LE PASTICHE PASTICHÉ:
UNE LECTURE DE 37 1/2 AA
DE LOUISE LEBLANC
Lucie Joubert
Avec 37 1/2 AA, Louise Leblanc a remporté en 1983 le prix Robert-Cliche et fait une entrée fracassante dans le monde littéraire; son oeuvre a suscité de vifs débats et provoqué de nombreux commentaires. Le texte gagnant, un pastiche des romans Harlequin en apparence léger et humoristique, remettait en question certains aspects institutionnels de la littérature et en bousculait les lois génériques. Suite à sa publication tapageuse, les critiques ont insisté sur quelques points stratégiques: la valeur du prix littéraire lui-même, le respect des lois régissant le genre abordé et l'étroite relation entre féminisme et humour.
1. Le prix Robert-Cliche
Le prix Robert-Cliche est un événement médiatique très important dans "l'industrie" littéraire québécoise et sa proclamation est couverte par presque tous les journaux. Attribué au manuscrit d'un premier roman, le prix récompense, dans la plupart des cas, un[e] illustre inconnu[e] dont on va guetter, subséquemment, les futures productions.1
Ainsi donc, avant même d'être l'auteure d'un roman, Louise Leblanc est le Robert-Cliche de 1983. Cette spécificité ouvre tout de suite le débat sur la qualité du prix, sa pertinence dans le milieu littéraire québécois, sa gestion et sa distribution. Déjà en 1981, la Régie des loteries et courses du Québec projetait de «taxer le journal Le Soleil sous prétexte que ce quotidien en offrant des bourses aux lauréats du prix s'en [servait] comme auto-publicité» (Pelletier 26). La Régie ne tarda pas à revenir sur sa décision mais l'incident créa un profond malaise et laissa une certaine amertume parmi les défenseurs de ce prix en en évacuant la dimension artistique pour le rabaisser au niveau d'un concours tout à fait quelconque auquel tout le monde pouvait participer.
Au moment où Louise Leblanc est consacrée par l'institution littéraire, le prix Robert-Cliche, comme le relate Régis Tremblay du Soleil, se remet à peine d'une virulente sortie de Robert Lalonde, récipiendaire en 1981, au sujet de «l'organisation du voyage de "promotion" à Paris, qui accompagne le prix» (Année C-6) et d'une autre secousse qui concerne, cette fois-ci, le monopole exercé par les Éditions Quinze. Gilbert Larocque et Jacques Fortin, des Éditions Québec-Amérique, poursuit Tremblay, jugent «anormale [ ... ] l'exclusivité accordée aux Quinze pour la publication du Prix Cliche» et mettent «en doute "l'échantillonnage" des auteurs et le "travail d'éditions et de révision" des oeuvres primées» (Querelle D-3).
Pour calmer les esprits sans doute, résume ce même journaliste qui a suivi attentivement toutes les étapes du débat monsieur Lorenzo Michaud, le PDG du salon, annonce «l'institu-tion d'un nouveau concours», le «Prix du Salon international du livre» qui sera remis «à l'éditeur et à l'auteur qui auront publié le meilleur ouvrage, au cours de l'année écoulée» (Nouveau E-6). Ces chicanes internes, il fallait s'y attendre, ont alimenté les chroniques littéraires; elles ont aussi créé un climat d'attente assez malsain dont certains font même état dans leur commentaire:
Je dois avouer à prime abord qu'en raison de ma prise de conscience des différents conflits qui entouraient cette année la remise du prix Cliche, j'avais une certaine réticence à entreprendre ce volume, convaincu à l'avance que j'excècrerais [sic] ce premier roman de Louise Leblanc (Pomerleau 22).
La «préscience» de l'oeuvre, ou à tout le moins les circonstances qui entourent la sortie du livre, a failli conduire le lecteur sur une piste complètement fausse en fournissant une «réponse» à 37 1/2 AA avant même que le roman, dans l'optique jaussienne, n'ait posé sa «question» au lecteur (Jauss 61). Dans ce cas précis, heureusement, le journaliste est vite revenu de sa mauvaise impression initiale pour reprendre une lecture plus dégagée.
