"ÉCRIRE POUR VIVRE": MARIE LABERGE, DRAMATURGE
SCL/ELC Entrevue de Robert Viau
Marie Laberge est née en novembre 1950 à Québec où elle a étudié d'abord chez les jésuites, ensuite à l'Université Laval en journalisme et en information, et pour finir au Conservatoire d'Art dramatique. Plus connue en début de carrière comme comédienne, elle a joué différents auteurs pour finalement se consacrer de plus en plus à l'écriture et à la mise en scène. Elle est l'auteure d'une vingtaine de pièces de théâtre et de quatre romans. En 1981, elle recevait deux prix qui la révélaient au public: le Prix du gouverneur général du Canada pour C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles et le deuxième prix court métrage de la Communauté radiophonique des programmes de la langue française pour Éva et Évelyne. Ses pièces ont été jouées au Québec comme en Europe et traduites en plusieurs langues. Oublier a été créé simultanément à Montréal et à Bruxelles. L'Homme gris a été la première pièce québécoise à atteindre les cent représentations à Paris et a été traduit en anglais, en allemand, en italien et en néerlandais. En fait, qui n'a pas entendu parler de cette auteure qui connaît un succès extraordinaire? Marie Laberge ne laisse pas indifférent. Quoi qu'elle écrive, elle déchaîne les passions. Cette auteure qui, dans "Écrire pour le théâtre", a dit qu'il fallait: "vivre intensément, la tête hors de l'eau douceâtre du mensonge, vivre démesurément, au-dessus de ses moyens et en tentant de saisir le reflet seulement de ce qui nous fait avancer si follement, si courageusement vers notre propre fin" (222) a quelque chose d'urgent à communiquer. Ce désir de vivre pleinement se retrouve aussi bien dans C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles que dans Aurélie, ma soeur. Mais ce désir de vivre va de pair avec une infatigable quête d'authenticité, de vérité, que l'on retrouve dans Oublier et Le Faucon. La passion rejoint ainsi la lucidité car la mort et la solitude sont aussi au rendez-vous. . . mais il est inutile de faire ici la nomenclature de ses oeuvres et de ses thèmes. Marie Laberge est une auteure essentielle, c'est pourquoi nous l'avons rencontrée dans le cadre d'un cours sur le théâtre québécois afin qu'elle nous entretienne tout particulièrement de son oeuvre dramatique.
RV Marie Laberge, qu'est-ce qui a déclenché en vous ce désir, ce besoin d'écrire? Pourquoi avez-vous commencé à écrire et pourquoi continuez-vous à écrire?
ML Je ne sais pas ce qui a déclenché le tout. Jeune fille, j'habitais à un mille de l'école, et je faisais quatre voyages par jour. Je marchais donc quatre milles quotidiennement. Chaque matin, je commençais une histoire dans ma tête, je la reprenais le midi en revenant, puis en retournant à l'école, et je la finissais le soir lorsque je revenais à la maison. J'ai commencé à écrire des récits quand j'avais onze ans, j'ai retrouvé des cahiers écrits au plomb qui datent de cette époque, mais écrire pour le théâtre ne m'est venu que beaucoup plus tard, pratiquement en même temps que ma sortie du Conservatoire d'Art dramatique. Mais pourquoi écrire pour le théâtre? Parce que j'étais une actrice? Parce que les textes existants ne me convenaient pas? Je ne sais pas. Je me dis maintenant, à quarante-cinq ans, que c'est probablement une certaine urgence qui me motivait.
Quand j'étais petite, j'ai longtemps cru que tout le monde écrivait chez soi et se contait des histoires dans sa tête pour se récompenser, se rassurer, s'évader. Je viens d'une famille qui avait des livres, et chez nous, on lisait tout. J'étais vraiment une dévoreuse de pages, mais je ne pensais jamais à qui avait écrit les livres. Je ne pensais jamais que c'était un métier, qu'on gagnait sa vie en écrivant. Je me disais que cette personne avait probablement une très bonne histoire et qu'elle avait décidé de la raconter par pure générosité à des gens qui aiment les lire. C'est comme ça que j'ai commencé à écrire en me disant que c'était un acte de générosité: on aime écrire des histoires pour ceux qui aiment les lire.
Mais pourquoi. . . bon je suppose qu'il y a certainement un mécanisme de survie qui est au coeur de cela. Mais le mécanisme de survie ça me donne à penser que je vivais dans un cloaque émotif ou dans quelque chose d'assez atroce, ça ne me semble pas être le cas. Je le dis comme ça parce que je n'arrive pas à cerner ce qui a bien pu me faire bouger autant pour que, jeune fille, je finisse toujours par écrire une histoire après avoir fait mes devoirs le soir. Je me dis que j'avais besoin d'inventer des mondes pour que ces mondes-là s'animent, existent, et que l'imaginaire existe aussi. Pourquoi je continue? C'est une question de nécessité personnelle. Je crois que je pourrais me priver d'à peu près tout dans la vie, mais certainement pas de l'écriture, ça je n'y arriverais pas. Je n'arriverais pas à être une femme normale, si je n'arrivais pas à écrire. Dans ma vie, à chaque fois que je suis arrivée devant mon mur, devant mon incapacité à faire face à une trop grande douleur, je n'ai jamais rien fait d'autre que me mettre à écrire des choses.
RV L'écriture est donc à ce point importante pour vous. Que seriez-vous si vous ne pouviez pas écrire?
