DE L'INSTITUTION LITTÉRAIRE EN
ACADIE:
PRODUCTION ET RÉCEPTION DE TEXTES

Martine Jacquot

On ne peut assister à un débat littéraire en Acadie sans que tout la notion d'acadianité soit vite remise en question, sans qu'on redéfinisse tout un espace de création et ses limites. Plus qu'ailleurs peut-être--sinon dans le Québec des années 1940 à 1980--l'entreprise littéraire, dont le but est généralement de divertir ou d'informer dans une culture majoritaire sûre d'elle-même, se trouve en Acadie appelée à contribuer à l'élaboration de notions idéologiques d'acadianité qui devraient pourtant lui être étrangères, puisque l'oeuvre littéraire repose avant tout sur un rapport intime entre une parole artisanale (Fauteur(e), dans notre perspective) et la langue dans laquelle cet auteur taille un espace particulier.

Dans n'importe quelle culture, n'importe quel pays, des oeuvres se créent. On peut bien dire que nous sommes aujourd' hui, un peu partout dans le monde, et de plus en plus, passés de la "galaxie Gutenberg" à la "galaxie audio-visuelle planétaire", il n'en reste pas moins qu'un peu partout la condition de base d'un accès à la culture reste l'accès à la lecture et à l'écriture. Le processus d'accès massif à la littérarité, on l'oublie trop vite, n'a été réalisé en France que dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle, par l'accès généralisé à l'école primaire puis secondaire grâce auquel certaines oeuvres sont devenues de portée, sinon universelle, du moins nationale; en Acadie, par le fait que ce système scolaire, établi il y a peu, est encore en cours d'élaboration, il n'est guère surprenant que l'on affronte encore des questions telles que la pénétration du texte acadien en milieu scolaire, le besoin de développer des programmes de lecture pour adolescents, et ainsi de suite, et d'autant plus dans les régions où les Acadiens sont particulièrement minorisés et/ou menacés d'assimilation.

Les oeuvres produites par des écrivains et un système d'édition sont inévitablement évaluées, diffusées et couronnées en fonction de critères qui sont posés par un certain nombre d'institutions littéraires, dont les systèmes scolaires et universitaires ne sont en fait que les plus récents dans les pays occidentaux. Pour prendre un exemple qui me touche, étant durassienne, pourquoi Marguerite Duras est-elle plus consacrée que d'autres femmes qui publient actuellement? Sa maison d'édition (Minuit, l'une des rares à avoir conservé son intégrité à travers l'époque de l'occupation allemande de la France), le contexte historique (une volonté très nette de l'édition d'appuyer le développement d'idéologies de gauche après le désastre nazi et fasciste), la critique universitaire, les journalistes dans l'ensemble ont fait que, peu importe que la postérité juge cela éronné ou justifié, un ensemble de facteurs a convergé pour poser que c'était là une oeuvre valable et intéressante, pas seulement à l'échelle, française, d'ailleurs, mais aussi au Québec (où André Roy peut écrire sur Marguerite Duras, où Léa Pool peut se réclamer d'elle au plan cinématographique), aux États-unis bien sûr (où existe une société durassienne), et . . . en Acadie, puisque le dernier texte de France Daigle, La Beauté de l'affaire, laisse percer la preuve tangible d'une lecture de Marguerite Duras. Lorsque la télévision s'y ajoute, aujourd'hui du moins, la consécration est complète, et la plupart des Français connaissent sans doute mieux Duras aujourd'hui par ses interventions télévisées sur des questions d'affaires publiques--auxquelles journaux et magazines font évidemment écho--que par ses derniers livres, exception faite bien sûr de ceux qui ont eu un prix (L'Amant) ou ont eu accès instantanément à des diffuseurs de masse comme France-Loisirs (L'Amant de la Chine du Nord). Exception faite de ces deux derniers cas, mentionnons d'ailleurs que notre étude ne se veut pas un relevé de ventes: il est probable que, économiquement parlant, l'ensemble de l'oeuvre durassienne n'est que moyennement rentable, ce qui est déjà un succès lorsqu'on pense à l'échec massif qu'a représenté le "nouveau roman" pour l'économie de l'édition française, sa diffusion étant presque totalement restreinte au public universitaire.

