TRADUCTION LITTÉRAIRE ET
POLYPHONIE DANS « MRS. TURNER
CUTTING THE GRASS »
DE CAROL SHIELDS

Benoit Léger

La traduction n'est pas une simple médiation : c'est un processus où se joue tout notre rapport avec l'Autre.
       Berman

Dans un article consacré à Carol Shields, Kent Thompson étudiait la multiplicité des voix dans les nouvelles « Mrs. Turner Cutting the Grass » et « Others », tirées du recueil Various Miracles; nous tenterons d'approfondir ici la question de ces voix multiples dans la première de ces nouvelles, la mettant en rapport avec la polyphonie romanesque définie par Bakhtine dans « Du discours romanesque ». Nous nous demanderons donc si l'on peut parler ici de texte polyphonique et, le cas échéant en quoi une telle lecture influencera l'activité traduisante.

Reprenons d'abord l'analyse de la nouvelle du point de vue de Thompson puisque celle-ci constitue pour lui un paradigme de la multiplicité des voix dans l'oeuvre de Shields : cette nouvelle débute par une exclamation du Narrateur (« Oh, Mrs. Turner is a sight cutting the grass on a hot afternoon in June! » (18)) puis, un peu plus loin, on entend les voix des adolescentes qui rentrent de l'école :

High-school girls on their way home in the afternoon see Mrs. Turner cutting her grass and are mildly, momentarily repelled by the lapped, striated flesh on her upper thighs. At her age.Doesn't she realize? Every one of them is intimate with the vocabulary of skin care and knows that what has claimed Mrs. Turner's thighs is the enemy called cellulite, but they can't understand why she doesn't take the trouble to hide it. (19)
Les adolescentes qui rentrent de l'école secondaire l'après-midi voient Mrs. Turner tondant sa pelouse, et elles sont légèrement dégoûtées à la vue de la chair clapotante et striée du haut de ses cuisses. À son âge. Est-ce qu'elle ne se rend pas compte? Chacune d'elles connaît par coeur le vocabulaire des soins de la peau et sait que ce qui a pris possession des cuisses de Mrs. Turner est un ennemi appelé cellulite, mais elles ne comprennent pas pourquoi elle ne prend pas la peine de cacher ça.1

Thompson recense dans ce passage trois voix: la voix des écolières, celle des articles et des publicités de la revue Cosmopolitan que les adolescentes citent sans le savoir, et la voix détachée du Narrateur (omniscient) observant le tout (70).

« Mrs. Turner Cutting the Grass » nous semble aussi un des exemples particulièrement heureux de l'usage de voix multiples dans le recueil, et il est intéressant de poursuivre l'analyse de Thompson en étudiant quelques-unes des autres voix. Tout comme les écolières scandalisées par le comportement de Mrs. Turner, ses voisins l'observent, horrifiés, sur le pas de leur porte. Non seulement laisse-t-elle l'herbe coupée sur la pelouse sans la ramasser, mais elle utilise un herbicide chimique :

Everyone knows that leaving the clippings like that is bad for the lawn. Each fallen blade of grass throws a minute shadow which impedes growth and repair. The Saschers themselves use their clippings to make compost which they hope one day will be ripe as the good manure that Sally Sascher's father used to spread on his fields down near Emerson Township.
... Roy is far more concerned about the Killex that Mrs. Turner dumps on her dandelions. It's true that in Winnipeg the dandelions' roots go right to the middle of the earth, but Roy is patient and persistent in pulling them out .... And he and Sally are experimenting with new ways to cook dandelion greens, believing as they do that the components of nature are arranged for a specific purpose--if only that purpose can be divined. (18-19)

On peut ici compter trois voix différentes au sein du discours des Sascher : d'abord la voix de l'horticulteur qu'ils ont consulté ou des revues spécialisées qu'ils ont lues afin de mieux aménager leur potager; celle du «commun des mortels », de ce que « tout le monde sait » sur les racines de pissenlits à Winnipeg, et enfin la voix la plus importante ici, celle du discours écologiste contemporain: « The Saschers themselves use their clippings to make compost ... the components of nature are arranged for a specific purpose--if only that purpose can be divined » (souligné par nous). Le discours des Sascher se révèle donc, tout comme celui des adolescentes, truffé d'emprunts.

