VOYAGES IMAGINAIRES,
PROSE ET POÉSIE:
LES NOUVELLES D'ALAIN GRANDBOIS

Michel Peterson

Au Québec, la nouvelle apparaît depuis les années 80 comme l'un des genres littéraires qui bénéficie du meilleur crédit. La plupart des maisons d'édition ont à présent leur collection de recueils de nouvelles. Témoignant aussi de cette vitalité, la revue XYZ et la maison L'Instant même se consacrent exclusivement à cette forme de récit court. De même, plusieurs périodiques faisant le recensement des parutions consacrent désormais une rubrique à cette pratique littéraire. Mais ce regain d'intérêt ne signifie nullement que la nouvelle soit un genre venant tout juste de naître. On sait que les premières nouvelles publiées au Québec sont contemporaines de L'Influence d'un livre (1837). Pendant la période dite romantique (1830 à 1860), paraissent en feuilletons des nouvelles fantastiques ou mélodramatiques telles que La Tour de Trafalgar et Louise Chawinikisique de Boucher de Boucherville ou Le Chien d'or de Soulard. Défenseur d'Eugène Sue, Joseph Doutre écrit Le Frère et la soeur et Lacombe, pour sa part, rédige La Terre paternelle, longue nouvelle dans laquelle l'opposition entre la campagne et les faubourgs reste romanesque. Comme notre but n'est pas de retracer ici la filiation du genre, mentionnons encore, parmi les premiers textes, quelques titres : Robert Lozé d'Errol Bouchette (1903), les Nouvelles et récits d'Alphonse Gagnon (1913), Coeur de rose effleur de sang de Georgina Gill (1924), Les Héroïques et les tristes d'Henry Guillard de Champris (1924), Au bord du Richelieu d'Eugène Achard (1925) et De çi, de ça d'Yvonne Couët (1925).

Il conviendrait assurément, pour cerner les raisons de la récente éclosion du genre, d'entreprendre la relecture de ces recueils. Mais nous nous arrêterons plutôt, dans cet essai, à un cas plus récent et exemplaire. Il s'agit du recueil d'Alain Grandbois intitulé Avant le chaos. Au moment où une équipe de chercheurs1 vient de terminer l'édition critique de celui à qui plusieurs auteurs québécois doivent l'impératif de l'audace et la sujétion à la liberté, il pourrait être capital de bien indiquer la place qu'occupent dans son oeuvre ces nouvelles que l'auteur considérait comme des recherches d'un temps révolu publiées en deux moments et organisées en vue de "ressusciter certains visages évanouis".2 Or ce travail ne pourra être mené à bien que si l'on parvient : 1 à présenter les raisons qui ont poussé les critiques de l'oeuvre à faire de la nouvelle un genre second par rapport à la poésie; 2 à identifier les enjeux théoriques du passage de la prose à la poésie.

