L'EXPÉRIENCE DES LIMITES DANS
UNE CHAÎNE DANS LE PARC
D'ANDRÉ LANGEVIN

Irène Oore

En 1951 Langevin publie son premier roman Évadé de la nuit.1 Deux ans après paraît l'oeuvre de loin la plus connue et la plus étudiée de Langevin, Poussière sur la ville.2 Trois années plus tard Langevin publie Le temps des hommes.3 Suit un silence de seize ans au bout duquel paraissent à deux années d'intervalle L'élan d'Amérique4 et le cinquième et dernier roman de Langevin, Une chaîne dans le parc.5 Depuis 1974 Langevin se tait. C'est son plus long silence. Peut-être ne le rompra-t-il plus ... peut-être ce roman est-il son dernier appel. . .6

La solitude

Si l'oeuvre langevinienne entière est marquée par la solitude, Une chaîne dans le parc est le roman même de l'incommunicabilité, de la rupture, du désespoir et de la mort.7 Cette solitude y est telle que même un personnage privilégié comme Isabelle, personnage qui vit au sein d'une famille tendre et affectueuse, la famille Lafontaine, est séparé de tous dans sa souffrance. Nous lisons à propos d'Isabelle: "Isabelle pense tout haut une colère et un chagrin dont on ne sait rien, même si on n'ignore pas que Paul est venu" (CH 205). La contradiction entre le fait qu'Isabelle exprime à haute voix ses sentiments et le fait que l'on ne sait rien de sa peine n'est qu'apparente. Cette contradiction voulue ne fait que mettre en valeur la solitude infranchissable entre les êtres. Nous n'ignorons pas les circonstances, mais nous ne savons véritablement rien de la peine d'Isabelle. Même si sa famille éprouve de la sympathie pour elle, personne n'éprouve avec Isabelle la même peine, et Isabelle reste essentiellement seule. Lorsque Gaston meurt et que Pierrot s'approche de lui, Jane s'exclame: "N'y touche pas! Il est mort" (CH 298). Devant ce mort seul, auquel il ne faut pas toucher, Pierrot ressent l'isolement vertigineux de l'être: "Il repousse [Jane] violemment et tremble tout seul au milieu de la rue" (CH 299). L'homme en bleu est peut-être le personnage le plus tragique dans sa solitude. Il est profondément aliéné de la vie: "J'ai tout quitté: les châteaux, les palais, et même le royaume" (CH 184). Ainsi son suicide n'est qu'une conséquence inévitable de son aliénation. Pierrot, le petit garçon et personnage central du roman, voit la société entière comme un agglomérat de solitudes: "Tout le monde est enfermé en lui-même, comme là-bas, comme l'oncle qui est instruit et n'aime pas qu'on lui pose des questions, et personne n'aime personne . . ." (CH 82). D'ailleurs, les personnages seuls en eux-mêmes, seuls devant la mort et seuls parmi les autres sont par surcroît abandonnés de Dieu. La solitude métaphysique est insurmontable: ". . . et c'est toujours le petit Jésus de toutes façons, qui sait tout et qu'on est supposé entendre dans son coeur, et qu'il [Pierrot] n'a jamais entendu, même en parlant le plus près possible du bébé pas en vie dans la crèche" (CH 53). La communication avec Dieu est un échec. (Pierrot n'a jamais entendu Dieu malgré tous les efforts humains pour établir une telle communication.) Ironiquement, l'échec est inévitable: Dieu est mort (le bébé dans la crèche n'est pas en vie).

L'acte sexuel

Cet isolement de l'être, les personnages le vivent donc à tous les niveaux: individuel, social et métaphysique. Afin de briser cet isolement de l'être, cette discontinuité, et d'atteindre la communication et la continuité de l'être, les personnages vivent des crises, des états-limites, des paroxysmes. Ces états-limites, ces mouvements d'amour et de mort s'accompagnent, dans leur excès, de violence. Ce sont ces états-limites dans Une chaîne dans le parc que nous nous proposons d'examiner ici. Nous étudierons dans un ordre croissant d'excès et de violence l'acte sexuel, le suicide et le meurtre. Bataille note à ce propos: ". . . que la sexualité ou la mort soient en question, c'est toujours la violence qui est visée, la violence qui effraie mais qui fascine."8

Une chaîne dans le parc est entre autres, l'histoire d'un petit garçon, Pierrot, découvrant l'acte sexuel. Tout d'abord, il y a la mémoire d'un "acte sexuel" qui n'en est pas un entre Pierrot et la petite soeur du Rat. Pierrot "se souvient clairement d'avoir été puni à cause de la fille et de la couverture"(CH 27). Pierrot se souvient qu'il était avec la petite fille "Sous la vieille couverture ... il faisait si chaud qu'ils avaient commencé à se déshabiller, et que la petite fille était toute nue" (CH 29).

