LAURIER MELANSON:
LA LIBERTÉ OFFERTE PAR LE RIRE

Entrevue de Anne Brown

Romancier, dramaturge, conteur et professeur d'université, Laurier Melanson est né en 1931 à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, sa famille séjourna en Nouvelle-Écosse. Porteur de sa double ascendance canadienne et acadienne, il vécut son enfance en anglais et, dès son retour en 1945 à sa ville natale, il s'appliqua à posséder à nouveau la langue de ses ancêtres.

Ses études (Collège Saint-Joseph de Memramcook, Conservatoire de la province du Québec, l'Université Paul Valéry en France et l'Université de Montréal) lui laissèrent le goût d'immenses lectures, un amour prononcé pour la musique ainsi qu'une curiosité à toute épreuve pour les origines du parler acadien. Doté de nombreux talents, il se laissa séduire à tour de rôle par la musique, le théâtre et le professorat avant de permettre à l'écrivain qui somnolait en 1ui de se réveiller.

Héritier d'une tradition orale dont les sources remontent au Moyen Âge, sa plume est, au même titre que celle de Rabelais, au service du rire. Ses écrits forment une oeuvre comique verbale où la langue savoureusement irrévérencieuse du peuple de même que la langue froidement pédantesque des porte-parole du pouvoir se côtoient, s'entremêlent et s'entrechoquent, et où les rites et les cultes officiels tant de l'Église que de l'État prennent vite l'allure anarchique d'une grande fête qui ignore les barrières sociales.

Chez Laurier Melanson, l'humour est l'arme d'un libérateur. C'est ainsi que l'Acadie muette et repliée sur elle-même se voit enfin évincée de la scène. À sa place, l'auteur nous offre une Acadie qui n'a peur ni de s'affirmer, ni de rire d'elle-même, ni de savourer à grands traits les fluides richesses de sa langue.

LA VENUE À L'ÉCRITURE

AB: On a dit de vous que jeune vous étiez un "rescapé de la race". Pourquoi et comment?

LM: Vous savez que j'ai fréquenté l'école primaire anglaise--quatre ans en fait--ce qui aurait inspiré cette déclaration d'un journaliste montréalais. Après, au collège, tous les manuels de science étaient en anglais, un état de chose normal dans une province bilingue, à mon sens. Si mes parents m'avaient privé du collège français, ma vie se serait probablement déroulée en anglais. Mais comme là n'était pas leur intention, je me considère rescapé de rien. Au contraire, je suis fier Canadien, ce qui vaut mieux, si je ne m'abuse, que de me dire Acadien tout court, ou encore simple Canadien-anglais.

AB: Jeune homme, vous avez fait de sérieuses excursions en musique et en théâtre. Ces deux formes d'expression artistique ont-elles joué un rôle dans votre venue à l'écriture?

LM: Il m'a fallu faire quelques excursions dans le domaine du théâtre comme dans celui de la musique... question d'un besoin d'exprimer quelque chose, faut-il croire, avant de me rabattre sur ma plume. Cependant, si le sort n'a voulu d'une carrière ni de comédien ni de pianiste pour moi, il n'en reste pas moins que je compose à l'occasion la musique d'une dramatique radiophonique à moi, et que j'écris de plus en plus pour le théâtre. Aussi mon expérience comme comédien m'a-t-elle servi, car c'est moi qui ai fait le narration de mes séries radiophoniques. En ce qui concerne ma formation de musicien, la charpente d'une sonate, d'une symphonie, comme celle d'une pièce de théâtre, somnole quelque part dans ma mémoire quand j'écris. Il en est de même pour les couleurs perçues chez Chopin, chez Debussy, par exemple, mais Verlaine a déjà abordé cette question.

AB: Votre première publication date de 1982. Pourriez-vous jeter quelque lumière révélatrice sur ce qui, pour vos lecteurs et vos lectrices, incarne un regrettable état de fait.