Il n'en demeure pas moins que ce prix littéraire soulève les passions des critiques qui attendent de pied ferme le récipiendaire et se précipitent sur l'oeuvre gagnante. Il s'agit alors de mesurer si le roman couronné cette fois est meilleur ou moins bon que celui de l'année précédente; en fait, au lieu de replacer le texte dans sa série littéraire pour en mesurer la cohérence interne, on replace le texte dans la série des prix littéraires, annulant ici l'effet esthétique au profit de l'effet commercial et des répercussions du marketing.
Si cette attitude est tout à fait normale et inévitable, elle revêt, dans le cas du prix Robert-Cliche, une dimension presque exagérée; comme le prix est décerné à un premier manuscrit on croirait que les journalistes, à chaque fois, tentent de prendre le pouls de la littérature québécoise au grand complet et d'évaluer son état de santé globale tout en essayant de prévoir les nouvelles avenues qu'elle s'apprête à emprunter. C'est beaucoup de responsabilités pour les jeunes auteurs ainsi subitement propulsés sous les feux de la rampe.
Les critiques se divisent clairement en détracteurs et en inconditionnels. Ces derniers, dont Martel, louent, d'une manière quasi suspecte, le discernement des jurés «MM. Noël Audet Yvon Rivard et Benoît Routhier» (Salon B-2) qui ont sélectionné une auteure prometteuse: apparemment «les jurys ne se trompent pas» (Lefebvre). De plus, ajoute Martel, 37 112 AA «confirme le talent constant des jurés du prix Robert-Cliche»2 (Prix E-3). Parmi les sympathisants du prix Robert-Cliche, notons Jean-Roch Boivin, qui, débordant de son commentaire sur l'oeuvre primée en 1983, affiche un optimisme teinté de surprise:
À une époque où certains prix ne sont pas décernés faute de «manuscrits de qualité», on peut s'étonner que les Robert Lalonde, Madeleine Monette, Christian [sic] Brulotte, pour ne nommer que les derniers récipiendaires, ont tous réitéré avec des ceuvres de qualité supérieure, rendant ainsi au prix son prestige authentique (29).
De fait, que l'on aime le roman gagnant ou non, il reste que l'on inclut maintenant son auteur dans l'institution littéraire et qu'on l'attend au tournant de sa prochaine production. Martel traduit assez bien cette précipitation forcée de l'écriture: «Le prix Robert-Cliche aura peut-être réussi, une fois de plus, à faire connaître tout de suite un écrivain dont on espère qu'il exercera encore son talent»3 (Prix E-6). On voit ici un des aspects dangereux de ce prix littéraire: il consacre non pas un écrivain mais une oeuvre à venir. Ce n'est plus l'oeuvre qui est inscrite dans une histoire littéraire mais bien l'histoire littéraire qui se cristallise autour d'un texte.
Les détracteurs, de leur côté, ne ménagent pas leurs attaques. On fustige allègrement le caractère commercial du prix, «le seul dont on soit certain qu'il sera attribué peu importe la qualité des manuscrits puisqu'il s'agit en fait d'une entreprise de marketing qui vise à créer les conditons [sic] qui font les best-sellers» (Beaudoin 15). Surgit alors l'éternelle question, propre à susciter un débat et qui résume aussi tout l'enjeu institutionnel: «Entreprise commerciale et entreprise littéraire sont-elles conciliables?» (Langevin 4)
En effet, les critiques parlent de "glissement", de "déplacement" dans le genre des oeuvres primées pour remettre en cause la qualité spécifiquement littéraire des romans choisis et les buts secrets visés par ceux qui les sélectionnent. 37 1/2 AA, et son prédécesseur Chère voisine, un roman policier, «ont surtout attiré l'attention par leur appartenance à la para-littérature. [ ... ] Le prix Robert Cliché [sic] chercherait-il à renouveler ces genres marginaux, populaires en terre québécoise?» interroge encore Langevin (4). À l'idée du «beau relatif» émise par Jauss(83) on pourrait ici juxtaposer celle de «littéraire relatif» pour relever la contestation de cette célébration de la paralittérature.
