LA QUÊTE DE L'IDENTITÉ ET
L'INACHEVÉ DU DEVENIR DANS
UN JOUALONAIS SA JOUALONIE DE
MARIE-CLAIRE BLAIS.

Irene Oore

La question de l'identitaire1 constitue une préoccupation centrale de la critique actuelle. Plusieurs études traitent de la question, mais aucune n'examine cette problématique dans l'oeuvre de Marie-Claire Blais. Nous nous proposons d'examiner la notion d'identité et de sa construction dans un roman très peu étudié et des plus iconoclastes de Marie-Claire Blais: Un Joualonais sa Joualonie.2 Le roman entier peut être lu comme une mise en question des concepts de l'identité tant individuelle que collective. Nous examinerons dans un premier temps, comment dans une ambiance souvent carnavalesque3 sont mises à l'épreuve les dimensions essentielles de la problématique identitaire, celles de la nation, de la classe et du groupe, de la langue et de l'identité sexuelle. Sur ce fond d'éclatement et de non-distinction au niveau collectif, résultat de la mise à l'épreuve, nous verrons dans un deuxième temps la quête identitaire comique de Ti-Pit. Cette quête se fait donc dans le fragmentaire et le multiple, le mobile et le changeant, le relatif et l'universel. Ainsi, nous observerons comment la notion d'identité, notion qui évoque pour plusieurs l'unité et la permanence, est saisie dans un texte qui s'oppose à tout ce qui est définitif et stable. Dans un tel contexte nous verrons que certaines difficultés associées à la problématique de l'identitaire proviennent précisément de ce que l'on considère trop l'identité comme une réalité donnée au lieu de l'envisager comme une liberté créatrice.

La question de l'identité nationale ne semble point préoccuper outre mesure Ti-Pit, le narrateur d'Un Joualonais sa Joualonie, car la question est en grande partie étrangère à ses activités et à ses réflexions quotidiennes. Elle ne s'impose pas à lui avec insistance. Pourtant ceux qui l'entourent4 projettent une imagerie à laquelle nul ne peut échapper, imagerie qui tente de régler d'une manière définitive le problème de l'identité nationale. L'emploi de stéréotypes pour représenter l'Autre est très fréquent dans le roman: les Français emploient des stéréotypes pour décrire les Québécois, les Québécois pour décrire les Français et les Anglais, les Américains pour décrire les Québécois et ainsi de suite . . . La fréquence d'un tel emploi de stéréotypes pour se représenter réciproquement dans le texte résulte en la mise en question de toute "vérité" générale portant sur un peuple ou sur une nation.

On entend par exemple Papillon s'adresser ainsi à un Français rencontré dans le métro: "Ça alors . . . encore un maudit Français chez nous!" (87) et il ajoute "encore un chialeux d'émigré qui se plaint de la température, encore un Français qui veut nous faire la leçon!" (87). La riposte du Français, dont l'argument semble non seulement absurde, mais encore sans suite logique apparente aux paroles de Papillon, souligne le caractère profondément irrationnel de tels "échanges": "je ne suis pas de Paris. Donc vous n'avez aucune raison de me haïr" (87).5 Et Papillon de répondre par une maxime aussi générale que stupide: "Il y a toutes sortes de champignons et de Québécois, mais hélas, il n'y a qu'une sorte de Parisien" (88). Cette réplique met en relief le caractère impossible de ce dialogue de sourds. Toute communication est inconcevable car les interlocuteurs, coïncés dans des vérités immuables n'entendent même pas la réponse de l'autre.

Papillon, atteint lui-même de surdité au niveau de la question nationale, accuse à son tour les Français d'avoir ce handicap. Ayant payé le voyage de Justine, une Française, au Québec, Papillon s'attend à ce qu'elle lui en soit reconnaissante. Mais Justine semble ingrate. Elle reproche à Papillon son accent: "--Votre accent, oui, c'est moins pur que le nôtre. . . " (130) elle l'appelle son "bon sauvage" (130) et Papillon remarque: "un peu plus elle lui servait «les quelques arpents de neige» si méprisables, «et le drame de solitude du Québécois» que tout Parisien en promenade croit avoir pénétré..." (130). Papillon, entièrement insouciant de l'inconséquence qu'il manifeste, reproche aux Français de stéréotyper et par là de réifier les Québécois: "nous n'avons plus qu'à nous incliner, nous voilà bien définis et rangés dans le tiroir, tu comprends?" (130) se plaint-il à Ti-Pit.

