PRÉSENCE DU THÉÂTRE AMATEUR
DANS LA DRAMATURGIE QUÉBÉCOISE

Louis Bélanger

Il y a une quarantaine d'années à peine, s'opposaient, au Québec, le théâtre qu'on disait "professionnel" et l'autre, celui que pratiquaient les amateurs, à cette époque où le théâtre essayait tant bien que mal de s'implanter comme fait culturel. Dès la fin des années 40, un groupe de pionniers du théâtre professionnel opposent au burlesque, à l'opérette et au mélodrame, genres dominants dans le paysage théâtral québécois depuis les débuts du siècle, une orientation plus "culturelle" axée sur un théâtre dont les textes sont plus recherchés et sur des moyens de production (lieux fixes plutôt que tournées, programmations saisonnières, animation par des artistes ayant reçu une formation officielle) novateurs. Pendant cette période, le succès fulgurant de Tit-Coq de Gratien Gélinas et la création du Théâtre du Rideau Vert en 1948, les débuts du Théâtre du Nouveau Monde, du Théâtre-Club, respectivement en 1951 et 1954, et la fondation du Conservatoire d'art dramatique de Jean Doat participent à une tradition urbaine de théâtre professionnel fondée sur un répertoire étranger, faute d'une dramaturgie indigène.

Parallèlement, l'autre théâtre imite assez fidèlement ces professionnels puisqu'il puise au même répertoire les textes qu'il joue et ce, malgré les moyens et les ressources limités dont il dispose. Pour contrer ce mouvement d'imitation, le 18 octobre 1958, une trentaine de troupes amateures réunies à Montréal par Guy Beaulne, fondent l'ACTA (Association Canadienne du Théâtre Amateur) qui se donne le mandat de rassembler tous les groupes

de théâtre amateur de langue française du Canada dans le but de "promouvoir, guider et aider l'évolution du théâtre et de contribuer ainsi à l'éducation artistique, esthétique, spirituelle et sociale du peuple canadien."1 Dans l'espoir d'amorcer un rapprochement entre tous ceux qui, isolés dans les régions, sans appui financier, parfois même sans expérience de la scène, s'adonnent au théâtre amateur, l'ACTA consacre les premières années de son existence à des offres de services: bibliothèque, concours de pièces en 1 acte, bulletin d'information, cliniques de théâtre, contacts avec d'autres associations d'amateurs, établissement d'un secrétariat permanent. Avec comme présidents honoraires les Jean Béraud, Jean Gascon et Gratien Gélinas, "l'ACTA des débuts jouait [cependant] un rôle de conservateur plutôt que d'animateur de la vie culturelle en régions" (1979:17).

Du regroupement des amateurs sous l'ACTA et au fil des discussions qui s'élaborent aux congrès annuels émerge une deuxième génération de leaders dont Pierre Patry, Jean-Guy Sabourin, Roger Thibault et Jean Fleury seront les principaux représentants. Sous leur gouverne, le théâtre amateur s'affranchit progressivement de l'imitation des professionnels, du moins dans le choix des oeuvres à produire sur scène, et oriente l'ACTA vers un théâtre d'essai, un théâtre de recherche, un théâtre "à risque" que le théâtre professionnel existant n'osait encore mettre à l'affiche. Ce parti pris en faveur d'un théâtre de création a marqué une étape capitale de l'évolution idéologique de l'ACTA: d'une part, ses animateurs délimitaient un territoire particulier au théâtre d'amateurs, celui de l'exploration de nouvelles avenues; d'autre part, ils insufflaient des exigences d'ordre esthétique qui le détachaient de la stricte vocation récréative qui en avait dominé jusque-là la pratique.

