RACONTE-MOI JACQUES SAVOIE

Robert Viau

Peu de critiques littéraires se sont penchés sur l'oeuvre de Jacques Savoie; pourtant, M. Savoie est un des plus importants romanciers acadiens. C'est en partie pour pallier cette insuffisance, mais aussi par amour de cette oeuvre des plus originales, que je vous propose: "Raconte-moi Jacques Savoie," une relecture des romans de cet auteur.

Né à Edmonston en 1951,Jacques Savoie détient un baccalauréat en sciences politiques et en économie de l'Université de Moncton et une maîtrise en technique d'écriture de l'Université d'Aix-en-Provence. À son retour d'Europe, il a créé le groupe Beausoleil-Broussard, qui a marché, comme on dit, "vite et fort": trois disques et quatre années de tournées à travers la francophonie. Il s'est ensuite tourné du côté du cinéma et de l'écriture, menant souvent de front le métier de réalisateur, de scénariste et de romancier. Il a réalisé des films, entre autres Massabielle, un film produit par l'ONF et tiré de son premier roman. Il a publié, jusqu'à présent, quatre excellents romans.

1. "Timeo Danaos et dona ferentes" (Raconte-moi Massabielle,1979)

Raconter Massabielle, comme le suggère le titre du premier roman (maintenant épuisé) de Jacques Savoie, c'est avant tout raconter l'histoire de Pacifique Haché, à la fois le fou et le roi du village, et de ses démêlés avec les "mines."

La compagnie Noranda Mining Ltd a "débâti" Massabielle en offrant aux villageois de nouvelles maisons en ville, à Bathurst. Pacifique a hérité des titres de propriété du village et refuse d'aller rejoindre les ex-villageois qui, à ses yeux, sont des "bourbons" (40), qui souffrent de "la famine de la tête" (13). En effet les "traîtres de Massabielle" sont payés par le gouvernement à ne rien faire et passent leurs journées à la taverne.

C'était là [Bathurst] qu'ils avaient atteri [sic], les gens de Massabielle. Dans de belles maisons qu'on leur avait faites, juste pour eux. Semblables, pareilles et ressemblantes. On avait mis les Indiens en réserve, cent ans plus tôt, presqu'au [sic] même endroit, et ils s'étaient dilués. Dissouts [sic]. On refaisait la même chose aux gens de Massabielle. L'histoire se recopiait. (35)

Pacifique s'est réfugié dans l'église de Massabielle et là, bien retranché, il affronte l'avocat de la compagnie minière. Ce dernier, toujours sobre et distingué, recourt à la ruse et à la logique pour convaincre Pacifique de partir. Pacifique, de son côté, décide de "jouer" avec l'avocat et se sert de sa déraison pour survivre car il a compris que "la folie était la seule chose contre laquelle l'intelligence ne pouvait rien" (32). Les jeux de Pacifique, comprennent une fausse pendaison, la décoration de l'église avec du papier de toilette rose-pâle (symbole des titres de propriété) et une procession religieuse d'épouvantails avec les titres de propriété du village accrochés à l'ostensoir. Cet original et détraqué (si nous reprenons le titre d'une oeuvre de Louis Fréchette) est le seul qui ait compris l'importance de la ruse, de la patience, de la folie et de la fierté d'être Acadien de Massabielle.

Une résistance qui prouvera peut-être rien mais qui rappelle une affaire: que la fierté, tu passes pas par-dessus ça comme tu veux! . . . J'sais pas qui c'est qu'est le Dieu ou le diable qui nous a mis bas sur c'té terres icitte mais on s'est retrouvé un jour accroché après, sans avoir de chemin pour revenir sur nos pas. Dieudonné, tu comprends-tu ça? Quand même-ti que ça serait l'étage avant l'enfer, on est né icitte nous-autres. (48)

L'arrivée de la femme, Stella (Maris?), perturbe Pacifique dans ses habitudes mais lui permet de redécouvrir la vie à deux, l'amour. Cette femme venue de La Dauversière, autre village débâti par les "mines," se révélera d'un précieux secours lorsque Pacifique affrontera sa plus grande tentation: la télévision. Ce cadeau empoisonné de l'avocat annonce la lutte finale, la plus importante, celle du contrôle de l'esprit. Pacifique est fasciné par "The Price is Right" et par cette télévision qui grossit, qui prend de plus en plus de place dans l'église, qui peu à peu sépare le couple et pousse Pacifique vers la ville. La fugue de Stella provoque une crise salutaire. Pacifique brise la télévision et n'en garde que le cadre qu'il fixe sur la porte du confessionnal. Il se glisse ensuite dans le confessionnal, se penche dans l'image et fait face à Stella.

Asteur, ma télévision m'appartient . . . parce que c'est moi qu'est dedans. . . tu peux embarquer toi aussi Stella; c'est notre télévision asteur! . . . Et pis la télévision à "pitons" a bénévolement et volontairement été remplacée par la télévision-confessionnal, qui n'a pas le droit de dire de mentries, elle. (151-152)

La télévision ne peut plus mentir. Les attraits de la société de consommation sont rejetés. Dès lors, Massabielle revit grâce à la folie, au couple et au refus du matérialisme.

