SUBJECTIVITÉ ET MÉTAMORPHOSES
DES ACTEURS FÉMININS
DANS LES ENFANTÔMES
DE RÉJEAN DUCHARME

Kenneth W Meadwell

Les Enfantômes se signalent par une thématique que l'on a déjà associée à Ducharme: enfance idéalisée, critique de ceux qui détiennent un certain pouvoir, amour malsain entre frère et soeur et, enfin, évasion de la réalité. En dépit du fait que cet ouvrage s'inscrive dans la courbe d'une évolution littéraire décrivant les dilemmes que doit affronter l'enfant comme l'adulte, il est surprenant que Les Enfantômes soient une oeuvre très peu étudiée par les critiques. C'est pourtant une création littéraire qui rejoint la portée esthétique des ouvrages précédents de Ducharme sans les reproduire.

Malgré le titre, aucun des personnages de ce roman n'est un enfant; il n'en est cependant pas moins vrai que l'enfance occupe une place prépondérante dans le récit, et ce, sous la forme de l'enfance invoquée sans cesse: celle de Vincent Falardeau comme celle de sa soeur Fériée. Par ailleurs, le thème de la désintégration de la vie conjugale, thème cher à Ducharme, se signale par opposition avec cette même enfance idéalisée, et incarnée par Fériée, créature éthérée comme le suggère d'ailleurs son nom: libération des exigences de la vie immédiate. En effet, il est fondamentalement question dans le roman d'une tranche de vie peu ordinaire; à la différence de L'Hiver de force (1973) qui met en scène la vie d'un couple qui jouit d'une relation des plus étroites, Les Enfantômes se veulent les "mémoires" de Vincent lesquels racontent surtout les aventures amoureuses de ce dernier. A travers l'évocation de ses rapports avec sa femme, Alberta, ne cesse de surgir Fériée, avec qui Vincent cultive un amour frôlant l'inceste. Comme dans L'Avalée des avalés (1966), l'inceste ainsi que le désaccord entre mari et femme caractérisent la peinture que fait Ducharme de l'amour.

Mais encore plus révélatrice de la littérarité des Enfantômes est la manière dont le texte représente les figures féminines, et surtout celles avec qui Vincent se lie d'amitié. A partir de la mère, Man Falardeau, en passant par Alberta et Fériée, respectivement femme et soeur de Vincent, et Urseule, amie de Fériée, le texte décrit la perception de la femme chez Vincent. Percevoir la femme dans Les Enfantômes, c'est être sensible à la métamorphose des acteurs--au sens sémiotique du terme--féminins, laquelle s'effectue à partir d'une structure fondamentale qu'est la mère. La mutation subie par les femmes, c'est-à-dire la succession de celles-ci dans le récit, s'explique par ce qui semble être la quête du narrateur de réaliser un amour qu'il sait malsain--un amour avec sa soeur--mais qu'il cherche cependant auprès de toute femme afin de retrouver ultimement non seulement l'amour maternel mais aussi son enfance idéalisée. C'est, en effet, le personnage de Man Falardeau, ou plus précisément la manière dont le texte renvoie à ce dernier, qui met en lumière l'importance de l'enfance et de la femme dans la vie de Vincent, et s'avère, de ce fait, une structure susceptible de rendre compte du fonctionnement du texte puisque celui-ci se présente comme les mémoires de Vincent.

Bien qu'il soit question de mémoires, il faut observer qu'il ne s'agit pas réellement d'un aperçu de la vie de Vincent Falardeau, mais plutôt de celle de sa soeur. Si Fériée occupe une place prépondérante dans le récit et que la chronologie du texte est quelque peu flottante, c'est en vue de cerner les circonstances qui ont fait d'elle l'être qu'il aime le plus. La mort de Man Falardeau et celle de Fériée, deux événements décrits dès le début du roman, constituent un pivot autour duquel s'articule le texte. C'est justement dans ce processus d'engendrement textuel que se soulignent au niveau des acteurs les relations étroites qui existaient entre mère, fils et fille; le nom de la mère--"Man"--semble compenser l'absence d'un père, mentionné à aucun moment, mais plus important signale une tendance que l'on a déjà constatée chez Ducharme: la nature hermaphrodite de Nicole et André Ferron soulignée dans la convergence de rôles actantiels dans L'Hiver de force, et au niveau du jeu onomastique celle maintenant de la mère des Falardeau dans Les Enfantômes.2 Le fait qu'une figure patriarcale comme celle d'Einberg ou encore de Zio de L'Avalée des avalés ne se présente pas dans Les Enfantômes a pour effet de créer une farnille déjà unie, car non troublée par la voix discordante du père.

Et pourtant, il n'en reste pas moins que cette famille s'unit dans ses propres désespoirs résultants de prime abord de la mort de la mère, et s'aggravant surtout chez Fériée qui finit par se suicider. Ce qui surprend dans Les Enfantômes, c'est le manque de précisions au sujet de la mort de la mère et de la soeur. Malgré cela, il demeure évident que c'est la mort de la mère qui est en partie responsable du lien étroit qui existe entre Vincent et Fériée, non seulement frère et soeur mais aussi jumeaux. Chacun de ces derniers témoigne au cours du récit d'un besoin profond l'un de l'autre. Il est intéressant de constater à ce propos que les deux actants3 jouent au cours des parcours narratifs dans lesquels ils figurent les rôles de sujet et d'adjuvant et qu'à l'inversion de leurs rôles actantiels correspond un changement dans l'intentionnalité du texte.4 Ce dernier suit en conséquence deux mouvements d'énonciation, qui passent par les étapes du virtuel, de l'actualisé mais qui s'estompent à la fin du texte sans parvenir pour autant à l'étape ultime du réalisé.