ML Je ne serais pas une personne normale. Je me suis souvent dit que si je n'avais pas eu l'écriture, je serais folle. Le réel n'aurait pas pu exister s'il n'y avait pas en moi la place de l'irréel par l'écriture qui donne encore plus de force au réel. La fiction sert à me consoler du réel et à l'exalter, même si pendant un certain temps, en inventant, j'ai l'impression de m'échapper. Plus vite je m'échappe et plus vite je me retrouve. Comme quelqu'un qui s'assoit au théâtre et qui pensant se distraire arrive tout à coup au coeur de sa souffrance qui serait nommée sur scène, même si elle emprunte la voix de quelqu'un d'autre, un autre personnage, une autre histoire, qui n'est jamais la sienne. Mais quelquefois il se dit: "Cette personne-là est au coeur de moi-même". Et puis il est bouleversé. Le théâtre met un filtre, une couleur qui lui fait voir sa vie sous un autre aspect. Le théâtre, c'est l'hypocrisie qui mène à la lucidité. L'écriture me fait cela. Je sais que je peux apprécier la vie et être très vivante dans la mesure où j'écris, où j'ai cette solidité, ce socle. C'est ce qui m'enfonce dans la vie, c'est ce qui me donne la seule solidité que je peux avoir. Les autres sont temporaires, sont mêmes extrêmement liées à celle de l'écriture. Il m'est arrivé une fois pendant un an de ne pas pouvoir écrire et c'était un cauchemar. Je ne me le resouhaite pas. Jamais.
RV On sent dans vos propos une espèce de pulsion, de passion profonde. Vous projetez l'image d'une personne pleine de passion, de joie de vivre, et pourtant votre théâtre. . .
ML . . .est très noir.
RV Non pas tout le théâtre.
ML Non, il y a une cassure dans mon théâtre. Il y a un moment où tout à coup cela a ouvert, avec Oublier.
RV Mais il y avait une ouverture au début aussi. Dans Éva et Évelyne et C'était avant la guerre à l'anse à Gilles, il y avait un certain espoir.
ML C'était avant la guerre à l'anse à Gilles est une chronique d'une époque plus tranquille, c'est-à-dire que j'ai toujours eu l'impression que c'était plus facile de faire passer des propos qui pourraient paraître choquants en passant par l'historique. Parce que d'abord, on a l'impression d'avoir une longueur d'avance sur l'histoire. On a l'impression d'avoir beaucoup changé. Ce qui n'est pas nécessairement le cas. En ce qui concerne C'était avant la guerre à l'anse à Gilles, je ne sais pas s'il y a eu une si grande évolution.
C'était avant la guerre à l'anse à Gilles fait partie des pièces noires parce que pour moi il n'y a pas cet espoir. On l'a souvent lu avec cet espoir. Mais, pour moi, Marianna était obligée de s'en aller à cause de l'impact de l'ignorance. Et quand elle dit: "P'tête ben que c'est pareil ailleurs, p'tête ben que l'silence pis la priére mènent partout dans l'monde, mais au moins je l'saurai parce que je l'aurai vu" (116), la seule issue supplémentaire qu'elle y voyait, c'était de voir que tout était bouché, partout, mais qu'elle l'aurait vu. Donc, elle n'aurait pas rêvé le monde, elle l'aurait constaté désolant. Elle a fui l'Anse-à-Gilles. Elle a renoncé à Honoré par ignorance, parce qu'elle avait peur du mariage, des lois sexuelles qui conduisent au mariage, et à cause de son premier mariage. Ensuite, Rosalie a été violée et il n'y avait aucun moyen de réparer l'image de la petite, de restituer finalement son statut d'enfant victime plutôt que d'enfant malsaine. Je crois que c'est parce qu'elle est battue par la société qu'elle s'en va, parce qu'il n'y a pas d'issue. Elle ne s'en va pas parce qu'elle pense que c'est mieux ailleurs, elle s'en va parce qu'elle est défaite.
RV Pourtant, en même temps, il y a le refus de l'idéologie véhiculée par Maria Chapdelaine. Et une transformation d'Honoré en nouvel homme par sa correspondance avec Marianna. Ces lettres vont l'amener à prendre conscience d'une autre lecture de Maria Chapdelaine, d'une autre situation de l'homme.
ML Honoré était avant tout un homme qui avait la simplicité dans son amour d'admettre qu'il aime une femme qui en sait plus que lui dès le début. Il ne devient pas plus ouvert. Il a toujours eu cette ouverture parce que c'est un homme de coeur avant d'être un homme d'orgueil. Il se laisse prendre par des mots trop savants parce qu'il se laisse prendre par le lyrisme. C'est un homme simple. Honoré est très délicat, il aime les fleurs plutôt que le blé d'Inde ou les croisements de tomates. Il n'est pas représentatif de l'homme de 1936, mais plutôt d'un type d'hommes qui, avec la naïveté en moins, ont un certain désespoir de n'être pas pris pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire capables d'amour et aussi de faiblesse. C'est tellement mal vu.
À mon avis cette pièce est tendancieuse, c'est-à-dire qu'on peut facilement l'attirer vers le positif, mais à chaque fois je me dis est-ce que je me suis trompée en l'écrivant, est-ce que j'ai oublié une phrase ou deux qui aurait pu. . . mais, en même temps, non. Elle est comme ça. Elle est écrite comme ça.
RV C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles est peut-être perçu comme une pièce positive parce que les autres pièces sont encore plus noires. Je pense au Banc, à L'Homme gris et en particulier à Jocelyne Trudelle trouvée morte dans ses larmes.
