MYRIAM PREMIÈRE DE FRANCINE NOËL: LE PATRIMOINE AU FÉMININ ET LA RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE NATIONALE
Katherine A. Roberts
Myriam première (1987), le deuxième roman de Francine Noël, s'annonce comme une suite à son premier roman Maryse (1983). En effet, sont mis en scène les mêmes personnages du milieu estudiantin-intellectuel montréalais : Maryse O'Sullivan devenue dramaturge reconnue, François Ladouceur, professeur et écrivain, Marité Grand'maison, avocate et mère de deux enfants -- Gabriel et Myriam, personnage éponyme -- et Marie-Lyre Floué, comédienne militante. Le rapport de filiation entre les deux textes et l'énorme succès, tant populaire que critique, qu'a connu Maryse ont fait en sorte que Myriam première a été laissé dans l'ombre, suscitant peu d'attention de la critique. Or, ce long récit (532 pages!) abonde en figures colorées, en récits emboîtés et, surtout, en de nombreuses réflexions sur l'historiographie et sur la construction de la mémoire collective nationale. Il constitue le lieu d'entrecroisement de deux tendances marquées de l'écriture contemporaine au Québec et en Amérique du Nord, à savoir le récit historiographique postmoderne et celui qui tente, par le biais de la fiction, d'inscrire le passé des femmes dans l'Histoire officelle. Les années quatre-vingt ont vu croître au Québec une écriture proche du «historiographic metafiction» décrit par Linda Hutcheon (Poetics 105-23 et Canadian 61-77). Auto-référentielles, imprégnées d'éléments de réalisme magique, non linéaires du point du vue de la narration, mais enracinées dans une réalité historique et politique, ces oeuvres romanesques explorent la tension continuelle entre l'incertitude épistémologique de l'époque postmoderne qui remet en question l'Histoire en tant que métarécit et la volonté d'insister sur une version «autre» du passé historique (Vautier 52)(1). Quant à la mise en fiction de l'histoire des femmes, plusieurs écrivaines contemporaines du Canada anglais et des États-Unis, confrontées à l'absence de femmes ordinaires dans l'Histoire officielle, s'appuient soit sur le peu de documentation disponible, soit sur un passé oral transmis de génération en génération pour créer une histoire à elles qui, autrement, ne serait jamais entendue(2).
Francine Noël se sert de ces deux pratiques d'écriture contemporaine pour réécrire l'histoire des femmes au Québec. Mais ce qui démarque Myriam première des nombreux textes de ce genre, et ce qui fait sa force, c'est sa volonté de donner un sens plus ouvert et une consonance plus féministe aux concepts du patrimoine et de l'héritage québécois. Des premiers récits fondateurs du XIXe siècle jusqu'aux métarécits nationalistes, violents et tourmentés de Hubert Aquin, Jacques Godbout et Victor-Lévy Beaulieu, la quête du pays, dans la littérature québécoise, demeure fondamentalement une quête d'identité masculine dont la réalisation va de pair avec la possession, voire la destruction de la femmeobjet (Saint-Martin 1984, 113 et Smart 18). Par contre, dans Myriam première, Francine Noël poursuit sa réflexion sur l'imbrication du nationalisme et du féminisme qui caractérise toute son oeuvre et réussit à entrelacer le féminin et le national, deux catégories identitaires souvent traitées séparément par des écrivaines québécoises plus radicales telles que Louky Bersianik, Nicole Brossard et France Théoret. Par l'entremise de la transmission d'un héritage féminisé du personnage d'Alice Ladouceur à sa petite-fille Myriam et par la construction textuelle de la nation au féminin que symbolisent les contes de l'écrivaine Maryse, ce roman aboutit à une conception féminine du «roman national» jusque-là inconnue, à mon sens, en littérature québécoise.