Certaines attaques, telle celle de Louise Milot, sont encore plus ciblées, allant jusqu'à démonter le mécanisme institutionnel:
Le prix Robert-Cliche a été un prix prestigieux. Apparemment, le jury 1983 n'a pas craint d'émousser ce prestige en couronnant 37 1/2 AA de Louise Leblanc, dont il est pourtant difficile de croire et de faire croire qu'il soit relié de quelque façon à la «relève du roman québécois» (étiquette officielle sous laquelle est décerné le prix) et dont il est facile de voir, par ailleurs, tous les espoirs commerciaux qu'il pouvait représenter.De là à soupçonner le prix Robert-Cliche de glisser de la sélection d'une oeuvre littéraire qu'on essaie de diffuser à celle d'une ceuvre diffusable qu'on décide de primer, il n'y a qu'un pas (25).
Ce prix serait donc une sorte de trompe-l'oeil qui «[entraîne] l'ensemble des commentateurs, qu'ils lui soient ou non favorables, sur un terrain rassurant mais conventionnel, celui du contenu, de la petite histoire» (Milot 25). D'un accord tacite, les critiques s'attardent, semble-t-il, plus à l'événement du roman qu'au texte lui-même. Gille Marcotte résume ainsi l'écart entre les deux pôles en se demandant «s'il était indiqué d'accorder un prix aussi important--le seul, au Québec, qui fasse démarrer une carrière--à ce qui se définit avant tout comme un divertissement assez anodin»(108).
Le commentaire de Marcotte rejoint ce que Jauss nomme «l'écart esthétique» qui sépare l'oeuvre d'art d'un texte relevant «de l'art culinaire, du simple divertissement»; «celui-ci se définit selon l'esthétique de la réception, précisément par le fait qu'il n'exige aucun changement d'horizon, mais comble au contraire parfaitement l'attente suscitée par les orientations du goût régnant»(53). En d'autres mots, on reproche au prix Robert-Cliche sa tendance à opter pour la facilité dans le choix des gagnants.
2. Le pastiche
Tout le monde s'entend pour aborder 37 1/2 AA sous l'angle du pastiche, de la parodie ou de la caricature. C'est un «anti-roman Baldaquin» (Bourbonnais B-12), un «conte humoristico-romantique qui emprunte à la caricature et à la bande dessinée» (Livres 25), une «sorte de roman Harlequin à l'envers» (Royer 19). Cependant, presque jamais les termes employés ne sont clairement définis. On utilise à peu près indifféremment les mots pastiche, satire, caricature, parodie; ce manque de précision donne à penser que n'importe lequel de ces mots, qui ne. sont pourtant pas des synonymes, peut servir à désigner le roman de Louise Leblanc. L'essentiel pour les journalistes ou les critiques est de faire comprendre au lecteur que l'auteure s'est moquée des romans à l'eau de rose.
Dès lors, il est de bon ton d'insister sur le côté caricatural du roman, c'est-à-dire la reproduction d'un monde dont on exagère certains traits caractéristiques, en établissant une binarité qui confronte le roman Harlequin à son pendant "littéraire", 37 1/2 AA . Le roman d'amour devient donc le «roman populaire kétaine d'aujourd'hui--d'aucuns diraient populiste--», qui se situe dans la lignée de la «littérature hypercalorique (mis pour nananne)» (Montpetit 17).
On insiste aussi beaucoup sur la genèse du prix Robert-Cliche 1983. L'auteure, interviewée par Régis Tremblay, raconte qu'elle a beaucoup lu de romans Harlequin avec l'intention bien arrêtée d'en produire «deux ou trois», «pour se faire un peu d'argent», «juste pour avoir le [sic] moyens de pouvoir écrire ce [qu'elle voulait], par la suite» (Conte E-26). Cependant en cours de lecture, elle constate la mièvrerie de ces romans et a, selon ses propres dires, «l'idée géniale» de faire un pastiche du genre. Cette astuce lui permettra de «[satisfaire] à la fois les maniaques du genre et les détracteurs de cette sous-littérature» (E-6). On voit ici le jeu institutionnel, inconscient peut-être, que s'apprêtait à jouer Louise Leblanc: récupérer le champ de grande production et lui faire franchir la frontière de la production restreinte. Y est-elle parvenue?