ML Jocelyne Trudelle trouvée morte dans ses larmes est une pièce sur le suicide à vingt ans, violente, très dure. C'est assez étrange parce que je viens de m'en rendre compte en vous parlant que Jocelyne Trudelle trouvée morte dans ses larmes a généré dans ma vie un nombre incroyable d'oeuvres. C'est une pièce à laquelle j'ai résisté pendant six ans parce que je ne voulais pas l'écrire. C'est long six ans. Cela me faisait peur. J'aurais tout fait pour y échapper. Enfin, après avoir écrit cette pièce, j'étais tellement brisée, tellement défaite, que pour me consoler j'ai écrit C'était avant la guerre à l'anse à Gilles. Et après avoir monté Jocelyne Trudelle trouvée morte dans ses larmes pour la première fois en 1986, j'ai composé Aurélie, ma soeur pour me donner congé, pour respirer de l'air frais. Je voulais décrire une relation spéciale qui grandit dans un endroit clos et bienheureux, comme une bulle à part, dans un solarium rempli de lumière et de plantes.
RV Vous êtes à la fois dramaturge, metteur en scène, comédienne et romancière. Quels liens voyez-vous entre ces diverses professions?
ML Pour moi entre romancière et dramaturge, c'est le même lien: l'écriture. Il m'est arrivé de jouer, de faire de la mise en scène, mais ces activités ne sont pas liées à l'écriture. Écrire est totalement et infiniment solitaire alors que mettre en scène et jouer une pièce exigent avant tout des rapports, de la complicité, des échanges avec les gens et la société. L'oeuvre écrite doit se rendre dans les différentes strates de la société mais, pour moi, écrire fait partie d'une chose intime, infiniment privée. L'écriture, c'est tout ce qui m'oblige à me retourner à l'intérieur de moi, à descendre dans mes sous-sols, quelquefois très peu éclairés, des sous-sols que je peux occulter le restant de ma vie pour être quelqu'un qui apprécie l'existence et qui a du plaisir dans la vie. C'est ce qui fait aussi qu'il y a une image qui est tellement étrange pour beaucoup de gens. Ils se disent: "Mais comment cette femme si vive peut-elle écrire ces choses si noires?". Pour moi, il n'y en a pas d'hiatus, mais je comprends que pour les gens il y en ait. J'étais une petite fille plutôt triste, tourmentée. Je suis une femme beaucoup plus gaie. Je suis passée du très sombre au très éclairé. Étrangement, j'étais une petite fille très noiraude et je suis une femme qui a blanchi assez vite. Je dirais que ma vie s'est éclaircie de la même manière.
Je sais que tout mon appétit de vivre, tout mon bonheur à vivre prend naissance dans ma conscience nette, quotidienne, de la mort. Je ne suis pas quelqu'un qui cherche à oublier. Mais tout cela n'est pas morbide, je ne joue pas avec l'idée de ma propre mort. Je sais que je vais mourir. Je sais que la vie est un cadeau intense et bref, et je profite de ce cadeau, de toute cette énergie que la conscience de la mort apporte. J'éprouve une passion terrible pour la vie qui ne s'atténue pas avec l'âge. Je crois qu'on ne peut pas être très vivant si on a pas une conscience aiguë de la mort. Je crois que la mort imprime une certaine urgence à la vie et que ce n'est pas la pire chose qui pouvait nous arriver. De même, je ne crois pas qu'un être qui a plus de trente ans ne s'est pas déjà posé la question à savoir: "Est-ce que je choisis de vivre ou de mourir?". Je crois que chaque être humain, digne de ce nom aussi, qui n'est pas un être totalement inconscient comme le bébé qui vient de naître, s'est posé un jour la question à savoir: "À quoi ça sert? Est-ce que ça vaut le coût? Et qu'est-ce que je viens faire ici?". Et ces questions-là, à un moment donné, il faut y trouver une réponse. Toute réponse est personnelle. Il n'y a pas de réponses uni verselles. On fait quelquefois juste un tout petit bout de chemin avec sa réponse, puis elle en génère d'autres. Puis, à un moment donné, on finit par se construire une morale personnelle, au sens où l'entendait Camus, qui lui était un vrai païen, quelqu'un qui n'avait pas de foi, qui croyait que le ciel était vide, mais qui quand même était hautement moral, c'est-à-dire qu'il s'était donné des axes à sa vie et qu'il s'y tenait. Mon écriture me sert quelquefois à creuser l'écart entre le rêve, ce à quoi je donne de la valeur, ce dans quoi je vais investir, et l'angoisse de n'arriver à presque rien, c'est-à-dire de me confronter à ma propre impuissance.
RV Comment écrivez-vous une pièce? D'où vous vient l'inspiration? Comment travaillez-vous? Certains auteurs écrivent à partir d'un plan déterminé d'avance, d'autres attendent l'intuition, et vous?
ML Pour moi l'inspiration n'existe à peu près pas. Il y a des choses qui m'excitent, il y a des choses qui m'agressent, il y a des choses qui me désespèrent. C'est toujours devant une réaction comme celle-là que l'idée peut survenir. Que ce soit pour une pièce de théâtre ou un roman le mécanisme est le même. Il y a un propos, à un moment donné, qu'il me semble important de tenir. Viens un moment où il faut écrire, il n'y a plus rien d'autre qui tient. C'est comme si on avait ça en travers de la gorge: on ne peut plus parler si ce n'est pas dit. Quand je commence à écrire, j'écris quotidiennement, à la main, sur du papier quadrillé, que je remplis comme si j'étais une soeur économe. Et je me bats pour écrire. Je commence le matin très tôt, habituellement vers sept heures, et je n'arrête pas avant midi, une heure. Je ne mange pas, je ne bois que du café, je ne réponds pas au téléphone, je vis après. J'écris de six à dix pages manuscrites chaque jour et il n'y a ni samedi, ni dimanche, ni congé, jusqu'à ce que le mot "fin" arrive.
