-a-dire le temps d'avant Quebec, et celui de la captivite sociale, le temps ou elle doit d'abord repondre aux imperatifs que lui impose sa condition de femme remariee pour sauver les apparences. Mais ce nom biblique, en ouvrant la voie au songe, fait lui-meme surgir d'autres noms qui agiront au niveau du reve de maniere a faire ressurgir le passe. Le toponyme « mer Rouge » devient l'instance d'enonciation propice a l'ac-tualisation de la metadiegese : le nom qui appelle le nom qui en appelle un autre; voila bien ce que Kamouraska offre au lecteur : une pluie de noms.

Cette proliferation de noms semble encadrer le personnage principal, le maintenir dans un ordre et, finalement, le soumettre. Les lieux don-nes ne permettent pas a Madame Rolland de leur echapper, ils se rappellent constamment a sa memoire pour la ramener a la realite a la-quelle elle appartient:

Sainte-Anne-de-Sorel, Saint-Francois-du-Lac, Pierreville, Nicolet... [...] Des noms de villages se bousculent dans ma tete. Sainte-Anne-de-Laval, Becancour, Gentilly, Saint-Pierre-les-Becquets [...] Lobiniere, Sainte-Croix, Saint-Nicolas, Pointe-Levis... [...] Lauzon, Beaumont, Saint-Michel, Berthier... (K192, 193, 195, 197)

Le nom convoque est bel et bien celui qui permet de continuer le souvenir. Les lexies 52, 53 et 54 (dont provient la citation ci-dessus) montrent que les noms places en tete permettent l'enonciation de ce qui suit; le nom agit comme instance d'enonciation narrative, comme deictique narratif. Au cours du songe, Madame Rolland invoque des noms qui, par l'effet meme de ce songe, prennent vie par eux-memes de maniere a echapper a la volonte de la narratrice pour faire surgir, dans une suite qui semble interminable, d'autres souvenirs et d'autres noms provenus eux aussi du songe. Et si e'est precisement cette chaine de noms qui permet l'enonciation de la metadiegese de Kamouraska, force est de constater qu'elle provoque aussi un effet d'emprisonnement. L'itineraire encadre Elisabeth, la liste nominale l'oblige a suivre la voie qui se presente a elle : encadree par les noms, l'heroine ne peut finalement que subir leur effet contraignant. Elle fait partie d'eux comme ils font partie d'elle : fermeture des noms, ils disent a Madame Rolland qu'elle ne peut leur echapper en meme temps qu'eux ne peuvent lui echapper a cause du caractere repetitif et claustrophobique de la liste. L'on constatera aisement que l'itineraire donne par Elisabeth ne se rend toutefois pas a. Kamouraska puisque l'ordre reel des villages est inverse dans le texte. La referentialite toponymique est encore une fois gommee, cette fois au profit d'une ultime impossibilite : les noms de villages etant inverses, Elisabeth, en parcourant le chemin donne, ne pourra deboucher sur la ville revee. Vers la fin du roman, au plus fort du songe qui la prend, Elisabeth se rappellera — correctement cette fois— le chemin menant a Kamouraska cependant qu'elle ne s'en souviendra que par bribes : Lobi-niere, Sainte-Croix, Saint-Nicolas, Pointe-Levis (K195); Lauzon, Beaumont, Saint-Michel, Berthier (K197); Montmagny, Cap Saint-Ignace, Bonsecours, Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Roch-des-Aulnaies (ATI 99). Ces noms permettent de retarder le plus longtemps possible ce que Sainte-Anne-de-la-Pocatiere revelera finalement: « Je m'etonne de pouvoir supporter la neige, en plein soleil. L'eclat aveuglant du ciel bleu. Sainte-Anne-de-la-Pocatiere. Le 31 Janvier 1839. Ce jour-la entre tous. Comme je vois bien tout. En entier et en detail » (K205).

Sainte-Anne-de-la-Pocatiere est toutefois l'avant-derniere station avant Kamouraska; Riviere-Ouelle se trouve entre les deux et c'est la que Madame Rolland tentera de retarder le moment fatidique : « Riviere-Ouelle. Me raccrocher a ce nom de village, comme a une bouee. (Le dernier village avant Kamouraska.) Tenter de faire durer le temps » (K206). Le nom autorise de remettre a plus tard les souvenirs que fera ultimement surgir le nom « Kamouraska », a repousser le moment fatidique. Ce passage dit done la volonte du personnage de ne pas voir arriver 1 inevitable.