Si on a l'habitude de considérer d'abord et avant tout le poète Grandbois, c'est souvent en lisant les récits à caractère historique et les nouvelles comme des expériences littéraires à l'aide desquelles il n'aurait fait que ses premières armes. Perçue sous cet angle, la prose aurait donc simplement servi à mettre en place les grandes thématiques (amour, femme, mort, etc.) de l'oeuvre poétique. Dans un article ancien plutôt ambigu, Gilles Marcotte subsumait par exemple--après avoir montré que le monde de Grandbois est celui des "happy few" pour qui les cataclysmes socio-politiques ne servent qu'à faire impression sur le lecteur--l'humble expérience du nouvelliste sous celle du chantre de l'Universel : "Quand la poésie prendra charge de ce grand bagage d'expérience, tout sera devenu souvenir: le monde ne sera plus que la toile peinte du désespoir, la femme sera devenue l'absente, la solitude aura dévoilé son visage." Ce processus suppose évidemment le passage à une poésie énigmatique dépassant les accommodements d'une prose limpide.3 C'est pourquoi Marcotte ajoute, un peu plus loin: "On peut lire "Avant le chaos" comme un commentaire, une préparation à l'oeuvre poétique de Grandbois."4 Tout est dit : la poésie procédera à la relève (au sens hégélien) de ces récits que Marcotte a quelque difficulté à qualifier de nouvelles puisque celles-ci doivent selon lui exclure les hasards, les circonstances fortuites, les réflexions et les descriptions secondaires. Point de vue partagé par Gérard Bessette pour qui "les nouvelles d'Avant le chaos, où le hasard, les coincidences mystérieuses jouent un trop grand rôle, ne se situent pas au même niveau que les poèmes."5 C'est pourquoi si "Julius" est une nouvelle étonnante (le mot est de Guy Sylvestre), c'est parce que Grandbois, toujours selon Marcotte, y maîtrise à la perfection la technique du nouveau roman.6 Bénéficiant de la même faveur, "Ils étaient deux commandos", "grâce au réalisme des descriptions, à l'intensité de l'action et à la sûreté des notations psychologiques, mérite de figurer dans toutes les anthologies."7 Pour Sylvestre, la faiblesse d'Avant le chaos tient au fait que les personnages "ne vivent pour ainsi dire qu'à fleur de peau [dans] ces récits de ce grand voyageur que fut Grandbois" (7). Oeuvre autobiographique au sens banal du terme que ce recueil "considéré comme le livre des confidences du poète".8 Oeuvre enfin dont le "style est clair, correct et léger"!9 et dont la clé semble l'exotisme : "Grand voyageur devant l'Éternel, conteur au verbe coloré, à l'expression pittoresque, il a planté pour nous les décors merveilleux des pays qu'il a traversés."10

Tous ces commentaires se présentent comme des tentatives d'historicisation des textes qui passent par une mise en rapport problématique de l'art avec l'histoire fondant une conception de l'oeuvre comme simple miroir de la réalité. Ces processus servent évidemment à gommer les indécidabilités de sens propres à ce qu'on appelle le texte réaliste. Ces indécidabilités sont d'ailleurs sensibles dès l'incipit de "Tania." Lorsque débute le récit, une dynamique du doute s'installe, laquelle n'arrivera jamais à faire cesser les incertitudes de ces personnages dont les liens conflictuels sont constamment noués, dénoués, puis renoués sous le signe de l'amour : "Peut-être ai-je aimé Tania? Je ne le sais pas. Je sais cependant que, selon la formule de Stendhal, ce sentiment ne s'est jamais cristallisé. Elle m'a peut-être aimé? Je l'ignore. Nous n'avons point fait les gestes de l'amour, ni prononcé les mots de l'amour" (39). Comment ne pas voir que l'amour passe ici, d'abord et avant tout, non par la réalité mais par le procès hétérogène de la signifiance? L'interrogation fondamentale porte ici davantage sur la nature du savoir amoureux que sur l'existence d'un amour entre Tania et le narrateur. L'adverbe "peut-être" intervient à deux reprises, c'est-à-dire chaque fois que s'écrit la demande amoureuse toujours sans réponse. Toutefois, l'aveu de non-savoir caractéristique de ce type de rapport--et, pire encore, d'ignorance totale lorsqu'il s'agit de l'amour de Tania pour le narrateur--est immédiatement suivi d'un appel à Stendhal, appel venant légitimer l'aveu d'un croire qui précipite le récit dans une déchirure constamment ré-ouverte et une fragmentation du discours amoureux--de l'espace et du temps qui le constituent, qui l'assurent de sa vérité. Le récit ne s'est jamais cristallisé parce que la femme-écriture sait toujours maintenir à distance le sujet atopique qui s'écrit dans le fantasme de son corps. Tania n'est elle pas justement la jeune "barbare," immigrée et russe, dont les liens avec le narrateur et le monde fictionnel (cet espace construit par le passage critique du roman à la poésie) s'articulent justement autour de deux textes, l'un auquel elle donne la forme romanesque--dans lequel se manifeste "le sens d'une poésie très large, très libre, coupée de grands pans de soleils, de vents frais, d'odeurs saines, de rumeurs de fleuves, d'étoiles annonciatrices d'heureux présages. (je pensais parfois à Colette.)" (50)--et l'autre à écrire, livre de poésie toujours à venir qui précipite une sorte d'intrigue policière et amoureuse?