On peut analyser de la même façon le discours du Professeur en le comparant à celui de Mrs. Turner : songeant à sa piètre fortune artistique, il emploie un lexique typé, complètement étranger à Mrs. Turner:

It grieved him to think of that paltry, guarded nut-like thing that was his artistic reputation. His domestic fife had been too cluttered; there had been too many professional demands; the political situation in America had drained him of energy ... (24)

De même, la nature de ses réflexions sur le Japon diffère-t-elle de celles de Mrs. Turner:

Here in this crowded, confused country he discovered simplicity and order and something spiritual, too, which he recognized as being authentic. He felt as though a flower..., had unfurled in his hand and was nudging along his fountain pen. He wrote . . ., shaken by catharsis, but lulled into a new sense of his powers. (24)

Le discours de Mrs. Turner, en fait, se caractérise par son naturel; au contraire des discours des adolescentes, des Sascher ou du Professeur, il demeure vague, presque familier, et quasi exempt d'emprunts :

The package tour started in Tokyo where Mrs. Turner ate, on her first night there, a chrysanthemum fried in hot oil.... Members of the tour group .,. . climbed on a little train, zoomed off to Osaka where they visited an electronics factory, and then went to a restaurant to eat uncooked fish.... Once they stayed the night in a Japanese hotel where she and Em and Muriel bedded down on floor mats and little pillows stuffed with cracked wheat ... (23-24, souligné par nous)
Le voyage organisé commençait à Tokyo et, le premier soir, Mrs. Turner a mangé un chrysanthème frit dans l'huile. Les membres du groupe ... sont montés dans un petit train qui est parti en vrombissant en direction d'Osaka, où ils ont visité une usine d'électronique, puis ils sont allés à un restaurant manger du poisson qui n'était pas cuit ... Ils ont une fois passé la nuit dans un hôtel japonais où Em, Muriel et elle ont couché sur des nattes à même le plancher, avec des petits oreillers remplis de blé concassé ...

Soulignons que l'utilisation du passé simple était ici inconcevable, puisque en complet désaccord avec le ton de Mrs. Turner. La même réalité aurait été décrite bien autrement par le Professeur japonisant: le « chrysanthème frit » aurait été appelé par son nom japonais, il n'aurait pas été question de « poisson cru » (ou « pas cuit »), mais bien de sushi ou de sashimi; non pas d'un hôtel mais d'une auberge (même en français dans le texte), sinon d'un ryokan.

Cette première analyse des voix shieldsiennes permet de soulever la question de la polyphonie chez l'auteure. Et pourtant, il faut préciser que, si Thompson parle des voix et de leur multiplicité dans une nouvelle comme « Mrs. Turner Cutting the Grass », il ne fait aucunement usage des expressions polyphonie, plurilinguisme ou plurivocalité de même qu'il n'évoque jamais Bakhtine. Son analyse ne se rapproche pas moins pour nous des concepts de ce dernier.

Il convient de se demander si la notion même de « polyphonie » peut être utilisée pour décrire et analyser ici l'écriture shieldsienne; reprenons à cet effet les deux caractéristiques essentielles de la polyphonie telles que Hirschkop les définit à partir de Segre : 1* « the separation of the author's voice from, those of the characters, which makes narrative possible » et 2* « the representation of the linguistic stratification of a society » (11). Peut-on ainsi dire que la voix de l'auteure se distingue de celles de ses personnages dans Various Miracles? Retrouve-t-on dans ce recueil la stratification linguistique d'une société?

Nous avons déjà partiellement répondu à la première question en poursuivant l'analyse effectuée par Thompson à partir des voix dans la nouvelle « Mrs. Turner Cutting the Grass ». Dans ce texte, la voix du Narrateur se mêle à celles des différents personnages pour compléter l'information transmise au lecteur, et le point de vue d'un Narrateur, qui seul a le pouvoir de nous raconter la vie de cette femme, vient compenser le regard négatif que les Sascher, les écolières ou le Professeur posent sur Mrs. Turner: « Oh, what a sight is Mrs. Turner... like an ornament, she shines » (27). Cette prise de position atteint son paroxysme dans l'incipit et l'excipit de la nouvelle, le Narrateur venant sanctionner l'existence de Mrs. Turner et prendre ainsi position par rapport aux discours qui la rejetaient.