Jacques Savoie a écrit Raconte-moi Massabielle pendant qu'il était musicien, en tournée avec le groupe Beausoleil-Broussard, ce qui explique l'aspect bigarrée et erratique du style. Comme il l'explique lui-même:

La forme du roman s'en est ressentie puisque je ne pouvais écrire qu'une heure par jour, dans une chambre de motel. J'ai donc rédigé une série de petits tableaux très courts que j'ai collés les uns aux autres et qui fabriquaient une espèce de mosaïque, de "patchwork." . . . J'étais aux États-Unis, en Europe, et je pensais beaucoup à l'Acadie. Pour moi toute l'Acadie se résumait à ce lieu où il y avait seulement une maison et seulement un personnage et toute ma perception de l'Acadie passait par cette image.1

Raconte-moi Massabielle est divisé thématiquement en trois sections: l'avocat, la femme, la télévision. Chaque section présente une nouvelle lutte et une étape dans l'évolution de Pacifique Haché. Bien que chaque lutte présente un risque extrême pour Pacifique, elle est nécessaire, car la lutte seule permet à Pacifique de puiser au plus profond de son être les ressources nécessaires pour vaincre. Chaque lutte le grandit, fait de lui un être plus fort, plus sage, aguerri aux manoeuvres de ses ennemis. Comme l'écrit Saint-Exupéry: "L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle" (9).

Version acadienne de la tentation de saint Antoine, Raconte-moi Massabielle est peut-être la plus "politique" des oeuvres de Jacques Savoie car, dans ce premier roman, l'auteur s'en prend à la déportation et au génocide en douce d'un peuple. Empreinte de fantaisie et de gravité, le roman prêche le refus du progrès payé au prix de l'âme, le refus de l'uniformisation, de la réduction au plus simple dénominateur, ce qui, dans le contexte du roman, signifie le refus de gommer la réalité acadienne, une réalité à la fois inutile (aux yeux des "avocats") et irremplaçable.

2. Briser le silence (Les Portes tournantes, 1984)

Dans Les Portes tournantes, Antoine, dix ans, vit à Québec, dans un grand studio avec son père, le peintre Blaudelle, qui lui, n'est pas toujours commode, étant de tempérament sombre et renfrogné. C'est sans doute pour cette raison que sa mère, Lauda, les a quittés. Antoine, qui rêve de devenir musicien, enregistre pour elle, sur son "super-appareil-cassette génial" ses exercices de piano et surtout ses "mémoires." Son père est loin de se douter qu'il s'intéresse à tout et en particulier à l'histoire racontée dans le "livre noir" de Céleste, la grand-mère qu'il na jamais connue.

Céleste Beaumont, née dans une famille acadienne trop nombreuse, trop pauvre, est embauchée un jour, à peine sortie de l'adolescence, comme pianiste au cinéma muet de Campbellton. Là commence sa vraie vie, qui sera faite de rêves et de musique. Vedette locale, elle raconte à tous ces gens qui s'ennuient la vie étincelante des vedettes de Hollywood. Elle croit presque ce qu'elle invente; ils y croient totalement. Charlie Chaplin, Elsie Ferguson, Harold Lloyd ou Edna Purviance ont autant de réalité que le "rag-time" qui naît au bout des doigts de la pianiste. À la suite de l'avènement du cinéma parlant, ce qui ruine sa carrière, Céleste épouse un homme fasciné par le personnage qu'elle joue. Cet homme, Pierre Blaudelle, est le fils le moins doué de la famille qui possède la papeterie de Campbellton. C'est aussi un être écrasé par ses parents. Il sombre peu à peu dans le mutisme et mourra à la guerre. Quant à Céleste, elle abandonne son enfant à ses beaux-parents et s'enfuit à New York où elle vit avec Papa John Devil, un violoniste de jazz. Elle écrit une sorte de journal-confession à son fils Blaudelle qui ne lira ce "cahier noir" que beaucoup plus tard.

La lecture de ce journal-confession éveillera chez Blaudelle des sentiments trop longtemps refoulés. Dans une scène d'une folie intempestive, un soir de tempête et de panne d'électricité, tous les personnages se font happer par les portes tournantes du Grand Théâtre de Québec. Ils sont conviés à un concert magique et improvisé. Blaudelle donnera alors symboliquement "naissance" à son fils sous l'oeil attendri de Lauda et au son du violon de Papa John Devil. C'est le moment des grandes retrouvailles, à tous les sens du mots; c'est aussi un beau morceau de tendresse et d'humanité.

Au début, ce roman n'a l'air de rien, plaisant, léger, gentiment absurde, puis on se laisse prendre par le récit, et la prochaine chose qu'on sait, on est captivé, envoûté par l'art du romancier. Le ton est toujours d'une naïveté redoutable, d'un entrain dévastateur. Savoie nous entraîne dans des histoires de tendresse, de folies, de musique, ce qui est une des choses les plus émouvantes et les plus originales de ses romans. Ses personnages sont des êtres perdus dans l'existence et dans leurs propres sentiments et qui découvrent, lentement, à la suite de nombreuses épreuves et difficultés, que, sans amour et sans imagination, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Comme l'indique Réginald Martel:

L'important n'est pas dans ces péripéties; il est dans ce qu'elles suggèrent avec beaucoup de pudeur: la fragilité des êtres, adultes ou enfants, leur besoin de tendresse, l'érosion des sentiments par le silence et la soif profonde de ce qui est beau, peinture ou musique. (3)

Dans ce roman, les mères et leurs fils sont unis par un journal ou un magnétophone, et par l'art: la musique ou la peinture. Les hommes sont figés dans le silence de sorte que leurs épouses doivent les quitter pour respirer un peu. Ce même silence existe entre les pères et leurs fils, à moins que le père, à son tour, n'accouche de son fils et ne réinvente ses liens avec lui.