En fait, chez les critiques, la question ne s'est pas tout à fait posée sous cet angle. On a plutôt tenté de cerner si l'auteure avait, comme promis, surpassé les limites du roman Harlequin pour atteindre la «dénonciation des clichés et la destruction par la caricature des moules dans lesquels hommes et femmes se complaisent et se définissent depuis trop longtemps» (Montpetit 17). Les avis sont très partagés à ce sujet. Pour Martel, Louise Leblanc, grâce à son humour, a échappé au risque de «fabriquer un nouveau roman Harlequin, guère différent du stéréotype» (Prix E-3); pour Royer, «cette horlogerie démontée des romans d'amour et d'aventures finit par apparaître aussi médiocre que le monde qu'elle tourne en dérision» (19).
Plusieurs relancent le débat pour essayer de déterminer la limite entre l'original et l'imitation. Du point de vue de la théorie formaliste, remise en question par Jauss qui la juge trop restrictive, cela revient à mesurer la distance entre la création originale (ligne de crête) et la formation d'automatismes répétitifs (65). Où situer 37 1/2 AA?
France Simard souligne la maladresse de la conclusion du roman qui, «après un menu aussi savoureux et imprévisible», «réserve une finale typiquement Harlequin à ses héros» (Eau 29). Ce détail prend une dimension encore plus importante lorsqu'on compare l'intention de l'auteure et le produit fini et suscite une interrogation très légitime: «si Louise Leblanc tenait au pastiche», pourquoi n'est-elle pas
allée au bout de son idée en inversant carrément les stéréotypes par exemple. Nul doute que le récit à l'envers d'un Harlequin--la fade niaiserie et la passivité pour l'homme, la superbe et la morgue pour la femme--aurait levé toute ambiguité sur les intentions du livre et, puisque là était l'objectif avoué, décapé de vieilles habitudes (Milot 25).
En effet, l'auteure, en optant pour le modèle Harlequin, «évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle attente de la "suite", du "milieu", et de la "fin" du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que le texte avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l'ironie» (Jauss 50). Cependant, Louise Leblanc n'a pas gagné le pari de la caricature: elle a reproduit le type de conclusion que laisse supposer le genre auquel elle s'adonne. La fin ratée, dans l'optique d'une satire bien sûr, amène Louise Milot à constater l'équivoque:
car de deux choses l'une: si le pastiche est réussi et la satire bien mordante, les consommateurs habituels, connaisseurs de littérature sentimentale de masse, se détourneront de 37 11/12 AA , taxé par eux d'y aller un peu fort; s'ils s'y retrouvent, c'est qu'il y a matière à équivoque sur le produit (25).
Il subsiste, en effet, lorsqu'on s'adonne à la caricature, le risque de mal cibler son lecteur et l'on peut se demander, dans le cas de 37 1/2 AA, «si celles qui aiment [les Harlequin le] liront ou si l'auteure ne s'adresse pas plutôt à un public tout autre» (37 1/2). Lise Beaudoin soulève aussi l'aspect discutable de la dénonciation effectuée dans le roman puisque les Harlequins «sont déjà des caricatures et des stylisations d'attitude» (15). Il y a donc, au départ, une «triste mise en abyme [qui] ne reproduit pas moins, même si elle les caricature, des comportements et des rapports déjà bien connus entre les hommes et les femmes» (Langevin 4).
