"JE SUIS LA CHARNIÈRE":
ENTRETIEN AVEC ANTONINE MAILLET

Martine L. Jacquot

     Antonine Maillet, par son oeuvre, a fait connaître l'Acadie au monde entier; dramaturge et romancière, auteure des inoubliables monologues de La Sagouine, elle a été la premibre écrivaine canadienne à enlever le prix Goncourt, on 1979, pour Pélagie-la-Charrette (un million d'exemplaires vendus pour le seul territoire de la France); récemment encore, Le Figaro-Magazine (22 octobre 1988) voyait en elle "la superchampionne de la francophonie" en Amérique du Nord, "la représentante de 200 millions de francophones hors de France," celle qui mériterait d'entrer à l'Académie Française si celle-ci s'ouvrait aux écrivains de langues et de cultures françaises diverses, et non strictement de nationalité française. Acadienne (elle revient régulièrement dans son phare près de Bouctouche), vivant au Québec la plupart du temps, mais voyageant énormément, en Europe en particulier, elle est l'une des écrivaines les plus "enracinées" et "internationales" à la fois, et l'une des conférencières les plus fascinantes. Un colloque tenu à l'automne 1988 à Moncton sur la réception de l'oeuvre maillettienne indiquait clairement que la "personne" Antonine Maillet était devenue l'une des vedettes de la francophonie, couverte d'honneurs dans le monde entier--ce qui n'enlève rien, bien au contraire, à l'importance de son oeuvre dont les thèmes sont, depuis une vingtaine d'années, bien campés par rapport à une certaine Acadie, même si son plus récent roman, Le Huitième jour, marquait une différence notable avec ses oeuvres précédentes, notamment par son retour à l'influence rabelaisienne qui fit partie des premières amours d'Antonine Maillet (sa thèse en folklore à l'université Laval portait sur les convergences entre les proverbes acadiens et les proverbes "de France" utilisés dans Rabelais.)

     Antonine Maillet, impliquée dans de nombreux organismes au niveau de la francophonie, a été nommée on 1987 parmi les quelques membres canadiens du Haut Conseil de la Francophonie par le président de la République Française, François Mitterrand. A l'automne 1988, elle était choisie pour "arbitrer" le débat des chefs de partis politiques majeurs au Canada, devenant peut-être la première écrivaine à assumer cette tâche. L'oeuvre et l'auteur témoignent, de manières différentes mais avec une profonde continuité, d'un "engagement" qui ne se dément point, at dont le mérite rejaillit sur l'ensemble des écrivains.

     Cet entretien avec la romancière et journaliste Martine Jacquot, qui a pris place à Wolfville en 1986, a été complété à la suite de diverses rencontres avec Antonine Maillet, à Montréal et à Ottawa en 1988 en particulier.

MJ: Quand on lit votre oeuvre, la première chose qui frappe le lecteur est le côté oral du texte, et quand on vous entend parler, on comprend que le théâtre est tout un art de vivre chez vous.

AM: Je crois que l'Acadien, par tompérament, s'il s'écoute bien a du bagout. J'ai toujours dit que le théâtre faisait partie de notre vie, de façon presque régionale. Les élections, par example, c'était vraiment du théâtre sur place. L'Acadien aime parler, causer, badgeuler. Mais en timidité, chez lui. C'est un conteur à domicile--alors, là, je me retrouve.

MJ: Est-ce qu'il y avait beaucoup de conteurs dans votre famille?

AM: Pas dans ma famille immédiate, mais dans mes ancêtres, cousins, voisins, dans l'entourage, oui. Je suis d'un lignage de "conteux."

MJ: Dans quel milieu avez-vous grandi?