Ainsi, tous les jours, Blaudelle enfant venait parler à un monument de granit élevé en l'honneur de son père, mais les héros de guerre ne répondent jamais. Ses grands-parents paternels voulaient l'élever à l'image de Pierre Blaudelle, le monument debout et bien droit, et, dans une certaine mesure, ils ont réussi. À Blaudelle non plus les mots ne viennent pas facilement. Comme l'explique Lauda:

J'en ai mis du temps à découvrir Blaudelle! Je me suis longtemps heurtée à un mur de granit, comme il dit, jusqu'au jour où je suis passée au travers. En fait, ce n'était qu'un miroir; il n'y avait rien de l'autre côté. Je n'ai trouvé derrière son pinceau qu'un petit homme timide et fragile, cherchant désespérément sa mère. Pauvre Blaudelle! (84)

Il faudra que Blaudelle lise le cahier noir venu d'outre-tombe pour comprendre bien des choses au sujet de son éducation et ce ne sera qu'à la scène d'accouchement qu'il éjectera ce granit qui fait du bruit dans son ventre et l'empêche de parler.

Les Portes tournantes est d'une remarquable qualité. C'est, encore une fois (cf. Raconte-moi Massabielle), le roman d'une quête, celle de soi et de ses origines, et le roman d'une lutte contre tout ce qui cherche à uniformiser l'homme, à éteindre sa personnalité. Mais le deuxième roman de Jacques Savoie se démarque du premier par la recherche formelle. Dans ce roman, il n'y a pas que les portes qui soient tournantes, mais il y a aussi un constant va-et-vient entre le passé et le présent, et une alternance narrative à chaque chapitre. D'un chapitre à l'autre, le rythme de la narration alterne d'une voix d'homme à une voix de femme. Trois chapitres sont narrés par Antoine, trois autres par Céleste, deux respectivement par Lauda et Blaudelle. Le dernier chapitre, plus neutre, dissout l'alternance des voix dans une narration à la troisième personne.

La présentation du temps dans ce roman est très originale. Savoie se sert de l'alternance et de l'enchâssement pour lier l'histoire de Céleste à celle de Blaudelle. L'alternance, selon Tzvetan Todorov, consiste à raconter deux histoires simultanément, en interrompant tantôt l'une tantôt l'autre, pour la reprendre à l'interruption suivante. L'enchâssement, en revanche, consiste à inclure une histoire à l'intérieur d'une autre. D'une part, les histoires de Céleste et de Blaudelle alternent tout au long du récit; de l'autre, celle de Céleste est enchâssée (le livre noir mis en abîme) dans celle de Blaudelle pour des raisons temporelles et logiques. Les transitions sont indiquées par des changements de chapitre et du point de vue narratif, et le dénouement de l'histoire de Céleste sert au développement de l'histoire de Blaudelle. De plus, ces histoires sont unies par les liens de parenté entre Céleste et Blaudelle et par un personnage secondaire, Papa John Devil, qui intervient à la fin des deux histoires.

Les Portes tournantes sont une oeuvre charnière en ce sens que, pour la première fois, Jacques Savoie met en oeuvre des techniques d'écritures qui dénotent une recherche formelle poussée. Nous retrouverons dans les autres romans de Savoie les mêmes thèmes mais pas nécessairement les mêmes structures narratives.

3. Un volcan d'assez troubles passions (Le Récif du Prince, 1986) À la différence des Portes tournantes, l'intrigue du Récif du Prince est simple et linéaire, présentée selon le point de vue d'un seul personnage, Vassilie, surnommée Vapeur, une adolescente de dix-sept ans. Le point de départ du roman est le suivant: Vassilie a obtenu un emploi d'été dans une tour de contrôle sur le fleuve Saint-Laurent, au Récif du Prince, mais avant de partir, elle doit obtenir l'autorisation, obligatoire, de son père, qui refusera, elle en est certaine. Le jour même, son père est hospitalisé d'urgence à la suite d'un accident d'automobile. Vassilie se retrouve seule et entame une véritable "descente aux enfers," une remise en question de sa famille et des valeurs entretenues par celle-ci.

Tonton Francoeur, le père, est la vedette d'une émission pour enfants qui dure depuis vingt ans. Tania Braun, la mère, travaille au téléjournal et voyage de par le monde, d'une conférence de presse à l'autre. Les parents sont des vedettes de la Broadcasting Life et les enfants les voient plus souvent au petit écran que dans la vraie vie. Yéléna, la soeur aimée, a une sexualité théâtrale, en ce sens qu'on ne sait guère si elle est une actrice qui tient son plus grand rôle sur le trottoir ou une prostituée qui connaît le succès sur la scène. Dans cette famille éclatée où chacun poursuit ses propres intérêts, Vassilie/Vapeur est le personnage le moins "évaporé"; c'est la seule qui essaie de recréer un peu de vie familiale, qui essaie de retenir ces gens qui se disent tous vedettes.