Plus intéressant encore, c'est à un autre type de mise en abyme que l'on assiste lorsqu'on scrute en biais les commentaires des critiques: à la réflexion sur le texte se superpose maintenant une réflexion générique et sociale, c'est-à-dire que le critique, pour évaluer la portée ou la pertinence de la caricature, doit d'abord se positionner face au roman Harlequin non plus simplement en tant que texte, mais en tant que révélateur social d'une certaine réalité humaine.
C'est d'ailleurs tout le propos d'un groupe de recherche de l'Université du Québec à Montréal qui s'est penché sur le phénomène de la littérature "harlequine". En parcourant La Corrida de l'amour. Le Roman Harlequin (Bettinotti), on est vite confronté à certains préjugés concernant ce type de para-littérature. On y apprend que le monde décrit dans le roman d'amour, aussi incroyable que cela puisse paraître, n'est pas très différent du monde réel:
le roman Harlequin présente toujours et assez fidèlement ce que la sociologue américaine Jessie Bernard appelle l'univers féminin (Female World). L'univers des femmes telles qu'elles sont dans leur spécificité culturelle: des individues encore socialement infériorisées, gagnant moins que leurs confrères, moins instruites, pas très à l'aise avec les hommes mais qui les épousent quand même, et à qui la société a façonné une âme assez romantique pour qu'elles s'intéressent autant au roman d'amour et fassent la fortune d'Harlequin (106).
Les recherches de ce collectif jettent une lumière neuve sur ce phénomène et donne au Harlequin, non pas une valeur littéraire, mais une fonction de repère social susceptible de guider ensuite quiconque voudrait évaluer la portée caricaturale d'un roman équivoque comme 37 1/2 AA, ou chercherait, dans quelques années, à étudier la pérennité de ce texte.
Les résultats de l'étude donnent aussi à penser que l'auteure, même à travers la caricature, est beaucoup plus près du Harlequin original que de l'oeuvre littéraire qui le remettrait en question. Relevons un détail concret:
les pays exotiques font partie de la formule Harlequin[ ... ]; c'est grâce à [leurs descriptions] que la frivolité illégitime de cette lecture est contrecarrée par la bonne conscience d'avoir quand même «appris quelque chose» dans ce temps arraché au bureau ou volé au travail domestique (Bettinotti 46-48).
Apparemment, Madame Leblanc a suivi cette ligne de conduite puisque Martel remarque combien elle «met de sérieux dans la description géographique du pays,[...] dans l'inventaire de sa faune et de sa flore. [...] Ce roman [...] est ausi un art de voyager et d'apprendre» (Prix E-3). D'une façon plus générale, la romancière déclare à France Simard que «Les femmes aussi ont besoin de se faire parler» (Louise 29) . C'est pourquoi elle a pris une attitude didactique dans l'écriture que ne renierait pas la collection Harlequin, car, remarque Jessie Bernard:«The male authors had pretensions to art; the female authors wanted to teach women» (citée par Bettinotti 47).
Dans cette perspective, l'auteure aurait failli à la mission qu'elle s'était donnée en n'arrivant pas à se dégager complètement du modèle original. Bien plus, deux chercheuses font remarquer que ... «certains Harlequin sont même nettement plus exagérés que 37 1/2 AA »! (B.-Cazabon et Prévost) La satire n'est pas réussie, nous expliquent-elles, parce que l'auteure, ignorante de certains principes fondamentaux inhérents à Harlequin, (narration du point de vue de l'héroïne, sa vulnérabilité qui donne au héros l'occasion de montrer ce qu'il sait faire, par exemple (18)) n'a pu, évidemment, les prendre à contre-sens d'une façon efficace.
L'article de Hélène Bédard-Cazabon et de Christiane Provost en plus d'apporter certaines précisions sur cette para-littérature laissée pour compte, présente l'intérêt d'avoir soulevé un débat en déplaçant un peu la question. Les auteures concluent en ces termes:
Ce n'est pas en rabaissant un genre littéraire historiquement très important et très riche qu'il sera possible de "s'attaquer" aux mentalités mais peut-être en offrant autre chose qui prendrait la relève d'une façon plus positive que cette attitude réactionnaire utilisée par l'auteure de 37 1/2 AA--et qu'elle prétend vouloir dénoncer (18).