Notons au demeurant que Kamouraska, s'il est finalement nomine, n'est par contre jumele a aucune de ces enumerations de noms de lieux; il est coupe des autres noms. Si chaque enumeration permet a la narra-trice de parcourir une partie de la route qui la rapproche du lieu maudit, Kamouraska, separe des autres villages, semble quant a lui montrer Tin-disposition de 1'heroine a revivre son passe :

Anne Hebert dessine une geographie de trajets (Sorel-Kamouraska-Quebec) que recouvre le trajet de la pensee assoupie. Tout ce mou-vement, ces allers-retours se superposent, s'opposent, s'annulent dans Tattente d'une mort sans cesse remise, retardee. (Dorais 79)

Inscrite dans un rapport mimologique, la toponymie textuelle restitue au lecteur ce que Madame Rolland vit. Ainsi, la geographie romanesque, dans cette mise en abyme, devient« conscience de mediation, done dialec-tique, mi-innocente, mi-perverse : vide, creux, appel qui ouvre le centre meme de l'oeuvre, pour lui offrir l'espace de sa propre representation » (Dorais 78). Le territoire reel du Quebec devient un territoire metaphorique imaginaire que Madame Rolland convoque a partir des noms qui le compo-sent:

Je souhaite le secours des bonnes femmes de Sorel. Plutot subir leur bavardage que de supporter... Montmagny, Cap Saint-Ignace, Bonsecours, Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Roch-des-Aulnaies... Je crois que j'agite les levres, comme les tres vieilles femmes a l'eglise. -1(K199)

Le nom est ici profere comme un chapelet; semblables aux grains, les noms defilent dans la longue conjuration qui semble mener directement vers Kamouraska, ce nom qu'il faut atteindre et revivre parce que le titre Tan-nonce. Le lecteur n'a pas a. chercher la verite sur une carte pour savoir si tous ces noms existent, la seule suite de noms devient en elle-meme signifiante : a la maniere d'un roman policier (mais Kamouraska n'est-il pas, d'une certaine maniere, une histoire policiere?), les noms doivent etre pro feres pour reveler ce que le roman doit ultimement nous livrer. C'est done un itineraire de la revelation que vivra Elisabeth en reve : tentant d'exorciser son passe, elle devra refaire ce qu'il convient d'appeler son « chemin de croix » afin de (peut-etre) s'affranchir du passe trop lourd qui l'empri-sonne. Chaque nom du chapelet represents une hake, une station du chemin de croix, qui precede le lieu fatidique : « Louiseville, Saint-Hya-cinthe, Saint-Nicolas, Pointe-Levis, Saint-Michel, Montmagny, Berthier, L'Islet, Saint-Roch-des-Aulnaies, Saint-Jean-Port-Joli [...] Sainte-Anne, Riviere-Ouelle, Kamouraska » (K74). Voila done le trajet qui semble mener a Kamouraska et qu'Elisabeth se rappellera lors de cette nuit fatidique passee aupres de son deuxieme mari. Le caractere alienant de l'enu-meration des noms appelle 1'image de noms se presentant le long d'une route : la liste suit son cours offrant toujours un nom a la suite d'un autre. Cette enumeration ne laisse done finalement aucune liberte a. Elisabeth. Et l'enfermement cause par ce perimetre precis se confirme dans certains passages de Kamouraska qui montrent que les toponymes decou-pent en deux le territoire qu'ils marquent de maniere a emprisonner 1'he-roine. La presence de toponymes anglophones dans le texte est a cet egard significative : « Burlington, Burlington, mon amour m'appelle de 1'autre cote de la frontiere, de l'autre cote du monde... » (i^" 218). Dans Kamouraska, la ville americaine (Burlington, Montpelier) est inaccessible malgre qu'elle soit signe de bonheur. filisabeth aurait pu etre heureuse si elle avait rejoint son amant a Burlington. Elle ne pourra cependant le faire parce que cette ville est trop loin done inaccessible. Signe d'une promesse de bonheur, le toponyme anglophone encadre encore une fois l'heroi"ne en lui indiquant la limite qui reste infranchissable.