AM: Disons que j'ai grandi dans une famille assez exceptionnelle. Mon père était maître d'école et ma mère était maîtresse d'école, ce qui fait que mes parents étaient des gens au-dessus de la moyenne intellectuellement. J'ai donc grandi dans un milieu privilégié, mais relatif, car l'Acadie n'était pas un milieu privilégié, dans, le sens qu'à l'époque, il n'y avait pas de collège pour les filles, il n'y avait pas d'université francophone. Heureusement que j'ai eu des parents qui ont fait tout pour compenser le manque à l'école. Par example, ils corrigaient nos lettres, nous aidaient à faire nos devoirs, facilitaient la tâche en complétant les manques de 1'école aussi bien sur le plan culturel, l'ouverture, d'esprit au niveau nationalisme et tout ça.

MJ: Comment voyait-on le milieu artistique depuis chez vous? Etait-il valorisé?

AM: Mes parents étaient des gens qui lisaient, ce qui n'était pas courant à l'époque en Acadie, et on avait donc des livres à la maison. Mon père était le seul homme de la région à être abonné à un journal en français qui venait non pas du Québec mais d'Ontario. Le Droit d'Ottawa, rentrait chez nous dans les années 30 et 40, ce qui était assez exceptionnel, et de plus, chez nous on aimait beaucoup la musique. Toute la famille faisait de la musique, y compris le classique, mes soeurs ainées étudiaient le piano. Alors que sur le plan musical, on était très ouvert, sur le plan peinture, on savait vaguement que ça existait mais il n'y avait pas de musée dons la région. On se contentait donc de regarder des reproductions, car ce n'était pas un monde qui nous était accessible, mais au moins on savait que ça existait, et on aurait voulu en savoir plus. Par contre sur le plan des livres, je me souviens que dons ma petite enfance, lorsque je devais avoir 4 ou 5 ans, j'ai entendu parler pour la première fois du Cid, et j'avais compris "cidre." Et je ne comprenais pas que la grande chose qu'avait fait la France, c'était le cidre d'une corneille! Ce qui veut dire que mon père, qui connaissait le Cid de Corneille, en avait donc parlé à mes frères et soeurs. Pour l'époque, mon père était un lettré. J'ai donc baigné dans un milieu relativement culturel.

MJ: Vous avez commencé à écrire vers quelle époque?

AM: Très, très jeune. Je savais à peine écrire que déjà je griffonnais des petits contes, des poèmes. Je me rappelle avoir écrit un long poème qui était la défense d'un chat. Ca rimait, ça ne devait pas être des vrais alexandrins, mais il y avait du rythme. Tout ça parce qu'il était question dans ma famille qu'on se débarrasse d'un petit chat que j'aimais beaucoup; alors on avait divisé la famille en deux, mon père était le juge, et on faisait la plaidoirie pour la défense du chat, et moi j'avais fait ce poème comme défense. J'avais 8 ou 9 ans.

MJ: Où avez-vous fait vos études?

AM: J'ai fait mes études primaires dans mon village natal à Bouctouche, puis j'ai fait le secondaire et le collège d'abord à Memracook avant de terminer à Moncton. C'était à 1'époque le Collège Notre-Dame d'Acadie, et j'ai été la première "graduée."

MJ: Quand êtes-vous entrée en religion?

AM: J'y suis entrée vers 21 ans, après mes études classiques. J'ai continué après aussi, mais j'avais déjà fait mon baccalauréat.

MJ: Etait-ce un choix personnel ou bien un voeu de votre famille?

AM: Bien sûr que c'était personnel; il n'était pas question qu'on nous attache à des choses comme ça. C'était un choix personnel.

MJ: Et vous y êtes restée longtemps?

AM: Une quinzaine d'années.

MJ: Est-ce que ça a été difficile d'allier la vie religieuse et l'écriture?

AM: Pour bien comprendre ça, il faudrait bien connaître le milieu religieux qui est tout à fait autre chose que ce que les gens ont pu vivre par exemple au Québec. C'était vraiment un autre milieu, une autre atmosphère. L'éducation était aux mains des religieuses. Je n'ai pas souffert, on m'a laissée libre, et j'ai même pu écrire mes premiers livres au couvent.