Dans Un Joualonais sa Joualonie ce sont les Anglais qui détiennent les entreprises et le pouvoir au Québec. Cette exploitation des Québécois par les Anglais est relevée d'une manière sarcastique par Papillon. Lorsque Ti-Pit et Papillon descendent dans le métro, sous l'hôtel «Queen Elisabeth», Papillon remarque: "C'est-ti beau, c'est-ti émouvant, hein, cette grande Reine qui nous domine comme un cheval de pierre ... la 8e merveille du monde!" (71). Notons la structure double et parallèle de l'exclamation, le choix de termes "beau" et "émouvant" mis en valeur par la structure binaire, la Reine d'Angleterre comparée à un cheval de pierre et caricaturée tant au niveau physique qu'au niveau humain, le tout culminant dans la conclusion dont l'ironie antiphrastique est évidente: "la 8e merveille du monde!".

Enfin, un autobus Greyhound rempli de "quêteux qu' avaient économisé trois ans pour avoir l'oeil saucé aux U.S.A." (136) est arrêté à la frontière des États-Unis par "un gang de nazis" qui crient aux Québécois: "Go home! Get out of here!" (136)--acte de réprésentation du rejet de l'Autre au niveau même de la nation, définie ici par les frontières politiques.

Que signifient cette domination et ces rejets de l'Autre, cet emploi des stéréotypes où chaque nation se définit à travers un rapport d'antagonisme et de conflit avec les autres, sinon un chauvinisme généralisé où toute tentative de réflexion et de dialogue est condamnée à l'échec. Si André Belleau dans Surprendre les voix remarque que "[l]e discours québécois est bloqué dans une question nationale obsessionnelle et indépassable6, Marie-Claire Blais va plus loin encore en ce que dans Un Joualonais sa Joualonie tout discours national semble bloqué dans l'emploi des stéréotypes pour définir l'Autre.

Lors de la scène des manifestations dans les rues de Montréal, événement central du roman, Papillon s'adresse à un autre manifestant, et fait appel au sentiment nationaliste qui est censé les unir (une fois de plus s'unir contre l'Autre): "Mais nous sommes tous des Joualonais unis pour repousser le même agresseur, n'est-ce pas? Pour exiger les mêmes droits, dites, mon ami?" (255). La réponse, brutale dans sa franchise, ne tarde pas à venir:

--Chus pas ton ami, OK? Nous autres, ce qu'on veut, ça te regarde pas, on est des travailleurs à la chaîne, il nous faut plus qu'une piastre de l'heure, on est écoeurés, vous nous écoeurez, vous autres les gros, les riches... (255)

C'est à ce niveau aussi que se situe le reproche que fait Ti-Pit à la femme de son boss, Lady Faber. Ti-Pit et Baptiste déblaient la neige autour de la belle maison des Faber à "Upper-Nose Town" (32). Alors que Baptiste, "pas fier", est reconnaissant de ne pas avoir été appelé "Frenchie", Ti-Pit n'apprécie pas la condescendance et l'intolérance de Lady Faber qui traite son chien mieux qu'elle ne traite Ti-Pit et Baptiste: "--Ouais, que j'ai dit, mais j'ai pas aimé l'affaire du tapis, y avait que son puss-puss qui avait l'droit de chier dessus, nous autres, elle nous espionnait l'envers des bottines ouais" (34). Alors que l'appartenance à la nation n'est pas une préoccupation centrale des ouvriers et de la pègre, l'injustice sociale les scandalise et ils revendiquent le droit à la dignité individuelle de chaque être, quelle que soit sa classe. D'autre part, est dénoncé aussi un snobisme inversé, où l'individu veut passer pour appartenir à une classe inférieure à la sienne. Ti-Pit décrit Papillon qui aimerait faire croire qu'il est de la classe de Ti-Pit, bien que cela ne soit pas le cas: "c'papillon-là, on aurait dit un gars d'ma classe, un bum qui s'habille en dimanche mais c'était pas pour vrai, c'est juste qu'y essayait de s'mettre au niveau d'mes semelles" (10). La duplicité de Papillon d'une part, et les indices de l'appartenance à des groupes idéologiques d'autre part sont ridiculisés, une fois de plus, dans une autre description de Papillon: "Papillon lui, avait mis sa cravate bigarrée de hippie et en plein dessus son drapeau de séparatiste qui flottait" (74). La subdivision en "classes" est problématisée et relativisée davantage lorsque nous constatons que Papillon est perçu par son éditeur parisien comme un "grossier paysan" (98), alors que Papineau le marxiste, n'arrête point de lui lancer à la figure l'ultime insulte: "petit-bourgeois, Papillon" (81). À mesure que l'on avance dans le récit, les classes, les groupes et les sous-groupes se multiplient pour atteindre un foisonnement carnavalesque lors des manifestations de la nuit de Noël. Cette nuit-là on retrouve dans les rues de Montréal "La Ligue des Français Désaimés et Désenchantés" (243), le "Front de la Secrétaire Féminine" (239), "le gang des pêcheurs", des groupes d'étudiants, des soldats, des marxistes, des maoistes, des religieuses. La confusion et l'impossibilité de distinguer entre les groupes n'ont d'égal que l'intolérance des uns envers les autres. Il n'est pas étonnant que la décision de se joindre a un groupe plutôt qu'à un autre semble compliquée et arbitraire à la fois... Ainsi les sténodactylos plutôt que d'aller avec les bureaucrates préfèrent se joindre aux rangs du "Front de la Secrétaire Féminine" (239) et Papineau le marxiste déclare fièrement:

nous les militants, nous détestons les artistes, les écrivains, nous vous détestons tous, vous qui empêchez notre marche vers la liberté ... car vous êtes tous pareils ... de[s] sales petits-bourgeois ... (105)

En fait, le groupe qui s'avère le plus tolérant, le plus ouvert est . . . celui des prostituées.

Ainsi, comme c'était le cas pour la définition de l'identité au niveau national, les généralisations, l'emploi des stéréotypes ainsi que le positionnement conflictuel par rapport à l'Autre fondent la construction de l'identité au niveau de la classe et du groupe. Ce désir de classer à tout prix est tourné en dérision dans la caricature qu'est le personnage nommé "le perroquet" (78). Ti-Pit l'appelle ainsi car ses paroles automatiques ne portent aucune trace d'intelligence critique. Le perroquet récite:

Oui, je suis un représentant de la jeunesse Militante, Messieurs, Mesdames, auriez-vous la gentillesse de répondre à mes questions par un oui ou par un non, êtes-vous de droite ou de gauche, un bourgeois dégueulasse ou un disciple de Mao? (76)

Le texte blaisien subvertit ainsi dans le rire et la joie carnavalesque tout dogmatisme manichéen.

La confusion, l'indistinction qui caractérise la quête d'identité tant au niveau de la nation qu'au niveau du groupe, se manifeste aussi au niveau de la langue. La langue, même de l'écrivain qu'est Papillon, est hybride. La scène du restaurant est significative:

--Des toasts bacon and eggs? demande la waitress un peu en langueur...
--C'est bacon and eggs, alors?
--Non ... oeufs et ... bacon. Je veux dire oeufs et dis donc ... Seigneurie, comment on appelle ça? Oeufs et jambon fumé, Christ! (277)