LM: Je n'ai rien écrit avant l'âge de cinquante ans; c'est la confiance, le courage qui manquaient, je m'occupais ailleurs. Et même après avoir composé ma série radiophonique: Zélika à Cochon Vert, le manuscrit est resté dans un tiroir pendant toute une année. Jene me sentais pas le courage de le soumettre à une maison d'édition. Ce n'est qu'après avoir enregistré Otto de la Veuve Hortense pour Radio-Canada que je me suis résigné, si vous voulez, à soumettre "Zélika" à la maison Leméac. On n'est jamais content, il n'y a pas de produit fini, le manuscrit n'est jamais prêt. Après la parution d'un livre, je voudrais aller me cacher, tant j'ai honte, et pour m'en dissocier, je me dis qu'il n'est plus à moi et que s'il y a tort, c'est à l'éditeur qu'il faut s'en prendre, car c'est lui qui a acheté, qui a publié et qui a distribué. Et puis, je ne fais jamais tout à fait confiance à la critique, me disant qu'en prêtant foi aux éloges, je m'engage à croire les reproches. Antonine Maillet m'a dit que son livre, le vrai, elle l'écrirait après sa mort. Pourquoi j'écris alors, me demandez-vous? Par besoin peut-être. Bien sot qui prend sa plume si ce n'est pas pour de l'argent, de déclarer Samuel Johnson. Trop simple, cette déclaration. Pourquoi j'écris? Pour racheter ma dernière publication peut-être, pour bien m'entendre dire ce que je pense.

AB: Vous êtes à la fois écrivain et professeur. Comment conciliez-vous ces deux métiers?

LM: Tout comme le professeur, l'écrivain a, sa chaire d'où il transmet son message. Les deux métiers sont tout à fait compatibles. L'écrivain d'aujourd'hui passe la moitié de son temps à instruire le public--conférences, tables rondes, entretiens à la radio, à la télévision, dans les universités, etc. Ses contacts avec le public sont indispensables, car c'est grâce à ceux-ci qu'il arrive non seulement à rompre la solitude oppressive de son métier d'écrivain, mais à se renouveler. Puis il y a aussi les applaudissements...

LES PIÈCES RADIOPHONIQUES, LES ROMANS

AB: Vous êtes l'auteur de plusieurs pièces radiophoniques. Étant donné que le drame radiophonique doit s'adapter à la règle du temps limité, à la durée éphémère et au public invisible, ses paramètres sont a priori rigidement définis. Quels sont les inconvénients et les avantages de ce type d'écriture?

LM: Le seul grand inconvénient des dramatiques à la radio, c'est le nombre restreint des personnages. Comme la perception du texte se limite à l'ouïe, on n'a droit qu'aux voix contrastantes ou reconnaissables: quatre au maximum, dont deux des deux sexes habituellement. Pour le reste, c'est merveilleux, parce que tout devient possible. Il suffit d'un narrateur pour laisser la parole aux personnages ou pour résumer ce qu'ils ont dit, ce qu'ils ont fait. Je me sers de lui également pour élargir ou pour écourter la pièce, selon la durée de la dramatique en question. Pour moi, cette forme radiophonique, c'est du théâtre d'essai. Libre à l'auteur de tenter toutes les expériences, de constater ce qui réussit, ou non, de laisser courir toute son imagination afin de délimiter, pour ses besoins, les frontières du plausible, du bon goût, de son talent, bref, de sa créativité.

AB: Marie-Claire Blais a-t-elle raison de dire que le drame radiophonique est "une nouvelle forme d'écriture? Ce que nous pouvons en faire est immense".

LM: Nouvelle forme, oui, depuis les années trente. C'est une forme qui a joui d'une grande popularité pendant les années quarante et cinquante. Mais il faut reconnaître qu'aujourd'hui, les dramatiques à la radio atteignent un public bien restreint. Comme je vous le disais, la grande valeur de cette forme radiophonique, c'est son caractère expérimental.

AB: Vos pièces radiophoniques ont-elles été adaptées pour la scène?

LM: Non... elles reposent pour l'instant dans un tiroir. À l'occasion, je puise tantôt dans une, tantôt dans une autre pour farcir ce que je suis en train d'écrire. je les ressusciterai un jour, peut-être. Reste à savoir quelle forme elles prendront, si se seront des pièces de théâtre ou bien des recueils de nouvelles ou je ne sais trop encore. Pour moi, ce sont des croquis, des avant-projets; elles ne sont pas, à mon sens, des produits finis, loin de là.

AB: Comment s'est effectué votre passage des ondes à l'écrit?