À la suite de l'accident du père, d'un reportage audacieux de la mère sur un scandale international (reportage qui sera refusé par la Broadcasting Life) et de la découverte des activités "théâtrales" de sa soeur, Vassilie décide de vaincre la peur, de se libérer de cette famille qui l'étouffe et de la télévision qui règle leurs vies. Comme le dit sa mère, "le cordon ombilical, chez les Francoeur, c'est le fil de la télé" (133). L'écran cathodique constitue le "médium," l'espace essentiel des rapports familiaux. Dès lors, le seul et unique désir de Vassilie, réaffirmé tout au long du roman, sera de débrancher la télévision pour faire face à la réalité telle qu'elle est à des parents en chair et en os. La vraie vie, pour elle, n'est pas dans la télévision mais ailleurs. . ..

La tour de contrôle du Récif du Prince, symbolique bien sûr, représente le grand départ, la rupture avec la famille, mais aussi le phare qui guide la dérive du personnage. Vassilie a peur de quitter l'abri familial mais le Récif du Prince, ce phare paternel, la mène vers le large malgré les écueils. Ce phare/père est aussi une bouée qu'elle devra apprendre à lâcher si elle veut voler de ses propres ailes. "J'ai lu dans un livre," dit Vassilie, "qu'on finissait tous par tuer le père, un jour"(147). À la fin du roman, Vassilie ne se rendra pas à son emploi d'été, préférant partir pour la France où l'attend, du moins elle l'espère, l'amour véritable.

Comme dans Les Portes tournantes, c'est encore une fois l'histoire d'une famille disloquée. Comme l'exprime la mère dans une lettre à son mari:

J'ai beaucoup pensé à Yéléna et à Vapeur depuis deux jours. . .. Il m'arrive de croire que nous avons tout fait sauf les élever. Qu'elles sont aujourd'hui une histoire qu'on se raconte, une histoire modifiable à volonté selon qu'on aime ou qu'on n'aime pas la fin. Quand je ferme les yeux, je les confonds parfois; Je ne sais plus laquelle est laquelle.
(131-32)

Savoie aborde essentiellement le drame d'une jeune fille qui traque la réalité derrière l'image télévisée et, en fin de compte, sa propre réalité. Le Récif du Prince est un roman d'apprentissage où la narratrice, comme plusieurs autres personnages de Savoie, traverse ses illusions, brise le miroir, s'aventure au pays des merveilles et de la fiction (comme le personnage d'Alice de Lewis Carroll) pour en revenir plus consciente d'elle-même, capable de démêler les fils entrecroisés de la réalité et de l'illusion. Roman d'apprentissage qui permet au personnage d'explorer, par l'entremise de la fiction, le passé de son père, --avec qui elle entretient une relation inquiétante, quasi incestueuse, comme l'explique Yéléna: "On sait bien que toi et Francoeur, c'est l'amour impossible. Si tu te contentais d'être sa fille. . . ." (27), --et surtout ce moment important de sa vie lorsqu'il a connu, en Yougoslavie, un amour inassouvi (faut-il y voir un miroir du roman même?).

Ce récit initiatique, que lui racontait inlassablement son père en multipliant infiniment les variantes, mais aussi en évitant soigneusement de lui donner une fin, permet à Vassilie de remonter jusqu'à l'origine de son nom (Vassilie était le nom de cette Yougoslave que son père avait aimé) et de découvrir à quel point l'histoire tragique de son père en Yougoslavie est inscrite au plus profond de sa chair. Lorsque son père sera hospitalisé, Vassilie lui racontera, à son tour, le récit de sa jeunesse en Yougoslavie, mais, cette fois, il y aura une fin à l'histoire. À partir de ce moment, Vassilie pourra vivre sa propre histoire

Cette histoire de Rudine est enfin terminée. J'ai le cordon ombilical qui traîne par terre. . .. C'est un peu mon enfance que j'ai laissée derrière en refermant ce livre. Il fallait bien en arriver là un jour. (90)

On reconnaît, dans ce roman, le style "Savoie": une très grande aisance à juxtaposer de façon également convaincante aussi bien un solide humour qu'un réel tragique. Comme dans Les Portes tournantes, il y aune famille éclatée ou "élastique," autrement dit, qui étire au maximum l'élastique familial au risque de le rompre, et qui laisse à eux-mêmes les enfants. Comme l'explique l'auteur:

Les Portes tournantes et Le Récif du Prince forment un diptyque. Dans les deux romans, le thème est le même: la famille éclatée. Au début, je voulais les présenter comme un seul roman ou un recueil de deux nouvelles, mais finalement c'est devenu deux romans. L'idée était de montrer de deux façons différentes la famille éclatée. Dans un cas, le narrateur est un garçon, un pré-adolescent, et dans l'autre, une fille, une adolescente.2

Il y a toutes sortes d'ingrédients que l'on retrouve dans les deux récits, comme l'image: le cinéma ou la télévision. Dans un cas, on est d'un côté de l'écran, avec la pianiste Céleste, et dans l'autre, on est de l'autre côté de l'écran, avec Tania et Tonton. Dans Les Portes tournantes, on est de ce côté-ci de l'écran et on mythifie ce qu'on voit à l'écran. Dans Le Récif du Prince, on est derrière l'écran, les gens qui interviennent sont ceux qui fabriquent les émissions.