Un événement particulier allait précipiter l'épanouissement de cette redéfinition du théâtre amateur. Dans le cadre de ses activités parallèles, l'Exposition universelle de 1967 présente un festival de théâtre auquel participent des troupes affiliées à l'ACTA. Le Festival des Jeunes Compagnies du Québec met à l'affiche six spectacles originaux qui révèlent un nouveau théâtre québécois marqué par une dramaturgie plus authentique, plus orientée vers les préoccupations des artisans du théâtre non-professionnel. Précisons qu'à ce Festival, les Apprentis-Sorciers ont crée Les Louis d'or, l'un des premiers textes dramatiques de Robert Gurik, qu'André Brassard y a présenté Messe noire, collage de textes d'auteurs contemporains, et que Les Saltimbanques y ont joué Équation pour un homme actuel de Pierre Moretti, dont les représentations furent interrompues par une escouade de la moralité mandatée de mettre fin à ce spectacle jugé obscène. Ce qu'il est convenu d'appeler l'affaire Moretti préfigurait le passage d'un théâtre reproduisant des modèles étrangers à un théâtre d'identité québécoise.

Ainsi, au cours des dix premières années de son existence, l'ACTA, s'est-elle graduellement implantée comme catalyseur des forces vives d'un théâtre qui fait de la création originale sa raison d'être. La première ACTA, celle de Guy Beaulne, l'ACTA des rêves d'association pan-canadienne et du théâtre de répertoire abordé du point de vue récréatif, prend fin en 1967 avec la tenue du festival de l'Exposition universelle qui consacre les véritables débuts d'une évolution idéologique vers une "québécisation" du théâtre amateur.

Ce bref rappel historique a pour but d'initier une réflexion sur l'apport du théâtre amateur dans la dramaturgie québécoise et sur l'association qui a veillé à son essor, soit l'ACTA qui deviendra l'AQJT (Association Québécoise du Jeune Théâtre) en 1972. Jusqu'en 1985, année de la dissolution de l'association, l'ACTA-AQJT a tracé dans le théâtre amateur des lignes directrices qui ont fait surgir des discours idéologiques entendus, selon la définition qu'en a proposé le sociologue Guy Rocher comme systèmes d'idées et de jugements qui serviront à décrire, expliquer, interpréter ou justifier les positions de l'association, orientant de la sorte son développement historique (1968: 101). Dans cette perspective, le théâtre amateur a été un foyer de renouvellement et de recherche extrêmement fécond; son histoire (qui reste à faire) s'inscrit dans une démarche qui a contribué non seulement au développement du théâtre québécois, mais à l'histoire culturelle récente du Québec.

Afin de retracer l'évolution des discours idéologiques issus du théâtre amateur, j'adopte comme hypothèse l'idée qu'il existe une interaction entre les congrès de l'association et ses festivals annuels, et que de cette dynamique jaillissent les lignes directrices de cette évolution. L'année 1967 sert d'origine à l'aire historique d'analyse puisque c'est à ce moment que la création du Festival des Jeunes Compagnies du Québec instaure à l'ACTA (plus tard, à l'AQJT) une structure fondée sur deux événements annuels: d'une part, un congrès généralement tenu en automne où les membres de l'ACTA établissent des politiques précises, d'autre part, un festival (mai-juin) de nature non compétitive qui permet aux membres d'évaluer leur pratique théâtrale par le biais de la confrontation. Essentiellement, le festival est vu comme une fête du théâtre, alors que le congrès devient le lieu de débats sur les questions administratives, stratégiques et idéologiques. C'est donc à compter du neuvième congrès, tenu en octobre 1966, que s'implante une complémentarité idéologique entre les congrès et les festivals de l'ACTA-AQJT.2

De 1966 à 1971, le théâtre professionnel québécois vit des heures de gloire stimulée surtout par les premières pièces du duo Tremblay-Brassard et le débat linguistique passionné qu'elles ont suscité. L'éclatement de la dramaturgie québécoise exerce une profonde influence sur le théâtre amateur qui se lance dans une offensive de planification de son développement, axée sur la promotion du théâtre de création et de recherche québécois. Dans cette perspective, l'ACTA jette les bases de son festival annuel dont l'objectif est triple: présenter un échantillonnage des meilleures productions amateures de l'année, stimuler les rencontres entre les animateurs et permettre aux troupes amateures de se perfectionner tout en suscitant la recherche à tous les niveaux par l'entremise d'ateliers de travail. De plus, l'ACTA attache une importance particulière à la diffusion de l'information en publiant une revue mensuelle, Les Mois de l'ACTA, et multipliant colloques, stages de formation et festivals régionaux voués à l'essor de cette dramaturgie nouvelle.

