LE SENS DE "LA PLONGÉE
DANS LA MER"
DANS LA POÉSIE D'ALAIN GRANDBOIS

Yves Bolduc

Je plongeais d'un seul bond
Dans le goufre masqué
(Étoile pourpre)

La mer est partout présente dans l'oeuvre d'Alain Grandbois. Elément du cosmos, ou métonymie du bonheur de vivre ou de la catastrophe de la mort, elle fournit plusieurs représentations à portée symbolique. Parmi ces dernières, je veux m'arrêter à la plongée dans la mer. Cette représentation est souvent ponctuelle, mais dans L'Étoile pourpre, deux poèmes lui donnent toute son ampleur. Leur examen, complété par un survol des diverses occurrences dans l'oeuvre, nous éclairera sur un aspect de la thématique de Grandbois.

I

Le poème "l'Étoile pourpre,"1 dans le recueil du même nom, est le premier à développer cette représentation de la plongée dans la mer. Pour la situer, il faut savoir que le poème s'ouvre par l'évocation d'une nuit au caractère mythique évident:

C'était l'ombre aux pas de velours
Les étoiles sous le soleil mort
Les hommes et les femmes nus
La Faute n'existait plus (Poésie I, 223)

Plus loin, des rappels explicites de ces vers confirment que cette métamorphose de la nuit en temps originel mythique lui vient de l'amour. Cette première évocation est immédiatement suivie d'une autre où la nuit, cette fois, est celle de la mort qui emplit le monde de ses destructions. Et la juxtaposition de ces deux strophes aux contenus violemment opposés suggère que si l'amour fait retrouver le temps fabuleux des origines, la conscience soudaine de la mort arrache brusquement de cette expérience, en faisant plonger dans ce qui se révèle être le temps historique. Les données fondamentales du poème sont ainsi mises en place.

La troisième section du poème exprime la réaction du sujet à cette prise de conscience. Et cette réaction, dans un premier temps, est formulée en termes de plongée dans la mer. Le locuteur établit d'abord des parallélismes:

Je plongeais alors
Jusqu'au fond des âges
Jusqu'au gonflement de la première marée
Jusqu'au délire
De l'Étoile pourpre
Je m'évadais au delà
Du son total
Le grand silence originel
Nourrissait mon épouvante (Poésie I, 224),

par lesquels il nous révèle les dimensions proprement mythiques de cette représentation: une plongée dans le temps, une traversée jusqu'au temps originel, une sorte d'abolition du temps, en somme. Après quoi, il en explicite le sens2: pour lui, cette plongée dans la mer du temps était un geste de révolte:

Mon sang brûlait comme un prodigieux pétrole
Mordant comme un acide extravagant
Aux racines de mes révoltes
Aux lits absurdes de mes fleuves
Et soufflaient soudain
Spirales insensées
Les foudroyantes forges du feu
Et se creusaient soudain
Les cavernes infernales
Je niais mon être issu
De la complicité des hommes
Je plongeais d'un seul bond
Dans le gouffre masque . . . (Poésie I, 224-225)

Une révolte qui visait la condition humaine. Le rappel de "la Faute," mentionnée au début du poème, est ici explicite. L'expression: "mon être issu de la complicité des hommes" renvoie clairement, selon les variantes des manuscrits, à la faute dite originelle et rapportée dans la Bible. Le lien de ce passage avec le début du poème est donc bien établi: nier son être issu de la complicité des hommes, c'est vouloir retrouver un état où la Faute n'existe plus. La plongée dans la mer est donc une représentation symbolique qui énonce la volonté de vaincre le temps historique (mort) pour rejoindre le temps mythique (amour). Or cette plongée conduit le sujet là où il ne s'attendait pas:

Je plongeais d'un seul bond
Dans le gouffre masqué
J'en rapportais malgré moi
L'algue et le mot de soeur
J'étais recouvert
De mille petits mollusques vifs
Ma nudité lustrée
Jouait dans le soleil
Je riais comme un enfant
Qui veut embrasser dans sa joie
Toutes les feuilles de la forêt
Mon coeur était frais
Comme la perle fabuleuse (Poésie I, 225)

Dans sa révolte, il voulait fuir sa condition humaine mais un phénomène qu'il n'avait pas prévu ("malgré moi" écrit-il) se produit: il est saisi et transformé par le cosmos.

