LA REVISION POSTCOLONIALE
DE L'HISTOIRE
ET L'EXEMPLE REALISTE MAGIQUE
DE FRANÇOIS BARCELO

Marie Vautier

Le "projet national" des écrivain(e)s québécois(es) engagé(e)s des années 1960-80 n'a pas abouti à l'indépendance du Québec. La défaite du projet de souveraineté-association, proposé au peuple québécois par moyen d'un référendum national en mai 1980, a causé une crise de production chez la grande majorité d'écrivain(e)s qui avaient travaillé assidûment pour l'indépendance politique pendant au moins deux décennies. L'une des techniques utilisées dans cette écriture engagée était de redire l'Histoire événementielle du peuple québécois, dans le but de convaincre celui-ci de passer à l'action, de voter éventuellement "oui" au Référendum--bref, de se doter d'une Histoire dorénavant réussie, au lieu de revivre, encore une fois, les échecs du passé.1 Prochain Episode (1965) de Hubert Aquin est le roman paradigmatique du genre. Dans un des passages les plus célèbres de ce roman nationaliste, le narrateur souligne la non-appartenance des Canadiens-français à l'Histoire: "C'est vrai," dit-il, "que nous n'avons pas d'histoire. Nous n'aurons d'histoire qu'à partir du moment incertain où commencera la guerre révolutionnaire" (94). L'intertexte ici est évidemment le fameux Rapport Durham de 1839, où l'aristocrate britannique, venu faire enquête dans les colonies après l'échec des Rébellions de 1837-38, avait tracé un portrait moins que flatteur du peuple canadien-français.

Maurice Arguin, dans son étude du colonialisme et de la libération dans des romans québécois publiés entre 1944 et 1965, déclare que Prochain Episode est un roman de contestation où l'on proteste "l'évacuation hors de l'histoire de tout un peuple" (207). Or, selon Albert Memmi, "la carence la plus grave subie par le colonisé, c'est d'être placé hors de l'histoire" (cité par Arguin 207). D'après Arguin, dans l'oeuvre acquinienne, le "colonisé" se rend compte de "l'inexistence collective" (207). Depuis la mort d'Aquin en mars 1977 et la défaite du projet référendaire en 1980, bien des changements ont eu lieu dans la société québécoise--changements qui sont reflétés dans sa production romanesque récente. Si l'oeuvre d'Aquin insiste sur le rejet de la collectivité québécoise par l'Histoire, des romans plus récents de Noël Audet, Jacques Poulin, Madeleine Ouellette-Michalska et François Barcelo re-disent l'Histoire dans une tentative de placer le peuple québécois dans l'Histoire et de poser--et non seulement dans l'univers romanesque--une existence historique.

L'intérêt pour la fictionnalisation de l'Histoire politique est évident dans la production romanesque récente des pays dotés d'une Histoire coloniale. Dans ces écrits, la révision de l'Histoire se marie à une fascination pour le genre mythique. Pendant le "Boom" littéraire latino-américain des décennies 1950 et 1960, on a nommé ce genre d'écriture le "realismo màgico"--le réalisme magique. Cien años de soledad (1967) du Colombien Gabriel García Márquez, prix Nobel de 1982, est peut-être l'exemple le mieux connu de ce genre, mais on retrouve les caractéristiques marquantes du réalisme magique dans plusieurs textes contemporains latino-américains: El Siglo de las luces (1962) d'Alejo Carpentier; Terra Nostra (1975) de Carlos Fuentes; Rayuela (1963) et Libro de Manuel (1973) de Julio Cortàzar; La Guerra del fin del mundo (1981) de Mario Vargas Llosa, ainsi que dans Yo, El Supremo (1974) d'Augusto Roa Bastos. 2 On étudie également ce phénomène chez les écrivains francophones des Antilles, où on l'appelle le plus souvent le "réel merveilleux." Le réalisme magique prend de l'essor: depuis la fin des années 70, des pays postcoloniaux non-rattachés à la sphère d'influence hispano-phone-antillaise produisent des oeuvres réalistes magiques. Pensons à Midnight's Children (1981) ou à Shame (1983) de Salmon Rushdie--deux romans qui mêlent le mythe à l'Histoire politique des Indes et du Pakistan. Au Canada anglais, comme le signale Stephen Slemon, le roman réaliste magique est bien représenté: il analyse The Invention of the World (1977) de Jack Hodgins et What the Crow Said (1978) de Robert Kroetsch pour démontrer comment ces textes redisent l'Histoire événementielle de leurs régions dans un contexte postcolonial.