Le patrimoine épistolaire
Le portrait de la société québécoise se limitait, dans Maryse, à la génération de ceux qui avaient vingt ans durant les années fastes de la Révolution tranquille. Or, Myriam première substitue à cette perspective synchronique une vision plus diachronique. Aux points de vues de Maryse et de Marité Grandmaison qui dominaient le premier texte, s'ajoutent ceux de Myriam, fille de Marité, et ceux de ces deux grand-mères, Alice Ladouceur et Blanche Grand'maison. Celle-ci, la mère de Marité, a l'énergie nécessaire pour prendre la relève dans le domaine de l'engagement politique, amorcé par MLF dans Maryse, mettant ainsi en relief l'essoufflement politique de la «génération lyrique». Alice, quant à elle, fait figure de contraste: elle approche de la fin de sa vie et commence à perdre la mémoire, ce qui constitue une des idées-forces du roman. Étroitement lié à son lieu d'origine, le Bas du Fleuve, le personnage d'Alice contribue à élargir le caractère généralement urbain et montréalais de l'espace fictif du texte. Elle propose une autre vision du «pays», celle de la maison familiale à l'île Verte reproduite sur une photo qu'elle garde toujours dans son sac à main. La préservation de l'image sur papier est d'autant plus nécessaire que s'estompe le souvenir de cette région de son enfance : «[d]es pans entiers de sa mémoire de grand-mère se détachent d'elle et sombrent dans l'eau salée du fleuve» (14).
Le voyage d'Alice à l'île Verte est un des axes qui structurent le roman et doit être vu comme une tentative de préserver et de transmettre à sa petite-fille, Myriam, l'héritage tant matériel que spirituel qui lui reste. Dans le cinquième chapitre, «Le Fleuve», Alice part retrouver la maison «maternelle», le territoire de sa mère Aurélie qui, après sa mort, l'avait laissée à l'oncle d'Alice, Jean-Baptiste, qui est mourant. Les aspirations d'Alice de devenir propriétaire de la maison, où elle aimerait amener Blanche et Myriam, sont contrariées par l'ordre patriarcal de la famille qui veut qu'elle soit léguée à l'aîné des fils vivants. Alice raconte cette triste nouvelle, de façon très brève, dans une lettre à son fils François. L'injustice qu'a subie Alice est dénoncée dans une deuxième lettre à François, mais par une nouvelle voix féminine, celle de sa soeur Marie. Celle-ci met l'accent sur l'atmosphère masculine et hostile aux femmes qui règne dans l'île. Quant à Gédéon, le fils aîné à qui ira la maison, «[l]'idée que maman puisse en hériter ne semble pas l'avoir effleuré. Le fait qu'elle soit l'aînée ne compte pas, elle est seulement l'aînée des filles!» (267) Privée de son héritage à cause de son sexe et parce qu'elle est sortie de son rang en épousant «un homme instruit», Alice sombrera dans la fatigue et descendra doucement vers la mort.
Toujours obsédée par la peur d'oublier et par le désir de léguer un héritage à Myriam, Alice décide de lui écrire. Ne pouvant pas le faire de l'île à cause des problèmes de succession, elle entreprend la rédaction d'un billet à son retour à Montréal vers la fin du roman. Alors, à la maison maternelle comme objet d'échange, qui aurait pu passer de grand-mère en fille, se substitue un objet plus ouvert: une lettre que Myriam peut conserver. Cette lettre porte la trace du féminin dans l'adresse «ma petite amoure», une faute de français typique de la façon dont Noël joue avec la langue et qui exprime «exactement ce que [Alice] voulait dire, dans le fond» (522).Vue comme objet d'héritage, la lettre a plusieurs significations. Elle trouvera un écho dans les autres lettres du texte écrites par des femmes et destinées à leur filles qui abondent dans les histoires et les pièces de Maryse. Bien que l'écriture d'Alice devienne brouillée, une partie d'elle-même persistera grâce à cette lettre :
Quand Myriam ouvrira la lettre, elle lira les mots d'une morte. Ce sera un mirage comme le souvenir d'une étoile éteinte dont on voit encore le reflet, une nova éclatée depuis longtemps [...] La lettre est une astuce, la dernière, c'est sa façon de persister. Persistante comme une nova en train d'éclater (522).
À cause de la transmission des biens de père en fils dans le système patriarcal, les femmes se font voler leur part du patrimoine familial. À défaut de pouvoir léguer la terre ancestrale, elles laissent à leurs filles le contenu d'une lettre ou les épreuves d'une aïeule, transmises oralement de génération en génération. L'héritage des femmes devient donc discursif et, du point de vue du roman, privilégié.