En revanche, le dénouement des deux romans est très différent. Dans Les Portes tournantes, Blaudelle réussit à se transformer et à réunir sa famille; dans Le Récif du Prince, Vassilie abandonne tout et quitte sa famille. La fuite représente son ultime ressource, le dernier moyen d'échapper à la famille et de s'affirmer en tant qu'individu. Cette fuite à la fin du roman reprend la thématique de plusieurs romans québécois des années cinquante. Ainsi, dans Le Fou de l'île (1958)de Félix Leclerc et Les Inutiles (1956) d'Eugène Cloutier, les protagonistes s'aperçoivent que la société refuse leur message d'amour et de fraternité et ils fuient au monastère ou sur un navire en partance pour le Brésil. Dans ce cas, c'est l'individu qui survit à sa collectivité, à sa famille, par la fuite.

Enfin, nous retrouvons, dans Les Portes tournantes et Le Récif du Prince, le thème de la solitude des uns et des autres, et du temps qui passe, qu'on ne saurait arrêter malgré le plus bel acharnement. C'est toujours "la même grâce inquiète, la même danse agile sur le volcan d'assez troubles passions" (83) comme le dit si bien le critique Gilles Marcotte. La problématique de l'enfance, chère à Jacques Ferron et à Réjean Ducharme, est posée ici avec un regard neuf où la lucidité chargée d'humour et de tendresse, s'inscrit bien dans le sillon de nos meilleurs conteurs.

4. Histoire de coeur ou scénario de film? (Une histoire de coeur, 1988)

Nous retrouvons dans le dernier roman de Jacques Savoie, Une histoire de coeur (1988), une double histoire. Le narrateur, un scénariste, se rend à New York, pour vendre un texte intitulé Une histoire de coeur à un célèbre producteur qui a accepté de le porter à l'écran. Une fois dans l'avion, le narrateur se remémore son texte, le projette dans son cinéma personnel. Cette histoire se développe alors en parallèle au premier récit jusqu'à prendre toute la place.

Maurice Renard, un chercheur affilié à l'Institut d'études génétiques avancées ne vit qu'en fonction de ses recherches et de sa femme, Élizabeth, une jeune musicienne dans la trentaine. Ce quinquagénaire est victime d'un arrêt de coeur et on lui fait une greffe cardiaque. Quelques mois après son opération, il décide de retrouver l'origine de son donneur car il s'étonne que l'on ait pu trouver si rapidement un coeur malgré la rareté de son groupe sanguin. Son enquête le mène dans le milieu de la pauvreté, de la drogue et des jeunes marginaux où il découvre que son coeur est celui d'un jeune drogué, Freddy Lazure, poignardé dans une ruelle à la suite, dit-on, d'un règlement de compte. Au fil de son enquête, une enquête qu'il mène de façon obsessionnelle, Maurice constate que l'on a obtenu de façon illicite la signature pour le don d'organes et que Freddy était un cobaye volontaire de l'Institut qui avait déjà expérimenté sur lui les effets d'une nouvelle drogue: l'Orphine 33. Avec l'aide de Jérôme, le jeune frère de Freddy, Maurice apprend que c'est le patron de l'Institut qui a décidé de la mort de Freddy afin de prolonger la carrière du recherchiste et surtout de répondre à la demande d'Élizabeth qui voulait tant avoir un mari au coeur jeune, actif et dynamique pour relancer son union.

Ce scénario d'Une histoire de coeur est remis en question par John Bernstein, le célèbre acteur et producteur du film, qui préférerait une autre fin, moins revancharde, plus mystique, plus "zen":

--C'est la vengeance qui mène le monde. Toutes les guerres, tous les conflits, c'est chaque fois en représailles contre un geste qui lui-même était venu de la vengeance. . . . Tandis que semer des bouteilles à la mer, c'est gratuit et sans conséquences. C'est la chose la plus pacifique que l'on puisse imaginer. (122-23)

Afin de convaincre le narrateur, Bernstein l'emmène, en compagnie des autres acteurs du film, sur les lieux mêmes du tournage, à l'île Hope, près de l'Islande. Là, Bernstein va trouver une mort éminemment cinématographique: il meurt dans une tempête de neige en tentant de mettre une bouteille à la mer.

Savoie juxtapose encore une fois deux récits: celui du scénario et celui de l'histoire du scénario et de son auteur. De plus, l'histoire du scénario est racontée par son auteur qui, à son tour, a l'impression de se retrouver dans un film (e.g. Casablanca, La Maîtresse du lieutenant français) et, souvent, de projeter son film intérieur.

L'avion se redressa au-dessus des nuages. Le coeur flottant, je mis le nez dans le hublot et pris une grande respiration. . .. Entre les nuages qui moutonnaient sous l'aile et les hommes d'affaires qui fouillaient déjà dans leurs mallettes, je vis sur l'écran vide les premières images de mon film. (16)

Ces divers niveaux narratifs sont bien servis par une écriture efficace et simple, voire cinématographique: chaque plan est très précis, les paysages et les personnages sont présentés comme des images à regarder. Il serait intéressant d'ailleurs de compter le nombre de mots qui appartiennent au domaine du visuel. À titre d'exemple, voici une nouvelle façon d'écouter une histoire: "je vais vous raconter le retour de Maurice. . . . Elle s'enfonça dans le divan et s'accrocha à mes yeux" (186). Les rapports au cinéma sont. également perceptibles au niveau de la trame sonore: toutes les musiques d'accompagnement sont données dans le texte et apparaissent en guise d'annexe à la fin du livre, comme dans un générique de fin de film.