J'étais recouvert
De mille petits mollusques vifs,

écrit-il, et dans la comparaison finale il assimile son coeur à la perle fabuleuse (autre élément marin). Ces deux expressions, où le sujet s'affirme apparenté au cosmos, encadrent des vers exprimant la nouvelle existence:

Ma nudité lustrée
Jouait dans le soleil je riais comme un enfant
Qui veut embrasser dans sa joie
Toutes les feuilles de la forêt (Poésie I, 225)

Ce que le sujet dégage de son expérience, c'est que l'amour et le cosmos, en l'occurrence la mer, conduisent au même point. Au terme de la plongée, le sujet est dans une situation équivalente à celle que procure l'amour: il est revêtu d'innocence et de joie. Ce que signifient les rapports établis, entre ce passage et la fin de la première strophe, par la mention de la nudité, symbole d'un nouvel être.3 Au terme de sa plongée, le sujet est doté d'une perception nouvelle de sa condition humaine: perception "naturelle," pouvons-nous dire, face à la perception "culturelle" que donne l'Histoire. Sa conscience est envahie, régénérée par la vitalité cosmique, renouvelée, établie dans un état autre qu'il n'attendait pas de trouver puisque la plongée était d'abord révolte. Il n'a pas rejoint le temps mythique pour défaire les liens de la faute originelle, mais une parenté cosmique le renouvelle profondément, et procure le même effet: il est comme s'il n'appartenait plus aux liens collectifs humains.

Cependant, la construction du poème est telle que nous comprenons que cette conscience ne peut tenir devant les faits. Le second temps de la section rapporte la mort de la femme; le sujet y apprend que l'histoire et la condition humaine ne se laissent pas éluder. La réalité actuelle (temporelle, historique) l'emporte sur le rêve de l'absolu (être délivré de l'histoire).

Par le jeu de toutes ces implications textuelles, la représentation de la plongée dans la mer prend son sens, et remplit sa fonction. Ici, nettement située à l'intérieur de la réflexion actuelle (où joue l'opposition entre mots et secret), cette représentation sert à exprimer la révolte d'abord (cet effort de passage entre ces pôles opposés que sont le début mythique et le présent), puis cette perception nouvelle de l'être-au-monde que le locuteur avait acquis par son contact avec le cosmos (appartenance au monde "naturel" signifiant le rejet du culturel, c'est-à-dire son lien à l'histoire collective).

Nous retrouvons dans ce poème, l'expression du "besoin impérieux que l'homme éprouve d'échapper par le rêve à sa prison chamelle"4 puisque l'existence qui creuse le désir humain ne le satisfait pas. Ce besoin trouve, dans la représentation de la plongée dans la mer, la forme qui lui permet d'exprimer toutes ses dimensions et son évolution. La mer, dans cette représentation, devient élément de continuité entre le mythe et l'histoire; la mer ou le gouffre masqué rejoint les grandes eaux d'avant l'histoire humaine, celles du temps d'avant la Faute. Simultanément, le texte renvoie à la mer comme à l'élément naturel (cosmos) face au culturel l'Histoire): à sa façon, le cosmos procure un sentiment d'allégement face à une histoire trop lourde à porter. Les eaux de la mer deviennent alors les eaux régénératrices qui ne peuvent, par cette vertu, que faire retourner à un état originel, celui des débuts absolus.

Tout le poème est structuré par cette opposition entre l'état mythique (perçu dans l'amour et dans le lien avec l'univers) et l'état actuel (perçu dans la mort et dans le lien avec la collectivité humaine). Cette structure donne son sens à la plongée dans la mer, représentation d'une volonté prométhéenne de dominer le temps.