Cette prise en charge du théâtre amateur ne tarde pas à stimuler l'éclosion d'auteurs, de productions et d'ateliers orientés vers une dramaturgie originale. Dès 1969, les premiers essais de création collective et une dizaine de spectacles d'auteurs québécois composent le troisième Festival-Carrefour de l'ACTA et témoignent de la vivacité de la pratique amateure. Une quarantaine de troupes et plus de 250 intervenants participent à l'événement qui permet aux Insolents de Val-d'Or de présenter La, Duchesse de Langeais de Michel Tremblay, au Théâtre de l'Arabesque de jouer Espace, spectacle qui emprunte à l'expression corporelle, à la Troupe du Point-Virgule de Trois-Rivières de créer Charnure, inspiré de Terre des Hommes de Michèle Lalonde, et de voir le Théâtre populaire d'Alma mettre en scène L'Arme au poing ou larme à l'oeil, pièce engagée de Dominique de Pasquale.

Mais plus encore, ce festival est celui de l'interrogation sur la fonction du théâtre amateur dans la société québécoise à l'heure d'un certain essoufflement de la Révolution tranquille et d'une société de plus en plus dominée par une quête d'identité culturelle. A cette enseigne, les discussions et ateliers portent sur des sujets tels la langue au théâtre, la formation de l'acteur québécois, la situation du théâtre par rapport aux mass-média et les attentes formulées à l'égard du théâtre. Parmi les animateurs de ces rencontres, on remarque la présence de Jean-Claude Germain, du Théâtre du Même Nom, engagé dans un théâtre politique dont la dérision est le fer de lance, et celle de Raymond Cloutier, qui dirige un atelier sur l'improvisation et s'apprête, entourés d'un groupe d'étudiants dissidents du Conservatoire d'art dramatique et de l'École Nationale de théâtre, à fonder le Grand Cirque Ordinaire, première troupe de tournée exclusivement vouée à la création collective. A n'en pas douter, l'énergie investie par l'ACTA dans l'animation culturelle, jumelée à l'apport de finissants des écoles de théâtre qui refusent de joindre les rangs des réseaux professionnels "officiels," redessine les frontières de la dramaturgie québécoise. L'ère du théâtre amateur de loisir était révolue, celle du "Jeune Théâtre" s'articulait autour de troupes semi-professionnelles formées d'acteurs ayant choisi l'expression théâtrale comme un mode de vie et un moyen de vivre, et dont les productions se posent peu à peu comme une alternative valable au théâtre des compagnies institutionnelles. Les festivals de 1970 et 1971 consacrent la vocation de l'ACTA à la promotion du théâtre de création et de recherche québécois: y sont présentées, notamment, deux textes de Jean-Claude Germain, Si Aurore m'était contée deux fois, et Le Roi des mises à bas prix, trois autres de Jean Barbeau, Solange, Goglu, et Le Chemin de Lacroix, et, de Jacqueline Barrette, Ca dit qu'essa à dire.

À compter de 1969, trois autres facteurs contribueront à l'expansion spectaculaire du théâtre amateur et imposeront des lignes de conduite précises à son association. L'implantation d'options théâtres dans les réseaux scolaires (cegeps, universités, écoles secondaires), la prolifération des centres culturels partout en province et la création de programmes gouvernementaux de lutte au chômage, en particulier les Projets d'Initiatives Locales et les Perspectives-Jeunesse, élargissent graduellement le membership de l'ACTA mais contribuentégalement à diluer l'énergie créatrice du théâtre amateur. Dans toutes les régions du Québec, des troupes se forment, montent un spectacle et disparaissent dès l'épuisement des fonds; à l'école, au centre culturel ou dans le cadre d'un PIL, la réalité du théâtre amateur bat au rythme de la non permanence d'une fraction grandissante de ses artisans.