Subséquemment, une critique reprend le titre de cet article («Faut-il rire des Harlequin?») pour y ajouter sa réflexion et son appui à Louise Leblanc. La discussion ne porte plus maintenant sur la confrontation entre pastiche et original mais plutôt sur l'aspect réductif des Harlequin dans tous ces «discours bavards sur des apparences d'être, sur des stéréotypes. Bonheur à rabais et factice construit autour d'attitudes et de comportements tracés d'avance, donc conformistes: la femme muette, l'homme dominateur» (Lafortune-Martel 77). On s'éloigne ici du contenu textuel pour rejoindre la prise de position féministe.
Vue sous cet angle, la conclusion du roman--l'héroïne qui tombe dans les bras de son bourreau--n'est plus perçue comme une lacune du pastiche mais comme une preuve que «Fleur-Ange est à la merci des événements extérieurs, une marionnette, mais béatement satisfaite», ce qui devrait nous amener, poursuit Lafortune-Martel, à réfléchir sérieusement et à réagir contre «Ies conditionnements psychologiques, que la société encourage dans un consensus tacite, qui se trouvent étalés dans les romans Harlequin» (77). Louise Leblanc récolte, avec son pastiche, l'appui de certaines féministes. Voyons maintenant quelle est sa position dans ce courant idéologique.
3. Féminisme et humour
Féminisme et humour: «deux ingrédients extrêmement rentables actuellement» (Langevin 4) qui prédisposent le lecteur à un certain type de lecture. 37 1/2 AA est publié à l'aube d'une véritable industrie de l'humour au Québec. L'élément nouveau, qui rompt avec la tradition, dans ce cas-ci, est que l'auteure est «enfin une femme drôle» (Bourbonnais B-12), comme si les deux constituantes étaient habituellement incompatibles. On sent aussi un certain empressement de Louise Leblanc à fournir ses raisons d'avoir opté pour ce mode d'expression. Elle considère en effet qu'on «peut faire passer beaucoup de choses, par l'humour» (Drouin) et que ce moyen va lui permettre de «rapprocher les sexes par le rire» (Gérin-Lajoie 77).
D'une façon globale, on s'entend pour admettre que 37 1/2 AA est amusant; même si Bédard-Cazabon et Prévost nous font remarquer que «l'humour de Louise Leblanc ne se retrouve surtout qu'au niveau rhétorique» (18), l'imagination débridée du roman recueille plus d'adeptes que de détracteurs. Ceux-ci, cependant, sont particulièrement virulents, dénonçant tantôt l'inutilité d'un pastiche qui reproduit la même conclusion que le Harlequin original, tantôt l'insignifiance de caricaturer un genre déjà caricatural en soi. Gérin-Lajoie remet aussi en question l'aptitude de l'auteure--des femmes en général? --à manier l'humour:
«Puisque les hommes se sont toujours attribué le monopole de l'humour ... » nous disait l'auteure dans son introduction de L'homme objet. J'aurais presque envie d'ajouter: «... avec raison!», en m'empressant toutefois de faire suivre une affirmation aussi péremptoire de l'explication suivante (pour ne pas m'attirer les foudres du M.L.F.): «C'est parce qu'ils sont plus méchants!» (77).
Outre la réticence face à l'humour féminin, il faut remarquer dans cette citation une peur simulée des féministes. Pourtant, Louise Leblanc n'a pas écrit «37 1/2 AA pour [se] plaindre des hommes ou pour revendiquer mais pour dire comment cela se passe entre les hommes et les femmes» (Roy C-2). Elle «se défend d'ailleurs d'être qualifiée d'écrivain féministe», allant même jusqu'à émettre l'hypothèse que les Harlequin étaient «peut-être le symptôme que les femmes regrettaient d'avoir déclenché le mouvement féministe» (Roy C-2).