Intentionnalité du récit

Vincent Falardeau se veut mémorialiste, et pour ce faire, se penche sur un passé qui le hante depuis la mort de sa mère. Alors qu'il tente de rallumer des images et des souvenirs de son enfance, de sa vie d'époux ou encore de ses liaisons amoureuses, le lecteur ne peut suivre qu'avec difficulté ce qu'il raconte. Il est peu enclin à rendre compte clairement d'un certain nombre de situations et, même au sujet d'événements d'une banalité cruelle, a recours très souvent à l'emploi d'un signifiant sonore au lieu de son pendant sémantique.5 Un emploi particulier du "flash-back" brouille le développement linéaire et cohérent du récit et occulte la présence du fil conducteur du récit fil conducteur qui se manifeste non au niveau de l'intentionnalité du texte, mais plutôt dans l'engendrement de la phrase qui s'actualise à partir de la structure matricielle.

A des instances très rares au cours de la narration Vincent s'adresse directement au narrataire ou encore offre des notes explicatives en bas des pages pour clarifier certaines expressions obscures. Tout ceci suggère que le narrateur espère entamer un contact direct avec le narrataire dont il veut faciliter la réception du texte. Cela est néanmoins loin d'être le cas puisque, en s'installant implicitement dans le discours, la subjectivité de Vincent empêche une lecture objective ou conséquente des mémoires, car ceux-ci ne détiennent aucun coefficient d'objectivité. Il devient ainsi évident que l'intérêt de cet ouvrage réside non dans son classement de "mémoires," mais dans la façon dont l'intentionnalité s'efface au fur et à mesure que le texte est engendré. La "brève mise au point" qui figure à la fin du roman, et qui est suivie des initiales (R.D.), confirme le fait que Vincent n'a pas mené à bien son projet, ne serait-ce que parce qu' " . . . il avait rendu compte de dix-huit des vingt-six années qu'ils [les] mémoires devaient couvrir" (10).

Signifiance du titre

Comme l'on a déjà vu, il n'existe pas à proprement parler d'enfants susceptibles de conférer un sens littéral au néologisme "enfantôme." Et pourtant, l'on a aperçu la grande importance accordée à l'unité familiale, menacée toutefois par la mort de la mère; de ce manque ressenti par le narrateur découle une thématique associée avec ce que Alberta appelle paradoxalement à la clôture du texte "le paradis perdu": "Patrie mon oeil. Il n'y a pas de patrie, dans le sens d'un endroit d'où on vient et où on était bien. La patrie c'est le paradis perdu" (282). Aussi tout au long du récit Vincent tente-t-il de retenir ses souvenirs de sa mère, qu'il refuse pourtant d'élucider au lecteur, mais qu'il sait toutefois indispensables à sa survivance devant les vicissitudes de l'existence:

Mais je ne veux pas dire tout le peu que je sais d'elle [de sa mère]. J'aime mieux le garder, même si c'est lourd dans ma poitrine creuse. Tout tartelu que je sois devenu, tout fol, tout égrillard, je veux penser de moi que je ne tiendrais pas le coup si je jetais ce poids, cette dernière résistance à l'endroit du coeur. (10)

La force qu'il puise dans l'unité familiale, assurée par la mère, le soutient ainsi dans sa vie bien qu'il ne puisse se libérer d'une enfance qui le hante et qui l'empêche d'accepter sa vie d'adulte. Les lignes suivantes soulignent une image obsédante:

Quand Man Falardeau est morte, ça a été trop. On [Vincent et Fériée] n'a pas pu. Et pour nos corps ça a fini là, ils se sont figés net, toutes glandes en panne. Sur nos mains et nos visages le temps passe sans laisser de traces. Nos cheveux, nos dents, nos ongles, rien ne pousse plus. On est restés petits comme on était quand on s'est vus debout dans le sang de Man Falardeau. Assez petits, nous semblait-il, pour rentrer dans son ventre, ouvert jusqu'au cou, comme une truie qu'on débite, et partir avec elle, comme dans un avion. (10)

De la mort de la mère sont donc nés les jumeaux Vincent et Fériée, "les enfantômes," fantômes de l'enfance, enfants traumatisés par la scène lugubre décrite ci-haut. Il est intéressant de remarquer les signifiants qui évoquent naissance/accouchement: "sang" et "ventre" ou encore les syntagmes qui suggèrent le mouvement vers un lieu clos et sécurisant: "rentrer dans son ventre" et "partir avec elle, comme dans un avion." A la mort de la mère correspond ainsi la perte de l'équilibre qui s'était installé dans la famille, et qui est remplacé par une certaine instabilité dans les rapports, d'une part, entre Vincent et Fériée et, d'autre part, entre Vincent et les acteurs féminins.

Obsédé ainsi par une enfance malheureuse, Vincent reçoit ce qu'il appelle sa "pension d'inadapté enfantomatique [sic]" qu'il "restitue aussi sec au ministère" (13). Cette variation sur l'indication titrologique est la seule de tout le roman, et sert à renforcer la notion de l'enfant qui cesse de grandir, qui refuse le pouvoir de l'adulte en rejetant le don de ce dernier. Dorénavant au cours de ses mémoires, cet "enfantôme" tente de ressusciter sa soeur morte qui "était une [sic] ange ... la suite ininterrompue de notre mère" (12). Aussi le titre--signifiant au pluriel--renvoie-t-il aux deux enfants traumatisés qui, d'un accord tacite, scellent un pacte qui les lient l'un à l'autre, et qui les aide à mieux affronter le malheur qui, selon Vincent, pèse inéluctablement sur eux:

On [Vincent et Fériée] est sortis tout gluants d'un ventre exaspéré, on est nés pour n'avoir que ce qu'on ne veut pas. Pour ne vouloir que ce qu'on n'a pas, et pour en souffrir. Pour en souffrir assez pour que tout pâlisse, les trois règnes, devant notre hidée [sic] de l'avoir et, une fois qu'on le tient bien, pour vouloir aussi douloureusement chose aussi inutile. On est né pour que ça nous fasse mal. Assez mal pour pouvoir tout trahir pour que ce mal nous lâche: lécher les bottes les plus infectes et mordre ensuite, avec nos dents empoisonnés, dans les coeurs les plus généreux.(16)

Voilà en gros la trajectoire qui doit être suivie par "les enfantômes", et en particulier Vincent: trahir afin de recevoir ce que l'on désire. Cette axiologie qui souligne l'acte à accomplir en vue d'assouvir le désir résume l'intentionnalité des Enfantômes; c'est le narrateur qui nous y brosse un portrait de lui-même et de sa soeur pour dévoiler plus clairement que, s'il est infidèle à son épouse, c'est afin de recevoir l'amour maternel qu'il cherche.

Enonciation et modèle actantiel
Compétence et performance du narrateur

C'est en analysant l'essentiel du modèle actantiel décelé dans Les Enfantômes que l'on s'aperçoit de ce que Greimas appelle "les relations réciproques et le mode d'existence en commun des actants"6 du micro-univers. Ce faisant, les relations qui s'établissent entre les actants et l'actant-sujet qui narre le récit révèlent au niveau des acteurs féminins une progression dans les rapports de ceux-ci avec l'acteur Vincent Falardeau. Ainsi, le modèle actantiel régit sur le plan de l'énonciation les relations entre les actants, relations qui se répercutent également au niveau de l'énoncé dans la composition d'acteurs. Aussi est-ce dans l'énonciation de la subjectivité du narrateur que réside l'intérêt de l'intentionnalité du texte, car c'est sur le plan de l'énonciation que s'établit le modèle actantiel, expliquant la motivation des acteurs et la façon dont ces derniers se manifestent dans l'énoncé à partir de l'actualisation d'une structure matricielle.

La voix narrative de l'actant-sujet qui s'installe implicitement dans le discours se donne pour but de restituer le passé, et plus précisément de rendre compte de l'être avec qui s'identifie le narrateur, et qui, comme la mère, n'a pu résister à la tentation de se suicider. Fériée, qui représente en effet l'âme soeur de Vincent se trouve le sujet des mémoires de ce dernier:

C'était une [sic] ange. C'était la suite ininterrompue de notre mère. C'était les mêmes ailes lourdes, qu'elle portait comme une croix, comme le montreront ces mémoires oùje veux la donner, comme elle s'est donnée à moi, qui n'avais pas de bras pour la prendre. Un soir, après la mort de Fériée, je suis rentré chez nous plus désemparé que d'habitude. Je veux dire assez pour sentir, comme à l'intérieur d'elle, la force des impatiences qui l'avaient fait empoigner ce marteau, la frénésie presque joyeuse des coups sur sa tête, le crâne tendu qui fêle, ce plafond trop bas qui craque. L'éclatement enfin des tumeurs absurdes, des cancers que tout engraissait, même l'araignée qu'elle regardait courir dans sa main, même le sourire qu'elle lui faisait . . . Et j'étais content, j'étais délivré à sa place. (12)

L'on ne peut qu'être sensible à l'apport de l'intertextualité à ces lignes, tant est puissant l'écho de l'évocation de la démence dans "Spleen" de Baudelaire, démence qui se répercute dans ce passage. Pour mieux révéler la façon dont fonctionne l'intertexte, 7 il serait utile de citer le poème dans son intégralité même si celui-ci est l'un des textes les plus connus du poète:

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie, étalant ses immenses tranées,
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.8

Les deux textes se rejoignent à travers un intertexte qui engendre une série d'images se constituant des signifiants suivants. Dans chaque groupement de ces signifiants la première unité est tirée du passage cité des Enfantômes, la deuxième vient de "Spleen": "ange" /"l'Espérance comme une chauve-souris"; "les mêmes ailes lourdes qu'elle portait comme une croix"/"son aile timide"; "la frénésie presque joyeuse des coups sur la tête"/"se cognant la tête à des plafonds pourris"; "le crâne tendu qui fêle"/"mon crâne incliné"; "ce plafond trop bas qui craque"/ "plafonds pourris"; et enfin "l'araignée"/"un peuple muet d'infâmes araignées." Dans chacun des deux textes il existe le même développement des éléments signalés ci-dessus, une progression vers une image lugubre qui évoque la folie ou ce qu'appelle Baudelaire les "esprits errants et sans patrie." Il est intéressant de remarquer à ce propos le lien entre ces derniers et l'image chez Ducharme de Fériée, ange qui "portait comme une croix" ses ailes lourdes. Ange déchu, esprit aliéné et, comme le dit Baudelaire, "sans patrie," cette figure représente non seulement la violence de la folie, mais également le paradis perdu de l'enfance recherché par le narrateur. Cette métaphore du paradis perdu prend sa valeur dans un passage où Vincent souligne ce qu'il ressent comme un éloignement de l'état de grâce. La mort de la mère et de la fille représente ce à quoi aspire Vincent puisque ce dernier tente de revivre dans ses mémoires la sécurité dont il avait joui auprès de Man Falardeau et de Fériée, sécurité qui les a unis, tous les trois, dans la vie:

Elles [mère et soeur] ont défoncé leur prison, une à coups de couto [sic], l'autre à coups de marto [sic], et elles sont parties. Elles ont dû se rejoindre; voyageant l'une vers l'autre, elles ont dû franchir les trente ans qui séparaient leurs évasions. Et moi, tartelu, j'y suis j'y reste. Je n'ai rien mais j'y tiens. Et chaque battement vigoureux de mon coeur superflu m'éloigne un peu plus d'elles. Mais je me rattrape: je me souviens. (13-14)

Le "battement vigoureux" de son "coeur superflu" témoigne du désir chez Vincent de ne plus vivre sans le réconfort que lui accordait sa mère, et qu'il cherchait après la mort de cette dernière dans sa femme tout comme dans Fériée. La situation idéale, selon Vincent, ce serait de se retrouver "une à ma droite, l'autre à ma gauche, moi ô [sic] milieu, nombril de leurs mondes" (22).