Quel est ce phénomène du réalisme magique? Bien que le terme littéraire soit souvent attribué à Alejo Carpentier, qui a parlé du "real maravilloso" dans la préface d'un de ses romans, El reino de este mundo (1949), l'origine du terme est européenne. C'est le critique d'art allemand Franz Roh qui l'a utilisé dans le titre de son livre Nach Expressionismus (Magischer Realismus) (1925) pour désigner comme "magique" l'acte de la perception dans la peinture post-expressionniste allemande (Graciela N. Ricci Della Grisa 50). Quand Ortega y Gasset a fait traduire ce livre en espagnol, l'expression en est devenue le titre, et le concept du "realismo mágico" s'est mis à circuler dans les milieux littéraires hispanophones. (Enrique Anderson Imbert 2). Les théories de Carpentier sur le "real maravilloso," cependant, ont fortement marqué les études théoriques du réalisme magique. Angel Flores, pour sa part, a répandu l'usage de ce dernier terme aux Etats-Unis dans un article qu'on a beaucoup cité à l'époque: "Magic Realism in Spanish American Fiction" (1955).3

Comme le remarque Imbert, le terme analogue du "réalisme merveilleux," qui semble trouver ses origines chez Alejo Carpentier, est également utilisé pour désigner des oeuvres qui brouillent le merveilleux et le réel. Slemon note qu'il subsiste encore de la confusion en ce qui concerne les distinctions théoriques entre le réalisme magique et d'autres termes analogues, tel le fantastique, la métafiction, le baroque, et le merveilleux (9). Parfois, comme le remarque Cecilia Ponte, le débat dénominatif entre réalisme magique, réel merveilleux, réalisme merveilleux, etc. prend le dessus, de sorte que le problème s'est déplacé du niveau analytique au niveau terminologique (Ponte, "Carrefour," 105).4 En pratique littéraire contemporaine, "réalisme merveilleux" est le plus fréquemment employé pour désigner des oeuvres antillaises ou des commentaires sur ce corpus. (Voir Alexis, Des Rosiers, Laroche, Ponte) Le terme "réalisme magique," par contre, semble dominer dans les discussions des lettres hispano-américaines et des écrits des pays postcoloniaux non-antillais. (Voir Chanady; Durix; Flores; Ricci della Grisa; Slemon). Il me semble qu'une autre différence importante est à signaler entre ces deux appellations. Comme l'explique J. Michael Dash, le réalisme merveilleux chez les écrivains du Tiers Monde incorpore un dialogue fondamental avec l'Histoire. Cependant:

this dialogue with the past essentially consisted of a continuous and desperate protest against the ironies of history. They adhered to the view of history as fateful coincidence and tragic accident, and saw their function as artists in terms of their attitude to the past, that is, either in terms of a committed protest against the past which would give birth to a new humanism, or were so overwhelmed by the "fact" of privation or dispossession that they withdrew to a position of cynicism with regard to their peoples; (V. S. Naipaul the Trinidadian novelist is often quoted as typical of this attitude). (Dash, 65)

En effet, le réalisme merveilleux semble être toujours marqué d'une vision du monde au moins partiellement coloniale où l'on continue de se méfier du discours historique dominant.5 Que l'on proteste contre les événements du passé ou que l'on adopte une attitude cynique vis-à-vis l'historiographie, on est toujours en réaction contre l'Histoire. Le réalisme magique, par contre, témoigne d'une libération du discours téléologique et homogène de l'Histoire traditionnelle, et d'une acceptation de l'hétérogénéité postmoderne face à l'historiographie et au mythe. Dans les oeuvres réalistes magiques, on a l'impression que le conteur/narrateur maîtrise sa propre version des événements, et que le défi qu'il pose à l'Histoire offre la promesse d'une ré-vision du passé qui n'est pas dominée par une attitude contestataire ou cynique. Le roman réaliste magique ne rejette pas l'Histoire en soi, il s'intéresse à l'Histoire, mais sa façon de redire le passé lance un défi à la version traditionnelle de l'Histoire--version inspirée à l'origine par l'élément colonisateur. C'est ainsi que les oeuvres réalistes magiques vont de pair avec les théories du postcolonialisme, tandis que, à mon avis, l'appellation "réel merveilleux" caractériserait mieux les oeuvres de la décolonisation. Dans les textes réalistes magiques, l'intrigue se perd dans des contes magiques, mythiques, allégoriques--hors temps, hors "réalité"--et qui sont pourtant bien ancrés dans l'Histoire. Ils redisent le passé en se servant des outils de l'écriture postcoloniale: l'ironie, la parodie, le ludique, la langue, le jeu avec le mythe.