Le succès considérable d'une oeuvre que l'ensemble de ces facteurs consacre ne veut pas nécessairement dire que d'autres oeuvres seront complètement ignorées parce qu'elles sont laissées dans l'ombre, mais signifie certainement que leur succès immédiat sera occulté par les textes à la mode. Albert Cohen a pratiquement dû attendre d'avoir soixante-dix ans, sinon de passer à l'émission Apostrophes, pour que le grand public s'intéresse à lui et reconnaisse le "grant" écrivain. Ces autres oeuvres seront peut-être redécouvertes plus tard par l'institution littéraire, qui en reconnaîtra la valeur, voire même leur attribuera une valeur supérieure au regard de la postérité, ce qui est à la mode étant aisément dénoncé comme superficiel. C'est ce qui est montré dans Les Fruits d'Or de Nathalie Sauraute. Un groupe ne peut pas déterminer ou contrôler le succès d'une oeuvre. Certains romans à première vue dépourvus de qualités particulières connaissent un gros succès de librairie, comme ce fut le cas de Le Matou, d'Yves Beauchemin au Québec il y a quelques années, alors que d'autres, reconnus de meilleure facture par les critiques, étudiés dans les facs, ne se vendent pas. Par contre, une oeuvre populaire pourra être jugée de haut par l'institution littéraire alors que le public y répond favorablement, comme l'oeuvre d'Yves Thériault au Québec, qui a dû attendre sa mort port jouir à la fois de la considération des critiques et de la consécration par le public en général.

Ainsi, l'institution littéraire joue un rôle de premier plan, non dans la création de l'oeuvre, qui reste incontrôlable, mais dans le fait que cette oeuvre va être publiée, diffusée, critiquée, que son auteur va être renforcé dans sa démarche, ou au contraire découragé.

Mais qu'est-ce, en définitive, que l'institution littéraire? Elle est l'ensemble des structures qui contribuent à rendre l'oeuvre accessible au public, tout en posant à diverses étapes un jugement de valeur sur l'oeuvre. Une oeuvre n'est pas nécessairement bonne ou mauvaise parce que le jugement qui a été porté à une certaine époque le dit, mais elle peut être mise de l'avant ou au contraire repoussée dans l'ombre en fonction de ce critère-là, à supposer qu'elle ait franchi la barre fatidique de l'édition, faute de quoi elle est reléguée à perpétuité ou presque dans l'inconnu.

En France, l'institution littéraire existe finalement depuis l'époque de la création de l'Académie Française, à l'époque de Richelieu. Alors que le développement du français était lié à la volonté de renforcer la suprématie royale par une langue d'état-civil généralisée et d'unifier un ensemble de régions en conflit quasi continuel, l'organisme avait pour but de renforcer la langue française, de montrer sa suprématie sur les autres langues et dialectes et de réunir les meilleurs écrivains d'une époque comme illustrateurs, en définitive, de la qualité de cette langue, et comme juges ultimes de l'usage officiel. À l'écrivain populaire, confus, grande gueule, débridé, comme Rabelais, s'opposait l'écrivain officiel académique et froid, mesuré, cartésien, comme Malherbe qui lui, entrait mieux dans les cadres de ce que l'on attendait en haut lieu. On a souvent eu l'occasion de montrer que l'Académie n'accueille pas des écrivains de premier rang, par le fait qu'en rendant quelque chose d'aussi insubordonné que l'écriture littéraire officielle et académique, on s'expose à avoir généralement dans l'Académie Française des écrivains de nature académique. Michel Droit plutôt que Cavanna, Alain Peyrefitte plutôt que Françoise Sagan--sans dire qu'Antonine Maillet ou Gaston Miron, français de souche ancienne mais pas nécessairement de nationalité, sont d'emblée voués à cogner à la porte sans pouvoir entrer dans ce cénacle des Augustes où les femmes ne firent jusqu'ici que deux apparitions. Les auteurs consacrés ne sont pas nécessairement les meilleurs, mais ceux qui ont été jugés comme tel par un groupe d'écrivains qui eux-mêmes ne sont pas nécessairement les meilleurs, et oublient volontiers ce qui est en train de se faire aussi bien que ce qui ne correspond pas à ce qu'eux-mêmes ont fait. Donc l'Académie est toujours en retard d'au moins une génération (de même que la plupart des universitaires, d'ailleurs, qui en sont encore au surréalisme ou au Nouveau Roman dans leur appréciation de la littérature contemporaine). Ceci pose un jugement de valeur selon lequel il n'y a pas de bons écrivains qui soient vivants, tout au moins jeunes. Cela se répercute sur la vision que les Français ont de leur littérature. On n'étudiait pas les auteurs du Vingtième siècle au programme du Baccalauréat à l'époque où je l'ai passé. Pourtant, et heureusement, la volonté centralisatrice de Richelieu a été débordée par les événements, et l'Académie Française n'empêche pas les écrivains d'écrire, et d'écrire sans avoir besoin de justifier à tout instant de la "francitude" de leur écriture.