L'importance de la subjectivité du narrateur ne se manifeste pas que dans le fait qu'il parle de sa mère et de sa soeur, mais se fait également sentir sur le plan de l'énonciation puisque Vincent Falardeau se pose comme sujet, selon Emile Benveniste, "en renvoyant à 'lui-même' comme 'je' dans son discours."9 Le sujet parlant se définit ainsi par rapport aux "autres" mais aussi par rapport au "moi"; c'est-à-dire que l'on s'apercoit du fondement linguistique de la subjectivité "dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle."10 Benveniste précise que le langage "... est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu'il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l'émergence de la subjectivité, du fait qu'il consiste en instances discrètes."11 L'énonciation de la subjectivité dans Les Enfantômes s'explique sur le plan narratif par la compétence--le vouloir et/ou pouvoir et/ou savoir-faire du sujet--ainsi que sa performance, à savoir la tâche que se donne le narrateur. L'installation de la subjectivité dans Les Enfantômes se situe ainsi au niveau déictique, et ce faisant, gouverne au niveau de l'énonciation l'établissement d'une syntaxe narrative qui régit les actants ainsi que les rôles actantiels. C'est effectivement de par les parcours narratifs12 des actants--c'est-à-dire la narrativité telle que manifestée dans la progression syntagmatique des rôles actantiels--que la surdétermination de ces derniers exprime l'intentionnalité du texte en rendant compte de la composition de la voix narrative. Celle-ci se rend beaucoup plus intelligible en fonction des opérations sémiotiques que par une analyse de la constitution des acteurs au niveau du discours.

Ceci dit, il reste maintenant à analyser la nature des relations entre Vincent et Fériée avant d'étudier la manière dont ces rapports peu naturels entre frère et soeur influencent le développement des rôles actantiels des acteurs féminins. Dans ce sens, c'est Vincent Falardeau qui est l'acteur central du texte autour duquel se tisse la trame du récit tout en révélant dans la structure actorielle de Fériée l'actualisation de la matrice du texte manifestée par la figure maternelle.

Isotopie actorielle et parcours génératif de la figure féminine

En dépit de l'ambiguïté des détails concernant la vie de Fériée, l'on acquiert, en revanche, une connaissance assez approfondie du caractère de Vincent qui se dévoile le plus clairement et de façon cohérente là où ce dernier raconte non seulement ses relations avec sa mère et sa soeur, mais aussi ses liaisons amoureuses. Il est donc important de remarquer la place occupée par la femme dans Les Enfantâmes. Mère, soeur, épouse et amante: autant de figures actorielles féminines qui s'engendrent suivant un parcours génératif13 ayant pour principe générateur une duplication au niveau de l'isotopie14 qui assure au discours son homogénéité.

De toutes les figures féminines du texte, celle qui exerce la plus grande influence sur Vincent, c'est incontestablement sa mère, Man Falardeau: "On était trois dans la grande maison, trois tourtereaux de rien, si seuls et si bien. Pas de père. On ne savait pas ce que c'était" (9). Comme l'on a déjà vu, c'est la mort de la mère qui explique la signifiance de la matrice titrologique, "enfantômes," formée des signifiants "enfants" et "fantômes": "On est restés petits comme on était quand on s'est vus debout dans le sang de Man Falardeau. Assez petits ... pour rentrer dans son ventre . . ." (10). Faute de l'amour maternel, Vincent entrevoit dans sa soeur la figure de Man Falardeau, à savoir la possibilité d'accueillir l'affection dont il a été privé tôt dans sa vie. En s'adressant à Fériée le narrateur dit: "Je jette tout puis je pars avec toi! Viens-t'en, on s'en va, tous les deux tusseuls ensembes [sic], comme avant!" (72). L'actorialisation15 de l'acteur féminin--de la figure maternelle en l'occurrence--s'effectue ainsi et se prolonge à travers la succession des acteurs féminins. Afin de mieux souligner cette progression au sein du parcours génératif, il serait utile d'analyser en quoi consiste l'actorialisation de Fériée avant d'étudier les traits de cette dernière et la manière dont ils se répercutent dans le portrait des amantes de Vincent. Fériée Falardeau, comme le signale son prénom, est un être éthéré, libéré des contraintes d'une vie régimentée. Elle est idéalisée par les détails que raconte son frère à son propos, et ne représente pas que la figure maternelle. Femme-enfant16 elle évoque tout aussi bien l'amante et la confidente. Elle est dans ce sens une variante isotopique de la mère, et qui plus est, elle revêt la forme de la femme idéale et idéalisée par Vincent.