Or le passage qu'effectue Tania du roman à la poésie thématise en quelque sorte celui effectué par Grandbois de la prose à la poésie. Ce passage ne va évidemment pas de soi et dans tous les ouvrages qui lui sont consacrés, la prose (et plus encore la nouvelle) occupe, on l'a vu, une place mineure. Même si la finesse de Marcotte a permis de comprendre que "Grandbois est l'auteur d'une oeuvre de prose remarquable, trop souvent négligée,"11 les nouvelles n'en sont pas moins demeurées lourdement hypothéquées par le poids poétique de l'explorateur des îles de la nuit: "Prosateur délié, c'est avant tout comme poète qu'il restera inoubliable"12 écrit Roger Duhamel. De même, au début de l'anthologie préparée par Brault, ce dernier précise: "L'ordre de présentation des textes nous fut dicté par un "souci pédagogique." La prose de Grandbois est d'un accès plus facile que sa poésie et d'ailleurs dispose à mieux accueillir cette dernière dont l'apparent ésotérisme effarouche parfois le lecteur non prévenu."13 Il y a là, en plus d'un certain mépris pour les lecteurs, davantage que les impératifs de la collection car, dix ans plus tard, Brault rejette les textes de prose à la toute fin de son étude. Cette décision révèle un point de vue critique plus que discutable. Il ne s'agit pas de défendre ici la prose contre la poésie. Le choix grandboisien de l'une ou de l'autre ne recoupe d'ailleurs nullement des oppositions entre voyage réel et voyage imaginaire, souvenir et projection ou encore expérience matérialiste et mystères orphiques. Il participe plutôt à l'élaboration d'un sujet de l'écriture14 et l'évolution chronologique qui mène de la prose à la poésie peut être interprétée comme un mode de relation foncièrement différent entre l'imaginaire et le symbolique.

Ainsi, il est dommage que Madeleine Greffard n'ait pas su affronter le problème qu'elle semblait sur le point d'explorer. Lorsqu'elle écrit, au sujet de Né à Québec: "Quand l'histoire manque, son imagination supplée,"15 elle oublie que, pour le sujet de l'écriture, "prendre partie dans certains cas litigieux" revient à remplir les béances du symbolique, c'est-à-dire à combler les vides qui se forment dans l'articulation du sujet au langage.16 Cela oblige à penser que si Grandbois fut intéressé par une vérité historique, le sujet de l'écriture, lui, ne s'en préoccupa pas le moins du monde. Avant le chaos ne correspond donc pas tout à fait, ainsi que l'affirme Greffard, à un simple "besoin de retrouver le monde à travers certaines images."17 Grandbois dut sans doute regretter la perte de ses carnets, mais il sait bien que tout récit de voyage (lui qui fréquenta Cendrars, connut Malraux et qu'on rapproche souvent de Larbaud, Segalen et Saint-John Perse) sert en fait à écrire--afin de le construire--le périple. Pour Grandbois, les nouvelles sont l'occasion de se lancer à la recherche du temps perdu, cet après-coup illustrant que la réalité de tout voyage est imaginaire et s'élabore au moyen de la sublimation. Si le cadre narratif présente effectivement une certaine souplesse, c'est parce que les mouvements de dilatation et de contraction du récit n'épousent pas les déplacements du narrateur, mais ceux du sujet de l'écriture.