Mais revenons au scénario de ce film. Chercher un sens à un meurtre requiert perspicacité et lucidité, et Maurice Renard, recherchiste de carrière, éprouve bien du plaisirde démêler ce qui, à première vue, semble inextricable. Cette quête de sens fait-elle d'Une histoire de coeur un roman policier? L'enquêteur (et le lecteur qui le suit pas à pas, ou plutôt, mot à mot) interprète des faits en apparence insignifiants pour en tirer une conclusion rationnelle et logique. Or, si le mystère est omniprésent, c'est surtout le processus réflexif de l'enquête, la recherche de la solution au problème (au "puzzle") qui se trouve au centre des préoccupations de cet ouvrage, et ce, à tel point que l'on pourrait parler, comme dans l'étude du genre roman policier, de "contrat." Le contrat, c'est-à-dire ce qui engage, ce qui promet, par le biais d'un réseau de signes codés, une formule textuelle déterminée.

Dès que Maurice Renard commence a se poser des questions, le lecteur sait à quoi s'attendre. Il y a là, comme lors du lever du rideau au théâtre, une rupture dans le cours régulier de la vie et l'entrée dans un ordre à la fois familier (un crime a été commis, l'enquête débute, etc.) et fascinant dans ses multiples variantes (les motifs: un coeur AB négatif, l'acte criminel: poignarder un ami dans une ruelle, la victime: un adolescent d'une classe défavorisée, etc.).

Ce qui ressort de notre lecture du scénario du film Une histoire de coeur est une image: celle d'un serpent qui se mord la queue. Premièrement, au strict point de vue narratologique, comme le remarque Uri Eisenzweig le genre policier se caractérise par une structure narrative "duelle": un récit en cherche un autre; le premier découlant de la découverte du crime, le second fournissant l'identité du criminel, ses motivations et les modalités de son acte. Un tel récit commence donc par le crime, par un monde en désordre qu'il faut remettre en ordre en remontant les jours du drame qui mènent au crime. À ce récit double, qui est celui du scénario du film Une histoire de coeur, il faut ajouter, pour bien saisir l'ampleur du roman, l'histoire du scénario et de son auteur, laquelle, à son tour, s'inscrit dans l'histoire de John Bernstein, qui pourrait s'inscrire dans une plus grande histoire: celle de donner un sens à sa vie. Ces récits en abîme s'emboîtent l'un dans l'autre, tels des poupées russes.

Le plaisir du texte pour le lecteur est donc de participer à cette quête de sens qui devient quête d'un sens. En effet, peu importe à Maurice Renard les conséquences de la découverte du meurtrier et de l'origine de son nouveau coeur, c'est la fréquentation du monde interlope qui lui donne le plus de satisfaction, et plus particulièrement la fréquentation de Jérôme. Cet enfant est celui qu'il n'a pas eu.

Maurice se mit à feuilleter le menu. Comme toujours avec
Jérôme, les mots ne lui venaient pas facilement.
--Tu n'as pas envie d'être mon fils, c'est ça? (119)
Il [Maurice] se rendait compte que Jérôme avait fini par
trouver en lui un père et qu'il ne voulait surtout pas le laisser
aller, maintenant. (191)

Ce thème des relations familiales renouées revient comme un leitmotiv dans les romans de Savoie. À la fin du roman, Maurice Renard, à la suite de Blaudelle, retrouve son "fils," l'affectivité qui lui faisait défaut.

Si Renard trouve un sens à sa vie, il en va autrement pour John Bernstein. Comme l'explique Vanessa O'Hara, l'ex-femme de Bernstein: "Il se tue à trouver un sens à la vie ... mais il perd son temps. Il ne trouvera rien . . . il n'y en a pas, de sens à tout ça" (185). Effectivement, Bernstein meurt en voulant donner un sens à sa vie sur l'île Hope; il meurt gelé, un demi-sourire sur les lèvres, en mettant une bouteille de champagne à la mer "dans l'espoir qu'on entende son message de paix" (217).

Dans ce roman, il y a de ces petites choses, des broutilles, qui gênent le lecteur. Ainsi, Gilles Marcotte, lecteur assidu de Jacques Savoie, signale une invraisemblance au tout début du roman. On y voit un quatuor à cordes, qui a été invité à ouvrir le Festival de musique de chambre de Salzbourg, jouer de la musique de divertissement au cours d'une réception de mariage. "La seule pensée d'une telle inconvenance," écrit Marcotte, "fait monter dans les rideaux, crier au secours, grincer des dents" (116). La réaction du critique est peut-être exagérée. Ce qui surprend davantage, à notre avis, c'est le commentaire d'Élizabeth à l'enquête de Maurice: "C'était ridicule" (Savoie 67). Celle qui a "commandé" un nouveau coeur à Maurice ne manifeste aucun remords, aucune crainte de châtiment; au contraire, à la fin du roman, tout est bien car "la musique s'était remise à grandir en elle" (229). Enfin, d'après Marcotte, toute l'histoire du scénario "est tarabiscoté[e], inutilement ingénieu[sel, tout[e] plein[e] de considérations assez lourdes sur l'amour, la pauvreté et quelques sujets connexes" (116). En revanche, on retrouverait dans la deuxième histoire, celle du narrateur-scénariste, le Savoie des Portes tournantes et du Récif du Prince, celui qui sait créer des personnages légers, sympathiques et quelque peu farfelus.