Comme dit Vincent à propos de sa soeur: "C'était une [sic] ange. C'était la suite ininterrompue de notre mère" (12). Une série de citations permettra de voir la qualité proprement maternelle dont elle fait preuve selon son frère, qualité qui se métamorphosera bientôt en présence magique qui inspirera à ce dernier un émerveillement devant la nature:

Séquence I:
J'ai demandé à ma soeur de venir, sous prétexte soi-disant qu'elle me remplace de temps en temps derrière le volant, ne pouvant compter sur Alberta pour ça, étant un paquet de nerfs ... mais au fond c'était pour jouir de sa présence, par pur plaisir. (54-55)
Séquence II:
J'avais demandé à ma soeur de m'accompagner; elle avait dit oui, comme toujours; elle était là, fidèle, assise à mes côtés. (174)
Séquence III:
Ce soir-là on [Vincent et Alberta] a fait une promenade avec ma soeur, et ma soeur a fait tomber la deuxième neige. Elle était nu-tête. Ses cheveux étaient si roux que les millions de flocons remplis de paresse fondaient aussitôt qu'ils les effleuraient. Ah la fourrure de Fériée! Des algues longues pour l'océan de dormir! Qui flottaient, luisantes, changeantes, contentes, dans un rêve, un film ralenti.... C'est une image qui s'est imprimée dans l'écran de mon rêve et qui s'y burine encore, continuellement. (20-21)
Séquence IV:
D'abord, sur la plage déserte et glacée, tout là-bas, une petite masse opaque, vibratile, dont la taille s'élevait avec chaque pulsion. . . . Mon corps a vu, a su, et j'ai eu chaque pore de ma peau gonflé dans une sorte de grand frisson fixe. Ça éclatait, s'épanouissait, c'était elle, ma tite [sic] fille, ma tite [sic] mère, mon arbre à bras, mes branches à doigts. (67-68)

Les Séquences I et II sont celles qui font état le plus clairement du réconfort que puise Vincent dans la présence de Fériée. La fidélité et le côté rassurant de cette dernière s'opposent implicitement à la figure présentée de la femme de Vincent, laquelle est "un paquet de nerfs" sur lequel on ne peut compter. Par la suite, les séquences III et IV évoquent une épiphanie de la femme, incarnation de la pureté et de l'être désiré dont l'apparition devant l'homme revêt une forme magique. Il est à noter que ces deux dernières séquences présentent la femme sous forme idéalisée qui s'apparente à une certaine image féminine tirée des arts plastiques: créature éthérée sinon angélique évoquée à la manière de Botticelli. Et pourtant, dans toute sa splendeur, Fériée ne cesse de représenter à la fois une figure matemelle--"ma tite mère"--et un être sensuel--"Ah la fourrure de Fériée! Des algues longues pour l'océan de dormir" --non sans une certaine ressemblence à une sirène. Il est à constater que, en tant que prolongement et variation de la structure actorielle de la mère, l'actorialisation de Fériée s'effectue en surdéterminant, d'une part, la sécurité que le narrateur ressentait auprès de sa mère, et, d'autre part, le côté angélique que Vincent perçoit comme "la suite ininterrompue" (12) de Man Falardeau.

Là où l'actorialisation de Fériée s'écarte de celle de la mère, il est question de références comme celle dans S IV signalée ci-haut, à savoir l'attrait physique qu'exerce Fériée sur son frère: "... j'ai eu chaque pore de ma peau gonflé dans une sorte de grand frisson fixe." Les séquences suivantes permettront de mieux cerner la nature de la relation peu naturelle qui existe entre frère et soeur, et qui reste à l'état virtuel:

Séquence I:
Tôt le matin, emmitouflés par les bonnes brumes de la mer du Nord et encore à moitié pris dans le cocon qu'avaient tissé autour de nous [Vincent et Fériée], pendant qu'on dormait, nos souffles et nos peaux mêlés, on a quitté Amsterdam. (83)
Séquence II:
On [Vincent et Fériée] se retrouvait par terre, l'un sur l'autre comme des amants, pressés ensemble sous l'avalanche, et c'est ainsi que se constitue l'insuffisance de distance, qui empêche deux sujets en présence d'être totalement euxmêmes l'un en face de l'autre. (117)
Séquence III:
On [Vincent et Fériée] a fini par tomber. D'abord l'un dans les bras de l'autre pour se retenir de tomber par terre.... J'ai été étendu sur elle, et je l'ai sentie comme une femme, et je me suis senti comme un homme, et dans l'eau grasse qui les baignait encore j'ai senti nos peaux glisser entre elles comme si ça avait été nos viscères. (192)
Séquence IV:
Fériée arrivait avec ses provisions et elle me donnait le baiser bien senti qu'elle savait qui me faisait tant de quoi: avec ses tites [sic] mains qui tapotaient mes omoplates, ou ses tits [sic] doigts qui me mordaient aux reins, à travers ma chemise mal rentrée dans le pantalon, avec son tit [sic] front frappant les coins du mien comme un caillou joyeux. (240)

Différence et répétition donc dans la mise en discours de cette figure féminine dont l'actorialisation se fonde sur le rôle thématique attribué à Man Falardeau, mais aussi et plus important, sur son statut d'objet désiré. Ce dernier trait l'emporte sur la caractéristique maternelle de Man Falardeau qui se reproduit dans la structure actorielle de Fériée puisque cette dernière constitue au niveau de l'intentionnalité du texte l'objet de valeur visé par le sujet de faire qui veut "la donner" (12) dans ses mémoires. Au niveau de l'énoncé, elle représente également--comme l'on voit explicitement dans les Séquences II, III et IV--une présence physique désirée par le narrateur, qui la considère dans ces instances une amante virtuelle et non une soeur.