Je ne m'attarderai pas à l'étude de Sylvie Dallard, étude s'appuyant sur les thèses de Bachelard. On peut cependant dire de cet ouvrage que c'est le seul, avec celui de Jacques Blais, à ne pas placer d'emblée les nouvelles de Grandbois sur un plan inférieur à celui de la poésie. Le dialogue entre les deux modes d'appréhension du monde est maintenu. On regrette toutefois que son travail cède à la tentation du biographisme, que son but demeure la poursuite de l'homme, de l'auteur à travers l'oeuvre: "A travers ses textes . . . , il faut cependant apprivoiser l'homme qu'il fut . . . , l'apprivoiser afin de mieux situer son propos de poète."18

Empreint d'une probité souvent gênante, le livre de Blais tombe dans le même piège. Une présentation chronologique jumelée à un plat biographisme font que cet ouvrage reste peu utilisable. Dans le chapitre consacré à Avant le chaos, l'auteur parle de Grandbois "au double titre de l'écrivain et du témoin."19 On y apprend par exemple qu'il rédige ses nouvelles à la Bibliothèque Saint-Sulpice et qu'il habite alors au 1452 rue Union, à Montréal. Rapprochant ensuite le recueil de Faux Passeports de l'écrivain belge Charles Plisnier, il montre que plusieurs récits des deux écrivains présentent souvent des déracinés de la Révolution d'Octobre. Blais signale cependant, avec raison, l'étonnement qui doit avoir frappé le public québécois de l'époque à la lecture du recueil quelque peu anachronique de Grandbois. Car en effet, pourquoi avoir écrit Avant le chaos? Question qui pourrait tout aussi bien être posée à propos des Voyages de Marco Polo.

Or les données socio-historiques et biographiques ne sont pas ici d'une grande utilité. La réponse semble plutôt résider dans le fait que les premiers récits de Grandbois (suivis en cela par les poèmes qui montrent un rétrécissement et un déplacement des contenus narratifs) procèdent à une sorte de déconstruction de l'anthropocentrisme européen. Lorsque Jacques Cartier, en 1534, atteint Terre-Neuve, il redécouvre alors (puisqu'il avait, comme on sait, été précédé, sur la côte du Labrador, par les Cabot), au nom de François Ier cette fois, une partie de ce tout-autre, de cet exotique-même que représente le Canada dans la vaste Amérique. Grandbois, lui, veut libérer cet autre en investissant l'étranger et surtout, l'autre absolu que signifie, pour l'Amérique, l'Asie. Il inverse le colonialisme, guidé par un réflexe anthropophage qui lui fera emprunter un trajet semblable--mais tourné vers lui-même--à celui d'Oswald de Andrade: "De l'équation: Je partie du Cosmos à l'axiome: Cosmos partie du Je."20 La véritable libération passe bien sûr par celle du sujet de l'écriture qui non seulement investit l'autre mais en forge, dans le Québec de la grande noirceur, une série de représentations toutes plus hétérogènes et fantasmatiques les unes que les autres : "Rien n'existait. Ni Canton, ni Macao, ni Noordwijk, ni Paris, ni Québec. Rien, ni personne. Une sorte de marche lente à travers des limbes fantomatiques [sic]" ("Fleur de mai" 203). Rien n'existait. Entendons par là que les nouvelles n'entretiennent pas de rapport simple et unilatéral avec la matérialité du monde, mais que la fiction permet au sujet de l'écriture élaborant le réel--c'est-à-dire l'autre--de survivre dans la société québécoise de la période duplessiste. Grandbois appartiendrait-il à ces modernes Marco Polo qui, dans leurs récits, rapportent des obscures contrées étrangères "les épices morales dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant sombrer dans l'ennui?"21