L'univers de la conteuse: l'accouchement de Mademoiselle Leclerc et les prostituées de Griffintown
Les personnages privilégiés du roman -- ceux dont l'instance narrative nous donne accès à leurs pensées -- appartiennent à trois générations de femmes. Cette communauté mise en scène acquiert une dimension encore plus féminine par la relecture de l'Histoire que fait Maryse O'Sullivan dans ses contes et dans son écriture dramatique. La pratique d'écriture de Maryse consiste à fonder une sorte de «mémoire corporelle» où elle parvient à se mettre dans la peau de ses propres aïeules aussi bien que dans celle des autres (Neuville 37). Parsemant tout le roman et racontées de façon discontinue, ses histoires composent trois séries d'hypo-récits(3). Il y a, premièrement, la série sur «la femme aux bijoux», la bisaïeule de Myriam, Catherine Grand'maison, qui se passe entre 1908 et 1929 et dont la matière est tirée d'un scénario que Maryse a écrit. Le nom de cette saga vient des bijoux qui auraient indirectement passé entre les mains de cinq générations de femmes avant d'appartenir à Blanche Grand'maison. Deuxièmement, Maryse raconte l'histoire de ses propres ancêtres (particulièrement sa grand-mère et sa grand-tante), des Irlandaises pauvres qui sont venues s'installer à Pointe-Saint-Charles, vers 1848(4). La troisième série suit Alice Ladouceur, ses années de jeune maîtresse d'école à l'île Verte au début du siècle et sa rencontre avec l'inspecteur qui deviendra son mari.
L'histoire de Catherine Grand'maison est l'histoire d'un amour interdit, d'amour mère-fille, de douleurs et d'injustices faites aux femmes. Catherine, jeune femme de dix-huit ans, s'enfuit de sa petite ville natale avec son bien-aimé, qui lui est interdit, n'étant pas de son rang. Les amoureux s'installent à Montréal en 1908. Catherine accouche d'une fille, Augustine, mais le bonheur est coupé court par l'arrivée de la guerre et le départ de son mari. Dans ce premier épisode se trouvent plusieurs éléments et images (l'amour interdit, les accouchements douloureux, les épreuves des filles-mères) qui seront repris dans d'autres hypo-récits et qui constituent les balises d'une poétique historique au féminin. Maryse constate également les limites de sa démarche de conteuse et attire l'attention du lecteur, par le truchement de ses pensées, sur la nature construite de toute fiction. Apparaît également ici la première d'une série de lettres de femmes transcrites dans le roman. Il s'agit d'une lettre écrite (Maryse la récite à haute voix) par Catherine et envoyée à Jean, son mari parti à la guerre. La lettre était bien sûr le moyen privilégié de communication pour les gens à l'époque, mais on peut pourtant voir son omniprésence dans les récits encadrés de Myriam première comme un clin d'oeil à l'un des domaines nouveaux de la recherche sur l'écriture féminine qui consiste à reconsidérer la correspondance des femmes en tant que locus littéraire. C'est souvent dans leurs lettres que l'on trouve le talent et les idées des femmes du passé, parce qu'elles n'avaient ni les fonds ni l'approbation publique pour pouvoir publier ailleurs. Dans cette optique, la lettre deviendra à la fois la figure d'affectivité et de créativité des femmes d'autrefois.
Les volets suivants de cette saga décrivent la mort du mari de Catherine Grand'maison (il périt à la guerre) et le lent appauvrissement de sa famille. Toutefois, c'est dans le dernier volet que cette histoire acquiert sa force en tant que critique du traitement des femmes du Québec des années vingt. Augustine, la fille de Catherine, qui a maintenant dix-huit ans, tombe enceinte à son tour. Son amant l'abandonne. Catherine propose de s'occuper du bébé «illégitime» conjointement avec sa fille. Malheureusement, Augustine devra accoucher «à froid», sans anesthésie dans une salle commune à la Miséricorde. N'ayant pas de mari et donc pas de lien légitime à la société, elle est condamnée, selon une religieuse de l'époque, à être «puni[e] par où elle [a] péché» (250). Pour Augustine, le prix à payer sera très lourd. Elle meurt, séparée de sa mère et entourée de religieuses qui lui ordonnent d'endurer sa douleur.