Cette dépossession au niveau des mots, cette langue hybride est vécue par certains personnages comme une pauvreté fondamentale, comme une incapacité d'exprimer qui on est. Ti-Foin vit très mal cette condition humiliante. Il s'apitoie sur son sort: "Si t'as pas de mots pour la révolution, pas d'étincelle d'esprit, eh ben t'as qu'à poser des bombes et fermer ta gueule, tu peux aussi retourner dans ton village et traire les vaches!" (248). Mais même ce qui dans un autre contexte aurait pu être (et a souvent été) perçu comme un drame existentiel national, n'est ici qu'un jugement parmi d'autres. Ti-Pit fait remarquer à Ti-Foin avec son réalisme subversif habituel: "--Les mots te manquent pas, à l'heure d'aujourd'hui" (247), ce qui donne un certain air de mélodrame et d'exagération à la complainte de Ti-Foin. L'envers du discours de Ti-Foin s'apitoyant sur son sort de dépossédé a été le discours québécois nationaliste des années soixante, prisant le joual, le revendiquant comme l'expression même de l'identité québécoise. Or, le texte blaisien présente même cette valorisation sous le signe de l'ambivalence carnavalesque.8 Car c'est surtout Papillon, personnage ridicule et écrivain médiocre, qui valorise le joual. Or Papillon, qui n'a aucun poids ni au niveau du nom ni au niveau des arguments, inauthentique et excessif dans ses jugements, rend suspecte une telle valorisation.9 Il reste Ti-Pit, qui de par sa position de "narrateur extradiégétique" et "intra-diégétique" à la fois10 prend en charge le récit et qui, de son propre aveu, sans avoir "une graine d'instruction" (9) possède une langue admirablement riche dans son hybridité même, langue qu'il manie avec beaucoup de brio. En tant que narrateur, son point de vue sur le social et l'idéologique est privilégié. Ti-Pit reconnaît l'importance capitale des mots dans sa vie, mais ne se soucie absolument pas du métadiscours idéologique sur l'hybridité ou la carence de la langue... Insouciant devant le fatras d'opinions et de jugements qui portent sur cette question, Ti-Pit déclare joyeusement: "j'attrape les mots comme une maladie, j'me fais des fois une jasette pas mal savante mais ça c'est mon secret à moé, y parait que les mots ça fait vivre quand on a personne" (9). Cette remarque ainsi que le titre du roman concourent à l'hypothèse qu'Un Joualonais sa Joualonie est précisément le résultat de cette activité secrète que nous révèle Ti-Pit, cette "jasette pas mal savante."

Alors que certains personnages d'Un Joualonais sa Joualonie ont une identité sexuelle nettement définie (c'est le cas de Ti-Pit, de Papillon, de Corneille), d'autres personnages comme Mimi le travesti, ses amis Dany, Yvonne, Jean-François sont plus difficiles à classer. Si le travestissement d'un Yvonne ou d'un Mimi est de l'ordre de la mascarade carnavalesque, leur appartenance à un groupe donné au niveau sexuel est problématisée. Ainsi Mme Fontaine fait référence à Mimi indifféremment au masculin et au féminin, et le glissement d'un genre à l'autre se fait en plein milieu d'une phrase, soulignant l''indistinction: "C'est l'avenir de cette jeune fille qui est en jeu, répondait la Mère Fontaine, vous savez que je l'adore comme mon fils, ce petit" (31). Cette confusion n'est certainement pas présentée d'une façon tragique. Au contraire, le déguisement dans ce qu'il a de théâtral porte à rire. Ti-Pit décrit un autre travesti, Yvonne, sur le mode burlesque:

Je t'ai déjà dit de virer ailleurs, dit Yvonne d'une voix qu' était à la mue mais qui sentait fort l'homme quand même car Yvonne avait d'la barbe qui pointait sous l'fard rose et des touffes d'herbage noir dans sa guimpe en gondole ... (120)

Si les autres, comme nous venons de le voir, ont du mal à cerner l'identité sexuelle d'un travesti, les difficultés qu 'éprouvent les travestis à définir leur appartenance à un groupe donné sont tout à fait évidentes lors des manifestations. Mimi l'explique à Ti-Pit: "J'irai moi aussi avec Jean-François et Dany mais on sait pas encore, nous autres, si on doit aller avec le Front des Homos ou les gars du Sexe Libéré, qu'est-ce que t'en penses, Ti-Pit" (227)?

Ironiquement, son hésitation et ses inquiétudes par rapport au choix s'avèrent bien vaines, étant donné que les deux groupes en question, le "Front des Homos" et le "Sexe Libéré" ne veulent pas de Mimi ni de ses amis (251-252): le fait d'être minoritaire et marginalisé ne rend nullement ni plus tolérant, ni plus ouvert à la différence, du moins dans Un Joualonais sa Joualonie.