La question reste ouverte et quoique les nouvelles qui constituentAvant le chaos ne demeurent pour la critique que des témoignages ethnologiques, Grandbois pourrait certes écrire, à Pinstar du Père Caron : "J'ai essayé d'être objectif dans la narration des faits: il se peut que je me sois parfois trompé dans leur interprétation. Je ne voudrais être injuste envers personne; qu'on veuille bien me le pardonner."22 Non, Grandbois ne voudrait pas trahir ses personnages (Bill Carlton, Tania, Kyrov, Grégor, le major D.) ou le déroulement réel des événements. C'est pourquoi l'histoire authentique lui fait "négliger les rythmes et les temps exigés par ce qu'on a convenu d'appeler littérature" ("Grégor" 147). Pourtant, cette négligence ressortit aux modalités narratives de ces textes alimentant l'ambiguïté au sujet du ou des genres qu'ils portent en eux. Nouvelles qui se donnent le plus souvent comme des récits de voyages, elles forcent à sonder la doxographie et à admettre que voyageurs, puis lecteurs, n'auront jamais accès à la connaissance de la matérialité de l'autre, mais entreverront, dans la plis du texte, un univers grouillant de fantômes. Dans ces conditions discursives, écrire son voyage revient à "livrer ici le simulacre de l'ailleurs absent: c'est s'adonner à une entreprise de dévoilement, mais aussi de déportation des terrae incognitae."23 L'autre, l'exotique, ne prend alors consistance pour l'histoire que si et seulement si le Cosmos, comme à rebours, rentre en lui-même pour s'introjecter dans le sujet de l'écriture qui revient toujours du pays lointain de l'Imaginaire.

Le mouvement grandboisien de la prose vers la poésie participe donc d'une sorte de reterritorialisation du même et de l'autre, de l'ici et de l'ailleurs, du Québec et du monde. Les nouvelles multiplient en effet les lieux d'action et distendent la temporalité de façon systématique. L'ailleurs prolifère à tel point qu'il s'étiole parfois jusqu'à se perdre dans le flux de la conscience d'un narrateur toujours à la poursuite de lui-même à l'occasion du monde. Dans "Le 13," récit hystérétique qui s'étend sur trois années (1933-1935), le narrateur passe par exemple de Djibouti à Cannes, via Canton, Macao, Moukden et Kharbine. Dix-neuf séquences au cours desquelles le lecteur fera connaissance avec un serveur Papou (Papaphifippopopoulos) et sa femme (absente du récit) de 160 kilos partie avec un Copte, des guerriers danakils24 exécutant les danses de la faim, de la guerre, de l'amour et de la mort. Mais le personnage le plus intéressant est sans contredit Bill Carlton, espion et jongleur ou animateur qui récite, dans l'arrière-salle d'un café arménien de Djibouti, "des aphorismes de Marc-Aurèle, des vers de Catulle, des odes d'Horace, des fragments de Tite-Live, des lettres de Sénèque, des sonnets de Shakespeare, des poèmes de Blake, d'Emily Brontë, de Guillaume Apollinaire, de Saint-John Perse, de Paul Éluard" (18). Personnage étrange qui n'est pas sans nous rappeler un certain Marcel Dugas rencontré par le narrateur de "Grégor" sur les rives du golfe de Gascogne et qui, lui aussi, récite une chanson de source. Sorte de lettré dont le répertoire de textes semble inépuisable,25 Bill Carlton, rieur mais inquiétant, est le type parfait du jongleur récitant (ou chantant) des vers. Sur ce continent africain où le passage de la culture orale à la culture écrite reste encore des plus problématiques, il est l'un de ceux qui assurent leur homogénéité à des micro-communautés26 tentant de survivre dans une ville devenue le débouché commercial de l'Éthiopie:

L'arménien, sa servante noire, trois membres aveugles, dix négrillons surgissaient à l'instant. Ils se tenaient derrière la porte de bambou, tapis, muets, guettant, écoutant sans les comprendre ces syllabes étrangères qui les fascinaient, surtout cette étrange voix qui les plongeait, par la puissance souveraine de la poésie, au coeur même de la magie incantatoire.(19)

Symbole par excellence de l'autre, carrefour où se transmettent les effets de discours et par où circulent les devises étrangères, Bill Carlton apparaît comme le fondé de pouvoir qui, au moyen de la voix, aplanit les surfaces culturelles, nivèle les valeurs et assure la transmission des obscurs savoirs occidentaux. La poésie devient instrument de contrôle politique et de possession des individus: "Il ne s'arrêtait qu'à la nuit. Il inspirait chez l'Arménien une sorte de respect mêlé de terreur et de fascination. On le prenait pour un être surnaturel" (20).