Dans la production romanesque québécoise récente, comme le notent les critiques Gilles Marcotte, Laurent Mailhot et Eva-Marie Kröller, il existe une tension entre la forme mythique et la forme historique. Marcotte étudie les bienfaits de cette tension dans l'oeuvre de Jacques Poulin (entre autres), tandis que Mailhot voit deux regroupements distincts dans le roman québécois contemporain. Aux romans de l'écriture théorique et expérimentale qui affichent une intertextualité européenne, représentés par les textes de Nicole Brossard, Mailhot contraste les romans de la parole (et du mythe), qui se situent quelque part "entre la tradition et la modernité . . . [et qui] sont plutôt (nord-)américains" (84). Eva-Marie Kröller, pour sa part, affirme que les romans postmodernes québécois, comme Monsieur Melville de Victor-Lévy Beaulieu, offrent la promesse d'un nouvel espace mythique où les notions européennes d'ordre et de rangement ne s'appliquent plus (54). François Barcelo, dont toute la production romanesque est post-référendaire, effectue une exploration postcoloniale de la notion même de l'Histoire dans ses écrits. L'un de ses textes, La Tribu (1981), est particulièrement représentatif d'une révision postcoloniale de l'Histoire québécoise.

Evidemment, on ne peut pas encore parler d'autonomie politique au Québec. Peut-être est-il osé d'appliquer le terme "postcolonial" à la société québécoise; cette notion, cependant, sous-tend toute cette recherche. Bien sûr, plusieurs sociologues, hommes et femmes politiques, historien(ne)s et littéraires ont prétendu que le Québec était--et demeure encore--une colonie politique, culturelle, linguistique, et économique. L'argument que le Québec est colonisé a été le sujet central de plusieurs oeuvres socio-politiques et littéraires, dont Prochain Episode. Il importe ici de signaler qu'Arguin note que des signes de libération sont présents dans la production romanesque québécoise du début des années 60. Même s'il n'y a toujours pas d'indépendance politique pendant ces années post-référendaires, il est évident que la vision du monde socio-politique au Québec a évolué davantage depuis les années 60. Une relecture de l'ouvrage capital d'André d'Allemagne, Le Colonialisme au Québec (1966), ne fait que souligner les nombreux changements politiques et sociaux qui ont eu lieu depuis la publication de ce texte. L'attitude postcoloniale des Québécois est due à plusieurs facteurs: le nationalisme es années 60 et 70, l'élan indépendantiste qui a précédé le Référendum, la politique québécoise de l'immigration, et le renouveau économique des années 80 où l'on voit, pour la première fois, l'apparition d'une classe d'hommes et de femmes d'affaires québécois francophones. Un sens d'autonomie collective et de maturité politique est discernable dans la société québécoise contemporaine. La révision de l'Histoire dans l'oeuvre postmoderne et réaliste magique de François Barcelo n'est qu'une des nombreuses illustrations de ce fait.