Sur ce fond d'éclatement, de confusion et de non-distinction, le lecteur fait la connaissance de plusieurs personnages dont toutes les caractéristiques communes se ramènent à l'instable, au contradictoire et au burlesque. Nous rencontrons donc Eloi Papillon qui se définit ainsi: "Tu connais le riz-minute, moi je suis du génie-minute, instantané et aussitot transformé en vapeur" (17) et l'hypocrite Papineau qui impose ses principes ascétiques à sa femme et à ses enfants pour leur annoncer qu'il a trouvé avec sa maîtresse de Westmount "le ravissement des parfaits liens sexuels" (162). Mais nous suivons surtout Ti-Pit à travers sa "jasette" dans ses réflexions, ses conversations, et les péripéties de ses aventures: un itinéraire qui peut être perçu comme une véritable quête. Notons dès l'abord qu'il s'agit d'une quête essentiellement comique dans la mesure où la devise de Ti-Pit est "c'est mieux la vie que le néant" (35) et qu'il ne contemple, à aucun moment la mort (contrairement à des personnages comme Ti-Guy ou Ti-Cul) comme étant la solution à ses difficultés ou malheurs.

Plusieurs critiques ont noté que le véritable nom de Ti-Pit était Abraham Lemieux et ont insisté sur l'importance de cette double appellation. Dans son introduction à la traduction anglaise du roman Margaret Atwood11 estime que Ti-Pit désire avant tout être perçu par les autres comme "Abraham Lemieux" alors que Gillian Davies12 discerne une progression entre le Ti-Pit du début du roman et l'Abraham Lemieux de la fin du roman. D'après Jack Warwick vers la fin du roman Ti-Pit rejette son sobriquet et choisit d'être Abraham Lemieux.13 Nous estimons que le roman entier, et certainement son dénouement sont ambivalents et carnavalesques. En cela, toute explication univalente, surtout celle du dénouement qui est un rêve, est réductrice et insuffisante. Notons que dès la première page du roman Ti-Pit déclare avoir plusieurs noms. . . Ti-Pit, Ti-Père, Ti-Noir, Abraham Lemieux ... Cette pluralité va au delà d'un simple dualisme et suggère tant la richesse de sa personnalité que la diversité des perceptions que les autres ont de lui. Ceci devient très évident lors des manifestations où divers manifestants tentent de l'identifier à un groupe ou à un autre. Un tel croit que Ti-Pit est "un gars du gouvernement" (238), alors que tel autre est persuadé que Ti-Pit est "un étudiant déguisé en ouvrier" (240). Notons aussi, par rapport aux diverses appellations de Ti-Pit, qu'il explique lui-même ses sobriquets ainsi: ". . . et savez-vous ce que ça veut dire en français, ça veut dire petit rien et grand vide . . . " (9). Les critiques ont eu tendance à accepter l'explication de Ti-Pit à la lettre, et n'ont vu que l'aspect négatif des sobriquets. Nous aimerions proposer la possibilité d'une interprétation positive: c'est précisément dans la mesure où Ti-Pit n'est rien, qu'aucune étiquette ne lui colle à la peau, que rien ne le limite ni ne l'immobilise, qu'il est capable de créer, et de se créer. Car le rien est le terrain privilégié de toute création. En effet, Ti-Pit crée des mots, un langage, tout un roman. L'image qu'il propose de lui-même "du néant monté en gerbe" (250) évoque clairement cette dialectique du néant et de la création. D'ailleurs, dès la première page du roman Ti-Pit déclare ne ressembler à personne. Il affirme sa différence, sa distinction: "j'suis pas comme un autre" (9). En effet, comme Ti-Pit est orphelin, il est impossible de le définir à partir de l'appartenance à une famille, comme il change souvent d'emploi14 sa profession ne le définit point, et comme il n'est pas instruit, il a l'avantage de ne pas avoir été mis au moule de la société.

Deux procédés complémentaires, tous deux se rapportant à la figure de l'Autre,15 structurent la quête de l'identité de Ti-Pit dans le roman: d'une part se dissocier ou refuser l'Autre, et d'autre part s'associer ou se modeler sur l'Autre. Nous savons dès les premières lignes du roman que parmi ses divers sobriquets Ti-Pit a celui de Ti-Cul. Or, Ti-Cul (qui lui n'a que ce nom) est aussi un compagnon de Ti-Pit. En plus d'avoir un sobriquet commun, ils sont tous les deux orphelins élevés chez les mêmes soeurs,16 personne n'a voulu les adopter car ils étaient tous les deux "noirauds" (189), tous les deux ont vécu chez le riche fermier Jos Langlois (137138) qui les a exploités et les a fait souffrir, tous les deux sont partis ensemble pour voir les États-Unis17 et tous les deux ont été en prison. Leur nom, leur physique, leur histoire et leur itinéraire se ressemblent étrangement: Ti-Cul est un sosie, une figure de double de Ti-Pit, dit lui-aussi Ti-Cul ... Mais Ti-Cul fait un choix irrévocable que condamne Ti-Pit: il se venge férocement et tue Jos Langlois et sa famille. Lorsque Ti-Cul arrive chez Ti-Pit et tente de forcer ce dernier à devenir son compagnon, à s'échapper du Québec et à partager les biens volés, Ti-Pit refuse. Pour le persuader Ti-Cul fait appel à la fatalité de leur ressemblance:

Ti-Cul ou ben Ti-Noir,
Ti-Cul ou ben Ti-Noir,
Ti-Cul tout édenté
Ti-Noir tout barbouillé. (190)

L'argument déterministe est fort, Ti-Pit est hanté par cette ressemblance. Il revoit Ti-Cul qui répète: "Ti-Cul ou Ti-Pit c'est de la même graine, c'est que de la crotte, tu vas pas en fabriquer du miel!" (192). Dans son rêve Ti-Pit porte les vêtements de Ti-Cul alors que celui-ci déclare: "Dans ce manteau-là tu peux pas nier que tu me ressembles, hein, Ti-Pit? Dis la vérité t'es ma capture, je t'ai eu... hein?" (298). Ti-Pit refuse, se déclare Autre et rompt avec Ti-Cul: "apprends ça, Ti-Cul, c'est fini, j'suis pas ton chum et je m'en vas te dire adieu dans l'heure qui vient..." (188) Ti-Cul menace Ti-Pit: "Ah! ça non, je te ferai plutôt couler les viscères, tu t'en iras pas comme ça loin de ton frère Ti-Cul!" (189) mais même face au danger Ti-Pit dit non à la violence, non au meurtre, non à la destruction de la vie. C'est cette puissance du refus qui constitue déjà l'affirmation de sa liberté et de son identité." La liberté de se forger une identité contre le poids du passé et contre la résistance du présent.

Alors que Ti-Pit refuse d'être le complice de la violence destructrice de Ti-Cul, il éprove une admiration profonde pour Laurence et pour Vincent. C'est que Laurence et Vincent représentent l'affirmation de la vie et l'amour d'autrui auxquels s'identifie Ti-Pit. Laurence est une amie que Ti-Pit va toujours voir aux alentours de Noël. Elle a été bonne et compatissante pour lui lorsqu'il était en prison et elle lui apporte le réconfort qu'il cherche en lui manifestant une chaleureuse amitié. Cette femme généreuse vit pour ses nombreux enfants qu'elle élève avec une grande tendresse. Ti-Pit explique ce que Laurence représente pour lui ainsi: "[C'est] ma bonté et ma saveur sur la terre, cette femme-là!" (195).

Vincent est un prêtre révolté et engagé dans une lutte contre la pauvreté et l'injustice. Le vieux supérieur de Vincent reconnaît l'aspect subversif de l'engagement de celui-ci, et lui dit: "Voyez-vous, mon ami, c'est l'édifice social que vous aviez l'intention de menacer, de détruire . . ." (175).

Ti-Pit sait que Vincent accueille chez lui tous les malheureux, les marginaux, les voleurs, il sait que sa compassion n'a pas de bornes. Ti-Pit tente d'aider Vincent dans son entreprise: il mène Vincent chez le malheureux toxicomane Ti-Guy espérant que Vincent pourra aider celui-ci:

--Je viens pas pour prêcher encore ma cause, c'te fois-là, c'est pour le p'tit gars de Baptiste, j'ai rêvé hier qu'y plongeait dans l'fleuve, pas malin hein, y avait une pierre autourdu cou. . .
--Mais ce n'était qu'un rêve, Ti-Pit.
--Venez donc quand même faire un tour rue Peel, juste pour voir le moineau. . . (146)