Or le catalogue des textes de Carlton ne s'arrête pas là. Il recèle également des poèmes de Ho Kin-ming, de Goethe, Camoëns, Cendrars, Supervielle--les textes des deux premiers auteurs étant dits publiquement et les autres semblant destinés à l'intimité. Ce partage qui paraît s'effectuer sur la base du contenu se fait en réalité dans le but de thématiser, par l'intertextualité manifeste, l'inadéquation au réel de Bill Carlton. Si l'espion britannique reste en effet opaque à ceux qui le rencontrent, c'est parce qu'il condense en lui l'oubli et l'évanescence guettant les civilisations en proie au déséquilibre. On cerne ici les motifs de sa superstition. Il faut rappeler que le nombre 13 représente un ensemble partiel et relatif et qu'il est un élément excentrique, erratique et marginal. Comment mieux décrire la place de Carlton dans le récit? N'est-il pas ce sujet erratique constitué par les croisements des multiples regards qui l'épient? N'est-il pas un lieu de rencontre et de gestion des discours hétérogènes? N'est-il pas aussi le point d'ancrage et de convergence de la polyphonie des discours? Voilà un personnage dont le discours montre que la poésie (le vers) et la prose articulent des structures ontologiques distinctes : alors que la première se constitue en tant qu'être, la seconde se constitue dans le devenir. A la question soulevée par l'utilisation. de la prose : comment arrêter le texte?, Grandbois répond: en utilisant le vers.27 Suivant cette hypothèse, l'intertextualité récitée et incarnée par Carlton indiquerait en creux que les thématisations (dans les poèmes cités) de l'oubli et du voyage illustrent que la constitution d'un sujet ou d'un État ne peuvent se produire que par la rencontre avec l'altérité.

Ainsi Blais n'a peut-être pas tort d'affirmer que, dans "Le 13," les juxtapositions de scènes de même que les mises en abyme, les insertions de poèmes, de chants, etc., sont parfois disjointes et s'organisent selon des schémas qui paraissent souvent gratuits. Mais il va trop loin lorsqu'il parle de "l'effet malencontreux de dispersion des petits traits hâtifs" qui servent à décrire les personnages. D'ailleurs, comment le narrateur pourrait-il décrire un personnage dont l'unique mobile qui le porte à vivre textuellement est le désir de se constituer par la voix?--cette voix qui, résonnant dans le pur silence, en appelle à la vérité :

Il ne parlait plus et j'entendais encore, comme chevauchant sur les notes du silence, le son de sa voix enrouée. Nous étions étendus sur nos chaises longues. La clarté de la lune dessinait sur la véranda un grand rectangle mauve. Puis avec une véhémence surprenante:--Mais je te dis la vérité! Mais tu ne me crois pas! Mais avoue donc que tu imagines que je te raconte des bobards.... (22)

Carlton pose ici une question d'ordre épistémologique. C'est pourquoi il interroge le narrateur à propos de la validité de son propre récit fictionnel (l'histoire de sa tante, la dame au palmier) et qu'il questionne l'autre au sujet de leur commune inconsistance. Il pose ainsi l'impossibilité de toute description tout en pointant en direction de l'économie discursive du genre en lequel il s'élabore.