LM: Le plus aisément du monde, j'ai fait parvenir mes manuscrits àla maison d'édition Leméac, puis ils ont été publiés tout de suite. Ce qui a facilité la chose, cependant, c'est que le premier manuscrit Zélika à Cochon Vert, avait été soumis au prix Molson où il a fait assez belle figure.

AB: Le premier texte littéraire d'un écrivain donne souvent le ton pour tout ce qui suivra. Vous, en guise de roman

d'apprentissage, vous avez d'emblée publié une histoire rocambolesque teintée d'une gaieté quelque peu hardie.

LM: Pas nécessairement. Prenez par exemple les pièces roses et les pièces noires d'Anouilh. Dans les grandes oeuvres, le rire se marie toujours au tragique. Chez Proust par exemple. J'ai fait des dramatiques assez tragiques pour la radio. J'ai d'autres textes sérieux dans mes tiroirs. Ce que je n'ai pas encore fait, et cela s'impose, je crois, c'est d'écrire quelque chose qui soit à la fois rocambolesque et sérieux. Mais, j'ai énormément de mal à marcher la corde raide que représente le juste milieu, c'est-à-dire le ni trop ni trop peu.

LES PERSONNAGES

AB: Les personnages qui évoluent dans vos écrits sont loin d'être "évidents". Pouvons-nous en conclure que vous témoignez ainsi d'une passion pour les être à part, les caractères hors du commun?

LM: C'est Radio-Canada qui m'a fait la commande des trois séries radiophoniques que j'ai publiées sous forme de roman chez Leméac. On m'avait justement proposé d'écrire quelque chose de léger pour l'été, parce que la première série est passée au réseau régional en juillet, et a été reprise au national en janvier. Les deux autres sont passés en novembre, je crois. Il m'a donc fallu trouver des personnages visuels et amusants, c'est-à-dire, caricaturaux. D'aucuns les qualifieraient d'originaux, mais à tort, je crois. C'est qu'ils ne sont peut-être pas tout à fait écrits; j'entends par là qu'ils n'ont qu'une dimension. Mais cela vient du besoin de favoriser l'action pour maintenir l'intérêt de l'auditeur. Une série radiophonique de ce genre se passe facilement d'intériorisation.

AB: Comment naissent vos personnages? Vous habitent-ils pendant des années? Les créez-vous de toutes pièces ou sont-ils plutôt un amalgame des gens qui vous entourent?

LM: À peu près tous mes personnages sont des compositions d'êtres que j'ai connus, ou dont j'ai entendu parler.

AB: À l'exemple de Rabelais vous n'hésitez pas à donner à vos personnages des noms qui prennent vite l'allure de sobriquets élogieux-injurieux: Ovide Cochon Vert, Napoléon Cou-Croche, Ulysse Trudeau --rebaptisé Useless Waterhole par les Anglais --, Colistie du Sourd, Isaü Bébêche mieux connu d'Isaü Crottou, Cédulie Allaire et soeur Tomahawk, pour ne nommer qu'eux.

LM: Du temps de Rabelais, si je ne m'abuse, on ne portait pas de nom de famille, d'où le besoin de sobriquet. La tradition a continué chez les Acadiens qui, mariés entre eux, portaient trop souvent le même nom de famille. On disait donc, Pierre à Charles à Jean, ou encore Pierre le Sourd, Pierre Cou-Croche, Pierre Bébêche, Pierre Crottou et le reste.

AB: Vos personnages ont en commun une tendance particulière, celle d'exprimer impunément les aspects tant positifs que négatifs de leur personnalité. Est-ce que je me trompe en pensant que le rôle symbolique de cette franchise est de révéler la face cachée--celle dont les bien-pensants n'osent à peine parler--des êtres, de la société et du pouvoir.

LM: J'ai voulu créer des personnages francs et même sages. Je me suis garé du genre déporté, soumis et triste. Pour moi, il y a déjà belle lurette que l'Acadie à fait son deuil. La Cochon Vert ne plie l'échine devant rien. Elle ira dire à tout venant que sa famille est exceptionnelle, mais elle reconnaîtra le contraire dès qu'elle se retrouvera derrière sa porte bien fermée. Même le curé, qui condamne du haut de sa chaire le péché éhonté de même que les fauteurs de scandales, n'en dira pas long sur le péché en tant que péché, parce qu'il se rend bien compte de la faiblesse humaine. Bref, j'ai voulu mettre en scène une Acadie qui a rompu avec la soumission du passé, avec le besoin de taire ses aspirations. C'est une Acadie qui ose crier ce qui se chuchotait très bas sous divers régimes d'autrefois, celui de l'Église n'étant certainement ni le moins oppressif ni le moins profiteur.