Plusieurs critiques littéraires de pays postcoloniaux, dont Flores, Slemon et Geoff Hancock, ont noté le rapport entre le roman réaliste magique et une attitude postcoloniale vis-à-vis de l'Histoire. Dans un roman réaliste magique, selon Carpentier et ses nombreux disciples, on trace le portrait d'une collectivité de la classe paysanne qui vit à une époque pré-technologique, qui a beaucoup de traditions orales et une foi naïve, et qui accepte que la réalité soit plus bizarre que la fiction. Dans cet univers romanesque, le quotidien est souvent bouleversé par un événement anormal, bizarre, étrange, magique. Slemon nous fait remarquer que "réaliste magique" est un oxymore, c'est-à-dire, une alliance de mots contradictoires, où l'on oppose et unit en même temps le réel à la magie (10). Une tension ontologique est donc discernable dans l'univers réaliste magique; la juxtaposition de deux cosmogonies peut créer un effet d'étrangeté. D'après Carpentier, cette étrangeté--le merveilleux du réel--est l'héritage naturel de l'Amérique:

esa presencia y vigencia de Io real maravilloso ne era privilegio único de Haití, sino patrimonio de la América entera, donde todavía no se ha terminado de establecer, por ejemplo, un recuento de cosmogonías. Lo real maravilloso se encuentra a cada paso en las vidas de hombres que inscribieron fechas en la historia del Continente . . . Pero qué es la historia de América toda sino une crónica de lo realmaravilloso? (55-7)6

Carpentier propose que la caractéristique principale du "real maravilloso" est que l'univers "magique" du roman englobe une réflexion soutenue sur les événements historico-politiques du Nouveau Continent. Le réalisme magique, en tant que genre, consiste en une affirmation politique, et donc idéologique, d'une identité littéraire autre. C'est au moyen du réalisme magique que les lettres hispano-américaines se sont distinguées des courants dominants eurocentriques du réalisme et de la fantaisie.

D'après Slemon, la question de la langue est fondamentale dans les oeuvres réalistes magiques et postcoloniales. L'acte même de colonisation installe une tension linguistique: d'habitude, on transporte une langue dans un nouveau pays et on l'impose à la population indigène. Bien sûr, les débats langagiers sont très connus, voire trop connus, du peuple québécois. Cependant, dans La Tribu, le sens de l'humour et l'éclatement des frontières linguistiques et ethniques dans la narration ramènent le sujet controversé de la langue dans l'arène publique sans abuser de la patience des lecteurs /lectrices. Ce roman de Barcelo raconte l'histoire d'une tribu amérindienne, les Clipocs. Les membres de cette tribu sont d'abord présentés comme des "primitifs," mais bientôt, on comprend qu'ils représentent un microcosme de la société québécoise contemporaine. Un jour, dans un passé lointain--mythique--deux navires du "vieux-pays" arrivent sur la côte du Nouveau Monde. Pendant la visite des lieux, le mousse se perd dans la forêt. La petite tribu amérindienne l'adopte. Les membres de la tribu changent le nom imprononçable de ce mousse, Jean-François, en Jafafoua. Parce que Jafafoua n'arrive pas à parler la langue de la tribu, les Clipocs se mettent à parler la langue de ce mousse, le vieux-paysan. La première indication du brouillage entre la tribu amérindienne supposément primitive et le peuple québécois, c'est que les Clipocs choisissent de parler vieux-paysan au lieu de parler Clipoc. Dans ce roman, comme dans la société québécoise, la question de la langue est toujours associée à des rapports de pouvoir. Assis sur des bancs communautaires autour d'un feu de camp, les Clipocs effectuent une parodie des débats périodiques au Québec sur les avantages et les désavantages du bilinguisme. Devront-ils préserver la pureté de la langue vieux-paysanne ou viser une meilleure communication avec leurs voisins en apprenant le "zanglais"? L'ironie qui sous-tend cette scène, évidemment, vient du fait que les Clipocs sont censés être Amérindiens--et qu'ils ont laissé tomber la pratique de leur propre langue sans drame ni débats, mais tout simplement pour accommoder le mousse Jafafoua qui souffrait de déficience linguistique.