Dans la mesure où la question de la validité du récit recoupe souvent celle de la légitimité d'un État on comprend que le passage de la prose à la poésie contribue chez Grandbois au questionnement de l'identité québécoise et qu'il rende possible l'éclosion d'une parole poétique moderne. De là la dette de plusieurs écrivains québécois, de là le biographisme qui s'affiche dans les études. Mais de là aussi que, mythifié, le référent des nouvelles--ces textes qui proposent, selon la formule de Wittgenstein, un monde qui se dissout en faits--n'ait pas été interrogé. Les effets de sens du texte, qu'ils produisent ou non du réalisme, ne s'élaborent que par le discours et n'entretiennent avec la réalité qu'un rapport imaginaire. C'est la raison pour laquelle les personnages des nouvelles fuient sans cesse leur propre présence, êtres fantômatiques aux prises avec un monde retors dont la vérité ne bénéficie d'aucune légitimation et est même déniée par les constants retours à elle du narrateur. Survient alors un monde qui, participant tout entier au régime fictionnel, deviendra plus tard, dans les poèmes, théâtre de la désintégration radicale de la réalité :

J'ai vu soudain ces continents bouleversés
Les mille trompettes des dieux trompés
L'écroulement des murs des villes
L'épouvante d'une pourpre et sombre fumée
J'ai vu les hommes des fantômes effrayants
Et leurs gestes comme les noyades extraordinaires
Marquaient ces déserts implacables.29

J'ai vu! Quel formule mérite plus de suspicion de la part du lecteur? Pourquoi? Simplement parce qu'il est un signe et que, comme signe, il n'a pas de rapport au référent qui soit fondé en raison. L'affirmation du voir--comme celle du savoir--constitue la plus périlleuse des vérités à proférer puisqu'elle contraint au consensus et produit le fantasme d'une primauté ontologique de la réalité.

NOTES

1 Cette équipe est dirigée par Jean-Cléo Godin, professeur au Département d'Études françaises de l'Université de Montréal. On trouvera un dossier illustrant les problèmes soulevés par la préparation de l'édition critique dans la Revue d'Histoire littéraire du Québec et du Canada-Français 8 (été-automne 1984).

2 "Avant-propos de la première édition" (Montréal: HMH, 1964) 7. Cette édition compte quatre textes de plus que la première publiée en 1945 aux Editions Modernes. J'utiliserai ici l'édition HMH et les renvois seront simplement suivis de la pagination. On trouvera une variante de cet avant-propos dans Critères 39 (printemps 1985): 13-14.

3 Voir, à ce propos, Michèle Lalonde pour qui "les thèmes de l'amour, de la mort et de l'au-delà apparaissent ainsi étroitement liés dans l'oeuvre de Grandbois, mais leur inter-relation est plus énigmatique dans les poèmes, où il est parfois difficile de dégager une constante à travers une symbolique aussi dense : le lyrisme entraîne d'un thème à l'autre, en consentant aux soudains détours de l'émotion et à toutes les évocations de la conscience poétique elle-même, et ne suit pas nécessairement la progression d'une pensée linéaire." "Présence de la femme," Liberté Vol. 2, no. 2 (mai-juin 1960): 139. C'est cependant à Jacques Brault que revient la mise en place de cette opposition: "A une poésie ombrageuse correspond une prose lumineuse qui chante elle aussi le voyage." Alain Grandbois (Montréal/ Paris : Fides, 1958) 9.

4 "Alain Grandbois et le monde d''Avant le chaos'," La Presse (samedi 25 avril 1964).

5 De Québec à St-Boniface. Récits et nouvelles du Canada-Français, textes choisis et annotés par Gérard Bessette (Toronto: MacMillan, 1968) 61-62.

6 Rapprochement qui, comme le souligne Madeleine Greffard, reste peu fécond sur le plan cognitif. Voir Alain Grandbois (Montréal: Fides, 1975) 38.

7 "Avant le chaos d'Alain Grandbois," Le Devoir (30 mai 1964).

8 Voir également Marcotte: "l'homme s'est raconté, comme l'ont fait peu de poètes d'ici: sous des noms d'emprunt, dans quelques nouvelles d'"Avant le chaos"", "Encore et toujours," Le Devoir (29 mars 1975).

9 A. St-Pierre, O.P., "Alain Grandbois--'Avant le chaos' --," Revue Dominicaine (juillet-août 1945): 63.

10 D.M.O., "Alain Grandbois, 'Avant le chaos'," Le Canada français (septembre 1945): 77.

11 "Des 'Iles de la nuit' à'L'Etole pourpre,' une poésie attentive à toutes les voix du monde," La Presse (14 septembre 1963).