MJ: Vous vous considérez, je crois, comme, la dernière d'une génération de conteurs, et la première d'une génération d'écrivains?

AM: Oui, je crois pouvoir dire ça, plus que symboliquement. Je fais partie de la génération qui a fait le pas entre la littérature orale et la littérature écrite. Je suis la charnière dans le sons où j'arrive au tout début de la littérature acadienne contemporaine, dans les années 60, 70. Il y avait encore à cette époque des conteurs, donc je suis de la génération de ceux qui ont pu entendre ces authentiques conteurs, alors que mes successeurs n'ont peut-être pas eu cette chance. Je fais vraiment partie de ceux qui ont goûté aux deux domaines littéraires.

MJ: Est-ce pour cela que vous êtes tellement attirée par le passé?

AM: Je ne le suis pas tant que cela. Je veux dire que pour moi, le passé n'a d'importance que s'il reflète mes propres préoccupations. Je ne m'intéresse pas au passé comme tel. Je ne suis pas une femme de musée, même pas de folklore. Ce que je cherche dans le passé, c'est le reflet de mon présent et qui va se projeter dans l'avenir. C'est l'avenir qui m'intéresse. J'ai toujours aimé aller vers quelque part. ]e ne retourne pas. Mais seulement, ce que je ramasse du passé, c'est ce qu'il m'a inspiré, ce qui me stimule, parce que ce que je vois dans l'histoire et dans les histoires qu'on me raconte, c'est ce qui aurait pu être moi. C'est comme si j'avais vécu plus que mes 50 ans. Alors la Tonine que je retrouve tout le long de l'histoire qui l'a précédée, entre avant et aujourd'hui, c'est ça le passé qui m'intéresse. Pour moi, aussi bien Pé1agie, la Sagouine, Mariaàgélas, ou la Bessoune, aussi bien Don l'Orignal, tout ce monde-là fait partie de ma chair. Ils avaient en eux un petit élément cellulaire qui allait devenir moi.

MJ: Alors pour vous, écrire, c'est vivre une portion de vous-même, la développer?

AM: Oui, c'est toutes les possibilités aen moi. Ecrire, c'est me multiplier, c'est vivre un million de vies. ]e regardais l'autre jour une exposition de Picasso à Montréal. J'ai vu que quand Picasso voulait vraiment voir une bouteille, il la brisait et puis la remettait ensemble; et, au moment où il a brisé sa bouteille, il a vu toutes ses possibilités: l'intérieur, le goulot, l'envers, sa forme, sa texture, son contenant, tout. Et puis, il l'a peinte dans toutes ses multiples facettes, de sorte que nous, on voit an même temps dans le tableau le goulot et le cul de la bouteille, ce qui est impossible physiquement. Le peintre nous fait voir ça. Et bien 1'écrivain veut faire la même démarche. Quand je raconte un monde, si je vais le chercher dans le passé, ce n'est pas pour la valeur du passé comme tel, c'est parce que dans ce passé-là, il y avait un morceau de moi qui aurait été ça si j'avais été là. Et je ferais la même chose si j'écrivais l'avenir.

MJ: Trouvez-vous vos personnages dans votre vie de tous les jours, ou bien les créez-vous de toutes pièces?