Une deuxième caractéristique du roman réaliste magique et postcolonial est que dans l'intrigue "magique," le temps est comprimé et que l'on y impose beaucoup de raccourcis à l'Histoire (Slemon 12-13). La Tribu problématise la notion même de l'historiographie. Les Clipocs connaissent dans l'espace de quelques années tous les conflits que les francophones en Amérique ont connus depuis le 17e siècle. De plus, ces événements historiques sont mêlés les uns aux autres. Le narrateur explique qu'il existe une entente tacite entre les Vieux-Paysans et leurs conquérants, les Zanglais: les Vieux-Paysans peuvent garder leur langue, leur religion et leurs traditions, à condition de ne pas s'allier avec les colonies rebelles plus au sud. Ce passage fait évidemment référence à l'Acte de Québec de 1774, où les Britanniques ont accordé ces privilèges aux Canadiens-français pour que ceux-ci ne participent pas à la Révolution américaine. Il est question de faire accepter un nouveau traité, et l'on saute directement de l'époque de la révolution américaine à la période contemporaine. D'après les intertextes, on comprend que ce traité fait allusion au rapatriement de la constitution canadienne entrepris par le gouvernement de Pierre Eliott Trudeau en 1982. L'utilisation du passé simple dans ce passage, ainsi que l'utilisation d'expressions qui impliquent une grande distance dans le temps, comme "les idées de l'époque" (262), créent un sentiment de distance temporelle du débat constitutionnel, un événement politique que l'on débattait pendant la période même de l'écriture du roman. De plus, l'adaptation d'un slogan indépendantiste, "tous les peuples [doivent] disposer d'eux-mêmes" (262), et l'allusion aux fédéralistes francophones à Ottawa (Trudeau, Marchand, Pelletier) brouillent davantage les sujets politiques de l'actualité et les périodes historiques dans ce récit réaliste magique. Les raccourcis de l'Histoire dans ce passage, et le va-et-vient qui passe de l'Acte de Québec du 18e siècle au rapatriement de la constitution du 20e siècle, pour retourner ensuite aux Troubles du 19e siècle, permettent à ce texte de ré-examiner en peu d'espace plusieurs événements marquants de la longue période de colonisation au Québec et de l'actualité canadienne-québécoise. Cette façon de raconter l'Histoire en sautant d'une période à une autre déstabilise l'historiographie traditionnelle, où les événements se suivent de façon apparemment logique et où ils sont liés les uns aux autres dans un contexte qui vise l'explication diachronique. Ce roman réaliste magique déguise--mais très légèrement--des événements tel que le Référendum dans des histoires bizarres qui décrivent des rencontres entre cette tribu primitive d'un passé mythique et des peuples non-indigènes venant du vieux continent. En re-travaillant ces événements historiques dans un univers magique, le texte intègre ces tournants importants dans une version spécifiquement québécoise de l'Histoire.

Dans la Tribu, la méfiance du narrateur face à la version européenne--c'est-à-dire, impérialiste--de l'Histoire témoigne d'une attitude postcoloniale. Cette attitude est évidente dans le passage parodique qui décrit la mort des généraux Wolfe et Montcalm lors de la bataille des Plaines d'Abraham en 1759. Le narrateur suggère d'abord qu'il ne fait que répéter les mots "historiques" prononcés par les deux chefs militaires mourants. Dans les manuels scolaires étudiés au Québec, on apprend que, face à sa mort imminente, Montcalm aurait dit: "Tant mieux! je ne verrai pas les Anglais dans Québec" (Casgrain 222). Et Wolfe a supposément dit: 'Now, God be praised. Since I have conquered, I will die in peace" (Hibbert 157). Le marquis-général de Trompart (Montcalm), nous dit le narrateur de La Tribu, disposait d'une

bonne heure pour songer à une parole historique à prononcer avant de rendre l'âme. Peu imaginatif, il ne put trouver mieux que: -je meurs heureux, car même si je sais que les Zanglais vont prendre la ville, ils ne l'ont pas encore prise. Et si mes hommes doivent se rendre, ce n'est point moi qui les aurai alors commandés. (204)

Le narrateur termine ce passage en soulignant qu'il "est surtout heureux que les historiens écrivent mieux que les militaires ne parlent" (204). Cette adaptation fictive et délibérément maladroite de paroles supposément historiques, alors, insiste sur le fait qu'il ne s'agit que de phrases inventées par des historiens pour conférer de la gloire sur des chefs militaires européens. Le narrateur de La Tribu nous oblige par cette manoeuvre à douter de l'authenticité des documents historiques. Comme les historiens ont inventé ces paroles historiques de toute façon, il réclame le droit de les changer autant qu'il le désire: de refaire une version non-européenne de sa propre Histoire et de se moquer de cette glorification d'Européens colonisateurs sur le sol du Nouveau Monde. Ce conflit Wolfe-Montcalm est repris encore une fois dans un roman plus récent de Barcelo, Les Plaines à-l'envers (1989), dont le titre même propose une ré-évaluation de l'Histoire et une acceptation de son hétérogénéité.