Anxieuse de voir sa fille pendant qu'elle essaie d'accoucher, Catherine demande de ses nouvelles en l'appelant «Mademoiselle Leclerc» car à la Miséricorde, on change le nom des filles-mères pour les protéger mais encore pour effacer, dans le cas d'une adoption éventuelle, les traces de la mère réelle :
«Dites-moi au moins où est mademoiselle Leclerc», répète Catherine. Comment ça se passe pour elle?» «C'est laquelle des demoiselles Leclerc? fait la soeur. Aujourd'hui j'en ai vingt-deux sur ma liste.» Catherine la regarde, incrédule: «Vous voulez dire que toutes les mères célibataires portent le même nom?» «C'est ça», dit la soeur. «La mienne s'appelle Augustine ...» La soeur consulte son registre: «Je n'ai personne d'inscrit sous ce nom-là.» Alors, Catherine se souvient qu'elles ont aussi changé le prénom de sa fille. Elle n'avait pas porté attention à ce détail, à l'enregistrement: toutes les filles-mères partagent le même patronyme, seul leur prénom les distingue, et ce n'est pas le leur. L'opération a quelque chose de profondément humiliant (251).
Ce passage met en évidence la cruauté du Québec des années vingt, ainsi imaginé, qui oblige les filles-mères à perdre leur identité. En fait, l'image du Québec que donne ici Francine Noël est très proche du réel. L'historienne Andrée Lévesque écrit ceci sur la pratique du changement de nom pour les pensionnaires de la Miséricorde à cette époque :
Dès son enregistrement, [la pensionnaire] recevait un «nom imposé» tiré d'une banque de noms attribués depuis le 19e siècle à plusieurs générations de mères célibataires. Il s'agissait surtout de noms inusités comme Héraïs, Calithène, Potamie, Rogata, Macédonie, Gemelle, Nymphodore, Extasie, Symphorose. Si ces appellations étaient bizarres, d'autres, comme Humiliane ou Fructueuse, étaient lourdes de sens (125).
Cette pratique constitue même une façon d'oblitérer «celles qui ont péché», comme si elles étaient seules à commettre l'acte sexuel, sans complice masculin. C'est à ce moment que l'on perçoit l'ampleur de l'aspect politique de ce récit. Par le fait même de l'avoir raconté, Maryse donne une individualité, une histoire à la fille de Catherine. Elle n'est plus seulement «une presque enfant dont l'histoire ne saura rien, sinon qu'elle est morte en couches comme des milliers d'autres avant elle» (254). L'effet produit par le partage du même patronyme est double: il fait perdre aux filles-mères leur identité mais, en même temps, le nom «Leclerc» devient le nom de toutes les filles du monde, de toutes les filles-mères maltraitées. L'histoire d'Augustine devient l'histoire de toutes les femmes, leurs histoires seront englobées dans la sienne; «[en] la femme se recoupent l'histoire de toutes les femmes, son histoire personnelle, l'histoire nationale et internationale» (Cixous 45).
Il ne faut pas sous-estimer la nature féministe, politique et nationale des hypo-récits de Maryse. Leur teneur nationale réside autant dans le contenu que dans l'acte, l'acte de les raconter, de les passer de femme en femme, de génération en génération. Ici, le national et le féminin s'allient, se brouillent, s'interpénètrent. Comme l'explique Susan Mann Trofimenkoff, «[le] fait de combiner l'étude du nationalisme et du féminisme pourrait fournir des indices à un problème cher aux historiens des idées, celui de savoir comment et pourquoi les idées sont transmises de génération à génération» (17). C'est justement cette transmission de valeurs qui est mise au premier plan dans Myriam première. Le fait de vouloir transmettre l'histoire réécrite des femmes du Québec à la nouvelle génération, mais surtout à Myriam, relève de l'importance de «ne pas toujours repartir à zéro». L'expression est de Véronique O'Leary et de Louise Toupin; elles déplorent l'amnésie des historiens au Québec qui effacent du tableau ce qu'ont acquis les mouvements féministes entre 1969 et 1975 (7). Encore que ni Catherine Grand'maison ni Kate, la grande-tante de Maryse qui figurera dans sa pièce, ne soient des féministes à proprement parler, il est d'une importance capitale de transmettre leurs expériences.