Examinons ici deux éléments essentiels à l'expérience. Il s'agit d'abord de créer un lieu, en dehors de la société: la tente, sous la couverture. Il y a aussi la mise à nu: ôter ses vêtements et se mettre à nu signifie rejeter le social, les rôles, imposés par la société, les masques. Cela signifie avant tout s'ouvrir. A propos de la mise à nu Bataille écrit:

toute la mise en oeuvre érotique a pour principe une destruction de la structure de l'être fermé qu'est à l'état normal un partenaire du jeu. L'action décisive est la mise à nu. La nudité s'oppose à l'état fermé, c'est-à-dire à l'état d'existence discontinue. C'est un état de communication, qui révèle la quête d'une continuité possible de l'être au-delà du repli sur soi. (É 22)

Ainsi la mise à nu et la création d'un lieu clos en dehors de la société constituent le début d'une transgression des interdits. Mais la société interrompt vite ce jeu: "Quelqu'un avait subitement fait disparaître la tente" (CH 29). La société et ses interdits sont impersonnels: "quelqu'un" découvre les enfants, "quelqu'un" les punit. Le contact qui aurait pu s'établir est rompu par l'apparition d'un tiers, par la destruction de l'abri. La seconde expérience érotique est celle de Jane et de Pierrot. Véritable crise, cet épisode contient les éléments de la perte de soi et de la convulsion érotique que Bataille décrit ainsi: "elle libère des organes pléthoriques dont les jeux aveugles se poursuivent au delà de la volonté réfléchie des amants" (E 101). Les enfants transgressent les lois de la décence, et surtout transgressent l'interdit chrétien (celui des "corneilles" et des vieilles tantes, jamais mariées et qui n'ont jamais eu d'enfant). Les enfants accèdent par leur transgression à une liberté sexuelle qui menace le "monde assis" du travail. "Une force inconnue, qui n'a jamais été lui et qui l'enserre de partout et le pousse hors de lui-même, le fait se précipiter dans la voix du ventre de Jane, qui gémit" (CH 235).9 L'expérience est celle d'un excès, d'une violence "force inconnue." Le langage est aboli: la seule voix est celle du corps, "la voix du ventre," la seule expression "un gémissement." Pierrot se rend compte "qu'il vient de se passer quelque chose qui . . . a tout modifié à jamais"(CH 236). Cet acte "sexuel" bouleverse donc l'établi, et lorsqu'un ordre est rétabli, c'est un ordre modifié. C'est à travers cette crise que l'isolement est dépassé. "Il se découvre en même temps qu'il la découvre . . . il lui confie--Je t'aime Jane" (CH 236). Le moment de la découverte de soi et d'autrui est simultané. Cette simultanéité est essentielle. Elle triomphe sur le temps linéaire et solitaire. L'aveu de l'amour suit inévitablement ce moment privilégié. Par cet aveu Pierrot reconnaît dans l'acte sexuel toute la dimension spirituelle qui dépasse l'acte purement physique. C'est dans ce sens qu'il ne s'agit point ici d'un acte purement animal, mais plutôt de l'érotisme des corps, puis des coeurs menant à la communication.

Malgré sa propre expérience de la transgression de l'interdit sexuel, Pierrot est dépassé par le spectacle d'un acte sexuel dont il est le témoin (la scène d'amour entre Isabelle et Gaston). Pierrot ne voit que ce qu'il observe, et réduit l'expérience à la simple apparence de la sexualité physique: "Le Rat n'étrangle pas Isabelle avec ses mains, mais de tout son poids. Il se soulève puis se laisse retomber sur elle de toutes ses forces" (CH 270). Pierrot n'aperçoit que l'aspect animal de l'acte sexuel. Par son intrusion Pierrot interrompt le mouvement emportant Isabelle et Gaston. Pourtant Pierrot pressent qu'il y a quelque chose qui transcende le mouvement dont il est témoin. Devant le mystère de l'érotisme, Pierrot éprouve "le vertige" et "l'épouvante" (CH 270): l'événement est "trop énorme pour lui" (CH 270). Face à ce spectacle extraordinaire et menaçant à la fois, Pierrot s'égare, ressent de l'effroi et fuit. C'est que l'érotisme dans sa violence et son excès est effrayant:

[l'érotisme] [comme le sacrifice] [accorde] la vie et la mort,
[donne] à la mort le rejaillissement de la vie, à la vie la lour-
deur, le vertige et l'ouverture de la mort. (É 101)

Ainsi Pierrot note que Gaston a "une respiration d'homme qui va mourir, qui vient de trop loin pour que d'autres la suivent" (CH 271). En effet, Gaston mourra affirmant ainsi la disparition de l'individu, mais un enfant naîtra de sa liaison avec Isabelle affirmant sa continuité. La question s'impose: pourquoi Pierrot qui a vécu lui-même l'expérience de l'érotisme n'arrive-t-il pas à comprendre la scène d'amour dont il est le témoin. Nous proposons quelques explications possibles: alors que l'érotisme se saisit par un mouvement de participation et d'identification, Pierrot est un spectateur dissocié de l'événement, et en tant que tel incapable de le comprendre. Une autre réponse possible est que Pierrot a très vite oublié son expérience. Bataille dans L'érotisme écrit:

il n'y a pas à proprement parler d'union, deux individus sous l'empire de la violence, associés par les réflexes ordonnés de la connexion sexuelle, partagent un état de crise où l'un comme l'autre est hors de soi, Les deux êtres sont en même temps ouverts à la continuité. Mais rien n'en subsiste dans les consciences vagues . . . C'est la crise en même temps la plus intense et la plus insignifiante. (É 113)

La communication à travers l'union sexuelle serait intense mais éphémère. Une dernière explication que nous proposons est que Pierrot est tout simplement trop jeune: sa propre expérience, parce que vécue prématurément ne l'a pas transformé suffisamment encore. Dans sa lettre posthume Gaston explique à Pierrot: "je veux surtout te demander pardon pour le spectacle de la vie, que t'aurais pas dû voir. Mais Isabelle et moi, on s'aime vraiment, et tu comprendras plus tard" (CH 313). Gaston confirme ainsi que l'amour sexuel dans son cas et celui d'Isabelle ne se confondait pas avec l'instinct et que la vision qu'en a eue Pierrot était radicalement insuffisante. En effet, plus tard Pierrot acquiert une vision très différente de la scène:

Puis c'est Isabelle qui se met à genoux devant lui et l'embrasse en lui offrant des yeux grands comme Miaou et comme mouillés d'un peu de lait. Elle le serre très fort:
- Je te demande pardon, Pierrot, de t'avoir fait tant de peine. Mais lui et moi, on s'aimait d'amour. Tu ne pouvais pas savoir. J'étais sa vie.
- C'est moi qui te demande pardon, répond-il dans la honte où il trébuche. (CH 314)

La valorisation, la spiritualisation de l'acte sexuel, que sur le moment Pierrot n'a pas saisie, est mise en relief par le regard d'Isabelle. Son regard est innocent, c'est celui d'un bébé. Enceinte, elle sera peut-être à l'instar de sa mère, une maman Pouf, ses yeux sont déjà "comme mouillés d'un peu de lait." Isabelle affirme (comme d'ailleurs le fait Gaston dans sa lettre) que son union avec Gaston n'était pas simplement une union des corps, mais plutôt une union des coeurs: "J'étais sa vie." Pierrot semble s'en rendre compte vers la fin du roman: sa vision évolue.10

Par opposition à ces expériences érotiques authentiques, nous trouvons dans le roman une scène de prostitution. L'acte sexuel, ultime rapprochement, est déformé: "Les ricanements, les grimaces, la brutalité des gestes" (CH 172). La scène se déroule dans la rue. La ville, la rue ont déformé l'amour sexuel en un spectacle dégoûtant, qui effraie par sa bassesse. Le sensuel et l'érotique se transforment en vulgaire et obscène. Le monde sacré de la transgression se métamorphose en monde de travail où règne l'intérêt. La prostituée travaille. Se prostituer est sa manière de gagner sa vie.