LES THÈMES

AB: Le clergé--goinfre, débraillé, despotique et parfois débauché--est une des cibles privilégiées de votre humour. Votre anticléricalisme témoigne-t-il uniquement d'une certaine gaieté d'esprit ou est-il le signe de votre condamnation de la vie religieuse et de certaines de ses pratiques?

LM: Mon clergé n'est ni meilleur ni pire que mes autres personnages. S'il se montre parfois malhabile, c'est que je l'oblige à laisser son presbytère et à frayer avec les humains à la manière des dieux qui descendaient à l'occasion du mont Olympe. Mon clergé, je pense l'avoir libéré en le mêlant aux festivités et aux intrigues des paroissiens, et il se tire d'affaire tant bien que mal comme tout le monde.

AB: Dans Otto de la Veuve Ortense, à la suite de l'épisode où Otto, jeune adolescent, se rend à l'évidence que sa maîtresse, une Micmac d'un certain âge, n'est plus à ses côtés, le narrateur se permet la réflexion suivante: "Parler, ce serait risquer de se méconnaître". Est-ce là une de vos convictions personnelles vis-à-vis des relations entre soit les sexes, soit les générations, ou les races.

LM: C'est que la parole nous traduit de façon imparfaite ou encore incomplète, quand elle ne fausse pas carrément la vérité. Souvent, les sentiments ont avantage à se passer de mots. Même Colette, qui avait l'intelligence des sens et qui savait les traduire par la parole mieux que personne, ne peut y arriver pleinement. Elle écrit ceci dans Les Vrilles de la vigne. "Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m'enchante et me blesse et m'étonne; mais il y a toujours (...) une main fraîche qui se pose sur ma bouche, et mon cri, qui s'exaltait, redescend au verbiage modéré, à la volubilité de l'enfant qui parle haut pour se rassurer et s'étourdir".

AB: L'adolescent-e révolté-e, le père absent, la femme-repoussoir sont des topoï qui reviennent constamment dans vos romans. Pourquoi?

LM: Nous avons tous connu une adolescence plus ou moins perturbée, et cet état de chose caractérise notre passage à la maturité. Et ce passage est souvent d'une durée indéfinie. De tout temps, il arrive à une bonne partie de la population de ne jamais atteindre sa pleine maturité, d'où ma préoccupation avec l'adolescence. C'est le cas du père absent, évidemment. Il n'est pas besoin de l'écrire; son fils prend sa place dans mon livre. J'ai discuté de cette question avec Antonine Maillet dont les pères acadiens sont également absents de son oeuvre. En fin de compte, la réponse nous a éludé tout aussi bien que le personnage. Pour ce qui est de la femme-repoussoir, on la trouve rarement dans mes écrits. La plupart ont un mari absent, ce qui peut vous donner l'impression qu'elles ne sont pas attirantes. J'ai cependant de nombreux personnages féminins colorés, caricaturaux même... je leur donne une physionomie assortie à la situation que je raconte. Mettons que ce soit plus logique.

AB: À la manière de Colette, vous jetez un regard anthropomorphique sur les bêtes. Ceux-ci occupent une place privilégiée dans votre oeuvre et servent très souvent à déclencher des épisodes hilarants.

LM: Les ancêtres avaient des animaux dans leurs fermes auxquels ils prêtaient une volonté, un tempérament et une intelligence. Et ces bêtes faisaient tout aussi bien l'objet de leurs récits que les humains. C'est une tradition que je respecte volontiers, parce qu'en toute sincérité, je m'en voudrais d'être de ceux qui, comme disait le renard: "se font sur les animaux un chimérique empire".

AB: Les années trente semblent vous hanter. En effet, dans la plupart de vos pièces et dans tous vos romans, l'intrigue se déroule au cours de cette période. Pourquoi avoir choisi cette décennie plutôt qu'une autre?