Comme le milieu français est homogène et assez large, un auteur ne se sent pas, en effet, contraint de définir à tout moment non seulement ce qu'est la littérature française, mais ce qu'est la France, ce que devrait être l'écriture française, et autres notions collectives particulièrement étrangères à l'acte d'écrire, inévitablement artisanal et individuel. Il fait partie d'un ensemble; dans le meilleur des cas, comme l'a dit Sartre dans Les Mots, il bénéficie d'un statut social, d'une situation culturelle, d'une éducation et d'une tradition qui lui permettent d'entrer de plain-pied dans la création verbale sans avoir à se poser de questions. Il sera peut consacré comme une personne qui a aidé à mieux définir cette littérature, mais en général cela ne se fera pas de son vivant, et de toutes manières cela ne changera pas les paramètres de son écriture. La seule exception est peut-être l'écriture des femmes, puisque, pour diverses raisons, les "modèles" d'écriture féminine sont moins nombreux que les modèles d'écriture masculine, et qu'on ne peut pas parler véritablement de tradition à ce niveau.

En Acadie, la situation se présente fort différemment, et pas nécessairement pour des raisons linguistiques. Nous avons une jeune littérature. Que ce soit pour Antonine Maillet ou les poètes, romanciers et dramaturges qui émergent à partir des années 1970, on a l'impression que chaque écrivain porte par son oeuvre la responsabilité de définir non seulement ce qu'est la littérature acadienne, mais aussi ce que devrait être le pays, avec un message qui sera facilement interprété comme politique dans un sens ou dans l'autre, ce qui normalement n'aurait pas besoin d'être dans une oeuvre littéraire, exception faite d'essais qui sont de toute évidence destinés à aborder ces questions. Mais existe-t-il une institution littéraire en Acadie? Non seulement il n'y a pas d'académie--même pas dans le sens belge de "club littéraire" plus ou moins officiellement reconnu1--mais en outre l'écrivain se réclame très souvent d'un rejet de toutes académies, la seule valeur étant une vision lyrique, socio-romantique, d'appel au peuple: il suffit de lire les interventions d'écrivains dans les journaux2 pour s'en rendre compte. En définitive, par l'oeuvre publiée--et même par l'existence d'une oeuvre--l'écrivain acadien fonde en quelque sorte, ou conforte, l'institution littéraire en Acadie. À la limite, chaque écrivain devient sa propre institution: c'était le cas dans les années 1970, où un livre suffisait à faire un écrivain (et même institutionnellement, pour l'Association des Écrivains Acadiens fondée en 1978), et à le voir égal, à la limite, à des Québécois ou des Français ayant derrière eux une oeuvre d'une certaine ampleur. C'est, dans une certaine mesure, encore le cas. Par le fait qu'une oeuvre existe et est publiée, on a automatiquement tendance à dire que cette oeuvre révèle quelque chose de fondamental sur l'Acadie. Au lieu de voir si elle est représentative de l'auteur,on va voir si elle est représentative de l'ensemble de la collectivité acadienne. Si l'on considère Cri de Terre de Raymond Guy Leblanc, où de nombreux textes parlent avant tout du Moi du poète, on voit que la majorité des critiques iront d'abord y chercher une vision de la collectivité. Le second recueil de Raymond Guy Leblanc, Chants d'amour et d'espoir, pluspersonnel encore dans son lyrisme, n'a guère changé la vision que la plupart des analystes donnent de l'auteur. Or ces analystes sont aussi, souvent, des écrivains eux-mêmes, amis et supporters de Raymond Guy Leblanc: on voit aisément que, très vite, va se constituer une institutionnalisation non seulement de certains textes, mais de certains auteurs, cristallisés en quelque sorte dans une époque de leur oeuvre où l'on veut voir absolument une époque de la société et un message pour la collectivité.