Un quatrième élément du postcolonialisme est le désir de poser un défi à la notion du "centre" (Slemon 13). L'oeuvre de Barcelo joue avec la notion postcoloniale du centre, c'est-à-dire, la sphère d'influence euro-américaine, versus les marges, c'est-à-dire, les pays postcoloniaux qui ont toujours été en marge des discours dominants littéraire et historique. Dans le premier chapitre de La Tribu, on raconte que les Clipocs font exploser un des deux navires vieux-paysans et qu'ils tuent tous ceux qui sont à bord. Cet événement a un symbolisme politique évident: les indigènes du Nouveau Monde se débarrassent des colonisateurs du Vieux-Pays, tout comme ce roman veut se débarrasser de la version de l'Histoire imposée par autrui.

Ce désir de changer le focus traditionnel des récits historiques est évident dans l'évolution du mousse, Jafafoua. Celui-ci veut se faire "plus clipoc que les Clipocs" (5l)--phrase ironique qui rappelle certains Québécois des années 60 et 70, surtout dans les milieux académiques, qu'on accusait de se vouloir "plus français que les Français." Jafafoua veut oublier le vieux pays et devenir un "vrai [homme] . . . de la tribu" (51). Eventuellement, son "assimilation,"--mot, soit dit en passant, aux connotations politiques fortes au Québec--est complète: un jour, regardant une bataille entre des bateaux des vieux-pays dans le fleuve, il se rend compte qu'il ne se sent "plus la moindre appartenance à ce pays de misère où il avait vu le jour" (79). Jafafoua, autrefois Jean-François, a choisi d'évoluer: de devenir membre d'une collectivité du Nouveau Monde. Il n'est plus influencé par des sentiments d'appartenance au Vieux-Pays. Voilà un renversement ironique évident de la version européenne de l'Histoire. D'habitude, vu la "supériorité" de l'Européen sur l'indigène, c'est l'Européen qui impose sa vision du monde--sa langue, son Histoire, sa culture--aux "primitifs." Ici, le contraire se produit: les autochtones décident d'eux-mêmes de parler le vieux-paysan, pendant que Jean-François travaille pour se transformer en citoyen du Nouveau Monde.

Une cinquième indication d'une vision du monde postcoloniale dans La Tribu est l'utilisation de l'humour. Dans un article paru dans Thalia, Pierre Hébert propose que jusqu'à tout récemment, le "peuple [québécois] ... a converti sa situation de dominé et de dépossédé en vocation messianique" (7), et que cette vision du monde totalement dépourvue d'humour empêchait une auto-évaluation mature: "Résumons-nous. Le peuple canadien-français, bafoué par l'histoire, s'est cru élu de Dieu, et s'est donné de son destin une image à ce point vaniteuse qu'elle a déclenché le rire de tout son entourage, sauf de lui-même, crispé, tendu, réducteur. Le sens de l'humour n'est donc pas son fort" (10). La Tribu, qui contient également une parodie de la mythologie biblique, ne correspond pas du tout à ce portrait du peuple canadien-français comme un peuple bafoué par l'Histoire. En se moquant du sérieux de ceux qui se croyaient les élus de Dieu, et de ceux qui, plus tard, voulaient "nommer le pays," ce roman souligne la flexibilité postmoderne de l'histoire [récit] et l'adaptabilité de l'Histoire [événementielle]. Chez Barcelo, la ré-écriture de l'Histoire traditionnelle passe par l'humour dans une tentative de resaisir et d'affirmer le passé de façon spécifiquement québécoise. Une nation qui a la capacité de rire d'elle-même--de rire de son Histoire politique et de ses aspirations politiques--a acquis la distanciation nécessaire au développement d'un état d'esprit postcolonial.