Mais la fille vient vers eux, en tirant les pièces de monnaie de sous l'élastique de sa culotte et, tout en les comptant sans un mot, elle repousse Jane et crache dans la figure de l'homme. (CH 173)

Elle est tout simplement fâchée d'avoir été interrompue en plein travail, alors qu'elle pouvait gagner plus d'argent; elle n'est nullement humiliée ni honteuse. Or d'après Bataille:

Ce n'est pas . . . le paiment qui fonde la déchéance de la prostituée. . . . Mais parce qu'elle devient étrangère à l'interdit sans lequel nous ne serions pas des êtres humains, la basse prostituée se ravale au rang des animaux. (É 148)

C'est parce que la prostituée travaille, c'est parce qu'elle appartient si entièrement au monde profane du travail et de l'intérêt, qu'elle est sourde-muette, incapable d'entendre autrui ni de lui parler. Ironiquement l'acte sexuel qui aurait pu devenir véritable communication et transcendance devient un acte purement physique, animal même. La prostituée grogne "comme un chien" (CH 173).

Alors que nous avons examiné jusqu'ici l'acte sexuel en tant qu'une expérience limite pouvant mener à la communication, nous étudierons à présent des actes bien plus violents et qui tout en résultant en la mort, mènent vers la révélation du sacré, et vers des moments privilégiés où la fusion des consciences semble possible.

Le suicide

L'homme en bleu se suicide vers la fin du roman. Emily se suicide aussi, du moins nous le pensons.11 Que signifient ces suicides dans le contexte de notre discussion? Car nous croyons avec Bachelard que

le suicide, en littérature, se prépare comme le long destin intime. C'est littérairement la mort la plus préparée, la plus apprêtée, la plus totale.12

Emily ainsi que l'homme en bleu disparaissent dans l'eau. Leur mort représente les deux modes du suicide dans l'eau. Bachelard écrit:

Disparaître dans l'eau profonde ou disparaître dans un horizon lointain, s'associer à la profondeur ou à l'infinité, tel est le destin humain qui prend son image dans le destin des eaux.13

L'homme en bleu, véritable Narcisse, se mire dans les profondeurs de l'eau, y plonge et se noie: "sa silhouette, droite comme une tige, en suspens au-dessus du fleuve où elle pénètre dans un éclat de miroir brisé" (CH 290). L'homme en bleu n'a pas de nom, ni de véritable passé. Son présent est une énigme et il détruit son avenir. "Je sais que le possible est derrière" (CH 288) dit-il. En se suicidant l'homme en bleu rompt la linéarité sociale de son existence. Dans un geste bien significatif, il donne sa montre, symbole de ce temps, à Pierrot. Lui, l'homme en bleu, n'en aura plus jamais besoin. Il plonge dans l'eau pour retrouver son passé naturel (par opposition au passé social qu'il a rejeté). Or, la rupture violente du temps linéaire est une condition privilégiée de la communication. Rappelons ici que nous croyons comme Bachelard que "le passé de notre âme est une eau profonde."14 A sa mort, l'homme en bleu est restitué à la mer et à la mère. Lui-même mentionne la maternité des eaux dans lesquelles il se perdra pour se retrouver: "une femme et la mère, et une femme à la mer" (CH 288) dit-il. Mais il nous faut encore examiner le rôle des enfants dans le suicide de l'homme en bleu, car ils y participent. L'homme en bleu demande à Pierrot:

Tu me pousses juste un peu?
- Pourquoi? Vous savez plonger.
- Parce qu'il faut que je plonge à l'envers, pour arriver droit sur le hublot d'entrée. Et que je ne peux pas si je n'ai pas d'élan. Il n'y a pas de tremplin. (CH 289)

Ainsi, les enfants donnent à l'homme en bleu l'élan du suicide. Ils lui servent de tremplin. D'autre part, les enfants sont à la fois fascinés et horrifiés par ce spectacle de la vie et de la mort, de la vie dans la mort, dont ils sont les témoins actifs. L'homme en bleu a besoin des deux enfants, les deux enfants ont besoin de lui. Un lien étroit s'établit entre l'homme qui se suicide et les témoins de son suicide. Cela devient évident lorsque l'on pense à "la profonde complicité [qui existe entre] la loi et la violation de la loi" (É 41). Nous savons que la montre est le symbole du temps social et historique. Or ce sont les enfants qui détiennent la montre, montre qui leur a été donnée par l'homme en bleu: dans un renversement des plus curieux, les enfants sont la loi. Paradoxalement, c'est la loi qui pousse à la transgression, lui donnant son plein sens. Seuls les enfants donnent le plein sens au suicide de l'homme en bleu. D'ailleurs, ce seront les enfants qui décriront le suicide aux policiers. Les enfants sont donc les témoins actifs de cette violence de la nature où la vie humaine est réduite au néant. Or, d'après Bataille

il n'est pas de sentiment qui jette dans l'exubérance avec plus de force que celui du néant. (É 77)