Le même principe a plus ou moins été appliqué à toutes les oeuvres d'une certaine époque, mais, curieusement, on s'aperçoit que certaines oeuvres "engagées", de cette époque ont été écartées presque complètement (c'est le cas de la poésie de Guy Jean, par exemple, contemporaine de celle des premiers textes publiés de Raymond Guy Leblanc) ou qu'une tendance littéraire a été, pour diverses raisons, marginalisée--ce qui a été le cas pour l'expression romanesque, dont personne jusqu'à date n'a produit un film retraçant le cheminement, alors que ce fut fait par Herménégilde Chiasson pour le groupe des poètes de Moncton autour desquels s'est constitué ce que l'on peut appeler une "société" poétique, à défaut de parler, comme commence à le faire Claude Beausoleil, ami québécois du groupe, d'une "école" de Moncton.

À ce niveau, l'institution littéraire, ce serait dans un premier temps des "chapelles" d'écrivains, mêlant idéologie et création, et rejetant les créateurs qui ne participent pas de l'idéologie de la chapelle--on n'a qu'à penser au groupe des romantiques français aux Soirées de Médan, ou à d'autres "mouvements" littéraires, comme la critique les appelle, pour voir que l'Acadie, à cet égard, ne diffère pas profondément d'autres environnements littéraires. Sauf pour un point: dans la mesure où la menace de disparition de la communauté est grande et reste dangereusement présente, dans la mesure où les moyens sont limités, les querelles de clocher pourront vite dégénérer, devenir plus féroces, voire--à en croire certains créateurs ayant quitté le territoire acadien--demander une mise à distance volontaire pour acquérir la liberté individuelle nécessaire à la poursuite de l'oeuvre. Par ailleurs, il semble évident qu'un groupe ou l'autre n'encouragera guère le voisin, et que le seul salut de l'écrivain réside souvent dans le fait de mettre la main à la pâte lui-même, de se faire son propre éditeur, son propre agent de publicité, sans parler bien sûr de son propre agent littéraire tout court.

Écoles, chapelles littéraires: à ces deux volets de l'institution viennent s'ajouter journaux, critiques, mais aussi cet élément fondamental qui préexiste au reste: l'édition. L'édition peut d'ailleurs utiliser pour ou contre les écrivains l'arme d'une continuité dans la publication d'oeuvres individuelles qui servira l'oeuvre ou au contraire menacera de l'interrompre, mais aussi une arme utile par rapport au public étranger en général: l'anthologie. Ce qui ne prêterait pas à conséquence dans une littérature considérable appuyée sur une longue tradition devient facilement critique dans une jeune littérature aux moyens limités.