Aussi l'objet de l'énoncé et celui de l'intentionnalité coïncident-ils avec le point focal du récit: l'investissement des rôles thématiques de la mère--S I--et de l'amante--S II, S III et S IV--dans la structure actorielle de Fériée à laquelle est donnée explicitement l'individuation "soeur." Si le narrateur fait des allusions voilées à l'amour incestueux, il le fait de façon indirecte et sans expliciter si cet amour est jamais réalisé: 17

On [Vincent et Fériée] est rentrés, j'avais hâte qu'on soit tus-seuls ensembes [sic]. Elle s'est assise par terre, le dos au pied du lit, qu'elle appelait sa page blanche. J'ai occupé comme elle voulait le grand fauteuil qu'elle appelait mon trône: Assis-toi là, on naît [sic] mieux.... je n'avais pas envie de m'en aller. J'étais calé dans les coussins comme dans des nuages de beau temps. Je trouvais mon corps bon, bonne aussi mon âme évaporée, fondue dans la douceur qui émanait du moindre aspect de Fériée, même la plante de ses pieds. (109-110)

La métaphore de la "page blanche" est révélatrice dans ce contexte de la pureté sans tâche de Fériée, qui est décrite d'ailleurs comme "une petite masse opaque" (67) et dont le "silence blanc de la peau" (204) est évoqué par le narrateur. Et pourtant, cette symbolique du blanc, de la page vierge suggère aussi l'échec de la part de Vincent de réaliser son projet de faire revivre sa soeur dans ses écrits. Comme l'on a déjà vu, il ne parvient qu'à décrire à travers sa propre subjectivité le fantôme de sa soeur, celle avec qui il essaie d'affronter le suicide de Man Falardeau, celle qu'il perd cependant tout comme il a perdu sa mère. Ainsi la boucle est-elle bouclée, car c'est à travers l'intentionnalité du texte et l'actorialisation de Fériée que l'on en vient à la réalisation de l'incomplétude de l'acte chez le narrateur. Il n'en reste pas moins toutefois que Vincent continue à puiser dans sa soeur l'amour et la consolation qu'il ne trouve à aucun moment auprès de sa femme.

Alberta Turnstiff est pour son compte, loin d'être idéalisée par son mari: "Ce qui est triste c'est Alberta, elle ne sait pas qu'elle n'a rien fait pour être si bête et si méchante et qu'elle n'a pas à en souffrir" (76). Au fur et à mesure que Vincent se désenchante de son mariage, Alberta se caractérise de plus en plus par la léthargie: "Elle campait devant le petit écran, elle m'avait fait doubler la prise de courant pour brancher son réchaud dans le rayon de son fauteuil, elle ne se levait qu'à la fin des émissions pour aller se coucher." (240 - 41) Acteur qui s'oppose à l'idéalisation de la femme chez Fériée, et qui témoigne d'un non-désir, Alberta Turnstiff--inflexible comme le jeu onomastique de son nom de famille suggère--ne porte aucun intérêt à sa situation conjugale. Par conséquent son époux doit chercher ailleurs l'affection dont il a besoin.

Puisque le développement linéaire du récit est brouillé par la subjectivité de la voix narrative, l'on ne peut parler que difficilement de l'évolution subie par Vincent et Fériée. Il n'en est cependant pas moins vrai que la santé tant physique que mentale de celle-ci s'aggrave au point de menacer sa vie:

Cet hiver-là, je m'en souviens très bien, les accès de fièvre subintrants de ma soeur, si violents, se poursuivirent sans relâche jusqu'au printemps. Je ne pouvais rien faire pour la guérir, mais je pouvais aller la voir et l'encourager à prendre le styptique que le docteur Squeezeleft lui avait prescrit et qu'elle abhorrait.... Mais c'était ses délires qui étaient le plus déchirants, quand elle flattait son ventre stérile et qu'elle répétait des heures qu'elle voulait avoir un enfant, que ça ne faisait rien qu'il reste petit qu'il sorte larve, rat, couleuvre, pelucheux, cinq jambes, six bras, pas de tête, qu'elle saurait le rendre heureux. (103)

A ce changement dans le rôle actantiel de Fériée, qui jusqu'à sa maladie détenait le rôle d'adjuvant puisqu'elle apportait de l'aide à Vincent dans l'ensemble de ses parcours narratifs, correspond une modification dans ces derniers. Désormais, son frère cède à "la folie des rondeurs" (133), à l'attrait des femmes qu'il rencontre, afin de chercher auprès d'elles l'amour qu'il sait interdit, car incestueux:

Les moindres folles, je trouvais qu'elles te ressemblaient. Mais comment pouvais-je encore, ma Mielle, aimer ta bizarrerie, surtout à travers elles, vouloir embrasser comme un salut ce qui t'avait perdue, cette ange qui te possédait maintenant, changée en démon, et te soumettait à des tortures hideuses. Comme faire écumer ta bouche, saigner tes oreilles, comme sortir tes yeux de ta tête, comme déchirer tes vêtements, lier tes mains à la queue d'un cheval, te traîner dans la boue jusqu'à ce qu'elle soit mêlée à tout ton sang, puis te traîner sur la sfatte [sic] jusqu'à ce que ton âme sorte par ton ventre usé, mêlée aux pus, aux acides, aux tripes pourries. Mais comment pourrais-je ne plus t'aimer, ma soeur, même à travers le masque dérisoire d'une moindre folle? (263)

Cette séquence souligne un changement d'attitude chez le narrateur, changement qui se révèle dans l'opposition entre "comment pouvais-je encore, ma Mielle, aimer ta bizarrerie" et "comment pourrais-je ne plus t'aimer, ma soeur." Bien qu'il reconnaisse qu'il ne peut, en fin de compte, ne pas aimer sa soeur même dans sa folie, il n'a plus de contact soutenu avec cette dernière. Faute donc d'une présence maternelle, Vincent doit se lier avec une autre femme afin de remplacer celles--Man Falardeau et Fériée--qui ne sont plus en mesure de lui accorder la stabilité dont il a besoin.