Nous avons déjà mentionné un type de discours ici seulement esquissé, mais important par son essence contemporaine, et aussi parce qu'on le retrouve dans d'autres nouvelles du recueil: le discours écologiste. L'expression peut surprendre même s'il s'agit d'un discours particulièrement répandu dans les média et les conversations. Pour Angenot, tout texte est pourtant saturé d'expressions tirées d'un milieu socio-culturel fortement typé,2 et nous pouvons ainsi parler ici d'un discours écologiste se retrouvant dans la nouvelle.

Reprenons maintenant ce discours du point de vue polyphonique: nous retrouvons le discours écologiste chez les voisins de Mrs. Tumer, les Sascher, soucieux d'utiliser l'herbe coupée pour en faire du compost digne de la campagne (18) alors que Mrs. Turner la laisse par terre; mais Roy Sascher se préoccupe surtout des répercussions sur l'environnement du pesticide employé par sa voisine:

... Roy, watching from his porch, imagines how this poison will enter the ecosystem and move by quick capillary surges into his fenced vegetable plot, newly seeded now with green beans and lettuce. His children, his two little girls aged two and four--that they should be touched by such a poison makes him morose and angry. But he and Sally so far have said nothing to Mrs. Turner about her abuse of the planet ... (19, souligné par nous)

Les Sascher ont bien appris leur leçon écologiste et le lexique la modulant; ces voix partagent avec celles de la classe aisée ce que nous pourrions appeler le « discours de banlieue » en songeant à la « suburbia » nord-américaine omniprésente dans le recueil. Quoi de plus nettement associé à la banlieue dans l'imaginaire collectif, en effet, que les préoccupations de nos personnages: Mrs. Turner tond sa pelouse par une belle journée d'été tandis que ses voisins songent à leur potager et que les écolières rentrent à pied de l'école de quartier.

Cette nouvelle comporte encore un des meilleurs exemples d'opposition entre deux autres types de discours : le discours populaire de Mrs. Turner évoqué plus haut et le discours intellectuel se retrouvant dans presque tout le recueil.3

Peut-on ainsi parler d'une polyphonie shieldsienne? La voix de l'auteure est bien évidemment distincte de celle des personnages auxquels elle accorde la parole, ce qui répond à une partie de la question. Mais peut-on parler de polyphonie sociale? Si nous réduisons le concept de voix sociale à sa seule composante socio-économique, au clivage de classes sociales, il ne saurait en être question : les classes ouvrières et populaires représentées dans le recueil le sont rarement au premier plan, et leur voix typée est plutôt évoquée que retranscrite. Shields elle-même ne cache pas qu'elle décrit un milieu socio-économique particulier, 4 et ce sont les voix socialement favorisées des professions libérales ou des milieux intellectuels qui sont le plus souvent présentées. Shields n'est pas en effet l'auteure du vernaculaire; allons même plus loin : elle n'est pas celle du dialogue, élément essentiel de la polyphonie bakhtinienne. Les dialogues les plus substantiels se retrouvent dans le même recueil dans les nouvelles « Pardon » ou « Purple Blooms », mais c'est dans le discours indirect libre que l'auteure réussit à définir des voix distinctes.

Si l'on élargit cependant le concept de voix sociale, comme nous avons tenté de le faire, à une vision plus large rejoignant le concept de « discours », il faut constater que Shields reprend dans l'ensemble des nouvelles les types de discours les plus importants de son époque : discours sexués qui s'opposent, discours intellectuel, discours géographico-linguistiques qui entrent toujours plus en contact les uns avec les autres, et même discours écologiste. Toutes ces oppositions se retrouvent bien sûr à différents plans. En ce sens on peut dire que Shields emploie « tous les langages tant soit peu importants de [son] temps » (Bakhtine 223). La polyphonie shieldsienne, plutôt que sociale, sera donc d'ordre discursif, le discours étant essentiellement un phénomène socio-historique.