Par contre, on s'aperçoit que la pénétration du milieu scolaire par une littérature contemporaine, presque inexistante en France dans le système scolaire lui-même, est en train de devenir tout doucement la norme en Acadie même, la seule limite résidant peut-être dans les normes de censure, officielle ou non, qui vont s'appliquer à certaines oeuvres. Ti-jean de Melvin Gallant, par exemple, est un classique des lectures scolaires en Acadie--mais Graines de Fées de Dyane Léger, ou Y'a toutes sortes de personnes de Guy Arsenault, ne le sont probablement pas. Ce qui est vrai au niveau scolaire l'est aussi au niveau universitaire, d'autant que l'université de Moncton, sans se reporter aux multiples changements dans son histoire depuis la fin du dix-neuvième siècle, ne date telle qu'on la connaît que des années 1960. Ici, par contre, le progressisme est frappant: on a déjà fait une thèse de maîtrise sur Graines de Fées, on étudie les poètes, dramaturges et romanciers acadiens contemporains de façon croissante, on se penche sur les mécanismes de la création en Acadie et ailleurs, on encourage même l'écriture, puisque certains auteurs tels que Albert Roy, parmi les jeunes romanciers, ont fait une thèse de maîtrise en création à l'université. Cela ne va peut-être pas tout seul--mais, dans un système aussi conservateur et académiquement traditionnel qu'en France, cela n'irait, probablement, pas du tout. Ici plus qu'ailleurs, la valeur n'attend pas le nombre des années.

Précisons tout de suite, au passage, que l'oeuvre d'Antonine Maillet, facilement confondue avec le personnage médiatique que s'est fait la Grande Tonine, est aussi intouchable en Acadie que la personne-même de la chancelière de l'université de Moncton (l'une des rares, peut-être, à avoir une écrivaine comme chancelière): l'oeuvre est devenue symbole, elle est devenue oeuvre séminale, et les jugements de qualité--que les Québécois, par contre, lui assènent parfois trop volontiers et sans pitié--ne s'y appliquent en définitive plus. Je ne me souviens pas d'avoir lu, dans les journaux ou ailleurs, un jugement négatif ou même critique sur L'Oursiade, son dernier roman, qui me semblait pourtant loin d'être son plus réussi.

En Acadie, les journaux forment la base première de l'institution littéraire, à partir de leur apparition vers la fin du dix-neuvième, avec Le Moniteur Acadien et autres prédécesseurs de L'Évangéline, cette dernière ayant acquis avec le temps et jusqu'à sa chute une valeur mythique que sa qualité ne justifiait pas toujours, mais qui n'a pu être remplacée ni par l'éphémère enthousiasme du Matin (qui a cependant servi de tremplin à quelques éditorialistes, dont Rino Morin-Rossignol) ni par la soidisant continuité de L'Acadie Nouvelle, ces deux quotidiens ayant bien sûr tous deux prétendus être LA voix acadienne, ce qui pose un autre problème, à savoir celui de la presse et de ses positions idéologiques trop marquées.

A la fin du dix-neuvième siècle, les journaux avaient une forte tendance à déterminer la qualité d'une oeuvre selon le critère de la langue: une bonne oeuvre est écrite en français standard, et une oeuvre écrite en acadien est non seulement médiocre, mais aussi risque de nous faire honte au regard des autres. On retrouve, encore une fois, Malherbe, l'oeuvre désincarnée, au détriment de Rabelais, l'oeuvre bien en chair; la langue écrite, le "bon" parler, contre la langue orale, le parler "mal". Les éditorialstes--d'ailleurs parfois d'origine québécoise ou française--contre Marichette et ses semblables. Les lettres de Marichette avaient été très mal reçues, considérées comme vulgaires, car la langue du peuple ne pouvait être considérée comme littéraire, et elles ne seront révaluées à leur juste valeur qu'à partir du moment où on les redécouvre dans les années 1970, époque, au contraire, où l'authenticité linguistique en littérature est à nouveau reconnue comme une valeur, du moins dans le milieu culturel acadien, suite surtout à Antonine Maillet, mais aussi aux pièces de Laval Goupil, Jules Boudreau, et autres dramaturges auxquels Antonine a ouvert la route. Au départ, cependant, la langue du peuple étant quasiment bannie des bons écrits, les efforts littéraires ne seront considérés comme valables que dans la mesure où ils s'éloignent de la réalité parlée et vécue acadiennes. L'Évangéline a publié des poèmes en alexandrins, des contes en langue standard, et autres textes peu représentatifs de la réalité acadienne. Elle servait pourtant, de moyen de communication entre les écrivains et le public: pour Napoléon Landry qui y amenait ses poèmes, pour Ronald Després qui y a travaillé, pour tous les écrivains qui surgissent dans les années 1970 et après, le quotidien était en quelque sorte la seule référence possible, la seule source critique leur permettant de se faire une idée d'eux-mêmes. Ce rôle, que la radio ou la télévision ne peuvent assumer complètement (l'écrit instaurant une distance et une permanence qui sont déjà consécration), les écrivains extérieurs à la région de Moncton n'y avaient à l'époque de L'Évangéline que peu accès; leur lot était celui des hebdos, dont la vocation culturelle était, et reste, passablement limitée malgré les concours de contes de Noël. Il était possible de faire parler de son livre; il n'était guère évident d'avoir une critique sensée de son texte. En Nouvelle-Ecosse, par exemple, Le Courrier disposait d'un critique de livres, professeur à l'université Sainte-Anne, René LeBlanc--on imagine aisément qu'il ne pouvait, ni tout apprécier, ni tout lire, ni en faire un compte-rendu à chaque semaine.