J'ai des défenses et je n'ai pas envie que mes défenses aient le temps de se reconstruire. C'est pourquoi j'écris tous les jours; je les use mes défenses. Je laisse l'écriture régner, sans avoir de regard de censeur. À un moment donné, j'arrive à ma vérité, à ma vérité profonde que j'ignore quelquefois. Il me faut aller plus loin que le connu, le dépasser, et creuser, creuser en écrivant jusqu'à l'angoisse fondamentale, la révélation brutale, implacable de ce qui m'habite, du moteur inconscient de l'écriture ou enfin, d'une partie de ce qui la fait. Je ne dois pas m'arrêter parce que j'ai peur ou parce que je ne veux pas savoir. Ainsi, il se pourrait qu'en cours de route je découvre que je suis un monstre, mais si c'est l'horreur que j'ai à dire, il faut bien que je la dise. Ce n'est qu'une fois arrivée là, une fois atteint ce fonds puissant et indéfinissable, que les personnages, qui sont plus forts que moi, plus forts que mon contrôle conscient, agissent d'eux-mêmes et se précipitent vers leur fin. C'est ma façon d'écrire, mon urgence, ma seule manière d'atteindre autre chose que ce qui me semble être le lieu commun. Une sorte d'intégrité. Il y a une sorte de logique émotionnelle qui, branchée sur des thèmes qui toujours me déchireront, fait l'intérêt et la valeur de ce que j'écris. Mais ne pensez pas que je sais d'avance ce qui va se passer dans mes pièces. Je ne connais jamais la fin en commençant. Il y a des surprises et ces surprises sont les plus belles.
RV Pouvez-vous nous donner un exemple? Comment avez-vous écrit Oublier?
ML Pendant des années, j'ai pensé à Oublier. Ce temps de "mijotage" est très long, ça macère dans toutes sortes d'huiles. Je crois que la première chose qui m'est venue à l'esprit, c'est comment faire quand on est des filles et qu'on a eu une mère qui n'était pas la bonne mère, c'est-à-dire la bonne mère comme on se l'imaginait. Comment faire pour survivre au dépit si on ne peut pas réparer ce qui a été mal fait. On ne peut pas avoir, comme au théâtre, la fameuse conversation du quatrième acte, celle que tout le monde attend dans sa vie, celle de la réconciliation. Cela va quand même être très, très dur d'avoir à construire sa vie en sachant qu'on part un peu bancal ou infirme, en tout cas à cloche-pied. Bon. . . mettons qu'il n'y a que des filles dans cette famille, donc la filiation est directe. Tranquillement s'impose à moi une anecdote, c'est-à-dire une espèce de mise en situation structurale. Quatre soeurs ont chacune une raison d'en vouloir à leur mère. Chacune fait un procès intérieur à sa mère. Ces quatre soeurs se retrouvent, après pluieurs années d'absence, parce que la mère se meurt. C'était l'idée de base.
Et puis je me dis, oui, mais la mère. . . Dans le cas d'Oublier, il m'est apparu rapidement que je ne voulais pas entendre la mère. Que la mère serait comme morte, et c'est là que la maladie d'Alzheimer m'est apparue comme étant une des choses les plus intéressantes. Pour moi, c'est la mort la plus atroce. Je sais qu'avoir un cancer ou le sida est une mort atroce, mais au moins quand on meurt et qu'on tient la main de quelqu'un, on sait qui est cette personne. Dans la maladie d'Alzheimer, la première perte est celle de la conscience, ce qui est pour moi le plus grand drame qu'on puisse imaginer. Tout ceux à qui on a consacré sa vie, tout ce qu'on a voulu développer comme relation humaine, comme espoir, comme histoire d'amour, comme secret, tout ce qui représente nos liens avec chaque chose de notre vie est perdu avant qu'on perde sa vie.
Donc il y avait l'Alzheimer, et je me disais que pour quatre filles qui ont chacune une espèce de contentieux sévère vis-à-vis de la mère, c'était le comble. Non seulement la mère les a oubliées de son vivant, mais en plus elle en profite pour mourir en les oubliant encore plus, en les reniant encore plus. Non seulement cela faisait une mort atroce pour la mère, mais cela faisait aussi une mort très difficile à vivre pour les soeurs. Pour moi, cet abandon n'était qu'une répétition du premier abandon, et c'est là que j'ai conçu ma structure. Je voulais que cela se fasse très vite, que ce soit comme une tornade, d'où l'idée de la tempête de neige. La tempête qui empêche les gens de sortir à l'aise, la tempête qui fait aussi qu'en dehors hurle ce qui va s'exprimer en dedans. La structure est une spirale, une tornade avec l'oeil de la tempête dans ce salon. Et le "flush" des toilettes où la mère s'est enfermée est une autre chose qui descend en tournant.