Chose curieuse, c'est Urseule, "la Névrosée" (144), qui console Vincent tout comme Fériée s'était occupée d'Urseule avant de tomber malade. Au niveau des rôles actantiels, l'on voit non seulement un changement d'adjuvant--Urseule remplaçant Fériée dans le modèle actantiel--mais également un renversement des rôles actantiels assumés préalablement par elles. Au cours des parcours narratifs établis avant cette modification du schéma actantiel, Fériée n'avait cessé de jouer le rôle du sujet agissant qui apporte de l'aide à l'objet, Fériée; dans ses rapports avec son frère, celui-ci étant le sujet agissant, elle remplissait la fonction d'adjuvant, car c'est elle qui, au dire de Vincent "était là, fidèle, assise à mes côtes" (174). Les séquences suivantes soulignent le glissement des trois actants--Urseule, Fériée et Vincent--vers un nouveau statut actantiel:

Séquence I:
Je suis tombé à genoux à ses pieds [de Fériée] et ma tête a roulé dans son petit giron. Elle a flatté mes cheveux mais ça m'a rendu plus triste. Elle a compris: 'Maintenant que ça a commencé à baisser il n'y a rien que tu peux faire, sache-le bien, pour empêcher que ça continusse [sic].' Comprendre comme elle comprenait, ça m'a débloqué complètement, je me suis laissé aller, toujours plus vite: les larmes, ça cascadait. Les cris, ça partait. Urseule se réveillait, se dressant sur son séant, puis se rétendait [sic] et se recroquevillait, en chien de fusil.... Elle s'est levée carré, à la fin, elle est venue me chercher. Elle m'a sorti des cuisses de ma soeur.... Elle m'a enlevé. Elle m'a levé de terre et porté. Elle m'a couché le long d'elle, dans sa moitié à elle du lit commun.... Elle m'a bercé comme un bébé. (178-79)
Séquence II:
J'arrivais à l'improviste, des fois pour cinq minutes. Cinq minutes de ma Trésore [Fériée], quand elle culminait, brûlante de fièvre, c'était amplement suffisant, mes splendeurs flambaient, ce n'était pas long, le vague était vite chassé par l'éclair. Je ne voulais pas abuser d'elle, ni de moi. Un effort soutenu l'épuisait. Quand sa tête commençait à rouler d'une épaule sur l'autre, qu'elle commençait de perdre le balan, de chavirer avec la lumière trop lourde dans ses yeux ouverts, c'était trop dur. (238-39)
Séquence III:
Et moi, tartelu, j'entendais bruire son sang de femme sous sa peau immobile, je sentais déjà sous mes mains son lait siropeux arrondir ses seins déshabités, je l'aimais, j'étais fou d'elle, j'étais sûr que je lui ferais du bien.... Mais quand je l'appelais Urseule, Urseule, Urseule, et qu'elle se retournait enfin, ce n'était pas la proie qui grognait, c'était toujours l'ombre. (239-40)
Séquence IV:
Pour bien posséder les seins parfaits d'Urseule, il ne suffisait pas d'aimer Urseule, il fallait aussi adhérer à Urseule, apprivoiser les formes sans cesse fuyantes de sa jungle intérieure, et c'était trop compliqué pour ma petite tête, sinon trop d'ouvrage pour mon petit coeur. (247)

Comme la transformation des rôles actantiels n'est pas clairement répérable par rapport à un développement chronologique du récit, brouillé par la subjectivité du narrateur, il serait téméraire de tenter un rapprochement trop étroit entre la maladie de Fériée et l'évolution de la syntaxe actantielle du texte. Et pourtant, les Séquences I et II font état au niveau du rôle actantiel, non seulement de la modification subie par la structure actorielle représentée par Fériée, mais aussi par celle d'Urseule.

Dans S I, les paroles qu'adresse Fériée à son frère-- "Maintenant que ça a commencé à baisser il n'y a rien que tu peux faire, sache-le bien, pour empêcher que ça continusse."--suggèrent une motivation éventuelle à la modification du modèle actantiel. Fériée n'est donc plus celle qui sait enchanter son frère; elle est plutôt celle qui donne naissance, figurativement bien sûr, à Vincent dans cette séquence, et qui est remplacée dans son rôle de mère par Urseule. Celle-ci, comme dit Vincent "m'a sorti des cuisses de ma soeur," et par la suite, le berce comme un nouveau-né. Tout au long du parcours génératif, qui fait de Fériée et d'Urseule des variations de la structure actorielle de Man Falardeau, s'inscrit donc l'isotopie de la figure maternelle actualisée à partir de la matrice du texte.

Dans S II "le vague était vite chassé par l'éclair"; la violence du désir qu'éprouvait Vincent à l'égard de sa soeur est, par conséquent de courte durée à cause de son état maladif. Par contre, ce même désir se prolonge dans S III et se fixe en compensation sur Urseule, figure à la fois de la mère et de l'amante: "je sentais déjà sous mes mains son lait siropeux arrondir ses seins déshabités ... j'étais sûr que je lui ferais du bien." Tout comme dans ses relations avec Fériée, Vincent trouve dans S IV que l'objet de son désir est hors de sa portée; ce désir sexuel irréalisable rejoint l'échec évoqué par l'intentionnalité du texte qui n'atteint pas l'étape du réalisé.

Incapable de mener à terme son objectif de rédiger ses mémoires, Vincent n'est pas en mesure non plus d'assouvir le désir qu'il ressent envers toute figure mère /amante. C'est par le truchement du renversement des rôles actantiels assumés par deux variations de la structure actorielle de la mère/amante-- Fériée et Urseule--que l'on en vient à la conclusion que l'actorialisation de Vincent Falardeau est des plus conséquentes.

Remarques finales

L'engendrement du récit se fonde ainsi sur la mise en discours d'un acteur qui ne réussit que partiellement à se libérer de la hantise de la mère dont la structure actorielle, grâce à l'expansion de la matrice du texte, se reproduit dans d'autres figures féminines. Même si Fériée est censée être le personnage central des mémoires, car l'objet de ceux-ci, il devient évident à travers une littérarité fondée sur la subjectivité du narrateur, que Vincent Falardeau est celui dont l'évolution en tant qu'acteur est déterminée le plus clairement par la jonction de ses parcours narratifs avec ceux des autres acteurs.