En effet, c'est après la scène du suicide de l'homme en bleu que les enfants quittent le monde de la société, le monde du "Bien" et réalisent leur projet de partir "pour la vie." Ils ont été témoins du suicide, et c'est à travers ce suicide que le sacré leur a été révélé.

Le sacré est justement la continuité de l'être révélé à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d'un être discontinu. Il y a, du fait de la mort violente, rupture de la discontinuité d'un être: ce qui subsiste et que, dans le silence qui tombe, éprouvent des esprits anxieux, est la continuité de l'être, à laquelle est rendue la victime. (É 92)

L'homme en bleu communique aux enfants, par sa mort violente, la continuité de l'être. Dans ce sens, paradoxalement, sa mort est le dépassement de la mort.

Emily, personnage énigmatique, disparaît dans l'infini. Pour elle, mourir c'est partir en voyage. Elle part sur le bateau pour ne jamais revenir. Bachelard note à ce propos dans L'eau et les rêves:

En somme, tous les bateaux mystérieux, si abondants dans les romans de la mer, participent au bateau des morts. On peut être à peu près sûr que le romancier qui les utilise possède, plus ou moins caché, un complexe de Caron.15

Emily, absente presque tout le long du roman, représente l'échec de la communication. juste avant son départ définitif, Emily échoue dans une dernière tentative d'établir un lien avec Jane. "Chez Emily, on a davantage l'impression d'un coup reçu, et elle manifeste tout de suite des signes de panique plus navrants ... elle est malade"(CH 213). Pour Emily la mort est un voyage qui ne finit jamais. Elle ne rompt pas la linéarité de sa vie dans la mort. Par opposition au suicide de l'homme en bleu, dans la mort d'Emily il n'y a aucune violence, aucune rupture. Absente pendant sa vie, Emily disparaît dans l'infini. Dans sa mort il n'y a aucune communication au delà de la mort.

La violence et le meurtre

Comme le suicide, le meurtre s'oppose à l'interdit de tuer. Dans Une chaîne dans le parc nous avons deux sortes de "meurtres": la guerre où le meurtre est recevable et l'assassinat de Gaston où le meurtre est criminel. Dans L'érotisme Bataille écrit:

Le désir de tuer se situe par rapport à l'interdit du meurtre, comme le désir d'une activité sexuelle quelconque au complexe d'interdits qui la limite. L'activité sexuelle n'est interdite qu'en des cas déterminés, mais il en est de même du meurtre. (Ë 79)

D'ailleurs, dans le cas du meurtre de Gaston, la transgression de l'interdit de tuer (meurtre) est intimement liée aux passions sexuelles et aux interdits limitant l'activité sexuelle: Gaston est châtré.

La guerre, telle qu'elle est présentée dans le roman est l'organisation de la violence par le monde du "Bien," le monde social. C'est pourquoi l'oncle Napoléon (l'ironie du nom est frappante dans le contexte) suit de très près la guerre . . . dans son fauteuil; il lit les journaux. Or, la guerre c'est l'absurde poussé à l'extrême. C'est la négation de tout rapport direct entre l'homme et son prochain. Gaston tente de l'expliquer à Pierrot:

C'est une guerre entre toutes sortes de mondes, de toutes les couleurs. Il faut bien faire un peu de place, de temps en temps, comme à l'hôpital. Alors on donne des fusils à tout le monde. (CH 27)

Ainsi que la guerre, le meurtre est le résultat de la non-communication et de la haine. D'ailleurs certains détails telle "la baïonnette" (CH 298) suggèrent que le meurtre de Gaston a été commis par des soldats-amis de Paul. Ce meurtre est une manifestation d'un excès de haine et d'incommunicabilité. Pour Pierrot, en tant que témoin, ce spectacle constitue une expérience essentielle: Pierrot regarde Gaston horrifié et fasciné à la fois.