Pour contrer ce phénomène de sous-alimentation idéologique du théâtre amateur, l'ACTA entreprend une réforme en profondeur de ses priorités. À son quinzième congrès annuel, l'association devient l'AQJT et se lance dans la promotion et la coordination de regroupements régionaux. Conscients des besoins en formation et en information des troupes régionales, les membres de l'AQJT adoptent des propositions qui visent à consolider le développement du théâtre en régions et à créer une réelle implication des troupes dans leur milieu social. En d'autres termes, l'AQJT lance une offensive de politisation qui orientera le jeune théâtre, de 1972 à 1975, vers une esthétique de l'engagement militant et d'un théâtre populaire, idéologique que subit le peuple québécois.

Cette veine de "théâtre au service du peuple"3 connaît paradoxalement son apogée et sa fin en 1975 lorsque, jugeant trop réformiste le discours idéologique prôné à l'AQJT, quatre troupes dites progressistes (La Gaboche, Le Théâtre Euh!, le Tic Tac Boom et les Gens d'en Bas) annoncent avec fracas leur départ de l'association. L'aspect spectaculaire du geste illustre la démarcation de plus en plus prononcée qui séparait les tenants d'un théâtre conçu comme instrument de transformation radicale de la réalité et ceux qui voyaient le théâtre comme une sorte de miroir de cette réalité. Sous une perspective esthétique, les premiers misaient sur la prédominance du contenu sur la forme, alors que chez les seconds, sans occulter les allusions politiques, on accordait toujours une aussi grande importance à la recherche de langages dramatiques originaux.

Le neuvième Festival du Jeune Théâtre, qui avait précédé de quelques mois l'éclatement idéologique provoqué par les troupes démissionnaires, est révélateur des tensions qui divisaient les membres de l'AQJT. Parallèlement à des spectacles tels Les Marchands de Balloune, des Gens d'en Bas, qui s'attaquait à l'impact des politiques d'aménagement des territoires de la Gaspésie et du Bas-du-Fleuve sous l'angle de la dépossession et de l'exploitation des habitants, 1,2,3. . . vendu!, du Théâtre Euh!, conçu pour inciter les citoyens à réagir collectivement contre les effets de la rénovation urbaine, Coton '46, une grève comme une autre qui projette les drames humains vécus par des grévistes, on retrouve Tségabec, spectacles de marionnettes inspirés de légendes montagnaises, Cé tellement "cute" des enfants, de Marie-Francine Hébert, spectacle fondé sur les rapports de domination entre enfants et adultes, et Moman travaille pas, a trop d'ouvrage, du Théâtre des Cuisines, qui met en scène l'exploitation des femmes dans la société capitaliste. Les discussions sur les pièces tournent au matraquage intellectuel et à l'intolérance mutuelle des troupes radicales de théâtre d'agitation-propagande et des modérées du théâtre de divertissement de recherche formelle. L'inévitable scission du dix-huitième congrès de l'AQJT sonne le glas du discours idéologique engagé dans le théâtre révolutionnaire.

Si on n'en retient que l'aspect négatif, la démission des troupes progressistes donne l'impression d'une période d'anarchie totale; par contre, force est de reconnaître que l'époque des tiraillements idéologiques correspond en quelque sorte à un âge d'or de l'AQJT. En effet, après s'être fait québécois, le jeune théâtre s'est investi dans l'expression des réalités du mode de vie québécois sur une base régionale, à partir des besoins et des ressources de milieu. Ce qui transparaît dans l'orientation idéologique de l'AQJT de 1972 à 1975, c'est ce questionnement sur les limites et le potentiel d'un théâtre populaire, phénomène qui sous-tend une contestation, non seulement du théâtre institutionnel tel que soumis aux aléas des lois du marché, mais une critique plus globale du rôle social de l'artiste. C'est précisément au cours de la même période que l'AQJT dénonce la formation offerte dans les écoles publiques d'art dramatique, leur sélection fondée sur le vague critère du talent, et surtout, le vedettariat, l'opportunisme et l'esprit de compétition qu'on y entretient. Par son caractère coopératif et communautaire, rappelons que la création collective est devenue le véhicule privilégié de son théâtre populaire, l'AQJT remet en question le discours idéologique dominant fondé sur le maintien des institutions sociales, politiques et économiques.