À l'avant-dernier poème du recueil, "Noces," nous retrouvons la représentation de la plongée dans la mer. Dans "I'Etoile pourpre," elle était un élément du poème; ici elle devient la charpente même du poème. Tout d'abord, elle "métaphorise" le poème entier; d'autre part, les diverses formulations de la plongée structurent le poème et permettent une sorte de narrativisation par laquelle la représentation acquiert toutes ses valeurs.

Amour et plongée dans la mer. Il faut, quand nous lisons le poème, ne pas évacuer les suggestions normales que produit l'évocation d'une plongée réelle au fond d'une mer incalculable. Or, pour le commun des mortels, une telle plongée est une aventure mortelle. Le poème le reconnaît:

Notre plongée toujours défiant
Les lois des atmosphères
Notre plongée défiant
Le sang rouge du coeur vivant,

et il affirme en même temps que le sujet survit au danger mortel. Pourtant l'on meurt dans ce poème. Cependant, la mort n'est pas redevable à la plongée, mais à l'amour lui-même qui prend le relais de la mer (et c'est à ce moment-là que nous rejoignons l'autre pôle du symbole). C'est l'amour en tant que 'petite mort" qui fait mourir tout en gardant vivant et permet de surmonter les lois "naturelles" des atmosphères:

Rigides et lisses comme deux morts
Ma chair inerte dans son flanc creux
Nos yeux clos comme pour toujours
Ses bras mes bras n'existent plus
Nous descendons comme un plomb
Aux prodigieuses cavernes de la mer . . .

Déjà, cette mort dans l'amour a transformé la mer en éternité, a fait passer de l'autre côté des lois de la condition humaine et oriente les amants vers la mort du monde, vers la naissance du monde. Ce point visé est un état: le temps historique est aboli. Le cycle des jours est devenu un "vain frissonnement."

D'autre part, les diverses formulations de ce geste proprement extraordinaire structurent le poème:

Coulant à pic tous les deux
Aux profondeurs marines . . . (strophe 1)
Nous plongeons nous plongeons à pic
Dans les abîmes de la mer . . . (strophe 2)
Nous nous enfonçons droits et purs
Dans l'ombre de la pénombre originelle . . . (strophe 3)
Nous roulons nous roulons
Elle et mois seuls
Aux lourds songes de la mer . . . (strophe 4)
Nous sommes tendus droits
Le pied pointant vers les fonds (strophe 5)
Nous plongeons au fond des âges
Nous plongeons au fond d'une mer incalculable (strophe 6)
Nous descendons comme un plomb
Aux prodigieuses cavernes de la mer (strophe 8) (Poésie I, 260-262)

et permet une narrativisation qui dote la représentation de diverses valeurs.

Cette narrativisation organise le poème en deux mouvements. Dans le premier, l'attention portée à l'attitude hiératique adoptée par le couple, la conscience manifeste que cette descente aux profondeurs marines est un processus délibérément entrepris, la perception même de la lenteur de cette plongée qui en fait une descente justement et non une chute, tout signifie un geste initiatique. Dans ce contexte, la mer est décrite comme un milieu vivant qui agit sur le nous et le transforme. Le rite initiatique est engagé par la mention du serpent, (dont le rôle dans les récits initiatiques est d'introduire aux mystères), par des termes abstraits comme "le souffle . . . des grandes annonciations," "secrets définitifs," et par la mention enfin des blessures dont le couple est l'objet (elles correspondent aux épreuves initiatiques préparant l'être nouveau). Le couple est transformé par l'élément marin: il devient géant transparent et roule aux lourds songes de la mer c'est-à-dire à la puissance énorme de ce lieu de les emporter au delà du temps. Cette strophe, la quatrième du poème (qui en compte huit), constitue le terme du premier mouvement.