Le pantalon est déchiré, et l'autre extrémité de la chaîne passe entre les jambes, sur une plaie rouge. Il recule précipitamment, saisi de nausée, en découvrant la chose dans la main ouverte. (CH 299)

Le mouvement de recul de Pierrot est le mouvement par lequel il rejette la violence, par lequel il s'en sépare.16 Devant la violence, Pierrot est profondément dégoûté: il en éprouve de la nausée et il vomit. La nausée, l'écoeurement, le dégoût, c'est le pressentiment que, au-delà de la mort, il y a une vie multipliée de la purulence. Bataille explique:

Il faut beaucoup de force pour apercevoir le lien de la promesse de vie, qui est le sens de l'érotisme, à l'aspect luxueux de la mort. Que la mort soit aussi la jeunesse du monde, l'humanité s'accorde à le méconnaître. (E 66)

Pourtant, petit à petit, Pierrot surmonte sa nausée: "Puis il parvient à respirer plus profondément et tout se calme"(CH 299). Il ne se révolte plus contre la violence, mais au contraire l'assimile: "Il . . . repousse [Jane] violemment"(CH 299). À travers le meurtre de Gaston, Pierrot comprend que la violence fait partie du monde, et ce savoir le transforme: "[Jane] le contemple comme si elle ne l'avait jamais vu, et il s'aperçoit, dans sa colère, qu'elle a peur de lui" (CH 299).

Tout cela constitue pour Jane et surtout pour Pierrot un itinéraire menant vers la communication. Peu après la scène du meurtre nous lisons cette description d'un moment de communication parfaite: "Son sourire lui a lavé le cerveau à grande eau, et il bondit dans la vie, à son bras, dans l'éclat de sa vitalité à elle" (CH 303). La communication entre Jane et Pierrot est précipitée par ce dont ils ont été témoins. Leur communication purifie ("lave") et régenère. L'essence même de la vie, l'élan vital est transmis dans la communication qui vient après l'expérience du meurtre.

Création

Nous avons vu quelques moments de la démarche mythique dont l'aboutissement est la création. Cette démarche passe par les abîmes les plus profonds de la solitude, par l'expérience des limites comportant la perte de soi, la violence, la mort pour aboutir finalement à une redécouverte de soi et à une vie nouvelle dans et par l'oeuvre. Car Une chaîne dans le parc peut être lue comme l'histoire d'un petit garçon en quête d'une parole poétique. Déjà à l'orphelinat, malheureux et très seul, Pierrot écrit. Son entreprise est profondément subversive et c'est pour cause que son cahier est confisqué. Malade, Pierrot est soigné par Sainte Agnès. C'est ainsi qu'il décrit ce moment de tendresse et de douceur dans son cahier:

C'est dans le rouge de mes yeux que j'ai d'abord vu sa main blanche qui était rouge aussi, et quand elle a touché mon front, je n'ai rien senti, comme si elle passait au travers, mais c'était si doux que ses doigts étaient comme de la soie sur ma peau. (CH 114)

Pierrot se rend compte très vite que le langage quotidien, le langage adulte, le langage linéaire doit être bouleversé pour dire vrai. Il explique: "les choses avaient vraiment été ainsi, et . . . les mots, qui n'ont jamais qu'un sens ordinaire, disent quand même la vérité quand ils ne vont pas bien ensemble" (CH 114). Déstructurer, désintégrer la masse inerte du langage et des mots, lui faire violence, telle est l'entreprise du poète. Le long de tout le roman, Pierrot s'amuse à détruire les mots obstacles: "Tout Balibou sur un clou comme un pou dans un trou de chou, Baliboucloupoutrouchou! Tout bas comme on récite un avé" (CH 9).17 En effet, cet exercice est un rituel. Une prière pour qu'un langage meure et qu'un autre puisse naître. Seuls les initiés comme Gaston et l'homme en bleu peuvent participer à ces prières magiques.

Des crapauds en corbeaux sur l'eau . . .
- corbeaux et crapauds en os. . .
- les osdes corbeaux en crapauds. Ou il y a mieux: os beaux cor en paudscra.
Mais là, c'est seulement entre les chefs. (CH 184)

C'est parce que le petit Pierrot comprend ce qui ne s'explique point, que lorsque Gaston chante en anglais, Pierrot est profondément bouleversé par la chanson [il] a mal au ventre à cause des mots" (CH 162). Les mots l'ont donc pénétré (littéralement ainsi qu'au figuré). De même lorsque l'homme en bleu annonce

que samedi, quinze minutes après trois heures, le soleil disparaîtra d'un coup et que les oiseaux cesseront de chanter. Ce sera le signe que nous nous reverrons le lendemain soir, ici.Sinon, si les oiseaux chantent encore en plein soleil, cela voudra dire que les fleurs blanches ne seront pas mortes. (CH 214)

Pierrot le comprend immédiatement. Il "sait qu'il ne posera pas de question et qu'il a compris l'inexplicable" (CH 214).