AM: Je n'invente presque jamais rien. Ce qui arrive très souvent, c'est que je découvre qui sont mes modèles après que j'ai écrit le livre. Un jour, j'ai rencontré une de mes anciennes camarades d'école qui m'a dit: "Comment ça se fait que je ne suis jamais dans tes livres, moi?" Le ton qu'elle a pris pour me dire ça, ce qui a sonné à mon oraille, a réveillé en moi quelque chose, et j'ai compris qu'elle y était dans mes livres. Quand je le lui ai dit, elle était toute contente at a sûrement cru qu'elle était Pé1agie ou quelqu'un comme ça, alors qu'elle est la veuve à Calixte, la Sainte. Ella est dans mes livres parce qu'elle a fait partie de ma vie dans le passé, et elle était justement picasse, la hargneuse, celle qui s'est faufilée dans mon intérieur au point où j'ai besoin un jour de la sortir de là, de la cracher, et elle sort sous la forme d'un personnage dans mes livres. Pour mes personnages plus positifs, comme Mariaàgélas, je sais maintenant qui a pu me les inspirer. Il y a du rêve, bien sûr, mais aussi des personnes réelles derrire ça. Et plus anecdotique, il y a des personnes comme les Bessons do Crache à Pic. Je les connais, ja les vois au quai de Bouctouche à la Côte Sainte-Anne. Ils sont entrés tout bonnement dans mes livres comme ils rentreraient par la porte.

MJ: Vos héroïnes, en général, sont des femmes. Est-ce que c'est un choix délibéré?

AM: Ce n'est pas un choix délibéré, mais inconscient et nécessaire. Un écrivain ne choisit pas tellement; ses choix sont déjà faits pour lui. Quand je suis venue au monde, moi, je n'avais pas décidé de naître cette année-là, dans ce village-là et de ces parents-là. Ces choix ont été faits pour moi. Automatiquement, j'ai emporté dans mes bagages, d'héritage dès le début de me vie toute une série de caractères qui allaient devenir les miens. Je suis une femme: je n'y peux rien. Je suis née à Bouctouche, de parents Maillet-Cormier: je n'y peux rien. Mais je valorise ces données après, c'est-à-dire que j'en tire un maximum. Alors le fait que mes personnages soient des femmes ne vient même pas du fait que j'en sois une, mais que j'ai vécu telle vie. Or, cette vie acadienne avaient des côtés féminins qui prédominaient. Et ces années-là, qui étaient celles de la crise et de la guerre, avaient des valeurs féminines qui prédominaient. Donc, c'est tout un côté do ma vie, de mon spatio-temporel, de mon histoire et de ma biographie aussi bien que de mon tempérament qui fait que mes personnages sont féminins.

MJ: Vous êtes une femme, acadienne, francophone, et de plus artiste. Que de minontés . . . .

AM: Oui, mais j'aimerais dire dans le mot minorité son côté positif. Vous savez, j'aimerais mieux appeler cela la perle rare: le rare est minoritaire. Alors, les minorités devraient être valorisées comme étant que1que chose de plus précieux, plus fragile parce que plus rare, plus important parce qu'unique. Je suis effectivement une quadruple minorité. L'artiste est déjà minoritaire, il est la petite voix. La femme, qui est majoritaire en nombre, est une minorité dans ce sens qu'elle n'a pas encore dit son mot. Donc, il est tout frais, tout neuf, ce mot. Il faut le voir dans un sens très positif. Et I'Acadie, elle, est plus petite et peut-être plus menacée de disparaltre, on le sait bien, alors raison de plus pour qu'elle aît un cri à crier, un chant à chanter, et il faut le faire maintenant. Ca devient une urgence, une nécessité. Toutes ces minorités deviennent pour moi des éléments extrêmement positifs, des coups de pied qui me poussent à dire quelque chose. Je suis bien une multiple minorité, mais je voudrais dire que j'ai en main des perles rares.

MJ: Serait-ce difficile pour vous d'écrire si vous reveniez complètement en Acadie? On dit qu'Antonine a quitté l'Acadie pour Montréal . . . .

AM: Non, Antonine n'est pas partie, ce n'est pas vrai. L'Acadie, ce n'est pas tellement un lieu, c'est une culture, une mémoire, une histoire, un visage. Je peux vivre à Montréal et rester acadienne. Je n'ai perdu ni mon accent, ni ma manière d'être. C'est ça l'Acadie: la culture, la manière de vivre. Pour le reste, je suis humaniste avant même d'être Acadienne, dans ce sens que je suis convaincue que c'est un accident de la nature qui m'a fait naitre au 20ème siècle et en Acadie. Si j'avais eu d'autres contingences dans ma vie, d'autres accidents, j'aurais vécu autrement, mais j'aurais été essentiellement la même. Je veux qu'on sache bien que l'"accident" Acadie dans ma vie, je vais l'assumer pleinement, mais comme un accident et non pas comme un essentiel.