Pour Bakhtine, la polyphonie dostoïevskienne se situait dans le contexte historico-politique précis de la Russie tsariste; peut-on en dire autant de la polyphonie de Various Miracles? Le contexte n'a pas à être le même : la polyphonie peut traduire la complexité, tout aussi grande, d'une autre époque. « I live in this century, and you can't live in this century without having a sense of loss somehow », déclare Shields elle-même (Wachtel 37).

Une fois la polyphonie shieldsienne définie, on peut se demander comment l'activité traduisante rendra compte de cette multiplicité discursive. Bakhtine lui-même s'est très peu prononcé directement sur ce phénomène puisque pour lui la problématique se situait à un tout autre niveau. Emerson définit clairement cette position en précisant que Bakhtine

... viewed the boundaries between national languages as only one extreme on a continuum, at whose other end translation processes were required for one social group to understand another in the same city, for children to understand parents in the same family, for one day to understand the next.                     (Emerson 51)

Explication essentielle : pour Bakhtine, tout est donc traduction, toute forme de communication intra- ou extra-linguistique. Cette position, digne des Romantiques allemands, peut sembler trop générale pour être valable ou utilisable; il n'en demeure pas moins, nous semble-t-il, que les frontières entre les langues nationales se définissent beaucoup moins précisément que l'on veut bien le croire, ou du moins sont définies théoriquement mais sans être toujours reconnues dans la pratique.

La polyphonie discursive shieldsienne sera donc traduite comme telle: un phénomène polyphonique, plurivocal ou multilingue, réparti sur un spectre. Certains éléments communs à la fois aux polysystèmes d'origine (le Canada anglais des provinces du centre et le Middle West américain) et d'arrivée (principalement le Québec) peuvent ainsi être conservés : ce seront d'une part des éléments lexicaux et, d'autre part, des allusions culturelles essentiellement nord-américaines saturées de sens.

Prenons ainsi les Sascher scandalisés de voir leur voisine arroser son herbe de Killex (18). La mention de cet herbicide pose au traducteur un problème qui, s'il peut sembler mineur, n'en joue pas moins un rôle déterminant pour définir notre rapport au texte étranger. Le lecteur anglo-saxon comprend évidemment de quel type de produit il s'agit, d'abord parce que Mrs. Turner sort dans son jardin avec un aérosol, mais, surtout, à cause du nom du produit, qui existe de surcroît. Devrons-nous traduire le nom de ce produit, le laisser tel quel ou simplement ajouter une note? Dans le premier des cas, il nous faudrait créer de toutes pièces un nom d'herbicide alors que le Killex, lui, constitue un référent que tout jardinier amateur peut reconnaître. En le laissant comme tel, on présume peut-être des connaissances du lecteur, non pas au niveau horticole car ce serait aussi le problème du lecteur anglophone, mais bien au niveau linguistique, en supposant que ce lecteur a les rudiments d'anglais nécessaires à la compréhension du nom du produit. Enfin, une note du traducteur accorderait au terme -une importance injustifiée. Prenant pour acquis que le lecteur comprendra qu'il s'agit d'un insecticide, sinon en comprenant le nom anglais, du moins d'après le contexte général, on laissera donc à ce Killex sa forme anglaise.5

La traduction du discours écologiste récupéré par les Sascher devra aussi, de manière plus générale, tenir compte des ré flexions moralisantes qu'il contient et faire appel au discours écologiste qui nous entoure dans un polysystème culturel qui, en ce domaine, diffère peu de celui des personnages de Shields. Et ce, sans gommer la pointe finale du Narrateur qui remet en question, non seulement la cuisson de ces fameuses feuilles de pissenlit, mais également la compréhension que nous avons du fonctionnement de notre environnement. Nous en proposons donc la traduction suivante. D'abord pour le monologue intérieur de Roy:

Roy, l'observant depuis son perron, imagine ce poison pénétrant dans l'écosystème et se répandant par de rapides mouvements des capillaires, jusqu'à son potager clôturé, fraîchement semé de haricots verts et de laitue. Ses enfants, ses deux petites filles de deux et quatre ans ... Qu'elles puissent entrer en contact avec un tel poison, cela le rend morose et furieux. Mais Sally et lui n'ont pas encore touché mot à Mrs. Tumer des mauvais traitements qu'elle inflige à la planète.