Ainsi, de nombreux comédiens formés dans les écoles reconnues se tournent vers le jeune théâtre, soit par choix politique ou culturel, soit par nécessité, étant donné la rareté des débouchés à l'intérieur du théâtre institutionnel. Cet "exil idéologique" à rendu caduque la distinction entre "théâtre d'amateurs" et "théâtre professionnel"et a multiplié le nombre de troupes permanentes au sein de l'AQIT. Les effets combinés de la régionalisation, d'une remise en question de la fonction sociale du théâtre et sa décentralisation des grands centres urbains ont constitué un circuit parallèle, celui du jeune théâtre, à celui du théâtre des compagnies instituées. Cette remarquable évolution est à son paroxysme lorsque survient le schisme de 1975.

En un an, de 1976 à 1977, la participation des troupes au congrès passe de 37 à 13; forcée de composer avec des effectifs réduits, l'AQJT se définit dorénavant comme une association de troupes de métier, à savoir des gens qui vivent de leur métier ou tendent à en vivre. Le phénomène n'est pas nouveau à l'AQJT; depuis déjà quelques années, ce sont ces troupes, dont la permanence rend possible une action concertée, qui dominent aux assemblées de l'association. Sous leur gouverne, l'AQJT se transforme en regroupement qui encourage et développe un théâtre dont la priorité est de participer à l'évolution politique du peuple québécois vers une société démocratique et égalitaire. Plus modéré au plan idéologique, cet objectif contribuera à consolider les troupes de métier qui chercheront à rejoindre d'autres publics que celui qui fréquente habituellement les théâtres. Dans cette optique, elles sont conduites à établir des contacts suivis avec différents groupes; travailleurs, femmes, enfants, détenus, gens du troisième âge, adolescents; elles s'implantent dans les quartiers, les écoles, les villages dans l'idée d'amener le théâtre là où sont les gens, par opposition à celle de les déplacer dans des lieux qui ne sont pas les leurs. Dans les festivals, le Théâtre Parminou, le Théâtre de Carton, le Théâtre de Quartier, entre autres troupes, définissent un théâtre populaire de création collective et d'intérêts sociaux particuliers.

Par ailleurs, l'AQJT de la fin des années 70 éprouve certaines difficultés à renouveler son discours idéologique qui s'écarte progressivement du théâtre de recherche. Dix ans de créations collectives, un sous-financement chronique, la rivalité entre les troupes qui s'arrachent les publics, l'étiolement du rêve de la régionalisation qui met du temps à s'incarner et un durcissement de la critique à l'égard d'un théâtre jugé didactique et sans imagination annoncent la fin de la dictature du contenu sur la forme, du "message à tout prix", et une percée des considérations économiques sur la mission. La volonté de troupes d'accéder à la professionnalisation entraîne dans son sillage une redéfinition des modes de production et l'éloignement d'une association qui ne répond plus aux attentes d'artistes tentés par l'aventure institutionnelle. En un mot comme en mille, le jeune théâtre n'est plus, du moins sous son acception de théâtre en marge du théâtre tel que pratiqué dans les compagnies professionnelles établies.

Un coup d'oeil sur le programmation des deux derniers festivals de l'AQJT4 illustre ce virage de la fonction politique du théâtre à un théâtre plus soucieux d'esthétique, accessible au grand public par le biais d'un contenu plus universel. Michel Lemieux et Gilles Maheu, dont les spectacles, L'oeil rechargeable et L'homme rouge, font preuve d'une rigueur technique parfaitement adaptée au langage visuel, théâtralisent une réflexion à partir du geste. En revanche, le retour en force des pièces d'auteur incarne avec le plus d'acuité le rejet des grandes causes à l'AQJT; Syncope de René Gingras, Ne blâmez jamais les Bédouins de René-Daniel Dubois et Provincetown Playhouse de Normand Chaurette délaissent les finalités d'ordre moral, idéologique et politique pour satisfaire des besoins plus individuels de créateurs. Mais là où le bât blesse, c'est qu'aucune des productions citées n'est le fruit d'un membre de l'AQJT dont le festival annuel, vidé de sa marginalité idéologique, de sa vocation de théâtre "alternatif" qui en avaient tant marqué l'histoire, ne subsiste plus qu'à titre de tremplin vers la reconnaissance du milieu théâtral. Dans son analyse des faits qui ont conduit à amoindrir le caractère revendicateur propre au discours idéologique du jeune théâtre, Lorraine Hébert s'appuie sur d'inéluctables arguments:

Désormais gagnées à des critères d'élargissement de publics et de qualité professionnelle, les troupes en viennent à rétablir la division du travail, la spécialisation des fonctions et, partant, des conditions traditionnelles de production et de réception théâtrales. Plutôt que de pousser plus loin l'expérience du collectif, une fois dépassé le stade des illusions premières, elles préfèrent adopter des modes plus sûrs en termes d'efficacité, mais qui encouragent la parcellisation du travail de création. Par conséquent, leurs exigences sur le plan de la formation et du perfectionnement ressemblent de moins en moins à celles que sécrète une pratique subversive de l'art.5

Combinés à une période d'austérité économique et à une politique culturelle d'État qui "condamne" les groupes de théâtre au succès instantané de toute production, ces facteurs ont engagé le jeune théâtre dans un apolitisme soumis aux lois du marché de la culture. Inapte à délimiter son autonomie au sein de l'institution théâtrale québécoise, le théâtre de création et de recherche s'est intégré au circuit professionnel dont il a grossi les rangs d'une centaine de compagnies en moins de vingt ans.

Du passe-temps au semi-professionnalisme, des troupes de métier à la professionnalisation pure et simple, l'évolution idéologique du théâtre amateur, de l'ACTA à l'AQJT, témoigne plus largement de la consolidation du théâtre dans une société qui extrait de la culture les avatars de son autonomie. D'origine modeste, l'autre théâtre a déterminé la naissance d'un théâtre d'identité collective et de réappropriation de la culture québécoise, et a servi d'indicateur des secousses qui ont affecté l'ensemble des valeurs propres à la collectivité en représentant certaines réalités du moment. Négligé des manuels d'histoire littéraire, l'impact du théâtre amateur est indissociable d'une vision éclairée de l'ensemble de la dramaturgie québécoise.

NOTES

1 Selon le document &incorporation légale de l'ACTA cité dans Jeu 15 (1980.2): 34.

2 De 1958 à 1985, l'ACTA-AQJT a connu 28 congrès et 16 festivals. Le premier festival fut celui que l'ACTA a organisé en collaboration avec le ministère des Affaires culturelles et le Pavillon de la jeunesse dans le cadre de l'EXPO 67. L'année suivante, l'ACTA tient son premier Festival-Carrefour dont l'appellation sera modifiée en 1973 au profit de Festival du Jeune Théâtre. Après 1979, le festival devient une manifestation bi-annuelle, en alternance avec le Festival Jeunes Publics. La dernière édition du Festival Du Jeune Théâtre fut celle de 1985, présentée parallèlement à la première édition du Festival de théâtre des Amériques.

3 Selon le titre d'un manifeste lu à l'appui de la démission de 4 troupes progressistes lors du dix-huitième congrès-de l'AQJT en décembre 1975.

4 En 1985, l'AQJT s'associe au Festival de théâtre des Amériques et y intègre son propre festival qui allait devenir son dernier. Incapable d'éponger un déficit accumulé de 65 000$, l'AQJT se saborde quelques mois plus tard.

5 Cité de "Sauve qui peut le théâtre!", Jeu 36 (1985.3): 26.

OUVRAGES CITÉS

Boucher, Rémi. Le théâtre d'amateurs au Québec, son histoire, sa réalité et son développement. Document dactylographié, 31 janvier 1979.

Hébert, Lorraine. "Sauve qui peut le théâtre!" Jeu 36 (1985.3): 25-31.

Rocher, Guy. Introduction à la sociologie générale. Montréal: HMH T.I., 1968.