Parce qu'elle ne nécessite pas les mots, la musique joue un rôle essentiel dans le roman. Comme pour le langage il ne s'agit point de n'importe quelle musique. Tante Eugénie joue du piano mais sa musique est "seulement un bavardage qui tape moins sur les nerfs" (CH 221). Par contre Gaston joue vraiment. Il joue de la guitare. "Ses yeux se perdent . . . il ne voit plus personne" (CH 158). Nous retrouvons ici la démarche mythique: afin de pouvoir créer, l'artiste doi se perdre au monde. Alors "une mélodie très douce naît par petits bouts, avec de longs silences" (CH 158). La mélodie "coule sans interruption" (CH 158) car la musique a un caractère liquide. Pierrot compare cette musique à celle de l'oncle. Il est très conscient de la différence: "Ce n'est pas la même musique que celle de l'oncle. Elle vient de plus loin et, pourtant se fait entendre plus près" (CH 158). Paradoxe apparent seulement: en fait seul celui qui a vécu la mort, celui qui s'est perdu à soi et qui vient donc "de loin," peut véritablement communiquer, se "faire entendre plus près." Gaston réussit à établir une communication avec ceux qui l'entourent:

Il y a des gens autour d'eux maintenant, qui arrivent en riant et parlant, et puis se taisent. Même la tête aplatie de Chaloupe semble transfigurée, et le sourire de Banane s'est un peu attristé. (CH 158)

Puis, Gaston commence à chanter. De nouveau "il paraît perdu à jamais" (CH 159). Son chant détruit le monde, pour pouvoir en construire un autre: "Il chante. . . comme s'il rongeait le monde avec sa guitare" (CH 159). Dans le chant, il y a le galop du cheval, c'est le rythme le plus rapide, le point culminant "et c'est encore le galop lointain, puis furieux, en silence" (CH 159). Donc, le point culminant du chant se résout dans le silence. C'est cet espace-temps du silence qui est le lieu magique de la communication. Tout le monde écoute Gaston et "tout le monde a le vertige au bord de ce que personne comprend, et il s'interrompt net comme s'il venait enfin de passer au travers de la guitare" (CH 159).18 Notons que "le vertige" semble être une phase essentielle dans le cheminement vers la communication, ainsi que dans la communication même. La poésie se crée lorsque l'écrivain achève d'abolir la parole, et la musique se crée lorsque le musicien abolit l'instrument.

Ainsi donc, dans Une chaîne dans le parc grâce à Pierrot, à l'homme en bleu, à Gaston, grâce à leur quête qui va jusqu'à la mort l'instant de fusion apparaît . . . pour disparaître aussitôt. La communication compromet. Pour avoir écrit le journal, Pierrot souffre:

de l'avoir écrit car si tout était demeuré dans sa tête, le secret aurait préservé ces moments où il aurait été seul à goûter, sans honte, parce qu'il aurait toujours pu effacer, une douceur qu'aux yeux de tous il devait s'interdire. (CH 113)

L'oeuvre expose aux yeux du monde ce qu'il y a de plus secret dans l'âme, elle compromet. Pourtant, il faut l'accomplir. C'est ce que Gaston explique à Pierrot dans sa lettre posthume:

je te donne ma guitare que garde Banane, qui est lui même gardé par Chaloupe et un autre. C'est la plus belle chose que j'ai jamais eue. Je suis sûr que t'apprendras. J'ai retrouvé l'anglais qui m'a appris la chanson et je l'ai copiée pour toi, parce que être un homme c'est ça. (CH 313)

Pierrot doit continuer le chant de Gaston au delà de la mort de celui-ci, car comme le dit Gaston, être humain c'est justement poursuivre ce chant.