Roy, d'abord influencé par le discours écologiste environnant, pense à « son écosystème », pour ensuite revenir au cas de sa propre famille et vouloir la défendre d'une menace extérieure:

Tout le monde sait qu'il est mauvais pour la pelouse de laisser ainsi l'herbe coupée par terre. Chaque brin d'herbe projette une ombre minuscule qui empêche l'herbe de récupérer et de croître. Les Sascher, eux, recueillent l'herbe coupée pour en faire du compost qui, espèrent-ils, sera un jour bien à point, comme le bon fumier que le père de Sally Sascher répandait autrefois sur ses champs, dans les environs du canton d'Emerson.
L'inconscience de Mrs. Turner devant les tas d'herbe fraîchement coupée agace Sally, mais Roy, son mari, est beaucoup plus préoccupé par le Killex dont leur voisine arrose ses pissenlits. Bien sûr, à Winnipeg les pissenlits plongent leurs racines jusqu'au centre de la terre, mais Roy est patient, et persévère lorsqu'il s'agit de les arracher... Et Sally et lui expérimentent de nouvelles façons d'apprêter les feuilles de pissenlits, car ils croient que les élément de la nature sont agencés dans un but précis; il suffit de trouver de percer ce but.

Concrètement, la traduction du discours du Professeur devra quant à elle reprendre en français les métaphores qui le caractérisent, de même que le lexique plus abstrait et même, dirions-nous, plus gréco-latin (« artistic reputation », «domestic life », «professional demands », « spiritual », « catharsis »). Nous en proposons la traduction suivante qui tente d'en préserver le rythme des périodes et le réseau de métaphores:

Cela le peinait de penser à cette chose misérable, circonscrite, grosse comme une noix, qu'était sa réputation d'artiste. Sa vie privée avait été trop désordonnée; il y avait eu trop d'exigences professionnelles; la situation politique des États-Unis l'avait vidé de son énergie ...
Ici, dans ce pays surpeuplé et confus, il découvrait la simplicité et l'ordre, et quelque chose de spirituel aussi, qu'il reconnaissait comme authentique. Il sentait une fleur, quelque chose comme un lis mais plus petit et plus dur, se déployer dans sa main et diriger son stylo. Il écrivait et écrivait secoué par la catharsis, mais aussi apaisé par un sens nouveau de sa propre puissance.

Voix et discours sociaux socialement définis par leur provenance de classe, leur sexe, leur type de discours intellectuel et même leur provenance géographico-linguistique, se mêlent, dialoguent ainsi dans le recueil de Shields, mais sans parvenir à une synthèse finale. Le concept bakhtinien de la polyphonie romanesque permet ainsi une lecture destinée à contribuer au travail du traducteur en illustrant la multiplicité des points de vues, des discours et des voix.6

La polyphonie bakhtinienne rejoint de plus l'importance accordée au caractère essentiellement étranger d'un texte écrit en anglais et qu'il faut éviter de gommer, le « comme si » de Meschonnic, (308) comme si le texte de Shields avait été écrit en français à Montréal ou à Paris. Rappelons à ce propos ce que Pannwitz écrit sur la richesse apportée à la langue d'arrivée par le texte étranger:

Nos versions, même les meilleures, partent d'un faux principe; elles prétendent germaniser le sanscrit, le grec, l'anglais, au lieu de sanscritiser l'allemand, de l'helléniser, de l'angliciser. Elles ont plus de respect pour les usages de leur propre langue que pour l'esprit de l'oeuvre étrangère ... L'erreur fondamentale du traducteur est de figer l'état où se trouve par hasard sa propre langue, au lieu de la soumettre à l'impulsion violente qui vient d'un langage étranger. Surtout lorsqu'il traduit une texte écrit dans une langue très différente de la sienne, il doit remonter jusqu'aux éléments ultimes du langage, là où convergent mot image, tonalité; il doit élargir sa propre langue en s'aidant de la langue étrangère; on ne se doute pas du point auquel on peut ainsi l'enrichir, du degré d'évolution dont toute langue est susceptible, du fait qu'entre les langues il n'y a guère plus de différence qu'entre les dialectes, à condition toutefois qu'au lieu de les prendre à la légère on les considère avec assez de sérieux. (72)

Dès 1917, Pannwitz lance ainsi l'idée d'une langue du texte--source tout aussi sinon plus importante que celle du texte d'arrivée. Faudrait-il pour autant angliciser le français? Un tel programme provoquerait un tollé au sein du polysystème francophone7 qui se voit menacé et a donc développé un comportement puriste. Nos ancêtres n'ont pourtant pas hésité à tenter de latiniser, d'helléniser et d'italianiser le français; de nos jours nous ne craignons pas de le japoniser ou de le russifier. Nul ne s'en scandalisera et certains parleront d'enrichissement. L'anglais représente bien sûr pour certains une tout autre « menace », et pourtant le choc des langues se produit de toute façon dans l'usage, malgré les réformes officielles, les explications normatives. Que se passerait-il si, au lieu de préserver le français, ainsi qu'une plante rare, à l'abri des influences anglo-saxonnes, nous le soumettions au contact direct et dialogique avec les autres langues? Pour répondre à cette question, il faudrait procéder à une analyse de l'influence de l'anglais sur les langues qui ne se sont pas donné d'instances aussi officielles que les nôtres.

Nous avons déjà mentionné la position de Bakhtine en ce qui touche à la traduction, à partir de l'analyse d'Emerson, mais voyons plus précisément ce que, une vingtaine d'années après Pannwitz, Bakhtine écrit à propos du dialogisme dans la rencontre des langues:

La diversité interne du dialecte littéraire et de son environnement extra-littéraire . . . doit se sentir comme envahie par un océan de plurilinguisme, important , se révélant dans la plénitude de ses intentions, dans ses systèmes mythologiques, religieux, socio-politiques, littéraires, culturels et idéologiques. Peu importe si ce plurilinguisme extra-national ne pénètre pas dans le système du langage littéraire et des genres de la prose ... : le plurifinguisme extérieur affermira et approfondira le plurilinguisme intérieur de la langue littéraire elle-même, affaiblira le pouvoir des légendes et des traditions qui paralysent encore la conscience linguistique, décomposera le système du mythe national organiquement soudé au langage et, somme toute, détruira totalement le sentiment mythique et magique du langage et de la parole. (185)

Bakhtine et Pannwitz s'en prennent aux langues considérées comme des monolithes; si la traduction intra-linguistique tout comme inter-linguistique se retrouve, comme nous l'avons déjà vu, au sein même d'une langue nationale, cette dernière perd son obsession d'une utopique pureté pour s'ouvrir aux langues voisines. Et c'est selon nous le miracle de la traduction, que de contribuer à cette ouverture. Fidèle à une de ses fonctions primordiales, la traduction, dans le cas de l'univers nord-américain de Shields,8 peut ainsi enrichir non seulement le polysystème culturel français d'Amérique du Nord, mais également celui d'ailleurs, peut- être même en réalisant le choc des langues déjà existant sans être accepté.

NOTES

1 Toutes les traductions françaises citées dans cet article sont tirées, de Benoit Léger, « Miracles divers » de Carol Shields suivi de Traduire la Polyphonie (mémoire de maîtrise, Montréal : Université McGill, 1991).

2 « ... le texte examiné ... est tissu de mots, d'expressions, de manières de dire, de jargons et de styles, de stratégies pour convaincre ou pour narrer qui ne vont pas de soi, qui ne sont aucunement universels ni naturels, qui sont propres à l'institution, à la culture, à l'identité sociale ou sociosexueIle dont le locuteur ou le scripteur sont à un moment donné les porte-parole. » Marc Angenot, "L'analyse du discours : Esquisse d'une problématique générale," Bulletin de l'Association canadienne de linguistique appliquée 13.1 (1991) : 10.