Manifestement, l'auteure a pris un net et profond recul vis-à-vis ce mouvement social. Pourtant et c'est là tout le paradoxe, quelques critiques voient dans 37 1/2 AA une heureuse entreprise de dénonciation des valeurs machistes. Tout dépend alors de la grille, féministe ou non, que l'on utilise pour lire ce roman, de l'expérience et des acquis du lecteur qui décode le texte. On voit ici à quel point sont liées l'histoire littéraire, l'histoire sociale et plus spécifiquement l'histoire des femmes.
Après avoir lu cette prise de position de l'auteure, on constate que l'interprétation que fait Marcotte de ce roman contredit l'intention initiale de Louise Leblanc: «Comme instrument de la cause féministe,4 37 1/2 AA ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes» (108). Bien malgré elle, la romancière donne l'impression d'avoir voulu créer un texte-étendard pour la cause des femmes! Il aurait été d'ailleurs très intéressant de connaître la réaction de Louise Leblanc face à ces commentaires lorsqu'on considère les précautions qu'elle a prises à bien se démarquer du mouvement féministe.
Ainsi donc, 37 1/2 AA aura réussi à capter l'attention du jury, des critiques qui commentent ensuite le livre (et le prix qu'il a mérité) et du public qui, en bout de ligne, subit l'influence des deux instances précédentes. Lorsqu'on effectue un survol des articles parus sur le roman, une constatation s'impose: même s'il est fait mention à quelques reprises des intentions socio-politiques et du désir de conscientisation de l'auteure, on parle très rarement du fond textuel. Tout tourne autour de la structure externe de l'oeuvre, son insertion instantanée dans l'institution littéraire ou sa tangente para-littéraire. Bref, les analyses donnent à penser que «Louise Leblanc a plutôt raconté une histoire qu'écrit un livre» (Milot 25) annulant l'effet de lecture et réduisant le roman à l'anecdote.
Autrefois recherchiste, l'auteure se consacre maintenant entièrement à l'écriture. Elle a depuis publié trois romans, Pop Corn en 1986, Croque-monsieur en 1988, Le sang de l'or en 1989. Au moment de la publication de sa deuxième oeuvre, elle s'est trouvée dans une position très délicate; son pastiche des romans Harlequin laissait espérer aux lecteurs qu'elle récidiverait dans la même veine comique; «c'est d'ailleurs sur cet argument que beaucoup de lecteurs ont acheté le livre» précise Tremblay (Louise D-1).
Louise Leblanc tient cependant à préciser dans cette même entrevue que, pour sa deuxième production, elle voulait «tout faire, sauf un autre 37 1/2 AA » (D-1). De fait, pour se dégager de l'image qu'on s'est forgée d'elle, elle insiste sur le côté tragique de sa personnalité, visiblement marquée, lors de la parution de 37 1/2 AA, «de ne pas avoir été prise au sérieux» (D-1). Détail intéressant à noter: habituellement, on évalue l'horizon d'attente chez le lecteur. Dans ce cas-ci, on parle de celui de l'auteure elle-même:
Quand on a vendu 40,000 exemplaires d'un premier roman, la descente est-elle inévitable? --«Mon éditeur m'a dit: 'Ne te fais pas trop d'illusions. Le miracle ne se répétera probablement pas.. .'(D-1).
Cette citation fait ressortir avec une évidence presque gênante combien tout le rouage institutionnel peut reléguer au second plan l'aspect esthétique d'une oeuvre. Il s'agit ici de commentaires sur l'effet de "vente" plutôt que d'analyses de l'effet de lecture. De plus, l'utilisation du mot "miracle" laisse sous-entendre que le contenu de 37 1/2 AA n'a pas grand chose à voir avec le nombre d'exemplaires écoulés et fait du lecteur un accessoire "thaumaturgique" plutôt qu'une conscience éclairée capable d'actualiser une oeuvre. L'esprit critique du lecteur et la créativité de l'auteure sont, dans ce cas-ci, gommés au profit d'une analyse strictement mercantile de l'oeuvre.
NOTES
1 Sans doute ce détail technique explique-t-il l'absence d'articles de fond signifiants sur 371/2AA; il s'agit en effet du tout premier contact entre la critique et l'auteur.