Au second mouvement instauré par le discours, la plongée se poursuit toujours mais elle est orientée par l'absolu. La comparaison de l'absolu au loup dévorant préserve le caractère initiatique de l'expérience. Se fait plus insistante qu'auparavant la mention des "fonds," des "prodigieuses cavernes de la mer" vers lesquelles tend le couple. À la fin du poème, il est désigné par "les couches d'ombre parfaite," par "le noir et total cristal," par "prunelles éternelles" ouvertes sur l'au-delà seul. Le noir devient ici la couleur de la Nuit d'avant le Fiat lux. Du même coup, ce "fond d'une mer incalculable" devient la figure de l'absolu.

Dans ce contexte où la surface devient, quant à elle, la figure de là condition humaine telle que vécue, on comprend alors qu'intervienne ici la seule strophe qui ne contienne pas le mention de la plongée et qui est toute consacrée au voeu de quitter cette surface décrite comme le lieu du chaos:

Laissons le jour infernal
Laissons les cycles de haine
Laissons les dieux du glaive
Les voiles d'en haut sont perdues
Dans l'arrachement des étoiles
Avec les derniers sables
Des rivages désertés
Par les dieux décédés (Poésie I, 261)

L'éloignement du jour infernal et du monde désespère (vicissitudes de l'histoire humaine), la tension sans relâche vers les couches d'ombre parfaite des prodigieuses cavernes de la mer sont plus qu'un rejet des malheurs qui marquent l'histoire humaine; ils sont l'envers d'un désir d'absolu, d'un désir de parvenir à un au-delà de tout ce qui est vicissitude et que seul l'amour, semblable en cela à la mort, peut faire connaître. Au delà de l'histoire humaine, l'amour recherche et crée sa propre transcendance, se pose comme la seule force positive, comme "le réel absolu." La mer, dans cette perspective, n'est sans doute pas ces eaux régénératrices et cette plongée ne me semble pas devoir être rapprochée du rite baptismal.

La dernière occurrence de la représentation est significative par le contexte où elle est insérée: celui de la mort amoureuse qui donne sens à la plongée. Ce passage se présente comme le sommet du poème. Et il nous permet de voir qu'il faut relier la mer aux eaux des profondeurs qui rejoignent les origines. Cette strophe poursuit les vers

Nous plongeons au fond des âges
Nous plongeons au fond d'une mer incalculable.

Les couches d'ombre parfaite, le noir et total cristal qui seront bientôt atteints mènent vers l'au-delà du temps. En sont rapprochées des notions comme la mort, la vie, l'éternité. Mais contrairement à "l'Étoile pourpre," "Noces" n'affirme pas que l'amour fait pénétrer dans le temps mythique. Ici, la plongée dans la mer est une tension jamais achevée vers cet état qui abolit tous les contraires. Comme au début et tout au long des strophes, la fin du poème se formule au présent6:

Nous plongeons à la mort du monde
Nous plongeons à la naissance du monde.

Ainsi dans "Noces," la plongée dans la mer ne commente pas la réalité physique de l'amour même si le poème fait de la rencontre charnelle le terreau du poème; c'est plutôt le sens de l'amour qui est révélé comme plongée dans les profondeurs insondables--elles nous échappent toujours--de l'existence: l'amour-plongée dans la mer est une plongée dans la mort mais
vise essentiellement la vie et les eaux primordiales de l'éternité.7 La perte de soi dans l'amour obéit aux battements même du monde, mort-naissance, semblables aux battements du coeur qui sont ceux mêmes de la vie.

II

Ces deux longs développements sont uniques dans l'oeuvre d'Alain Grandbois relativement à la plongée dans la mer. On n'en trouvera plus de semblables dans le reste de l'oeuvre; les autres occurrences sont brèves et ponctuelles mais leur fréquence et leur diversité nous permettent d'élargir le sens de la représentation.

Déjà dans ses tout premiers poèmes, écrits vers la fin des années 20 ou au début des années 30, Grandbois associait la mer aux secrets de l'existence et parlait du fabuleux destin des plongées dans les mers vertes:

Les houles de la mer
Rejetaient tous les bras des morts
Et les creux des coraux conservaient leurs plus précieux secrets
............................
Nous marchions comme ces êtres fous vers la clarté le
fabuleux destin des plongées dans les mers vertes
Nos bras étaient comme les barques de désir sur la mer
(Poésie I, 149).