3. Le «delire cratyieen» du toponyme

Elisabeth convoque le nom « Kamouraska » pour s'y abriter comme s'il avait une existence propre, qu'il pouvait etre detache du lieu qu'il desi-gne. II s'agit pour elle de refaire l'histoire afin d'effacer le peche; de refaire le passe de maniere a ne plus souffrir les affres de Jerome. Appeler le nom pour tout recommencer, comme si cela etait possible : telle est la volonte de Madame Rolland au cours du songe.

Comme le remarque Katharine Gingrass, Elisabeth, par Pinvocation et P incantation du nom Kamouraska, tente en fait de separer ce nom de ce qu'il represente pour elle afin de voir emerger le Kamouraska heureux. La vie de Pheroine ne se trouve ni a Sorel ni a Quebec, c'est veritablemem par Kamouraska qu'Elisabeth aura pense s'afrranchir. En quittant Sorel pour Kamouraska, Elisabeth se liberait d'une enfance empesee et rigide ou regnait Pesprit bourgeois des trois petites tantes qui incarnaient le carcan des nor-mes sociales. En tentant de quitter Quebec pour Kamouraska, Madame Rolland veut s'affranchir d'une vie tout aussi bourgeoise, trop bien reglee, ou aucune liberte personnelle n'existe. A Quebec, Elisabeth n'est pas elle-meme, elle est d'abord la femme de Jerome Rolland et la mere de ses enfants. Pourtant, si elle pense que Kamouraska represente le sort ideal, Elisabeth n'est pas sans se rappeler que cette ville represente aussi un etat de peur: croyant s'affranchir de Petau de Sorel en partant pour Kamouraska, Elisabeth n'y aura trouve qu'un autre etau: la tyrannie d'Antoine Tassy et ses agissements, sa folie, qui fait d'elle une veritable martyre. C'est d'ailleurs a cause de la peur qu'Antoine lui inspire qu'Elisabeth quittera Kamouraska pour retourner a Sorel.

Vers la fin du roman, Madame Rolland s'exclame : « Bientot les so-norites rocailleuses et vertes de Kamouraska vont s'entrechoquer, les unes contre les autres. Ce vieux nom algonquin; il y a jonc au bord de l'eau. Kamouraska ! » (K2Q6). Ce passage, en investissant le nom d'un pouvoir sonore et visuel, semble effacer la fonction referentielle du titre au profit d'une motivation du nom qui pourra aider Pexplication de la poetique du roman. Un rapport de mimologie s'installe ici entre le nom et le lieu qu'il designe investissant le nom d'un certain pouvoir, de certaines proprietes. Kamouraska, qui en amerindien signifie « il y a jonc au bord de l'eau », emprunte done sa couleur — qui rappellera celle du jonc et de l'eau— a la realite materielle du lieu qu'il designe renvoyant ainsi a la place prepon-deVante de l'eau dans ce roman et contribuant de fait au dechiffrement de sa signification globale2. Cependant, le pouvoir du nom ne s'arrete pas a sa seule mimologie : Elisabeth a besoin de ce nom; il lui permettra de s'abriter, de parer le pire, d'eviter de regarder en face ce qu'elle ne veut plus voir.

Je joue avec les syllabes. Je les frappe tres fort, les unes contre les autres. Couvrir toutes les voix humaines qui pourraient monter et m'attaquer en foule. Dresser un fracas de syllabes rudes et sonores. M'en faire un bouclier de pierre. Une fronde elastique et dure. Kamouraska ! Kamouraska ! II y a jonc au bord de l'eau. (K, 206)

A la maniere d'un symbole, le nom se trouve desinvesti de son signifie premier au profit d'un surinvestissement du signifiant de maniere a creer l'appel du nom, son disir. La fascination du nom-signifiant est poussee a son paroxysme. L'abandon a la musique du nom et a ses consonnances stimule le personnage de maniere a faire naitre tout un jeu de devoilement nominal qui exacerbe le rapport reel/symbolique des noms qui viennent a la memoire d'Elisabeth. Le toponyme se trouve investi d'une charge poetique avant meme qu'il signifie un territoire reel et verifiable :