LM: L'urbanisation des Acadiens s'est faite après la guerre, ce qui a influé non seulement sur leur parler mais sur leur mode de vie. Avant, ils habitaient leurs villages, menaient une existence prescrite par l'Église et cultivaient la terre ou faisaient la pêche sans trop se soucier du monde extérieur. Cette Acadie, que j'ai connue, j'ai voulu l'écrire à ma façon de crainte qu'elle ne se perde. C'est aussi l'Acadie que m'ont racontée mon père, ma mère, les oncles, les tantes et les voisins--car on aimait raconter dans mon coin. Et toute ma vie, on lui a donné tort de parler une langue d'autrefois: à l'école, au collège, je n'ai entendu dire que: "On ne dit pas comme vous, on dit plutôt comme nous". Et le professeur corrigeait notre façon de dire, sans trop se soucier de la valeur de nos expressions. Tout se passait comme s'il n'y avait pas de salut hors de son idiolexique à lui. C'est également le propre de certains professeurs d'universités qui jettent des barrières à droite et à gauche devant tout ce qui ne correspond pas à leurs manuels de classe ou à leur code langagier. Pourtant, la sagesse s'accommode assez mal de l'intolérance. À bout de patience d'entendre tout ce beau monde se donner raison en tout et partout, j'ai profité de soixante-cinq émissions au réseau national de "Radio-Canada" pour passer enfin la parole à mes personnages.

LE MONDE CARNAVALESQUE

AB: Les principales manifestations de la culture comique populaire -- celle que Bakhtine nomme la culture du carnaval -- sont présentes dans vos textes. Cherchez-vous ainsi à créer un aspect du monde délibérément non officiel extérieur à l'État et à l'Église? C'est d'ailleurs toujours au peuple que vous accordez le dernier mot.

LM: Je méprise la platitude conventionnelle, c'est-à-dire tout le fatras dépassé dont les pouvoirs d'autrefois continuent d'encombrer nos vies. Je comprends difficilement celui qui se refuse à intégrer le siècle. Quant au peuple, il ne faut pas oublier que, même s'il a tort, celui d'aujourd'hui aura raison demain. J'ai cherché à montrer, à ma façon, que bon sens et bonne humeur valent mieux que science et préjugés.

AB: Vous semblez avoir jugé que le monde est absurde, mais qu'il ne faut pas s'en faire.

LM: La vie est peut-être trop sérieuse pour qu'on la prenne au sérieux, ce qui ne veut pas nécessairement dire que le monde soit absurde.

AB: On a l'impression que pour vous la vraie liberté--celle qui propose la rupture avec tous les conformismes--se trouve dans le rire.

LM: La liberté d'expression, c'est de rire quand on en a le goût, oui. Rire, c'est le propre de l'humanité, mais la vie serait bien triste s'il fallait les rire toutes, et bien plus triste encore si le voisin ne laissait pas de vous imposer ses blagues. Rient bien qui rient ensemble.

LES LETTRES ACADIENNES

AB: La littérature acadienne est assez récente et, jusqu'à très récemment, presque tout son poids reposait sur les épaules d'Antonine Maillet. Or, vous avez dit qu'il existe en Acadie "tout l'effectif pour former une grande littérature". Quelles seraient selon vous les conditions d'existence susceptibles de permettre l'éclosion des lettres acadiennes?

LM: Le peuple acadien accuse un caractère bien à lui. Maintenant qu'il jouit d'un certain statut économique, il lui est loisible de s'exprimer dans tous les secteurs, y compris dans le domaine littéraire. Je ne crois pas qu'un peuple aussi résolu et tenace s'arrête à mi-chemin.

AB: L'art littéraire acadien est presqu'entièrement axé sur l'oral Seriez-vous d'accord pour dire que c'est en cela que réside non seulement sa richesse mais aussi sa pauvreté.

LM: Le récit acadien est d'une grande richesse parce qu'on le cultive depuis bientôt quatre cents ans. Il v a de quoi là à alimenter toute une littérature future, parce que l'Art, quelle que soit sa forme, repose toujours sur le folklore, à savoir celui des salons, des religions, des guerres, des exploits, etc. je ne dirais pas que la littérature acadienne soit pauvre. Déjà nous comptons de nombreux poètes dont l'oeuvre ne repose en rien sur l'oral: H. Chiasson, R. Savoie, L. Forest, etc... Il y a aussi le romancier Jacques Savoie qui travaille de façon traditionnelle avec beaucoup de succès. Je dirais plutôt que nous serions tout à fait dépossédés si nous n'avions pas de genre littéraire axé sur l'oral.