Le même contexte se retrouve dans ces vers de "l'Étoile pourpre" où le locuteur cherche l'indice qui lui permettra de comprendre le jeu de la vie et de la mort:

Plongeons dans les mers magiques
Peut-être saisirons-nous
Le signe perdu
Parmi ces monstres que l'homme
N'a pas réussi d'assassiner (Poésie I, 246).

Nous retrouvons dans les poèmes inédits quelques récurrences de cette image. Ainsi, par exemple, les vers

[Je] cherchai[s] les secrets
Des profondeurs des mers (Poésie II, 190),

sans reprendre la représentation telle quelle, la contiennent et en livrent le sens.

Dans les Îles de la nuit, la mer est le lieu d'où les morts ne ressuscitent pas,8 elle est le plus mortel tombeau. Elle est aussi, en d'autres recueils le gouffre où fait naufrage le présent, où gît le passé. Par cette association aux morts, au temps et aux choses disparues, la mer deviendra un lieu d'exploration. Y plonger, c'est dans un effort prométhéen vouloir retrouver son propre passé. Dans l'Étoile pourpre, le locuteur

veille aux eaux sourdes des profondeurs
[Son] désir cerne les couronnes de glace
Les grandes belles caravelles d'autrefois (Poésie I, 243).

Dans un poème inédit, le locuteur essaie de retenir tout ce qui de sa vie a fait naufrage dans le passé; la représentation prend alors un aspect négatif:

L'espace trop immense pour la pâleur extrême du noyé
Avec une trop lourde silhouette
Dévorée par le faux calme des eaux
Vertigineuse plongée verticale
Vers quelles planètes sous-marines
Vers quels abîmes misérables
Vers quel oeil d'une usure prête à chaque tragédie trop
personnelle (Poésie II, 256).

Volonté métaphysique de percer le secret de l'existence et de la dominer ou de rejoindre son passé. La représentation de la plongée en montre le péril. On ne peut forcer ainsi le destin sans avoir brisé toutes les limites de la condition humaine. Seuls les morts ont ainsi traversé les frontières.9

En d'autres endroits de l'oeuvre, la représentation s'applique à diverses réalités. Ainsi, dans "Ah toutes ces rues" (Poésie 1, 132-135), où la recherche du sens de l'existence devient une longue marche dans le labyrinthe des villes dans la pluie et la nuit, la mer devient le miroir d'un ténébreux moi-même:

Je m'enfonçais dans la nuit et dans la pluie et jusqu'au
fond d'un ténébreux moi-même comme le plongeur
viole la mer d'un élan obstinément droit (Poésie I, 133);

cette plongée se double d'autres représentations équivalentes:

Je poursuivais sans masques la poussée vers les couloirs
souterrains
Je creusais sous la racine des arbres et sous la pesanteur
des pierres mon chemin perdu
Je marchais le font haut sous les couches minérales et
mes pieds brûlaient de la forge centrale (Poésie I, 133).

Elle peut servir aussi à évoquer un passé de liberté comparé à un présent douloureux; elle se modifie alors et prend un sens positif:

Mes membres écartelés
Le soufre et le feu
Je plongeais jadis
Parmi tous les délices
Dans des mers étoilées
Je ne m'appartenais plus
J'étais délivré du monde des amours et de l'amour
J'étais pur et serein
Je nageais dans les petits golfes
Je naviguais sur les hautes mers
J'étais dur et fier
Je portais ma liberté sur un visage frais et laid
Je portais mon innocence dans mon coeur (Poésie II, 402).

Dans "Poème 19," elle est mise en parallèle avec l'activité poétique:

L' impuissance de la poésie
Qui ne perce pas les coeurs
Le bonheur le malheur
La musique peut les entourer
Les deuils sont significatifs
Et la cravate noire
Les mots des poèmes
Demeurent de petites choses glacées
Malgré la confession publique
La plongée des mers
Le miroitement des perles
L'angoisse du plongeur
C'est pourtant l'acheminement de Dieu (Poésie II, 389).