Si le fait de réécrire l'histoire des femmes au Québec constitue un geste politique et même nationaliste, il ne s'agit pas là d'une célébration fermée, sclérosée ou figée. Le texte qui reconstitue la nation ne cesse d'être réécrit. On le voit surtout dans la deuxième série d'hypo-récits qui concerne la saga des O'Sullivan, la famille de Maryse. Bien que Maryse ait déjà terminé la rédaction de la pièce qui traite de ses ancêtres, elle veut la changer, élargir le rôle qu'elle a donné à Kate, demoiselle de petite vertu et personnage inspiré de sa grand-tante. Le catalyseur de cette volonté de réécrire est sa cousine Norma, prostituée du quartier Centre-Sud où est situé le théâtre. Lors de leur rencontre dans un café du quartier, Norma, devenue Barbara, parle de sa fille de huit ans (l'âge de Myriam) qu'elle garde en pension, tout comme la fille de la tante Kate, dont Maryse ignorait l'existence. Il y a donc une prolifération de rapports mère-fille qui s'entrecroisent, se reflètent et se rejoignent. La découverte de l'existence de la fille de Kate bouleverse Maryse :
En allant à la rencontre de sa cousine, elle voulait pénétrer le présent mais Barbara ne lui a rien révélé de son existence actuelle; elle s'est dissimulée derrière le masque du passé et l'a renvoyée à la famille O'Sullivan, à son père Tom. Elle s'allume une cigarette et se met à reconstruire L'Oeuf d'écureuil, à tout chambarder. Ainsi donc, Kate avait une fille! Du coup, ce personnage prend une dimension nouvelle! Dans la version actuelle, c'est Martha qui est importante, mais si elle pouvait réécrire la pièce, Kate en deviendrait le pivot (139).
Maryse reconnaît alors qu'il n'existe que des versions de l'histoire, surtout de l'histoire familiale.
À l'aide de cette deuxième série d'hypo-récits, Maryse élargit l'espace géographique du roman en imaginant le Griffintown des ses ancêtres, aujourd'hui le quartier Pointe-Saint-Charles de Montréal. À partir d'une photo trouvée au musée McCord, Maryse tisse l'histoire et la fiction en racontant la lourdeur, la misère de la vie de Mary O'Sullivan, venue d'Irlande en 1839. Femme battue, morte d'«insalubrité», elle est à la fois l'aïeule de Maryse et son double. Cette version de l'histoire de sa famille sera critiquée par l'esprit mauvais, Fred, qui l'accuse d'avoir fait «de drôles de raccourcis», d'avoir confondu «le Bas du Fleuve et le haut, les Irlandais et les Canadiens pure laine», ce qui «mêle le monde» (237). Or c'est justement dans ce refus de la linéarité et dans l'accent mis sur le métissage du quartier que se situent la force et l'originalité de la communauté imaginée de Maryse. En recréant le Griffintown du début du siècle, Maryse réussit à légitimer sa propre existence d'Irlando-Québécoise. Plus encore, le fait que Francine Noël incorpore le récit des Irlandais à l'histoire montréalaise au lieu de l'écarter afin de consolider l'identité québécoise francophone témoigne du regard historique différent, voire féminisé qui informe sa reconstruction de la mémoire collective nationale.
La troisième et dernière série d'hypo-récits parcourt tout le roman, ayant pour sujet Alice Ladouceur et sa mère, Aurélie. C'est l'histoire de l'amour interdit entre Alice Michaud, maîtresse d'école, et l'inspecteur Ladouceur, étranger à l'île Verte. Vers la fin du roman, dans le dernier volet, se trouve concrétisée la notion d'une histoire de femmes ouverte, multiple et plurielle. Maryse valorise le métier de maîtresse d'école comme une des seules occupations intellectuelles à la portée des femmes du début du siècle; elle raconte à Myriam comment Aurélie, son arrière-grand-mère, continue de faire la classe quoiqu'elle soit mariée et enceinte. Aurélie s'intéresse particulièrement aux filles de l'île, telles que Clophas Mailloux et les petites Fraser. Quand Myriam remarque qu'il s'agit là de nouveaux personnages, Maryse s'explique : «Dans chaque maison de l'île, il y a une histoire différente. [...] Mais je ne les raconte pas maintenant, il faut s'en garder pour les autres jours» (381). Si la ville de Montréal représente souvent le Québec entier, l'île Verte constituerait ici une autre métonymie de la nation, faisant contraste avec le caractère urbain de Montréal. Sur cette île se trouve une nouvelle source d'histoire nationale, car il y a là de nombreuses histoires de mère-fille qui restent à raconter. Au lieu de s'épuiser, les histoires de Maryse iront en croissant; les récits historiques au féminin sont aussi innombrables que les récits du monde dont parlait Roland Barthes (167). Témoin de cette vision ouverte, inachevée, de l'histoire des Québécoises, Myriam première résulte d'une heureuse conjugaison d'une conscience nationale et d'une conscience féministe où l'héritage national ou le patrimoine culturel n'est pas un capital fixe et intégré mais un texte, qui ne cesse d'être augmenté, réécrit. Cette double conscience mise à l'oeuvre dans le roman de Francine Noël rejoint celle définie par Louise Dupré :
Conscience posthistorique, elle ne participe pas de l'esprit révolutionnaire traditionnel qui, de toute façon, repose sur la répétition, le retour du Même: elle met fin à la vision figée, fermée et linéaire que nous propose l'Histoire. Il s'agit d'une véritable révolution des consciences, dans l'esprit de l'ère du Verseau, que cette pensée de la différence procédant par multiplication plutôt que par division (134)(5).