Alors cette période de macération dure à peu près deux ans. Je savais qu'il y avait une femme qui était partie très loin. Je savais bien sûr le mystère, c'est-à-dire qu'il y avait trois soeurs dont le nom commençait par J et que le nom de la dernière commençait par M. Et je savais que tout le monde ne reviendrait pas pour les mêmes raisons. Une partie de la famille revient pour la mère et l'autre partie, qui a besoin de se faire accroire, revient pour autre chose, dont Judith qui revient de New York pour Micheline, sa soeur amnésique. Cela faisait beaucoup de choses qui se croisaient. Et je ne fais pas de plan. Jamais. Je laisse cela grandir comme un maelström qui tourne dans moi, jusqu'à ce qu'à un moment donné je n'entende plus qu'une chose, c'est le "Bon!" de Jacqueline. J'entends la tempête, le cliquetis des cuillères d'argent dans les tasses à thé et le pas si ferme de Jacqueline sur ses petits souliers à talon haut (qui ne sont pas trop hauts pour ses mollets parce qu'elle monte toujours des escaliers) et qui dépose son plateau en faisant: "Bon! j'nous ai faite du thé en masse. Ça va nous réchauffer" (15). "J'nous ai faite du thé": je sentais l'autorité, la décision de tout contrôler, même le froid, même la tempête, même le vent. N'importe quoi. Et je savais que Joanne ne dirait rien, et je savais que la tempête entrerait quand la porte ouvrirait, et que Judith entrerait dans cette maison, et que cette porte-là avec la tempête ferait écho à la porte fermée de la mère et à la porte fermée de Micheline d'où sort de la musique. Chacune de mes pièces a, je crois, conservé intacte cette première phrase qui est habituellement pour moi un détonateur, une sorte de cri qui débloque tout un travail inconscient et le met au monde dans l'écrit.
RV Vous avez déjà écrit que le théâtre n'existe vraiment que dans sa représentation scénique. Votre travail de mise en scène a-t-il par la suite modifié le texte écrit?
ML Quand j'ai fait la mise en scène, je voulais que les fenêtres soient des fenêtres en saillie, c'est-à-dire qu'il y ait une avancée dans la tempête et que dans cette avancée on sente le blanc et la fureur du nord. Et tout à coup, j'ai compris que la maison, où meurt la mère, est le ventre de la mère et que cette avancée, c'est l'avancée du ventre vers l'extérieur, et que ce qu'on va entendre aussi du dehors, c'est ce qu'un bébé entend de la clameur du dehors quand il est en dedans. Ces quatre femmes sont revenues dans le ventre de leur mère pour être mises au monde par sa mort. C'est qu'un jour il faut refaire sa naissance, il faut accepter de sortir encore une fois. La tempête dehors représente tous les dangers et toutes les fureurs de la vie, tout ce qui nous semble impossible à affronter. Je crois que même si c'est étouffant d'être en dedans, l'acte de naître demande un courage incroyable, parce qu'il s'agit d'affronter quelque chose d'autre. J'ai eu l'idée de la mise en scène finale d'Oublier quand je l'ai faite. Trois des femmes quittent la maison. Jacqueline, qui est la seule à demeurer dans le ventre de sa mère, à ne jamais naître, à ne jamais s'extirper de ce désir d'être reconnue par sa mère, ferme les volets sur le petit matin lumineux qui suit la tempête et s'enferme en remontant vers la mère, vers le cadavre de sa mère. C'était exactement l'image que je recherchais: fermer la lumière avec des volets. Cette lumière si belle d'un lendemain de tempête. . .
RV Cette pièce sur l'oubli, volontaire ou non, cette réunion de famille devient rapidement un jeu de massacre entre soeurs où l'on cherche à abattre l'autre en lançant des mots insupportables.
ML Quand j'ai écrit cette pièce, je savais que les liens entre ces quatre femmes étaient terribles, que chaque femme regardait une seule personne ou presque et que c'était sa mère. Et chacune d'elle avait son propre combat vis-à-vis de sa mère, ses propres ombres, ses propres fantômes. À partir de Micheline qui est celle qui est dans la plus grande ignorance apparemment, car la plus grande ignorance en réalité est celle de Joanne qui est l'alcoolique. À sa naissance, Joanne est entrée dans un univers de non-amour total parce que sa mère vivait une passion ailleurs et qu'elle a mis au monde le dernier enfant de l'homme avec qui elle était mariée sans le voir. Les deux premières filles ont pu se battre pour avoir la mère, mais Joanne n'a existé aux yeux de personne. Micheline, la dernière, a existé merveilleusement dans les yeux vengeurs de Judith qui, elle, parlait à sa mère en choisissant Micheline. Elle lui disait regarde espèce d'abandonneuse d'enfants, de sale monstre ce que j'ai réussi à faire à ta place. Mais ce n'est jamais assez. . .
RV De toute façon, Micheline refuse de suivre Judith, elle refuse même de partir avec le manteau de Judith. Elle préfère le sien: "Y est moins beau, mais c'est l'mien" (118).
ML Oui, elle refuse cet amour parce qu'il fait écran devant le désastre personnel de l'amour maternel et je crois qu'il faut faire face au désastre de l'amour maternel manquant pour devenir adulte. Mais je pense qu'à la fin, quand elle s'en va et qu'elle dit à sa soeur : "Tu y diras merci pour l'offre. . . pour New York. A tou-jours essayé d'me protéger, pis a pouvait rien faire. C'tait pas elle. . . c'tait pas d'sa faute à elle. Dis-y merci. . . Merci pis. . . take care" (118). Elle veut dire que Judith n'est pas sa mère et qu'elle ne peut pas le devenir. Son problème est avec sa mère pas avec Judith. Cette vérité fait partie des choses terribles auxquelles Judith doit faire face. C'est-à-dire que même ce seul élan d'amour qu'elle s'est autorisé dans sa vie a été trahi. Judith est certainement la femme la plus trahie, même si Joanne est celle à qui on a le plus menti, par indifférence. Je crois que c'est mieux de souffrir parce qu'on a de l'hostilité de quelqu'un que de souffrir parce qu'on a de l'indifférence.