Ailleurs, dans une variante non retenue, la plongée dans la mer caractérise la recherche de la femme aimée; du même coup elle signale le rôle salvifique de l'amour:

Les bras levés
comme un aveugle
ou un plongeur dans la mer
ou l'homme menacé de mort
Je te cherchais depuis l'aube du temps
et je gravissais les durs degrés du temps
te cherchant sans cesse et t'appelant sans cesse de la
racine même de mon sang (Poésie II, 580).

À un autre endroit enfin, la plongée dans la mer évoque la perte du sujet:

Je coule au fond de la mer parmi les anémones de toutes
les couleurs
Je suffoque et je veux tuer (Poésie II, 177).

Voilà donc une représentation qui s'applique à diverses réalités de l'expérience de la condition humaine: amour, passé, secret de l'existence, connaissance de soi-même, recherche de la femme, activité poétique, sentiment de ne plus pouvoir vivre. Parmi elles, c'est l'amour qui développe autour de la représentation le plus d'harmoniques.

Dans tous ces textes, le terme "mer" n'est pas à traduire par un autre terme; il garde tout son poids concret. Ici, comme dans le cas de la métaphore, c'est au niveau du discours qu'il faut se situer pour comprendre cet emploi. La représentation porte toute l'émotion que provoque le contact avec la mer, si fréquent dans la vie et dans l'oeuvre d'Alain Grandbois; en même temps, et c'est ce qui lui donne toute sa portée symbolique, elle représente une recherche qui force les limites de la condition humaine, et par conséquent, éveille le sentiment aussi d'un danger mortel.

Dans le contexte amoureux, la représentation intervient pour marquer la volonté de retrouver l'absolu que l'amour fait découvrir. Elle prend alors des dimensions mythiques. Celles-ci ressortiraient davantage si la plongée dans la mer était rapprochée d'autres représentations comme la marche sur la mer, la navigation vers des mers indéfinies. Toutes, liées à la mort et à l'amour, forment constellation dans la poésie de Grandbois, avec, en leur centre, "cette mer éternelle et son murmure de magie incantatoire" (Poésie II, 312).

NOTES

1 Toutes les citations des poèmes d'Alain Grandbois proviennent de l'édition critique préparée par Marielle St-Amour et Jo-Ann Stanton sous la direction de Ghislaine Legendre Poésie (Montréal: Presses de l'Université de Montréal, 1990,2 tomes). Les citations seront suivies de l'indication du tome et de la pagination. Le poème 'l'Étoile pourpre" est dans Poésie 1, 223-226.

2 Il faut noter ici le temps passé du discours. C'est le locuteur actuel qui parle ici, celui qui connaît toute son expérience et revient sur elle pour l'expliciter. Son état d'esprit actuel se manifeste dans la conclusion (dernière strophe) du poème.

3 Pourquoi ne s'agit-il pas du couple dans cette découverte? Parce que le poème est essentiellement la réflexion actuelle du seul locuteur sur son expérience (conscience de l'absolu atteint par l'amour, conscience abolie par la présence de la mort). Réflexion menée au terme de toute son expérience, alors que la mort a saisi la femme aimée.

4 Lucien Parizeau, Périples autour d'un langage (Montréal: l'Hexagone, 1988) 118.

5 Poésie I, 260-262.

6 Cet emploi du présent met en évidence le rôle essentiel du Logos dans ce poème. Une telle plongée ne s'expérimente que par la conscience qui la rêve et la formule, réalisant ainsi son extraordinaire désir de forcer la condition humaine. D'où cette parole qui ne peut être qu'au présent.

7 Dans ce contexte, il est tout à fait plausible que la mer puisse être identifiée à l'être féminin.

8 Le recueil s'ouvre et se clôt sur cette représentation de la mer-tombeau. Voir Poésie 1, 103-104 ("Ô Tourments") et 142-143 (Fermons l'armoire").

9 D'où, dans la poésie de Grandbois, la volonté constante de rejoindre les morts pour connaître par eux le secret éternel.