Myriam la sorcière et la transmission de l'héritage discursif
Ainsi, la jeune Myriam est la narrataire privilégiée des contes de Maryse : elle est le dépositaire de cette nouvelle conscience nationale. La transmission de cet héritage discursif est complétée toutefois par la sorcière-fée, Joseph-Lilith-Miracle Marthe, un des nombreux personnages surnaturels qui habitent la zone «underground» du roman. En tant que gardienne magique des liens matrilinéaires, elle parfait les histoires de Maryse en imaginant la structure de la «cellule familiale élargie» de Myriam :
-- Entre toi et ton aïeule Éléonore de Grand'maison, la première débarquée ici au dix-septième siècle, j'ai compté treize générations. Vous tenez toutes de cette femme immense à la crinière de lionne. Entre elle et toi, il y a eu treize mères qui ont réchappé soixante-treize enfants. [...]
Elle sourit et défile les noms des treize aïeules de Myriam. Elle les défile très vite à l'endroit, à l'envers et en diagonale, puis elle fait rewind et fast forward. Les grand-mères ont des noms étranges comme Bérangère et Philomène. Myriam sent un petit vertige la tirer vers l'intérieur d'elle-même comme un remous. Une spirale 104).
La filiation matrilinéaire, réétablie par Miracle de manière high tech et postmoderne, est une autre manifestation d'un héritage discursif féminisé. Claude-Gilbert Dubois souligne le lien qui peut se faire entre la nation et l'arbre généalogique, c'est-à-dire «la manière dont la natio -- cette notion imaginaire associée à une communauté de naissance -- utilise la généalogie pour s'établir» (24-25). Mais ici Miracle transmet oralement à Myriam une généalogie féminisée de sa famille qu'elle ne trouverait jamais dans les manuels d'histoire. Elle refait la nation au féminin. Comme le rappelle Lori Saint-Martin, «[c]'est cette forte convergence du réel et de l'imaginaire quit fait de la sorcière une sorte d'étendard; figure de résistance et de subversion, elle annonce la volonté de briser des tabous, de faire advenir un ordre nouveau» (26-27). Consciente de son pouvoir de menacer l'ordre social, Miracle incarne le féminin refoulé, oublié.
La première de «l'Oeuf de l'écureuil», la pièce de Maryse signale, à la fois la fin d'une ère et le début d'une autre. C'est bien la fin d'un projet -- du cycle du canal Lachine -- , mais il paraît que le sens de ses histoires a été transmis, que Maryse a réussi à donner une conscience historique à Myriam. Lors de la première, Myriam se dit :
Ce n'était pas comme ça qu'elle imaginait la pièce, la fois de la répétition. Il n'y avait pas de musique alors, et tout avait l'air plus ordinaire. Maryse a dit l'autre jour qu'elle essayait de «remonter dans la mémoire enfouie des gens». Les adultes ont des problèmes de mémoire, c'est sûr, des trous, des «blancs»! Elle, Myriam, n'a pas ce problème-là, jusqu'à la fin de ses jours, elle se souviendra du spectacle dans ses moindres détails, jusqu'à très vieille (486).
Ainsi, Myriam continuera le combat de Maryse contre l'oubli, contre l'effacement du passé. En plus, sa relation avec sa meilleure amie, Ariane, est un rapport de «copines» modelé sur l'amitié entre Maryse, MLF et sa mère Marité. Possèdant un don surnaturel, le pouvoir de prédire l'avenir, Myriam incarne la nouvelle sorcière, l'avenir même de cette communauté imaginée de femmes. Ayant reçu son héritage au féminin -- sous la forme de la lettre d'Alice, des histoires de Maryse et de la généalogie féminisée de Miracle-Marthe -- Myriam est prête à remplacer sa grandmère Alice dans le cycle des vies féminines.