D'après d'autres critiques, plus acerbes, le roman aurait été écrit afin de répondre à des besoins de marketing: le lancement d'Une histoire de coeur ayant eu lieu tout de suite après la sortie en salle du film Les Portes tournantes de Francis Mankiewicz, basé sur le roman de Savoie. L'auteur récuse une telle accusation, d'autant plus qu'il publie régulièrement un nouveau roman à chaque deux ans. Le succès trop évident du livre et du film auraient-ils agacé certains critiques? À un autre niveau, il est étonnant qu'aucun de ces critiques littéraires n'ait fait un rapport entre Une histoire de coeur et la mise en cinéma des Portes tournantes. D'après Jacques Savoie, "Une histoire de coeur est une chronique d'un monde que j'ai découvert qui n'a aucun respect pour la littérature, qui n'a aucun respect pour le droit d'auteur, et qui agit ainsi parce que c'est une industrie."3 Les mésaventures du scénariste dans le roman illustrent bien ce mépris. Malgré ses lacunes, et en dépit des commentaires mesquins de certains critiques, Une histoire de coeur demeure un récit très intéressant, agréable à lire, et qui dénote une évolution dans l'écriture de Savoie, plus sombre, plus .sérieuse." C'est aussi le roman qui nous plaît le plus, justement à cause de cette recherche formelle, de ces divers niveaux narratifs imbriqués l'un dans l'autre et qui demandent au lecteur un travail de réflexion des plus captivants.

Vers quoi se dirige Jacques Savoie?

Auteur, scénariste, musicien, réalisateur, Jacques Savoie a un style tout à fait particulier qui reflète ses multiples intérêts. Comme il l'explique: "je crois qu'il y a beaucoup à apprendre d'autres formes d'art. Et de toute façon, si on aime l'art, on finit par considérer toutes ses formes comme des vases communicants."4 Jacques Savoie a délaissé le disque et le spectacle pour le livre, mais il publie des romans qui ne parlent que de musique. Scénariste, il met à profit l'écriture cinématographique dans ses romans: l'utilisation de l'ellipse, le jeu du temps et les décors "non-finis."

Les Portes tournantes, par exemple, est un texte concentré qui stimule l'imagination, un livre "ouvert" qui permet au lecteur de se projeter son petit cinéma personnel, comme le faisait Céleste quand elle se morfondait dans la maison des Blaudelle et jouait du "rag-time": "La lumière laiteuse du grand salon nous enveloppait dans sa ouate. Les films se faisaient et se défaisaient en quelques mesures. Chaplin me demandait en mariage chaque fois que je jouais une valse et, bien sûr, je refusais" (125). C'est pour cette raison que Savoie appelle ses livres de "petits films portatifs,"5 des "oeuvres ouvertes à l'imagination."6

Ma forme d'écriture est cinématographique. Je veux que mon écriture suggère. Mes personnages sont des comédiens; ils doivent jouer dans des décors jamais terminés. Je garde toujours un pan de mur vide; c'est celui où se place la caméra avec laquelle je montre et je raconte mon histoire. Cela donne une écriture très visuelle. Aussi Les Portes tournantes se présente comme un texte concentré qui stimule l'imagination, un livre "ouvert" qui permet au lecteur de se projeter son petit cinéma personnel. C'est pourquoi j'appelle mes livres de petits films portatifs.7

En revanche, Une histoire de coeur marque un changement, une étape dans la production romanesque de Jacques Savoie.

C'est peut-être la dernière fois que j'en parle, de la musique et du cinéma. Je pense que c'est un roman carrefour dans ma vie littéraire.8
Une histoire de coeur m'apparaît comme un roman charnière dans ma production. Je ne l'ai pas écrit au présent comme Les Portes tournantes et Le Récif du prince et il ne s'agit pas essentiellement d'un roman sur la famille éclatée. On y trouve une réflexion sur l'art du romancier en plus de grandes questions qui relèvent de l'éthique.9

Dans Une histoire de coeur, et dans une moindre mesure dans Le Récif du Prince, la fantaisie s'efface devant la réalité la plus brutale: prostitution, drogues, meurtre. Les romans de Savoie sont de plus en plus sombres. Nous sommes bien loin de la joyeuse folie de Pacifique Haché. Comment l'auteur explique-t-il ce noircissement progressif?

Il s'est passé dix ans entre mon premier et mon dernier roman. Plus mes romans avancent, plus ils s'approchent de la grande ville. Plus mes romans deviennent urbains, plus il y a un abandon de la naïveté. Je suis beaucoup moins optimiste que je ne l'étais à trente ans, mais j'ai encore l'espoir, que je garde profondément en moi, que cela va changer. Cette noirceur des derniers romans, je la perçois comme étant une critique de cette noirceur et non moi qui dis que le monde s'assombrit.10

Jacques Savoie ne cesse d'étonner. Son oeuvre, à la fois drôle et inquiétante, optimiste et noire, met en évidence la situation des familles éclatées. C'est à la fois un cri du coeur pour que les choses changent et une critique sévère de cette société d'abondance où les gens perçoivent tout à travers le prisme de la consommation, manquentde tolérance et abandonnent toute relation humaine qui demande un certain effort. Dans une société où l'on peut faire le commerce des organes ou utiliser des humains, le plus souvent défavorisés, comme cobayes, la viedevient une quantité négligeable. Savoie prend la position contraire, reprend inlassablement cette idée de tolérance, de non-violence, de rétablissement des liens affectifs brisés. Malgré cette noirceur qui nous cerne de plus en plus, Savoie garde espoir.