Victor Lévy-Beaulieu, discutant en 1973 du "bouillement mythologique" chez Garcia Màrquez et José Donoso, a proposé que les Québécois ont plus à retirer de ce "grand courant de la littérature sud-américaine . . . que des littératures européennes et américaines ensemble" (15). Plus récemment, Gilles Thérien a poussé dans le même sens, proposant que les lettres québécoises adoptent un réalignement radical: il faudrait parler, dit-il, "selon l'axe nord-sud, prendre conscience de la totalité de l'Amérique, Nouveau Monde d'un pôle à l'autre, terre de conquête et de métissage où l'Europe est venue organiser horizontalement un territoire vertical" (14). L'écriture de Barcelo, me semble-t-il, effectue ce réalignement radical; il est dommage que très peu de critiques se soient penchés sur son oeuvre. On peut discerner des liens entre le réalisme magique latino-américain et l'oeuvre barcelonienne. La Tribu, en particulier, prône une approche hétérogène à l'Histoire socio-politique québécoise. Ce roman réaliste magique explore plusieurs éléments caractéristiques d'un texte postcolonial: les rapports du pouvoir langagier, les raccourcis parodiques de l'Histoire, la méfiance vis-à-vis le texte historique "authentique," et des recréations absurdes et/ou ironiques de l'Histoire événementielle qui cherchent à déstabiliser le point de vue traditionnel européen et à promouvoir une version flexible de notre Histoire.

NOTES

1 La majuscule au mot "Histoire" [ang.: history] le distingue du mot "histoire" [récit; ang.: story].

2 Ces textes sont disponibles en français: García Màrquez, Cent ans de solitude, trans. Claude et Carmen Durand (Paris: Seufl, 1980); Carpentier, Le Siècle des Lumières, trans. René L.-F. Durand (Paris, Gallimard, 1962); Fuentes, Terra Nostra, trad. Céline Zins (Paris: Gallimard, 1979); Cortázar, Marelle [Rayela], trad. Laure Guille et Françoise Roset (Paris: Gallimard, 1966) et Livre de Manuel, trad. Laure Guille-Bataillon (Paris, Gallimard, 1987); Vargas Llosa, La Guerre de la fin du monde, trad. Albert Bensoussan (Paris, Gallimard, 1987); Roa Bastos, Moi, le suprême, trad. Antoine Berman (n.p., LGF, 1985).

3. Pour l'historique du terme "réalisme magique," voir Enrique Anderson Imbert, "'Magical Realism' in Spanish-American Fiction"; Graciela N. Ricci Della Grisa, "Origen histórico de la definición 'Realismo Mágico'" dans son Realismo Mágico y Conciencia Mítìca en América Latina: Textos y Contextos 50-57; et Amaryll Beatrice Chanady, "The Problem of Definition" dans son Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antimony 1-31.

4. Pour un débat intéressant sur le sujet, voir Juan Barroso VIII, "Realismo mágico" y "Lo real maravilloso" en El reino de este mundo y El Siglo de las luces (Miami: Ediciones Universal, 1977).

5. Joël Des Rosiers, écrivain québécois d'origine haïtienne, lance une vigoureuse attaque contre ce qu'il perçoit comme les limites étouffantes du réel merveilleux: "Ce qui hier correspondait à une avancée morale et intellectuelle face à l'occupant américain [d"Haïti], sous couleur d'édifier le peuple, de faire vibrer sa sensibilité, entreprend aujourd'hui de lui interdire toute manoeuvre, toute échappatoire hors la mémoire merveilleuse, tout espace de jeu, le piège insidieusement dans sa différence, récuse chez lui toute individualité" (58). Des Rosiers se base sur le travail d'Alain Finkielkraut pour proposer que l'idéologie du réalisme merveilleux découle en fait du romantisme allemand, le Volksgeist, qui prônait l'exaltation de l'identité collective pour compenser la défaite militaire: "La nation se décommage de l'humiliation subie par la découverte émerveillée de sa culture" (Des Rosiers 57).

6. "Cette présence et ce fonctionnement du réel merveilleux n'est pas l'unique privilège d'Haïti, mais le patrimoine de toute l'Amérique, où, par exemple, on n'a pas encore fini d'établir le bilan des cosmogonies. Le réel merveilleux se rencontre à chaque pas de la vie des hommes qui inscrivent des faits dans l'histoire du Continent. Mais quelle est l'histoire de l'Amérique sinon une chronique du réel merveilleux?" (traduction de l'auteure).

OUVRAGES CITES ET CONSULTES

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