RV Il y a des thèmes qui reviennent constamment dans votre théâtre, tel l'amour.
ML Mes pièces de théâtre habituellement se passent dans une atmosphère plutôt violente, plutôt non amoureuse. En fait, l'amour est surtout l'appel à l'amour, le manque d'amour ou l'amour trahi, c'est une recherche, un cri, un "je veux", mais ce n'est jamais un "j'ai". On ne l'a pas souvent dans mon théâtre. On court après, on se désole de ne pas l'avoir, on se désespère, mais c'est bien rare qu'il est là. La mort, la solitude, l'incompréhension entre les êtres, ce minuscule espace qu'il y a entre être compris et être trahi, ces thèmes sont dans presque toutes mes pièces.
Dramatiquement, j'ai toujours pris mes personnages dans un moment de cassure, un moment de blessure, un moment où tout peut changer. En bien ou en mal. Au début de Jocelyne Trudelle trouvée morte dans ses larmes, Jocelyne est entre la vie et la mort. On ne sait pas si elle va mourir ou si elle va vivre, et toute la pièce se passe finalement pour lui donner des raisons soit de mourir, soit de vivre. Dans Aurélie, ma soeur, la structure dramatique est totalement différente. On n'est pas dans l'action, mais devant une relation de l'action qui se fait. Il n'y a rien qui nous arrive en direct. On nous relate la nuit d'amour, la cassure, dans un lieu clos et habité d'une telle tendresse, d'un tel amour ambiant, que les pires drames se trouvent apaisés par le seul fait qu'ils sont déclarés, mis à jour dans une atmosphère d'amour. Oublier est une pièce où tout l'amour trahi, renié, fracasse les soeurs les unes contre les autres parce qu'elles ne sont même pas capables de trouver une espèce d'entraide dans le fait que l'une sort de la même situation que l'autre. Chacune veut avoir la palme de celle qui a été la plus trahie. Mais dans Aurélie, ma soeur, les deux femmes ont leurs moments de détresse absolue, mais l'une sait que l'autre peut l'aider à passer au travers, parce que cet amour-là est non seulement infini, mais totalement respectueux de ce qui l'habite. La nuit de la rupture avec Pierre-Louis, Aurélie réussit à redorer le blason d'un homme qu'elle ne connaît pas afin que l'arrachement soit moins mutilant ou moins humiliant pour la Chatte. Mais aussi parce que c'est la part des choses qu'elle est capable de faire, parce qu'elle connaît l'autre. J'aime beaucoup Aurélie, ma soeur. Elle me fait beaucoup de bien. C'est une des rares pièces de théâtre qui se passe dans une atmosphère totale d'amour.
RV C'est effectivement un théâtre de compassion, de tendresse, mais souvent par l'intermédiaire d'une femme plus âgée avec une femme plus jeune. Comme Judith et Micheline, il y a toujours des mères symboliques.
ML . . .des mères de substitution. Aurélie a élevé une enfant qui n'est pas la sienne, mais elle l'a élevée avec tellement d'amour, de confiance et de respect qu'elles ont réussi à créer entre elles une vraie amitié. L'histoire d'Aurélie, c'est l'histoire de la mère de substitution. C'est ma théorie fondamentale. C'est-à-dire qu'il faut trouver un lien qui soit de complicité, de respect avec une mère de substitution si on veut survivre dans l'univers. Même si celle-ci ne fait qu'un petit bout de chemin avec vous. Je ne dis pas que c'est impossible avec sa propre mère, mais je crois que c'est vraiment plus difficile. Je crois que la famille est vraiment une entité assez paralysée et assez pauvre.
RV Effectivement la famille est toujours perçue de façon négative dans vos pièces. Il faut sortir de la famille pour recréer des liens avec autrui, recréer une mère avec qui on peut échanger mais de façon libre sans aucune contrainte de sang ou de famille.
ML Je pense que la famille est une première cellule qui génère les amours les plus violents, mais dont aussi il faut s'éloigner. Je crois que c'est une cellule qui est conçue pour être brisée. Et c'est ce qui fait que les enfants s'en vont. Et je crois que c'est bien pensé. Je ne sais pas si cela pourrait être moins souffrant ou moins violent. Je n'en suis vraiment pas certaine et je ne condamne pas la famille comme elle est. Je crois qu'il faut laisser la famille à un moment donné et je ne crois pas que ce soit confortable ce mouvement d'éloignement de la première personne qu'on a aimé passionnément. Ce que je voudrais mettre à jour quelquefois c'est l'inconscience de parents demeurés enfants et qui demandent à leurs enfants de les protéger et de les mettre à l'abri de leur statut de parents.
RV Comme dans Le Faucon. . .
ML Dans Le Faucon, exactement. C'est certainement le meilleur exemple. Le père est resté un enfant et son fils est devenu un adulte à cinq ans. C'est trop tôt, c'est très violent et c'est rarement aussi un succès comme cela l'a été pour le jeune Steve.
RV Mais, dans vos pièces, l'homme est toujours absent ou mis de côté. . .