2 Ce constat ressemble étrangement à un lapsus: au lieu de confirmer le talent de l'écrivain, le prix couronne ... celui du jury!
3 Nous soulignons.
4 Nous soulignons.
OUVRAGES CITÉS
Beaudoin, Lise. «Mes récréations.» L'écrilu novembre 1983:15.
Bédard-Cazabon Hélène , Christiane Provost. «37 1/2 AA :faut-il rire des Harlequin?» Devoir 11 juin 1983:18.
Bettinotti, Julia, éd. La corrida de l'amour. Le Roman Harlequin. Les Cahiers du département d'études littéraires 6. Montréal: Université du Québec à Montréal, 1986.
Boivin, Jean-Roch. «Amour, révolver et talons hauts.» Montréal ce mois-ci juin 1983: 29.
Bourbonnais, Josette. «Le Prix du jury Robert-Cliche. Une femme comique remporte la palme.» Dimanche-Matin 24 avril 1983: B-12.
Drouin, Serge. «Le 12ième Salon international du Livre de Québec. Le prix Robert-Cliche va à Louise Leblanc.» Article sans référence fourni par les Éditions Quinze.
Gérin-Lajoie, F.-M. «N'est pas maître queux qui veut.» Lettres québécoises, 31 (1983): 77.
Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. Traduit de l'allemand par Claude Maillard. Pré(àce de Jean Starobinski. Paris:Gallimard. NRF, 1978.
Lafortune-Martel, Agathe. «37 1/2 AA.» Cahiers de lafemme 5.1 (1983): 77.
Langevin, Lysanne. «Le Rire à l'eau de rose.» Spirale octobre 1983: 4.
Lefebvre, Jean. «37 1/2 AA ou la chaussure qui consacre Louise Leblanc.» Article sans référence fourni par les Éditions Quinze.
«Livres du mois.», Reflets novembre-décembre 1983: 25.
Marcotte, Gilles. «Folch-Ribas et son Valet: une heureuse rencontre.» L'Actualité septembre 1983: 108.
Martel, Réginald. «Salon du livre de Québec:Les Montréalais volent la veclette.» Presse 20 avril 1983: B-2.
---. «Le Prix Robert-Cliche 1983: Du vitriol dans l'eau de rose.» Presse 30 avril 1983: E-3.
Milot, Louise, «Prix Robert-Cliche 1983: 37 1/2 AA », Québec français 51 (1983): 25.
Montpetit, Francine. «Louise Leblanc, prix Robert-Cliche 83. Un pastiche déchaîné du roman populaire "kétaine".» Livre d'ici mai 1983: 17.
Pelletier, Mario. «Le Prix Robert-Cliche saboté?» Devoir 14 novembre 1981: 6.
Pomerleau, G. «37 1/2 AA [Louise Leblanc] Prix Nobert-Cliche [sic].» Écho 8 juin 1983: 22.
Roy, Pierrette. «Louise Leblanc ou l'humour dans la réflexion.» Tribune 30 Août 1983: C-2.
Royer, Jean. «37 1/2 AA : un habile maquillage.» Devoir 23 avril 1983: 19.
Simard, France. «L'eau de rose distillée.» Droit 21 mai 1983: 29.
---. «Louise Leblanc. L'humour à l'assaut des valeurs puritaines.» Droit 21 mai 1983: 29.
Tremblay, Régis. «Année littéraire glorieuse: merci, Anne Hébert!» Soleil 31 décembre 1982: C-6.
---. «Louise Leblanc fait éclater Pop Corn .» Soleil 19 avril 1986:D-1.
---. «Nouveau prix littéraire.» Soleil 20 avril 1983, p.E-6.
---. «La Querelle s'envenime autour du Prix Cliche.» Soleil 31 juillet 1982: D3.
---. «37 1/2 AA: un conte de fées fou, fou, fou!» Soleil, 20 avril 1983: E-6.
«37 1/2 AA.» Article sans référence fourni par les Éditions Quinze.