3 « In her ignorance Mrs Turner differs from the Saschers who are knowledgeable about ecology, from the schoolgirls who are 'intimate with the vocabulary of skin care,' from the professor who in Japan discovers "simplicity and order and something spiritual, too, which he recognized as being authentic" and from his students who 'know ... the irreconcilable distance between taste and banality' (26). » Simone Vauthier, "On Carol Shields' Mrs. Turner Cutting the Grass", Commonwealth : Essays and Studies (1989) : 70.

4 « I think all human relationships are complex, and they're just as complex in the middle class as any other place. I think you have to write about who you know... In fact, I sometimes feel insulted by some American writers who are highly educated people who are writing about rustics. I wonder, 'What is this for? There's a kind of condescension about this.» Eleonore Wachtel, "Interview with Carol Shields," Room of One's Own: The Carol Shields Issue 13.1-2 (1989) : 38.

5 L'exemple ne présente bien sûr pas les plus grandes difficultés possibles, mais il en eût été autrement si le texte à traduire s'était présenté dans une langue, sans aucun point commun avec le polysystème d'arrivée.

6 Il convient de se demander si ce concept de la polyphonie peut être repris intégralement à notre époque et au sens où Bakhtine l'entend, si les voix sociales sont les mêmes; le clivage socio-économique s'effectue-t-il de la même façon qu'à l'époque de Bakhtine ou à celle de Dostoïevski? Nous songeons à la standardisation de la langue, à la réduction des disparités entre les niveaux de langue, au développement de l'éducation obligatoire, à la diminution de l'analphabétisme, et même au cas particulier de l'anglo-américain, plus tolérant que d'autres langues pour les écarts par rapport à la norme. Tous ces phénomènes sociaux, méritent une étude plus approfondie.

7 Nous entendons ici une façon de percevoir la traduction qui, malgré des différences régionales, est souvent partagée par l'ensemble de la francophonie.

8 L'exemple s'applique bien sûr à la traduction de nombreux auteurs nord-américains.

OUVRAGES CITÉS

Angenot Marc. « L'analyse du discours: Esquisse d'une problématique générale.» Bulletin de l'Association canadienne de linguistique appliquée 13.1 (1991) : 9-20.

Bakhtine, Mikhaïl. « Du discours romanesque.» Esthétique et théorie du roman. Trad. Daria Olivier. Paris: Gallimard, 1978.

Benjamin, Walter. « La tâche du traducteur.» Oeuvres choisies. Trad. Maurice de Gandillac. Paris: René Julliard, 1959: 57-74.

Emerson, Caryl. "Translating Bakhtin: Does his Theory of Discourse Contain a Theory of Translation?" The University of Ottawa Quarterly 53.1 (1983) : 23-51.

Hirschkop, Ken & David Shepherd (éd ). Bakhtin and Cultural Theory. Manchester: Manchester University Press, 1989.

Léger, Benoit. « Miracles divers » de Carol Shields suivi de Traduire la Polyphonie, mémoire de maîtrise, Montréal : Université McGill, 1991.

Meschonnic, Henri. Pour la Poétique II. Épistémologie de l'écriture. Poétique de la traduction. Paris : Gallimard, 1970.

Parmwitz, Rudolf. Die Krisis der Europæischen Kultur. Nfiremberg : Hans Carl, 1917. 240-42.

Shields, Carol. Various Miracles. Don Mills (Ontario) : Stoddart, 1985.

Thompson, Kent. "Reticence in Carol Shields." Room of One's Own: The Carol Shields Issue 13.1-2 (1989) : 69-76.

Vauthier, Simone. "On Carol Shields' 'Mrs. Turner Cutting the Grass'." Commonwealth: Essays and Studies (1989) : 63-74.

Wachtel, Eleonore. "Interview with Carol Shields." Room of One's Own: The Carol Shields Issue 13.1-2 (1989): 5-45.