Riviere-Ouelle. Me raccrocher a ce nom de village, corame a une bouee. (Le dernier village avant Kamouraska.) Tenter de faire durer le temps (cinq ou six milles avant Kamouraska). Etirer le plus possible les premieres syllabes fermees de ri-vi, les laisser s'ouvrir en e-re. Essayer en vain de retenir Ouelle, ce nom liquide qui s'enroule et fuit, se perd dans la mousse, pareil a une source. (AT206)

Un rapport de mimologie s'installe entre le nom et le lieu qu'il designe. Le i, voyelle etiree si Ton s'en rapporte aux dictionnaires, partage avec le nom dans lequel il s'inscrit ses proprietes : « Etirer le plus possible les premieres syllabes fermees de ri-vi ». Le nom s'ouvrira ensuite en « e-re », le signe diacritique faisant du « e » un son ouvert. Ce passage de la ferme-ture vers l'ouverture suggere-t-il le mouvement de la riviere qui s'ouvre au fleuve ? Peut-etre... D'autant plus que le nom, en empruntant au «1» ses proprietes de consonne liquide, pourra ainsi suivre le mouvement des flots de la riviere qui coule pareille a une source.

Comme signe, le Nom propre s'offre a une exploration, a un dechiffre-ment; il est a la fois un « milieu » (au sens biologique du terme), dans lequel il faut se plonger, baignant indefiniment dans toutes les reveries qu'il porte, et un objet pr^cieux, comprime, embaume, qu'il faut ouvrir comme une fleur. Autrement dit, si le Nom [...] est un signe, c'est un signe volumineux, un signe toujours gros d'une epaisseur toufriie de sens, qu'aucun usage ne vient reduire, aplatir. (Barthes 1972, 125)

Le nom absorbe ['image que Madame Rolland garde du lieu qu'il designe. II est possible de « plonger » dans le nom qui devient pour la narratrice un milieu reel et accessible. Mais Madame Rolland connait les toponymes qu'elle convoque; elle ne peut done faire abstraction de ses propres souvenirs. Ceci lui permet d'investir d'un sens particulier tous les noms du parcours reve.

Ainsi de Quebec, ville oil filisabeth termine ses jours : « dans la famille linguistique algonquienne, le mot kepek/kebec signifie « retrecissement, detroit, c'est bouche » » (Poirier, 3). De 1'Elisabeth d'Aulnieres de Sorel a 1'Elisabeth Tassy de Kamouraska, elle sera devenue la bourgeoise et respectable Madame Rolland de Quebec. De tous les etats donnes par la trame narrative, Elisabeth se voit imposer la situation qui offre le moins de liberte personnelle; elle devient une femme controlee. A cette situation confortable d'epouse fidele de Jerome Rolland mais sans issue possible correspond le lieu mitoyen entre Sorel et Kamouraska: Quebec, qui est d'ailleurs une ville fortifiee, done close. Un rapport de mimologie s'ins-talle ici entre le nom et la situation qu'il identifie : Elisabeth termine sa vie dans un lieu qui n'offre aucune ouverture possible. Le nom de lieu nous restitue le personnage dans son entierete; le signifiant, e'est-a-dire le toponyme, et le signifie, e'est-a-dire le personnage, entrent dans un rapport de concordance.

Ce cratylisme continue de s'exercer dans la toponymie restreinte du roman. En effet, de tous les endroits possibles, Elisabeth terminera ses jours dans une maison situee rue du Parloir, a Quebec. Le contenu de ce nom fait inevitablement surgir aux yeux du lecteur les images du couvent, lieu clos par excellence, mais aussi de la prison a laquelle Elisabeth a echappe. Parce qu'il est un endroit de visites, le parloir offre tout de meme une possibilite — quoique surveillee— de lien avec le monde exterieur. Or, la maison de Madame Rolland, situee rue du Parloir, ne peut mieux correspondre a cette definition. Car cette maison de la rue du Parloir, qui contraint Madame Rolland, ne pourra pas I'empecher de s'evader vers 1'exterieur fut-ce par le reve. Dans un excellent article, Josette Feral a sou-ligne avec justesse comment le texte hebertien donne des l'incipit la cle de l'impossibilite des personnages dont la premiere denomination con-tient le sens principal:

Texte redondant oil le depli du nom s'opere avec peine, oil le sens progresse par a coups, oil, « la lecture est ainsi absorbee dans une sorte de glissement metonymique » qui renvoie obstinement au deja-dit du texte, [...qui renvoie] a une denomination anterieure contenue, le plus souvent, dans le chapitre initial qui devient ainsi le vehicule principal du sens. (Feral 274-275)