Il est remarquable de constater l'unité dans l'activité scripturale chez Ducharme. Les Enfantâmes se signalent par une voix narrative dont l'énonciation ainsi que l'énoncé soulignent--comme dans L'Hiver de force-- une certaine faillite dans le faire performanciel du sujet agissant. C'est donc au niveau de l'intentionnalité du récit que l'énonciation est mise en cause par l'emploi du "flashback" occultant un développement linéaire évident du contenu événementiel. De même, la figuration de "je m'en souviens très bien," en guise de vérification de la véracité des propos du narrateur, sert--contrairement à son but--à rendre le texte moins accessible à une lecture traditionnelle. Sur le plan de l'énoncé, la singularité non seulement des relations entre frère et soeur mais aussi des acteurs tels Fériée et Urseule renforce l'unicité du récit en faisant de ce dernier une variation sur le rapport universel entre homme et femme.

En mettant en valeur l'expansion--l'une des règles qui gouverne l'engendrement de la phrase littéraire selon Riffaterre18--de la structure nucléaire, il devient évident que chacun des variants est engendré à partir de la matrice du texte actualisée sous forme de figure maternelle. Au cours de l'actorialisation de quelques-uns des acteurs féminins, il se dégage clairement du texte l'image d'un narrateur à la quête d'un amour tant physique que spirituel, amour qu'il trouve pourtant irréalisable. Aussi l'échec de cet amour, qui s'installe dans le discours au niveau de l'énoncé, se retrouve-t-il dans la faillite de l'intentionnalité du texte. Suivant la progression "virtuel/actualisé/réalisé" de cette dernière, il est clair que sur le plan de l'énonciation l'échec partiel du sujet agissant, dont les mémoires restent inachevés, reflète l'insuccès de ses rapports avec les figures féminines.

Cette analyse des Enfantômes vise à souligner dans son unicité l'intentionnalité du texte dont les principes d'engendrement se révèlent le plus clairement lors de l'actorialisation des acteurs féminins. Bien que l'indication titrologique ne constitue pas également la structure matricielle sur laquelle se fonde l'engendrement de la phrase, il n'en est pas moins vrai qu'elle renforce l'importance de l'enfance et des rapports étroits qui existent entre les jumeaux, Vincent et Fériée. Elle est d'autant plus essentielle à la production du texte puisque c'est de la structure thématique de la mort de la figure maternelle que découlent, au niveau de l'énoncé d'une part, la quête du narrateur de la mère/amante, et au niveau de l'énonciation d'autre part, l'échec du récit en tant que mémoires dépeignant chronologiquement les événements du passé. Si imprécision il y a, ceci est dû à la subjectivité de la voix narrative qui essaie de se justifier en insérant dans le récit "je m'en souviens très bien" au lieu d'exposer objectivement les mobiles de ses actes ou la nature de ses relations avec sa soeur.

Analyser la littérarité du texte, c'est révéler ultimement comme sa force motrice le désir irréalisé du narrateur: désir physique qu'il ressent envers sa soeur et tout autre variant de la structure matricielle, mais aussi désir d'accomplir la tâche qu'il se donne dans ses mémoires. Car si le narrateur est conscient de son propre échec, s'il n'est guère parvenu à rejoindre l'ombre de sa soeur, il sait néanmoins qu'il la retrouvera dans la mort.

NOTES

1 Pour une définition de "rôle actantiel," voir A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Paris: Classiques Hachette, 1979) 4.

2 A ce propos, voir Renée Leduc-Parc, Réjean Ducharme, Nietzsche et Dionysos (Québec: Presses de l'Université Laval, 1982) 247-92. L'auteur analyse l'androgynie dans les récits de Ducharme; au sujet des Enfantômes, elle fait état de cet élément dans le jeu onomastique suggéré par le nom de la mère de Vincent et de Fériée.

3 Pour une définition d"'actant," voir Greimas et Courtés, 3.

4 Pour une définition d"'intentionnalité," voir Greimas et Courtés, 190.

5 Voir à ce propos, "Emmène-moi là-bas, en Rhodésie daisy dizzy, fais ça pour moi ... Fais-le-me-le-meleu-meuleu. . . ." Réjean Ducharme, Les Enfantômes (Paris: NRF/Gallimard, 1976) 280. Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera simplement suivie de la pagination de l'édition en question.

6 A.J. Greimas, Sémantique structurale (Paris: Larousse, 1966) 173.

7 Pour une définition d"'intertexte", voir Hans-George Ruprecht, "Intertextualité," Texte 2 (1983): 14.

8 Charles Baudelaire, Oeuvres complètes (Paris: Editions du Seuil, 1968) 88.

9 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I (Paris: Gallimard, Collection Tel, 1966) 260.

10 Benveniste 260.

11 Benveniste 263.

12 Pour une définition de "parcours narratif", voir Greimas et Courtés, 242-43.

13 Pour une définition de "parcours génératif", voir Greimas et Courtés, 157-60.

14 Pour une définition d"'isotopie," voir Greimas et Courtés, 197.

15 Pour une définition d"'actorialisation," voir Greimas et Courtés, 8-9.

16 Gabrielle Poulin, "La Férie de l'écriture," Romans du pays 1968-1979 (Montréal: Bellarmin, 1980) 223.

17 A ce propos, voir Alan MacDonell, "Dénouement romanesque et martyre chez André Langevin, Hubert Aquin et Réjean Ducharme," thèse de doctorat, Université du Manitoba, 1985, 542-48. L'auteur de cette étude analyse la mort de Fériée en tant que condamnation au martyre.

18 A ce propos, voir Michael Riffaterre, La Production du texte (Paris: Editions du Seuil, 1979) 55.