En outre, il y avait un manque crucial, jusqu'à une certaine époque, au niveau de l'édition. On sait que les premiers romans d'Antonine Maillet furent publiés à compte d'auteur, et que c'est sous la pression d'amis dans le milieu littéraire québécois que Leméac finit par la prendre sous son aile, ce qu'ils n'eurent évidemment pas l'occasion de regretter. Mais, quelque forcé que fût cet exil éditorial auquel Tonine est restée fidèle depuis, il ne contribuait évidemment pas au développement d'une édition acadienne en Acadie qui eût été la base de développement d'une littérature consistante, continue, et orientée vers le public acadien en priorité.

Dans les années 70, nous assistons sous les pressions sociales à un changement quasiment total puisqu'il y a maintenant en place des institutions solides: l'université de Moncton n'en étant plus à ses débuts, les petites universités survivent (elles seront intégrées bientôt, sauf Sainte-Anne, à l'université de Moncton), une maison d'éditions débute, une auteure a déjà une réputation nationale et bientôt internationale enviable. Tout d'un coup, la littérature prend place dans les éléments que l'on considère importants pour l'identité acadienne, moins orientée vers le public que la chanson, mais plus estimable pour la critique internationale que le folklore, par exemple. À partir de ce moment, il y aura évaluation positive pour toute oeuvre correspondant le plus au vécu acadien, un peu comme pour le phénomène du joual au Québec dans les années 60. Pendant dix ans, en tous cas, le jugement de valeur va porter plus sur la qualité de l'oeuvre en soi, mais sur son acadianité. Ainsi, l'oeuvre de Jacques Savoie, qui traite très peu de l'Acadie, est presque considérée comme une oeuvre traîtresse, à l'exception de Raconte-Moi Massabielle. Par contre, Le Djibou, une pièce de Laval Goupil intense et fascinante, mais confuse, est presque passée dans les classiques du théâtre acadien à cause de son langage. Il en est de même de La Marie-como, roman de Régis Brun qui est à certains égards à la limite de l'illisible, mais qui bénéficie de la faveur critique. Rares seront les critiques, comme René LeBlanc, qui oseront dire que ce n'est pas parce qu'un texte est acadien qu'il est bon ou mauvais a priori. Vu que l'institution littéraire est faible, que le milieu est petit, que les pressions de l'extérieur sont constantes, on ne peut presque pas porter ce type de jugement. Toute oeuvre est révélatrice d'un certain état de nationalisme culturel. Cette situation changera dans les années 1980, en grande partie parce que les écrivains eux-mêmes, confrontés à un milieu dont l'ouverture est devenue nécessaire, écrivent désormais différemment, et qu'on ne peu plus vraiment affirmer sans rire qu'il y a une écriture acadienne et une écriture qui ne l'est pas.