ML Pourtant Honoré donne à Marianna la seule phrase qu'elle redit à la Rosalie. C'est lui qui lui dit que les cuisines sont trop petites pour les femmes: "Vous avez pas assez grand icitte, vous pouvez pas prendre vot' respir à l'aise: c'est p'tête la faute aux cuisines, rapport qu'on vous a toujours mis en d'dans, vous aut', pis qu'vous seriez du monde du dehors comme nous aut'" (117). Ce n'est pas Marianna qui la trouve. Pour moi Honoré est un homme extrêmement honorable, ce n'est pas pour rien qu'il s'appelle comme ça. Dans L'Homme gris, Roland Fréchette est un être atrocement souffrant, atrocement mutilé par sa propre mère. Si on ne comprend pas cela de cet homme, on ne comprend absolument rien de la pièce. Pour moi cet homme gris est en premier quelqu'un qui a été mutilé et qui perpétue la mutilation parce qu'il n'est pas capable de la mettre à jour et d'en être conscient. Sa peur des femmes qui le pousse à ne pas être capable d'avoir aucun rapport sexuel, il l'a incarnée dans la consommation secrète et visuelle de sa fille. Sans même percevoir en lui-même l'atrocité que cela peut avoir.
RV Ce qui explique pourquoi Christine est devenue anorexique.
ML C'est son refus de devenir un corps de femme, un corps qui était impossible pour elle, parce que c'était un corps désirable par son père. Les yeux de son père non seulement la nient mais lui font assumer un rôle, celui de son épouse, qu'elle n'est pas capable d'assumer. Il reste que l'homme gris est un être totalement abîmé mais puissant. Ce n'est pas un petit rôle.
RV Je vais poser ma question autrement. Dans les pièces antérieures au Faucon, les liens entre hommes et femmes se dénouent ou n'existent pas. Dans Le Faucon, nous assistons à une réconciliation, à une possibilité d'entente entre les deux sexes. Certes, dans Avant la Guerre à l'anse à Gilles, Honoré indiquait une possibilité. Mais partout ailleurs, l'homme est absent.
ML Non, ce n'est pas vrai, excusez-moi. Ce n'est pas vrai, je ne suis pas d'accord avec ça. L'homme n'est pas absent. Il est présent, je vais vous dire pourquoi il vous paraît absent, c'est parce qu'il n'est jamais un héros, comme les femmes. Il y a une impossibilité entre les femmes et les hommes. Je crois que les hommes en sont responsables, mais les femmes aussi. Si je regarde une femme comme Judith dans Oublier, c'est une femme qui doit être d'une violence terrible avec les hommes. Je la comprends et je comprendrais les hommes de ne pas être capables de vivre avec elle, parce qu'elle n'est pas capable de laisser de place à l'amour, parce qu'elle le craint. Ce n'est pas la faute des hommes, c'est sa faute à elle. C'est son impuissance à elle. Elle est condamnée à ne pas aimer, parce qu'elle ne sait pas comment aimer, parce qu'elle n'est pas capable d'avoir d'humilité. Il y a de l'orgueil chez Judith. Elle s'est sentie tellement trahie par sa mère qu'elle pense que personne ne peut réparer cela et qu'elle sera de nouveau trahie. Donc elle ne prendra plus de risques.
Je ne sais s'il y a, dans la dramaturgie contemporaine, une seule pièce où un homme qui est un incestueux est présenté avec amour comme dans Aurélie, ma soeur. Dans cette pièce, on transcende l'action, qui est jugée si réprobatrice, pour arriver à l'essence même d'une chose. Aurélie aimait son père et son père l'aimait, mais parce qu'il s'est entaché d'une faute, elle n'a jamais été capable de lui pardonner, et elle l'a abandonné dans une solitude et un froid incroyable. "Quand Charlotte est arrivée ici enceinte de lui, tout à coup, j'ai changé d'père. Y a fallu que j'triche toute mon enfance, que je l'oublie presque pour le détester, y donner sa face de père obscène" (100). C'est ce que dit Aurélie. L'inceste est condamnable. C'est évident. Sauf que pour Aurélie, c'était son père, l'homme qu'elle aimait et qui lui a appris les mots du dictionnaire. Aurélie a essayé de réparer ce que le père a fait à sa soeur, c'est-à-dire que toute sa vie, elle a écrit des lettres à sa soeur. Les mots que son père lui avait donnés, elle s'en est servi, avec tout son amour, pour écrire des lettres à quelqu'un qui n'avait jamais eu de mots ou d'amour dans sa vie, qui n'avait eu que des gestes agressants qui avaient détruit quelque chose en elle. Aurélie redonnait à Charlotte dans l'amour des mots des nouvelles de sa fille, elle se servait des mots pour lui donner sa fille, pour ne pas lui voler ce qu'il lui restait. Même si elle savait qu'il n'était probablement pas possible pour Charlotte d'avoir sa fille avec elle.
Aurélie, ma soeur va même plus loin. À la fin, quand la Chatte revient de chez sa mère et qu'elle décrit la sculpture de sa mère, elle dit pour moi quelque chose de Charlotte, que Charlotte ne peut pas dire et qu'elle dit dans son art. Elle dit j'ai vu un homme sortir d'une falaise de marbre. Cet homme complètement défait, vaincu, comme s'il sortait d'un tombeau, avait les yeux de ma mère et les miens. C'était les yeux de mon père. Et Charlotte le regardait et ses yeux étaient tristes. Quand moi j'ai vu cet homme qui était sorti de ses mains à elle, ses mains de fille de quinze ans qui avait fait un enfant avec son père, je savais que le grand mystère de sa vie, c'était qu'elle avait dû s'éloigner d'un homme qu'elle aimait, même s'il l'avait violée. Et que c'était ça la brisure de la vie. C'est d'aimer un homme qui nous fait du mal par ignorance et de ne pas pouvoir le condamner et de ne plus pouvoir l'aimer. Et donc de se condamner soi-même au non-amour à cause de l'ignorance. Je ne sais pas comment on survit à un amour pareil. Ce sont les mains de Charlotte qui ont fait sortir du marbre le corps de son père devant le corps de cette enfant qu'elle a fait avec son père. Cela fait vingt-cinq ans qu'elle vit avec une seule personne, la voix de sa soeur, qui est la seule voix de l'amour qui n'a rien écorché dans sa vie. Ne me dites pas que les hommes sont absents.
