LA REPRÉSENTATION DU
LITTORAL AFRICAIN DANS
TROU DE MÉMOIRE
D'HUBERT AQUIN

Julie LeBlanc

[...] le monde visible [...] au lieu de se projeter devant nous comme un écran homogène de formes, nous apparaît comme constitué de plusieurs couches de significations superposées ou parfois même juxtaposées.
                                   -Algirdas Greimas, Du Sens

Tout en étant une représentation littéraire d'un espace réel, le littoral africain présenté dans Trou de mémoire1 n'a pas uniquement une fonction topographique: il est une unité descriptive d'ordre affectif et idéologique. La discursivisation du littoral africain met en place deux catégories. Celle des perceptions qui se manifeste par l'intermédiaire d'une métaphorisation anthropomorphique et celle des valeurs qui, tout en n'exprimant pas explicitement une idéologie, c'est-à-dire «un système d'interprétations du monde social impliquant un ordre de valeurs et suggérant des réformes à accomplir»2 mettra en place un discours: celui de l'écrivain.

Mettre à jour le processus de référentialisation qui sous-tend le fonctionnement discursif et idéologique de la représentation du littoral africain requiert que nous fassions appel au contexte référentiel dans lequel s'inscrit la production de Trou de mémoire. Cette procédure suggère que le discursif sera perçu non comme un dispositif d'ordre linguistique, mais plutôt comme le produit «d'une aire : culturelle géographiquement et historiquement circonscrite»3 celle du Québec et de l'Afrique occidentale.

Comme démarche à suivre, nous envisagerons d'abord l'organisation et le contenu sémantique de quelques évocations du littoral africain. Ensuite, en tenant compte des conditions sociopolitiques dans lesquelles s'inscrit la production de Trou de mémoire, nous tenterons de saisir le discours posé derrière ces évocations de l'espace africain.

Les premières représentations du littoral africain, qui feront l'objet de notre étude, sont évoquées dans Trou de mémoire comme le produit d'une vision hallucinatoire, celle du narrateur Pierre X. Magnant. Enoncées dans un segment introspectif du récit autobiographique de Magnant, ces représentations du littoral africain sont insérées parmi des segments rétrospectifs, évoquant le meurtre de Joan Ruskin, l'amante du protagoniste. Joan aura une fonction significative dans le premier énoncé descriptif, en étant l'objet des métaphores anthropomorphiques.

En ce qui a trait à la valeur descriptive du littoral africain, on notera que ces énoncés n'offrent rien de pittoresque ou de piquant. Au sens traditionnel, une topographie servait à évoquer «les grandes lignes d'un décor»4 et permettait au lecteur de reconstituer le lieu représenté. Dans Trou de mémoire, la construction du paysage africain «s'accomplit dans un double mouvement de création et de gommage [ ... ].»5 La présence marquée des métaphores anthropomorphiques, dont on ne peut nier la valeur créative ainsi que la mise en scène d'un lexique géographique spécialisé gomment en quelque sorte l'évocation de l'espace africain, la rendant visuellement imperceptible. Au sens traditionnel, la description «prétendait aussi reproduire une réalité existante,» 6 par la mise en place de signes référentiels aptes à donner une illusion du réel et à rendre visible l'espace évoqué. Insérées dans le récit du protagoniste comme le produit d'une vision hallucinatoire, les valeurs topographiques et perspectives du littoral africain ne sont pas accentuées. Ce n'est pas un «espace perceptif» qui nous est présenté, mais un «espace représentatif à fonction symbolique.»7

Avec l'index et le pouce, mais sans faire de pression susceptible de causer un hématone, j'ai bouché le nez de Joan; j'ai posé mais avec quelle douceur ma main droite sur la bouche du Niger queue appelait en vain quelques secondes plus tôt. Jamais caresse ne fut plus douce, ni moins pressante. Ainsi, étranglant au début, mon geste est devenu infiniment funéraire. Lagos, inaccessible, est devenue, l'espace d'un baiser, la ville muette, capitale humide d'un pays où Joan ne refera pas sa vie. Moi qui ai, tant de fois, entendu Joan me vanter les charmes sordides de cette ville échouée, voilà soudain que je chavire. Lagos soudain m'attire, bouche sombre et avide au fond du Golfe de Guinée, vulve masquée dont les lèvres supérieures me convient à la mort.8

En dégageant les éléments constitutifs de cet énoncé descriptif nous constatons que c'est par la ressemblance de leur configuration que les signes génitaux ont pu servir de métaphores aux éléments constitutifs du littoral africain. C'est par le mode sensoriel du toucher, évoqué par les substantifs «main,» «caresse» et «baiser,» que l'énoncé descriptif est introduit. De cette «thématisation perceptive,» l'énoncé passe à un anthropomorphisme érotique dans lequel le littoral africain sera évoqué comme une «bouche sombre,» une «vulve masquée» munie de «lèvres.» Au lieu de faire appel au spéculaire, l'espace parle à la sensibilité et à l'imagination.