NOTES

1 André Langevin, Évadé de la nuit (Montréal: Cercle du livre de France, 1951).

2 André Langevin, Poussière sur la ville (Paris: Édition Robert Laff ont, 1953).

3 André Langevin, Le temps des hommes (Montréal: Cercle du livre de France, 1956).

4 André Langevin, L'élan d'Amérique, (Montréal: Cercle du livre de France, 1972).

5 André Langevin, Une chaîne dans le parc (Paris: Édition Julliard, 1974). Dorénavant nous indiquerons ce roman dans notre texte par le sigle CH suivi de la page.

6 Dans son article sur Une chaîne dans le parc dans le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec V (1970-1975), André Brochu fait à ce propos le commentaire suivant: "La parution d'Une chaîne dans le parc fut assombrie ... par l'espoir déçu d'une reconnaissance de la part des milieux français et, notamment, du jury d'un prix littéraire prestigieux, en tournée au Canada. Quelle que soit la valeur littéraire de ces deux livres [L'élan d'Amérique et Une chaîne dans le parc] il est sûr que l'auteur n'a pas trouvé, dans le public, le même accueil qu'à l'époque de Poussière sur la ville, où il triomphait sur une scène relativement peu encombrée" (903).

7 André Brochu conclut son excellent essai intitulé L'évasion tragique (Montréal: Hurtubise, 1985) en notant: "La solitude: voilà sans doute le maître-mot de l'oeuvre de Langevin. Sa lancinante réalité est sans cesse réaffirmée" (358).

8 Georges Bataille, L'érotisme (Paris: édition de Minuit, collection 10/18,1957) 57. Dorénavant nous indiquerons cet ouvrage dans le texte par le sigle É suivi de la page.

9 Il est tout à fait vrai, comme le remarque André Brochu dans L'évasion tragique, que la tentative sexuelle en tant qu'acte de pénétration est manquée. André Brochu explique que Pierrot est "encore trop jeune et inapte sexuellement" (339). Mais le degré de pénétration ne change en rien notre lecture du texte langevinien.

10 Nous sommes d'accord avec André Brochu qui écrit dans L'évasion tragique que pour Pierrot "la grande personne,' c'est avant tout celle qui est affligée d'une vie sexuelle le plus souvent malheureuse. Pour Pierrot le sexe est la chose immonde par excellence" (L'évasion tragique 339), mais nous croyons que la vision de Pierrot n'est point statique et que grâce à Isabelle et à Gaston, Pierrot comprend mieux la valeur de l'union sexuelle vers la fin du roman.

11 Alors que Gabrielle Pascal dans son ouvrage intitulé La quête de l'identité chez André Langevin (Montréal: Aquila, 1976) parle d'Emily et de sa "mort mystérieuse" (33), il est intéressant de voir que David Bond dans The Temptation of Despair (Fredericton: York Press, 1982) parle du meurtre d'Emily par l'homme en bleu: "[The Man in Blue] is also the lover of Jane's elder sister, Emily, whom he apparently kills before committing suicide by drowning himself in the river" (58). Ces lectures si divergentes confirment ce dont parle André Brochu dans son essai le phénomène du 'brouillage de sens" dans Une chatne dans le parc (L'évasion tragique 315).

12 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves (Paris: Librairie José Corti, 1942) 110-11.

13 Bachelard 18.

14 Bachelard 74.

15 Bachelard 107.

16 Voir dans L'érotisme 50.

17 Dans son essai La quête de l'identité chez André Langevin, Gabrielle Pascal maintient que l'écriture de Pierrot une forme d'évasion "tourne au désastre puisqu'elle provoque la punition de l'enfant et l'exil de la religieuse" (82) et elle conclut que "Sa tentative d'évasion se transforme donc en crise de culpabilité puisqu'il est dorénavant persuadé qu'écrire est criminel" (82). Mais Gabrielle Pascal ne relève point le fait que Pierrot vit la poésie, et que son monde de l'enfance sacrée est un univers profondément poétique. Ce n'est pas par hasard que Gaston en mourant lui confie sa guitare et les mots déchirants d'une chanson qu'il lui faut continuer de chanter.

18 Notons encore la discussion de la musique dans l'oeuvre langevinienne, dans l'essai de Gabrielle Pascal (78-81). D'après elle la musique n'offre qu'un mirage, qu'une illusion, "qu'une fallacieuse fuite hors du réel" (81). Nous ne sommes point d'accord avec ce point de vue. Dans la mesure où la musique est authentique, elle crée des moments précieux et irremplaçables de communication.