AB: Est-ce que vous voyez une parenté entre ce qu'écrit Mme Maillet et ce que vous écrivez?

LM: Il existe sûrement une parenté quoique, pour l'instant, je ne sache l'identifier. Nous avons à peu près le même âge, les mêmes antécédents, la même formation. Madame Maillet a raconté son coin à sa manière, moi le mien à la mienne. Et puis, Antonine, c'est une femme qui a de la ressource en plus d'un talent colossal.

AB: Dans le développement des lettres acadiennes, vous êtes l'un des écrivains les plus gaillards. Loin d'être guindée, votre oeuvre touche à une sorte de culte naturaliste qui n'est pas s'en rappeler Rabelais, Faulkner et même Miller. En effet, ce n'est pas l'Acadie des déporté-e-s--celle où les larmes coulent à flot--qui vous intéresse, mais bien son pendant, une Acadie où préside le goût des beuveries de la table et des ébats amoureux.

LM: C'est l'Acadie que l'on m'a racontée.

LE PASSÉ, LE PRÉSENT, L'AVENIR

AB: Le milieu dans lequel vous avez grandi, est-ce qu'il était un peu celui des habitants de la Fourche-des-Deux-Rivières?

LM: Il l'a probablement été à ses heures au cours de sa longue histoire. Quand on écrit, on a tendance à reconstruire, à embellir, à transférer, à comprimer et à refondre les personnages, l'espace, le temps et les événements. Après, vous pouvez juger de la ressemblance qui reste.

AB: Vous avez pratiqué plus d'un genre littéraire. Est-ce qu'il y en a un qui vous plaise ou qui vous convienne davantage?

LM: C'est toujours ce que je suis en train d'écrire au moment où l'on me pose la question.

AB: Vous venez à peine de terminer une pièce de théâtre intitulée Mind the Paintin'. Pourquoi avez-vous choisi d'écrire cette pièce en anglais?

LM: Il est regrettable que, ici au Canada, on sache écrire une ou deux langues seulement. Plus on en possède, plus on a de vues sur le monde, plus on devient citoyen du monde.

AB: L'ouverture sur le monde à laquelle vous faites référence est donc chose bien importante pour vous?

LM: À mon sens, c'est bien la plus noble aspiration: chercher à nous identifier à l'humanité, à y situer notre rôle, de même qu'à apprécier le grand honneur qui nous a été conféré le jour de notre naissance. Ce n'est pas peu de chose, faire partie intégrante du monde, sans parler de l'univers et du cosmos.

AB: Est-il indiscret de vous demander si vous avez des projets d'écriture pour l'avenir?

LM: Non.

AB: Pourriez-vous nous les décrire brièvement?

LM: On est jamais à bout de projets, tant dans les écrits que dans la vie. Puis ils sont à la fois tout aussi fermes et flexibles dans un domaine que dans l'autre. Plus tard, dans cinq ans quand je serai àla retraite, je me propose quelques romans. De quel genre? Reste à savoir. Du genre que j'emprunterai rendu là. Dans l'immédiat, c'est-à-dire le printemps prochain, faire une version française de ma dernière pièce Mind the Paintin'. Puis il y a toujours ces dramatiques pour Radio-Canada; cela pourrait servir à alimenter un recueil de nouvelles. Sait-on vraiment?

BIBLIOGRAPHIE

A. ROMANS

Zélika à Cochon Vert. Montréal: Leméac, 1982.

Otto de la Veuve Hortense. Montréal: Leméac, 1982.

Aglaé. Montréal: Leméac, 1983.

B. PIÈCES RADIOPHONIQUES

L'Interview. Radio-Canada, 1984.

La Promesse électorale. Radio-Canada, 1985.

La Noce qu'on fait. Radio-Canada, 1986.

Si je vous parlais d'Edna. Radio-Canada, 1987.

Le Bien-Aimé. Radio-Canada, 1988.

Quintette. Radio-Canada, 1989.

C. PIÈCES POUR LA SCÈNE

Trio. Pièce inédite en 2 actes, 1989.

Mind the Paintin'. Pièce inédite en 3 actes, 1990.