Outre sa fonction affective, cet énoncé descriptif «apparaît comme une faille discursive dans laquelle s'engouffrent des données idéologiques à décrypter.»9 Par la mise en scène d'une métaphore anthropomorphique, le littoral africain est évoqué comme le noeud d'intersection de deux entités symboliques: le corps de Joan, symbole du conquérant anglo-saxon, et l'Afrique, symbole de l'espace conquis.

L'Afrique toute entière est morte asphyxiée en même temps que son socle fragile en forme de Joan. J'ai tué, sans égard, Joan et tous les continents noirs qu'elle contenait, toutes les Guinées, tous les affluents anciens et nouveaux du Niger. (TM 86)

Les entités hétérogènes femme/pays semblent mettre en place tout un paradigme thématique d'oppositions sémantiques. C'est autour des entités conquérant/conquis, dominant/dominé, que circulera cette thématique propre à décrire le climat d'un régime colonialiste. En plus de sa valeur d'ordre symbolique, l'Afrique aurait aussi servi à établir une analogie entre le Québec et d'autres pays colonisés. Dans cette optique, Joan, que le narrateur décrira comme «une jeune fille plus ou moins anglaise,» représenterait la source d'oppression existant chez les peuples colonisés. Son meurtre serait selon l'étude de Kidd, un «acte révolutionnaire» symbolisant la mort «de tous les pays où règne l'oppression.»10

A l'instar de la première représentation du littoral africain, c'est de certains substantifs, plus précisément de certaines unités descriptives évoquant un état de dysphorie, que se dégagera la valeur discursive de ce second énoncé.

Il me semble soudain que ma tristesse me déporte trop tard sur la côte basse, ennoyée, d'où soudain j'aperçois Lagos, ville funéraire, que je ne sais trop comment rejoindre, tellement je ne m'y comprends pas dans le secret des lagunes et des deltas innombrables qui me séparent de la femme que j'ai perdue. [...]; cela me ressemble de me perdre et de m'égarer au milieu des failles du littoral, sur une côte affaissée qui m'appelle et m'étrangle. je n'ai pas d'autres pays que ces limans noirs qui m'ensorcellent dans leur succession de redents et d'isthmes décrochés. Oui mon pays n'est rien d'autre que ces sables mouvants qui encastrent Lagos dans un écrin accore. Né du sable, je tente interminablement de m'y enraciner, mais je m'ensable et je m'emprisonne dans le tracé du littoral et dans les calligrammes deltaïques du rivage. (TM 97-98)

En ce qui a trait à la valeur affective de cette représentation du littoral remarquons qu'en faisant «jouer les associations que le texte lui a précédemment suggérées,»11 le lecteur attribuera à l'énoncé descriptif une valeur métaphorique d'ordre sexuel. Dans les métaphores évoquées dans le premier énoncé descriptif, les signifiés de départ étaient d'ordre sexuel. Dans le second énoncé le système est renversé. Par la ressemblance de leur forme un lien analogique sera établi entre les lexèmes géographiques: «delta,» «redents» et «isthmes» et les lexèmes érotico-féminins: «vulve,» «bouche» et «lèvres.»

Ce qui est surtout significatif dans la seconde représentation c'est la «disposition thymique»12 la du narrateur évoquée par une série de syntagmes verbaux: «m'égarer,» «m'étrangler» et «m'ensorceler.» Dissociés des lexèmes géographiques, ces syntagmes évoquent l'état dysphorique du narrateur. Associés aux lexèmes géographiques ces verbes dynamisent et humanisent le littoral africain. L'espace est non seulement présenté comme un phénomène animé doté de mouvement mais comme une source de désarroi décrivant l'état angoissé du narrateur par rapport à sa condition d'existence.

On remarquera que l'énoncé descriptif met en place des micro-systèmes, desquels se dégage un mouvement vertical de chute et d'engloutissement: égarement «au milieu des failles du littoral,» ensablement et emprisonnement «dans les calligrarnmes deltaïques du rivage.» C'est par l'entremise de prédicats évoquant l'image d'un espace en voie de fermeture que l'impuissance de l'être dominé «à s'orienter et à se déterminer»13 est suscitée. C'est de l'enchaînement de ces deux isotopies, l'une d'ordre thymique, articulant une thématique de désorientation et de claustration, et l'autre d'ordre géographique, que découle la valeur discursive de cette représentation du littoral africain.