12 "Alain Grandbois," La Patrie du Dimanche (13 avril 1958).

13 Jacques Brault, 9.

14 Nous employons ici ce concept au sens où l'a définit, dans une perspective psychanalytique, le théoricien argentin Nicolás Rosa : "Le sujet de l'écriture est toujours un sujet divisé entre le mythe du passé, le présent où se constitue la consistance du moi dans le 'je' des énoncés et le futur inénarrable." "L'écriture et la refente du sujet," Discours Social/Social Discourse Vol. II, nos. 1-2 (spring-summer 1989): 47.

15 Op. cit. 17.

16 A la suite de Lacan, le "symbolique" désigne pour nous l'un des trois registres essentiels (les deux autres étant l'imaginaire et le réel) par rapport auxquels se définit le sujet humain. Mais, comme le soulignent Laplanche et Pontalis : "Prétendre enfermer le sens du terme "symbolique" dans des limites strictes--le définir--serait aller contre la pensée même de Lacan qui se refuse à assigner à un signifiant une liaison fixe avec un signifié." Vocabulaire de la psychanalyse (1967; Paris: PUF, 1981) 475. Nous ajouterons donc simplement que les "béances du symbolique" désignent les lieux de la fiction où la chaîne des signifiants (c'est-à-dire la relation entre l'imaginaire et le symbolique, relation qui met à l'écart le réel envisagé par Lacan comme l'impossible) se rompt pour laisser place à la création comme activité fondamentalement hallucinatoire.

17 Op. cit. 43.

18 Sylvie Dallard, L'Univers poétique d'Alain Grandbois (Sherbrooke: Cosmos, 1975) 13.

19 Présence d'Alain Grandbois (avec quatorze poèmes parus de 1956 à 1969) (Québec : Presses de l'Université Laval, 1974) 104.

20 "Manifeste anthropophage," Anthropophagies. Trad. franç. Jacques Thiériot (Paris : Flammarion, 1982) 271. Dans les études littéraires et philosophiques brésiliennes, l'anthropophagie désigne l'ensemble des processus par lesquels une culture échappe au colonialisme en transformant au moyen de formes parodiques, les matériaux de la métropole à son profit.

21 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (Paris: Plon, 1955) 37.

22 Curé d'Indiens (Paris : UGE, 1971) 6. Nous soulignons.

23 Marie-Christine Gomez-Géraud, "Le procès d'une relation coupable. De quelques interprétations des récits de Jacques Cartier," Études françaises 22/2 (automne 1986): 63-64. On voit combien naïve apparaît la réflexion de Pierre Emmanuel selon laquelle ce qui distingue Grandbois des compatriotes de sa génération est "un effort lucide et tourmenté vers l'exotisme." "Le droit à l'universel," Liberté Vol. 2, no. 2 (mai-juin 1960): 154.

24 Les guerriers danakils forment un peuple pasteur nomade, de religion musulmane, vivant dans la région steppique comprise entre les montagnes d'Éthiopie et la mer Rouge.

25 "Il parlait une douzaine de langues avec la plus grande facilité. Sa culture était très étendue et sa mémoire prodigieuse" (18).

26 Sur la constitution des communauté textuelles, voir l'ouvrage de Brian Stock, The Implications of Literacy (Princeton: Princeton University Press, 1983).

27 Sur la distinction entre prose et poésie (qui renvoie bien sûr à la question de la constitution d'une prosaïque) à partir des régimes narratifs, voir Jeffrey Kittay et Wlad Godzich, The Emergence of Prose. An Essay in Prosaics (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1987).

28 Op. cit. 109.

29 Alain Grandbois, "Cris," Poèmes (Montréal: L'Hexagone, 1979) 213. Ce poème clôt le recueil L'Étoile pourpre.