Conclusion
Si les hypo-récits de Myriam première ne constituent pas pour autant des récits enchâssés où le déroulement de l'action de R1 est déterminé par l'existence de R2, il y a cependant un hypo-récit qui dépasse les limites qui lui sont assignées et qui rebondit sur le déroulement du récit encadrant. Maryse reçoit des mains de sa cousine Norma/Barbara une lettre que la fille de Kate a écrite à sa mère en 1910: une réponse «réelle» à une lettre «fictive» que Maryse a composée. C'est à cette lettre que pense Maryse à la fin du roman, durant la première de sa pièce :
Elle comprend maintenant pourquoi Norma lui a confié le seul patrimoine dont elle ait hérité, la lettre à Kate; c'est tout simplement pour qu'elle raconte cette histoire d'amour maternel, en toute humilité et qu'ainsi, il en reste quelque chose (501).
La signification de cette dernière lettre en tant que «seul patrimoine» rejoint celle attribuée à la missive que confie Alice Ladouceur à Myriam, concrétisant la notion d'un matrimoine discursif au féminin. Pour les femmes oubliées par l'histoire et déshéritées par le passage des biens familiaux de père en fils, la notion de patrimoine ne peut pas être identique à celle des hommes.
Face à l'impasse où se retrouve le Québec en ce mois de mai 1983 post-référendaire, les personnages féminins doivent prendre en charge la transmission des valeurs, la préservation de la mémoire collective. Le projet de Maryse, qui est également celui de Francine Noël, vise à raconter une version ouverte et plurielle de l'histoire des Québécoises où le passé n'est pas «notre maître» comme le pensait Lionel Groulx, mais un moyen de reconstituer une culture au féminin, jusqu'à présent refoulée, oubliée. Ce projet de ré-écriture devient un héritage transmis à Myriam, la nouvelle sorcière, et rejoint l'autre héritage au féminin que reçoit celle-ci dans la lettre de sa grand-mère Alice. Comme écrira Arlette Farge à propos des revendications du mouvement féministe, «pour exister, revendiquer, il faut avoir une mémoire, retrouver dans le passé enfoui celles qui nous ont précédées et que l'histoire jamais n'a prises en compte» (20). Le Québec imaginé par Myriam première relève ce défi, suggèrant que son avenir culturel réside dans cette interprétation plurielle du passé et, surtout, dans l'incorporation d'éléments féminins au rêve national.
NOTES
1 Vautier donne les exemples suivants du roman historiographique postmoderne au Québec: La Tribu de François Barcelo, Les Têtes à Papineau de Jacques Godbout, Papineau ou l'épée à double tranchant de Claire de Lamirande, Comme une enfant de la terre de Jovette Marchessault et La Maison Trestler de Madeleine Ouellette-Michalska, tous publiés pendant la décennie 1975-1985.
2 On pourrait citer ici parmi les nombreux textes de ce genre, Ana Historic de Daphne Marlatt, The Stone Diaries de Carol Shields, Away de Jane Urquhart, The Joy Luck Club d'Amy Tan.
3 J'ai choisi le terme hypo-récit par souci de simplicité et de continuité. Mieke Bal le préfère pour désigner le rapport de dépendance qui existe entre le récit premier et le récit deuxième. Celui-ci dépend de l'autre, le narrateur du deuxième récit étant un personnage du récit premier. Sa conception de ce rapport est donc autre que celle du modèle genettien qui emploie le terme méta-récit. Voir «Hypo-récits: ou la structure de la destruction» in Narratologie, Paris, Klincksieck, 1977, 61-85.
4 En dépit de sa forme théâtrale, j'ai décidé d'englober, dans cette deuxième série, l'histoire de la pièce de Maryse, «L'Oeuf de l'écureuil». Bien qu'elle soit souvent décrite par Maryse, que le lecteur assiste aux répétitions et que l'instance narrative décrive sa première, son contenu nous est révélé dans un conte: Maryse doit expliquer la pièce aux enfants après la répétition bouleversante à laquelle ils ont assisté.
5 Je souligne.
6 Le prototype du récit enchâssé est celui de Shérazade.
OUVRAGES CITÉS OU CONSULTÉS
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Bal, Mieke, Narratologie, Paris, Klincksieck, 1977.
Barthes, Roland, «Introduction à l'analyse structurale des récits», L'Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985.
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_____, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, New York, Routledge, 1988.
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