Il essaie même d'envoyer Ti-Cul chez Vincent, tant il croit au pouvoir quasi miraculeux de la charité de celui-ci. Ti-Pit se modèle sur le désir d'aider autrui qu'il voit en Vincent. Lorsque le campagnard Ti-Foin, malheureux d'être tout seul dans une grande ville, se met à boire, c'est Ti-Pit et Vincent qui s'occupent de lui: "une fois, y voulait roupiller au milieu de la Sherbrooke et c'est Vincent qui l'avait relancé vers sa spirale tenant un bras de not' souillon et moé l'autre . . ."(213). Ceux qui entourent Ti-Pit reconnaissent en lui les mêmes qualités que celles de Vincent: il est sensible aux autres, ressent de la compassion pour eux, il est tolérant et refuse de condamner les autres pour leurs préférences sexuelles ou leur emploi, leur appartenance à une nation ou à une classe autres que les siennes. D'autre part, on l'accuse d'avoir les mêmes défauts que ceux de Vincent. Le chauffeur d'ambulance lui dit: "... t'es qu'un cave d'idéaliste, de croyant en la sauce des bourgeois et des prêtres!" (280). Bien qu'il se modèle sur Vincent, bien qu'il l'admire et qu'il soit son émule, Ti-Pit se reconnaît Autre. Lorsqu'il se trouve auprès de Ti-Guy mourant celui-ci le confond (et c'est bien significatif) avec Vincent: "... tu comprends, Vincent?" (286) Ti-Pit l'interrompt: "Non, Ti-Pit, que j'm'appelle" (286) affirmant sa différence, sa singularité . . . son identité.19

Ainsi donc l'identité de Ti-Pit est fondée sur autre chose que sa nationalité de Québécois ou de Joualonais (c'est bien Papillon qui invente le terme), sur autre chose que le fait d'appartenir à une certaine classe. L'identité de Ti-Pit va au delà de son nom et de ses sobriquets mais est fondée plutôt sur son ouverture à la vie, ainsi que sur son élan généreux vers l'Autre.20 Ti-Pit dit vrai lorsqu'il déclare "Hé, ça me concerne ça je pense, Mère Fontaine, j'baisse jamais le rideau devant la vie!" (169): ses rapports humains et sa création le confirment. Car Ti-Pit est un créateur. Tout en affirmant que "les mots ça fait vivre quand on a personne" (9) il en offre une abondance carnavalesque infinie: "les mots me jaillissaient du crâneau à la minute" (14). Comme le dit Papillon non sans envie: "[Ti-Pit] écrit des douzaines de romans dans sa tête de cochon!" (103). C'est là, dans cet inachevé du devenir qu'il faudrait situer toute quête d'identité.21

NOTES

1 Nous employons le terme "identitaire" dans le sens que lui donne Sherry Simon: "l'identité considérée comme une construction." Voir Simon, S. Présentation. Fictions de l'identitaire au Québec par Sherry Simon, Pierre L'Hérault, Robert Schwartzwald, Alexis Nouss. Montréal: XYZ, 1991. p.9-11.

2 Blais, Marie-Claire. Un Joualonais sa Joualonie. Montréal: Éditions du Jour, collection 'Les Romanciers du Jour', 1973. Dorénavant, nous indiquerons immédiatement après la citation, la page entre parenthèses.

3 Nous entendons "carnavalesque" dans le sens que Bakhtine donne à ce qui s'oppose à tout "sérieux unilatéral, tout dogmatisme" à ce qui est "résolument hostile ... à tout achèvement définitif, à toute stabilité, à tout sérieux limité, à tous terme et décision arrêtés dans le domaine de la pensée et de la conception du monde." Voir Mikhaïl Bakhtine, L'Oeuvre de François Rabelais. Saint-Amand: Gallimard, 1988, p.10. À propos du carnavalesque bakhtinien dans Un joualonais sa joualonie voir l'excellent article de Jane Moss intitulé "Menippean Satire and the recent Québec novel" dans American Review of Canadian Studies, 15, no. 1, 1985, p.59-67.

4 On doit noter que des personnages comme Papillon, Papineau, l'avocat du Québec sont dotés d'un coefficient de légitimation et de crédibilité très réduit dans la mesure qu'ils sont discrédités ou dévalorisés par le cotexte.

5 C'est nous qui soulignons.

6 Belleau, André. Surprendre les voix. "Parle(r)(z) de la France." Montréal: Les Éditions du Boréal Express, 1986. p.33.

7 André Belleau note dans Surprendre les voix, "Culture populaire et culture «sérieuse» dans le roman québécois": "le fait demeure qu'au Québec, les antagonismes de classes sont souvent vécus comme s'ils étaient modulés par le caractère universel et utopique de la culture carnavalesque." p.162.