L'anthroponyme n'est toutefois pas le seul nom qui marque la cloture du personnage dans Kamouraska; le premier toponyme que le texte revele la soutient lui aussi. Ainsi le lecteur peut-il lire des l'incipit: « L'ete passa en entier. Madame Rolland, contre son habitude, ne quitta pas sa mai-son de la rue du Parloir » (K7; nous soulignons). Le premier toponyme donne est celui qui servira ultimement a clore le personnage et a lui signi-fier le seuil de sa liberte. Ainsi les deux premiers noms donnes par le texte sont ceux qui marquent la fin du trajet que parcourera l'heroi'ne :

en reprenant au discours le nom de son heros [et du lieu oil il se trouve], on ne fait que suivre la nature economique du Nom : en regime ro-manesque (ailleurs aussi ?), c'est un instrument d'echange : il permet de substimer une unite nominale a une collection de traits en posant un rapport d'equivalence entre le signe et la somme. (Barthes 1970, 101)

Dans Kamouraska, cette « collection de traits » associee au nom au cours de la diegese sera finalement restituee au lecteur sous la forme premiere : le dernier toponyme correspond au premier. Structure redondante du ro-man oil la premiere apparence donnee est la seule possible pour le personnage.

***

Les toponymes de Kamouraska sont le lieu d'un investissement semanti-que et syntaxique complexe qui laisse bien voir qu'il ne peut se donner a lire comme une simple carte geographique, que le fonctionnement tex-tuel de ses toponymes contribue grandement a la poetique generale du texte. L'effet meme du titre qu'est« Kamouraska » est simultanement de dire et de ne pas dire certaines choses que Ton pressent importantes, se-rieuses. « Kamouraska » n'est pas seulement le lieu, la ville. Ce nom represents aussi le meurtre, le malheur; il renferme en lui des semes impor-tants au deroulement narratif. Intituler le roman « Kamouraska », c'est evidemment choisir de ne pas dire ouvertement ce meurtre, ce malheur, bref, l'irremediable. Malgre tout, ce titre nominal renferme l'enigme du roman et condense toutes les forces (positives et negatives) presentes dans la narration : promesse de bonheur inatteignable, mariage, malheur, meurtre, ineluctabilite des evenements a venir. Ce titre nominal devient le point nodal de la narration : en cristallisant les evenements qui ont eu lieu, il leur donne un nom, il permet de les evoquer.

A l'instar du titre qui oblitere sa referentialite au profit d'un jeu mimologique, les noms de lieu du texte ne sont pas plus referentiels; par l'effet du songe ils deviennent le lieu d'une identification personnelle de la part du personnage et fonctionnent comme metaphore de sa quete. En limitant le personnage principal, en l'emprisonnant dans un perimeter precis qui l'empeche de s'affirmer pleinement, les toponymes du texte se posent comme parallele inevitable d'filisabeth en cette nuit interminable pour elle.

NOTES

1En fait, presque tous les noms de lieux... Car il y a une exception: de tous les noms de rues, de villes et de pays mentionnes dans Kamouraska, seule la rue Philippe n'existe pas; elle serait en rdalite" la rue Phipps. Simple erreur de lecture de la part de l'auteure lorsqu'elle a consulte sa carte topographique ? II est difficile de trancher. Mais peu importe, car cet ^cart entre realite et fiction du toponyme montre bien que Ie roman est un univers en soi qui n'a pas necessairement besoin de referer a une realite" objective pour exister.

2Sut la question plus precise de la symbolique des couleurs, voir Emond 1984.

OUVRAGES CITfiS

Barthes, Roland, SIZ. Paris : Saul, 1970.

—. « Proust et les noms ». Le degre'zero de I'ecriture suivi de Nouveaux essais critiques. Paris: Seuil, 1972 : 121-134.

Dorais, Fernand, « Kamouraska d'Anne Hebert: essai de critique hermeneutique ». Revue de I'UniversiteLaurentienne 4.1 (1971) : 76-82.

Emond, Maurice, La femme a la fenetre. L 'univers symbolique d'Anne Hebert dans les Chambres de Bois, Kamouraska et les Enfants du sabbat. Sainte-Foy : P.U.L., 1984.

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