Pourtant, certains groupes définiront de façon bien précise ce qu'ils entendent par écriture acadienne--et nous ne prétendrons pas ici résoudre la question de savoir, par exemple, si France Daigle écrit comme elle écrit parce que l'Acadien compte parcimonieusement ses mots (comme Herménégilde Chiasson a pu l'affirmer) ou parce que son écriture, par tempérament et par contexte littéraire et social, a pris une certaine orientation. L'écriture d'un texte comme La Septième Chute de Serge Patrice Thibodeau, marque définitivement la fin d'une volonté de parler d'écriture "acadienne". Il y a des Acadiens qui écrivent, et des auteurs francophones en Acadie. On peut faire la différence; en définitive, pourtant, c'est le texte seul qui devrait compter. Sauf que l'institution littéraire doit suivre: ainsi, les Éditions d'Acadie se sont doublées peu à peu de Perce-Neige (dont le mandat a changé), de Michel Henry Éditeur (disparu), de Lescarbot (en sommeil), de Marévie (actif pour les auteurs du Madawaska), de Quatre-Saisons (en demi-sommeil), des Éditions du Grand-Pré, du CPRP, sans parler des éditons d'une oeuvre, ainsi Les Aboiteaux (Père Anselme Chiasson), et les éditions à compte d'auteur. À part les Éditions d'Acadie, pourtant, la situation globale de ces "institutions" est fragile, reposant sur peu de fonds, peu de personnel, et parfois des jugements éditoriaux insuffisants. Le fait que les unes ou les autres, cependant, aient obtenu des appuis financiers de sources évaluées à l'extérieur prouve un développement progressif d'une institution littéraire fragile mais de plus en plus abondante, à moins de changement majeur dans l'économie ou les politiques scolaires, par exemple.

Avec les critiques de Martin Pitre dans L'Acadie Nouvelle, avec les miennes dans Le ven'd'est, une volonté de faire en priorité la critique du livre acadien s'affirme--L'Évangéline ou Le Matin, par exemple, sous la plume de Natania Étienne ou d'autres, faisait une petite part au livre d'ici, une part souvent plus grande aux best-sellers internationaux--que la plupart des Acadiens ne trouvaient de toutes façons pas en librairie, puisque le réseau de librairies, exception faite des librairies universitaires, de trois librairies commerciales à Edmundston, Moncton et Tracadie, et de quelques rayonnages dans des pharmacies, est passablement faible encore aujourd'hui--ce que, dans une certaine mesure, les bibliothèques pouvaient compenser.

Ces efforts critiques, dans l'ensemble, portent sur le texte, peu importe l'auteur. Il existe un autre type de critique, malheureusement, qui est le règlement de compte personnel. Je pense par exemple à la critique parue dans L'Acadie Nouvelle du recueil de Gérald LeBlanc, Géographie de la nuit rouge, où il était évident qu'il s'agissait d'un prétexte. Inversement, il est possible de douter de jugements portés à la hâte et sous le même clocher par un auteur sur ses compagnons et compagnes de route: le jugement idéologique prend ici une place qui n'est justifiée que par l'exiguïté du nombre d'oeuvres publiées.

C'est ainsi que certains textes se sont trouvés institutionnalisés à une vitesse incroyable. Graines de Fées de Dyane Léger est devenu un classique à peine publié parce que c'est la première oeuvre d'une jeune auteure et que le style en était complètement nouveau: on avait une Rimbaud, ou une Nelligan, en Acadie! Herménégilde Chiasson a soulevé à diverses reprises cette ambiguïté en parlant du fait que sous prétexte qu'un auteur avait écrit un livre, il se trouvait projeté dans des salons du livre à côté d'auteurs ayant une oeuvre volumineuse et continue. Cette contradiction s'explique par le fait que l'institution littéraire acadienne a besoin de créer un environnement littéraire global. Et pour cela, on va essayer de récupérer le passé, ou au contraire le dénoncer en disant qu'il faut absolument en sortir. Tout cela a très peu à voir avec l'oeuvre, mais avec l'environnement nationaliste dans lequel cette oeuvre est créée. Il serait intéressant de voir dans un siècle lesquels de ces textes vont survivre. Déjà, certains textes ont perdu de leur intérêt, parce que les livres des années 70 étaient de trop près liés à un certain nombre d'événements socio-politiques et ne tiraient leur valeur que de cela. Qui sait si des oeuvres plus désincarnées comme celle de Roméo Savoie, qui n'ont jamais été intégrées à un contexte socio-politique précis, ne seront pas encensées un jour? L'institution littéraire peut en effet cautionner un jugement de qualité sur une certaine période de temps . . .