8 Dans son article fort intéressant "Two Joual Novels and a Dialectic of Violence" Jack Warwick écrit: "Much of the novel consists of direct parody of joual as a literary movement, especially through the comic figure of Papillon, a mellifluous poet who is learning what he calls the language of his people in order to prop up his sagging career." Voir Goldie, Terry et Virginia Harger-Grinling, eds. Actes du Colloque sur la violence dans le roman canadien depuis 1960, St. John's, Newfoundland; Memorial University, Ca. 1981. p.45-57.

9 On comprendra comment une telle approche iconoclaste s'est attirée la colère de la critique québécoise de l'époque. À titre d'exemples, relevons quelques citations. Ivanhoé Beaulieu écrit dans Le Devoir: "Je trouve quelque chose de détestable au dernier roman de Marie-Claire Blais, Un Joualonais sa Joualonie." ["La vie est une 'vicieuse de chiennerie'." Le Devoir, 64, no. 128 (2 juin 1973), p.15.] Et dans La Presse, Réginald Martel se plaint sur un ton un peu plus doux: "Tant de faiblesses rendent assez pénible la lecture du trop long roman de Marie-Claire Blais." ["Nous sommes tous des trous-de-cul." La Presse, 89, no. 119 (19 mai 1973), p.D-31. En 1977 encore Gilles Dorion écrit dans Études françaises: ". . . Un Joualonais sa Joualonie (1973), roman joual raté, parce que l'auteur tentait maladroitement de s'impliquer dans la société québécoise.. ." ["La littérature québécoise 1960-1977. 11. Le roman." Études françaises, 13, Nos. 3-4 (octobre 1977), p.318].

10 Genette, Gérard. Figures III. Paris: Éditions du Seuil, coll. Poétique, 1972, pp.238-240.

11 Atwood, Margaret. Introduction. Blais, Marie-Claire. St. Lawrence Blues. Toronto: McClelland and Stewart, 1985, p.VII-XVI.

12 Davies, Gillian. "The Wolf and St. Lawrence Blues", Fiddlehead, no. 104, Winter 1975, p. 128-133.

13 Warwick, p.45-57.

14 Il travaille à la Rubber Company, dans les ambulances, la construction, comme mécanicien. . . "Vincent m'avait déniché un job dans l'bâtiment pis comme mécano, pis dans l'usinoir des lames de patins. .." (178).

15 Dans sa présentation à Fictions de l'identitaire au Québec, Sherry Simon constate: "La figure de l'Autre, menace ou promesse, a plus souvent qu'autrement la fonction de donner substance et réconfort aux identités."

16 Ti-Cul écrit à Ti-Pit: "... toé qui m'connais depuis le temps de la Crèche des aimés, là où nos garces de mères ont déporté leurs oeufs aigrelets . . ." (134).

17 "T'en souviens-tu donc quand moé pis toé on avait pris l'autobus pour les États, pour Old Orchard . . ." (135).

18 De même Ti-Pit refuse d'être l'ami de Baptiste. Baptiste s'est montré indifférent à la souffrance de son fils Ti-Guy, n'est pas venu voir Ti-Guy lorsque celui-ci mourait et Ti-Pit condamne ces actions. Il lui dit "«Non, Baptiste, on n'est pas des amis, asteur ... j'veux pas te voir, t'as compris? . . --Salut, Baptiste, salut, j'ai rien à te dire, chum!»" (300).

19 Notons que Ti-Pit se réfère ici à lui-même en tant que Ti-Pit. Cette scène arrive très près de la fin du roman, et auprès du Ti-Guy mourant Ti-Pit est appelé à l'authenticité.

20 Emmanuel Mounier dans Le Personnalisme écrit: "je n'existe que dans la mesure où j'existe pour autrui; à la limite être c'est aimer!" Paris; Presses universitaires de France, coll. Que sais-je?, p.39.

21 C'est peut-être un peu à ceci que Marie-Claire Blais pensait lorsque, dans une interview avec John Richmond, publiée dans Montreal Star [Richmond, John. "Novelist likes homesickness" Montreal Star, May 10, 1973 p.c.13], Blais declarait a propos de Un Joualonais sa Joualonie: "It's an impressionist look, based on imagination but rooted in true feeling. In a sense it's a Utopian work breathing a kind of freedom that doesn't yet exist."