Enfin, comment terminer cette lecture des romans de Jacques Savoie si ce n'est par un ultime commentaire de l'auteur portant sur l'oeuvre à venir.

Le roman que j'écris en ce moment est un roman politique, aussi politique que Raconte-moi Massabielle a pu l'être, mais le propos s'élargit vers l'universel: l'environnement. Dans les années quatre-vingts, je me disais que si on ne faisait pas de quoi avec la famille comment pouvait-on espérer qu'il arrive quelque chose avec la nation. Maintenant, je suis en train de me dire que si on ne s'occupe pas davantage de notre environnement, comment peut-on espérer qu'il y ait une suite. Il y a des choses qu'on fait à notre environnement qui dépassent toute forme de logique. Mais le nouveau propos, l'environnement, ne nie pas le propos précédent, la famille; il est même enclenché par celui-ci, mais en allant vers une plus grande ouverture.
J'ai l'impression que ce roman sera la somme des quatre romans qui ont précédé. Je m'ouvre de plus en plus à la planète comme à un tout à qui je m'adresse. Et la planète comme un tout rejoint presque Massabielle, rejoint le petit coin de pelouse qu'on voudrait conserver de la pollution. Que devient Pacifique Haché sans son Massabielle? C'est comme si le propos s'était dans une lente progression, transposé dans un sens beaucoup plus large et que Massabielle, c'est la planète, et le roi de Massabielle, c'est l'enfant qui dit que le roi est nu.
Le personnage principal de mon nouveau roman est un clown à la retraite qui, ne sachant plus quoi faire, devient un amuseur de rue. Et, en étant un amuseur de rue, il développe un discours extrêmement politique, mais sans le savoir lui-même, en ce sens qu'il est l'enfant qui dit que le roi est nu. Son discours politique est celui de la planète, du trou qu'il y a dans le ciel, des dépotoirs qui n'en finissent plus. Le clown fait une réflexion écologique, universelle, qui est la même que la réflexion de Pacifique dans son village. C'est seulement le propos qui s'est élargi. Je pense qu'on pourra comprendre l'évolution de mes romans à partir de ce roman dont le titre est La Nuit du clown.11

NOTES

1 Entrevue enregistrée avec Jacques Savoie, 29 mars 1990.

2 Entrevue enregistrée avec Jacques Savoie, 29 mars 1990.

3 Entrevue enregistrée avec Jacques Savoie, 29 mars 1990.

4 Jacques Savoie cité par Anne-Marie Pichette, Le Devoir 12 mai 1984: 22.

5 Savoie cité par Manon Péclet, "Il a trouvé . . . Savoie," Dimanche-Matin 25 mars 1984:14.

6 Savoie cité dans "Jacques Savoie: l'expérience de l'écriture cinématographique," La Presse 27 novembre 1988: D9

7 Entrevue enregistrée avec Jacques Savoie, 29 mars 1990.

8 Savoie cité dans "Jacques Savoie nourri par son 'acadienneté'." Journal de Montréal (29 novembre 1988): 31.

9 Savoie cité par Jean Chapdelaine Gagnon, "L'écriture est une histoire de coeur pour Jacques Savoie," Le Devoir 1 octobre 1988: 12.

10 Entrevue enregistrée avec Jacques Savoie, 29 mars 1990.

11 Entrevue enregistrée avec Jacques Savoie, 29 mars 1990.

OUVRAGES CITÉS

Eisenzweig, Uri. "Présentation du genre." Littérature 49 (février 1983): 3-15.

Fréchette, Louis. Originaux et Détraqués. Montréal: Éditions du Jour, 1972.

Gagnon, Jean Chapdelaine. "L'écriture est une histoire de coeur pour Jacques Savoie." Le Devoir 1 octobre 1988: 12.

"Jacques Savoie: l'expérience de l'écriture cinématographique." La Presse 27 novembre 1988: D9

"Jacques Savoie nourri par son 'acadienneté'." Journal de Montréal 29 novembre 1988-31.

Marcotte, Gilles. "Faites confiance au romancier." L'Actualité (août 1986): 83.

---. "Un demi-roman de Jacques Savoie." L'Actualité janvier 1989:116.

Martel, Réginald. "Les Portes tournantes: la séduction selon Jacques Savoie". La Presse (24 mars 1984): D3.

Péclet, Manon. "Il a trouvé . . . Savoie." Dimanche-Matin 25 mars 1984: 14.

Pichette, Anne-Marie. Le Devoir 12 mai 1984: 22

Saint-Exupéry, Antoine de. Terre des Hommes. Paris. Gallimard, 1939.

Savoie, Jacques. Raconte-moi Massabielle. Moncton: Éditions d'Acadie, 1979.

---. Les Portes tournantes. Montréal: Boréal, 1984.

---. Le Récif du Prince. Montréal: Boréal, 1988.

---. Une histoire de coeur. Montréal: Boréal,1988.

Todorov, Tzvetan. "Les catégories du récit littéraire." Communications 8 (1966): 125-151.