Dans un petit milieu comme le milieu acadien, les institutions littéraires sont contrôlées généralement par les mêmes personnes qui vont donc inévitablement reparler des mêmes textes, et on assiste au même phénomène qu'on voit en France, c'est-à-dire qu'une petite institution littéraire pousse un certain type de textes et élimine automatiquement un nombre de textes qui seraient peut-être intéressants, mais qui ne seront pas publiés, ou le seront ailleurs. On peut prendre l'exemple de Guy Jean, avec Paroles d'Acadie et d'après, qui a dû s'exiler pour se faire entendre, et qui, en fait, ne se fait même pas entendre en Acadie. Combien de fois n'ai-je pas entendu dire, à propos d'un auteur, qu'il n'écrit plus, qu'il n'a pas écrit depuis dix ans, alors que cet auteur s'est fait fermer la porte de certaines maisons d'éditions pour des raisons qui souvent n'ont rien de littéraire, mais ont à voir avec le moment, avec les finances, avec des questions de régions, avec des conflits de personnalité--du moins à croire les auteurs--alors que d'autres au contraire voient leur oeuvre poussée par le vent du large, en raison peut-être d'une option voisine de la maison d'édition, ou d'une situation personnelle particulière dans le milieu? Critique, on doit faire abstraction de cela--mais, dans un milieu où l'on se croise et se recroise à tout moment, ce n'est pas nécessairement facile d'être objectif. Qui a fait oeuvre jusqu'à date en Acadie-même, avec l'encouragement de prix, le cas échéant (encore qu'il y en ait peu)? Melvin Gallant, qui était aussi l'un des directeurs des Editions d'Acadie; Gérald Leblanc, qui a centré son oeuvre autour de la réalité monctonnienne; Herménégilde Chiasson, auquel le cinéma et les arts visuels confèrent un profil pluridisciplinaire bien en accord avec le profil international du créateur de cette fin de siècle en galaxie audio-visuelle; France Daigle, dont l'oeuvre étrange est peut-être celle qui a connu la continuité de publication la plus régulière de toutes, tout en étant une des moins directement ouvertes au public en général. D'autres auteurs écrivent sporadiquement, ayant été consacrés par leur légende passée, et devenus par conséquent intouchables au même titre qu'Antonine Maillet: Guy Arseanult, Léonard Forest, Raymond Guy Leblanc en sont des exemples. D'autres auteurs, majeurs pourtant, sont partis écrire dans un environnement où leur développement professionnel puisse prendre d'autres dimensions: Laval Goupil, Claude LeBouthillier, Jacques Savoie en sont des exemples. D'autres semblent avoir arrêté leur carrière, temporairement du moins, sans avoir atteint la consécration: Germaine Comeau par exemple. Et nous ne touchons que la pointe de l'iceberg.

Un petit milieu peut avoir des avantages: on sait ce qui paraît, on en entend parler, et les émissions de radio font leur part aux profils d'écrivains et d'artistes, tout comme le magazine avec lequel je travaille. Des associations, qui peuvent évoluer mais visent toutes à intégrer artistes et grand public, font une promotion des écrivains qui ne serait peut-être pas faites ailleurs. Les universitaires étrangers se pencheront sur une littérature dans la vingtaine qu'ils ne daigneraient peut-être même pas étudier chez eux. Mais il y a le revers de la médaille: sans oxygène venu d'ailleurs, sans intertextualité constante, sans ouverture sur le monde, on risque de s'étouffer dans la tautologie acadianisante dont on peut espérer être sortis, du moins pour le moment.

NOTES

1 Comme j'ai pu m'en rendre compte en 1986 lors d'une rencontre avec le Royal Caveau liégeois, à Liège.

2 Gérald LeBlanc dans les dernières livraisons du quotidien Le Matin, par exemple.