La signification que nous conférons aux représentations du littoral africain suggère que nous l'envisageons comme une saisie de l'univers, comme une vision du monde, celle de l'écrivain. Ainsi que le note Hubert Aquin,

écrire des romans non-souillés par l'intolérable quotidienneté de notre vie collective [...] et à l'épreuve du choc précis qui ébranle le sol sous nos pieds, c'est perdre son temps. 14

Aquin fut fidèle à cette réflexion dans Trou de mémoire en mettant en place un discours, qui nous renvoie à la réalité historique, colonialiste des peuples québécois et africains occidentaux. Cette «réalité» qui surpasse le cadre de la fiction ne peut être entièrement saisie qu'en tenant compte des conditions sociopolitiques entourant la production de Trou de mémoire.

C'est que les années soixante représentent pour le Québec et le Nigéria (la source géographique du littoral africain), une ère d'instabilité prise par les problèmes politiques d'un renouveau social. Le Nigéria, ancienne colonie britannique, devint indépendant en 1960. Par contre, la décennie qui suivit sa décolonisation fut turbulente, le résultat de nombreux coups d'états et d'une guerre civile qui éclata en 1967. Au Québec, c'est au sein du «courant de la décolonisation des pays du Tiers Monde»15 que s'inscrit le nationalisme québécois. De cette prise de conscience naît de nombreux mouvements indépendantistes voués à l'autonomie politique et économique du Québec.16 C'est une idéologie indépendantiste, issue des mouvements de décolonisation et d'un désir de s'affirmer qui régnait parmi ces deux peuples.

Dépasser comme nous venons de le faire, le cadre du roman en évoquant le contexte sociopolitique dans lequel s'inscrit Trou de mémoire, c'est d'une part attribuer une valeur opérative aux processus discursifs qui organisent les représentations du littoral africain. D'autre part, c'est admettre que «rien n'est neutre dans le roman» et que «tout relève de l'affrontement d'idées qui caractérise le paysage intellectuel d'une époque .»17

NOTES

1 Ottawa: Le Cercle du Livre de France, 1968.

2 Raymond Aron, L'opium des intellectuels (Paris: Gallimard, 1968) 375.

3 A.J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Paris: Hachette, 1979) 108.

4 Allain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (Paris: Minuit, 1961) 126.

5 Robbe-Grillet 127.

6 Robbe-Grillet 127.

7 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire (Paris: Presses Universitaires de France, 1983) 443.

8 Trou de mémoire (Place: Publisher, date) 93. Dorénavant [TM].

9 Jean-Michel Adam, Linguistique et discours littéraire (Paris; Larousse, 1976) 166.

10 A. Kidd, «La Thématique de l'eau dans l'oeuvre d'Hubert Aquin,» Voix et images 4.2 (1978) 285. On notera que, dans son étude de Trou de mémoire, Patricia Smart adopte une perspective analogue à celle de Kidd en suggérant que «dans la perspective des rapports entre le Québec et le Canada anglais, le meurtre de Joan est à la fois une tentative d'expulser le dominateur et un signe de l'impuissance du dominé. Finalement, ce meurtre [...] rappelle le modèle du monde capitaliste et colonialiste de la Critique de la raison dialectique.» Hubert Aquin, agent double. (Montréal: Presses de l'Université de Montréal, 1973) 72.

11 Jean-Michel Adam, Linguistique et discours littéraire (Paris: Larousse, 1976) 143.

12 En termes greimassiens la «catégorie thymique» s'articule selon les modes de l'euphorie et de la dypsphorie. Sa dénomination est motivée par le sens du mot thymie: «humeur, disposition affective de base.» Algirdas Greimas, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Paris: Hachette, 1979) 396.

13 Jean-Marc Léger, «L'Incertitude d'un Québec mélancolique,» Histoire des idées au Québec (Montréal: VLB Editeur, 1983) 349.

14 Hubert Aquin, «Profession écrivain,» Parti Pris 4 (1964): 31.

15 Denis Monière, Le Développement des idéologies au Québec: des origines à nos jours (Montréal: Québec/Amérique, 1977) 334.

16 On notera qu'en 1960, le «Rassemblement pour l'indépendance nationale» lança la lutte pour l'indépendance du Québec et en 1968, la date marquant la parution de Trou de mémoire, le «Parti québécois» qui réclamait une autonomie moins radicale nommée la «souveraineté-association» naquit.

17 Henri Mitterand, Le Discours du roman (Paris: Presses Universitaires de France, 1980) 16.