RV Dans vos dernières pièces, est-ce qu'il n'y aurait pas la recherche d'un absolu, d'une métaphysique? Dans Le Faucon ou Pierre ou la consolation, vous évoquez les religieuses, votre pièce se déroule dans un couvent. . .
ML Pour moi une femme ne devenait pas mère abbesse, surtout au XIIe siècle, parce qu'elle avait nécessairement la foi et on le sait. C'est la foi en son mari qui a poussé Héloïse à s'en aller dans un couvent. Je suis vraiment une païenne et une agnostique, je ne crois pas. Mais je n'ai jamais été capable d'en convaincre les gens du public quand j'ai joué Pierre ou la Consolation. Mon débat se situe entre une puissance supérieure qui nous obligerait à renier une partie de ce qui me semble être une des plus belles parties de la vie, celle du plaisir et du désir, pour supposément sublimer tout cela. Je dis que cela mène à la violence alors que dans la loi de l'Église cela mènerait à la sainteté. Je ne crois pas à une vie après la mort.
RV Ce qui explique davantage votre désir de vivre pleinement maintenant. Ce qui est très. . .
ML Très camusien. Oui c'est vrai. Parce que je crois qu'à partir du moment ou le ciel se ferme, la terre devient plus solide.
RV Plus éphémère et plus étincelante en même temps. Le désir de vivre totalement le moment présent.
ML Oui et il n'y a pas d'achat ou de rachat du futur hypothétique. J'ai été élevée dans la religion catholique, mais je n'arrive pas à y voir autre chose qu'un sentiment d'exaltation. Je crois que le mysticisme de l'époque convenait totalement à mon genre excessif. Je ne sais pas combien il y a de mystiques qui ne cèdent qu'à leur envie de l'excès, de l'absolu. Il y a en moi une soif de l'absolu. L'amour absolu, la passion absolue, le don absolu, la vie absolue. Je ne suis pas "reposante". . .
RV Une pièce de théâtre est-elle pour vous une "histoire" que l'on raconte à un spectateur ou une fable dans le sens de transposition, soit de raconter une chose en la déguisant en autre chose? Quels liens voyez-vous entre vos oeuvres et la situation socio-politique québécoise?
ML On se trompe quand on dit qu'il faut faire une allégorie ou une métaphore politique. Pour moi l'être humain aux prises avec ses propres dimensions d'échec, de succès, d'aliénation ou d'indépendance personnelle, est un être humain politique. Un être humain qui, dans sa cuisine, n'a pas la force de parler à quelqu'un parce qu'il craint ce qu'il va dire est quelqu'un qui n'aura pas la force ensuite d'assumer un pays. Je crois que tout ce qui fait de nous ce que nous sommes est politique.
On n'a pas besoin de faire une longue métaphore. Je n'ai pas écrit une pièce qui s'appelle Oublier parce que notre devise est "Je me souviens", mais parce que tout est politique à partir du moment où on parle d'une société, de gens qui y vivent et qui y meurent. Dans Deux tangos pour toute une vie, on voit une femme qui n'est pas capable de quitter son mari parce qu'elle n'est pas capable de couper le lien avec sa mère et les attentes de sa mère qui sont là pour légitimer ses propres choix à elle. Dans cette espèce de chaîne sans fin, on peut dire qu'effectivement la pièce représente les Québécois qui n'arrivent pas à se séparer du Canada parce qu'ils n'arrivent pas à se dire qu'ils ont le droit de vivre de leurs propres ailes. Mais pour moi ce qui est important, c'est de savoir qu'on parle vraiment d'êtres humains dans une société. Et plus on va être précis sur l'être humain et ses mécanismes personnels dans cette société, plus on va devenir universel. Je n'écris pas pour les Français, je n'écris pas pour être mondiale non plus. J'écris pour témoigner des gens d'ici et ce sont les gens d'ici que j'ai envie de toucher avant tout. Et j'espère que je fais quelque chose pour mon pays en traduisant des êtres de chez nous, quelque chose de nos paradoxes, de nos contradictions.
RV Avec votre parole passionnée et votre plume de braise, je crois que vous pourriez construire un pays à vous toute seule. Merci, Marie Laberge, de nous avoir accordé cette entrevue.
OUVRAGES CITÉS
Laberge, Marie. Aurélie, ma soeur. Montréal: VLB éditeur, 1988.
-----. Le Banc. Montréal: VLB éditeur, 1989.
-----. C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles. Montréal: VLB éditeur, 1981.
-----. Deux Tangos pour toute une vie. Montréal: VLB éditeur, 1985.
-----. "Écrire pour le théâtre." Études littéraires 18.3 (hiver 1985): 213-222.
-----. Le Faucon. Montréal: Boréal, 1992.
-----. L'Homme gris, suivi de Éva et Évelyne. Montréal: VLB éditeur, 1986.
-----. Jocelyne Trudelle trouvée morte dans ses larmes. Montréal: VLB éditeur, 1983.
-----. Le Night Cap Bar. Montréal: VLB éditeur, 1987.
-----. Oublier. Montréal: VLB éditeur, 1987.
-----. Pierre ou la Consolation. Montréal: Boréal, 1992.