MJ: Vous préférez donc vivre à Montréal pour des raisons pratiques?

AM: Tout à fait, oui. J'aime vivre à Montréal parce que c'est actuellement le milieu artistique le plus favorable pour moi à cause des théâtres, des éditeurs, du groupe culturel plus important, car c'est quand même la capitale culturelle du Canada. Je gagne ma vie là, si vous voulez.

MJ: Vous n'avez jamais été tentée de publier en Acadie?

AM: J'ai été tentée do publier en Acadie bien avant tous les autres auteurs acadiens. Quand j'ai écrit mon premier livre, j'aurais désiré publier an Acadie, mais c'était an 1958, et ce moment-là, il n'y avait pas d'éditeur. J'ai publié à Montréal faute de choix. Même chose pour mes livres suivants, car c'est seulement quand j'étais rendue à mon huitième livre que les Editions d'Acadie ont été fondées. J'avais déjà une partie de mon oeuvre chez un éditeur et il était trop tard pour changer. J'avais une espèce d'engagament moral avec lui. Et surtout, il faut bien qu'il y ait une distribution au Québec et on France. Si je publiais chez un éditeur qui n'ait pas pignon sur rue à Paris ou à Montréal, je ne pourrais pas vivre de mes livres. C'est donc pour des raisons historiques que je n'ai pas publié an Acadie même; mais il ne faut pas oublier quo les Editions d'Acadie sont nées parce qu'il y a eu des gens comme moi qui ont publié ailleurs, qui out prouvé qu'iI pouvait y avoir des écrivains an Acadie. Et, si j'ai besoin comme écrivaine du Québec ou de la France (pour les éditeurs, pour le public, pour vivre de ma plume), il ne faut pas oublier non plus que j'apporte en tant qu'Acadienne une dimension nouvelle, importante, à la "culture" française ou québécoise.

MJ: Vous écrivez beaucoup pour le théâtre. Avez-vous souvent I'occasion de travailler avec les acteurs?

AM: Je suis une femme de théâtre, c'eat vrai, et le théâtre m'a toujours passionnée. Quand il y a une pièce de moi qui se joue, je vie dans les coulisses; je veux dire par là que j'assiste aux répétitions, que je participe un peu à Ia création de la piéce avec le metteur on scène, avec le costumier, avec le décorateur. Je vois évoluer Ia pièce et je fais un peu partie de la troupe.

MJ: Avez-vous souvent eu l'occasion de travailler avec Viola Léger?

AM: Souvent. Quand Viola joue une de mes pièces, et ça lui est arrivé plus d'une fois, je suis là au début, et je la suis.

MJ: Commentl'avez-vous rencontrée?

AM: Dans une autre profession, qui est celle de 1'enseignement. Nous travaillions ensemble au Collège Notre-Dame d'Acadie. Moi, j'enseignais le collège, at elle les petits. A ce moment-là, nous faisions du théâtre pour nous amuser, et c'est la vraie façon, car c'est un divertissement. Moi, j'écrivais les pièces, et elle les montait avec nos é1èves. J'ai tout de suite compris qu'elle avait un talent de comédienne énorme. Quand j'ai écrit La Sagouine, elle était à Paris, où elle étudiait le théâtre, et je lui ai envoyé un mot pour lui demander ce qu'elle pensait du texte. Elle m'a répondu: "Hourra, bravo, attends-moi, j'arrive!" Elle est arrivée et a monté la pièce, et elle a été mise sur orbite immédiatement . . . .

MJ: Nous avons parlé du passé récent . . . mais il y a dans votre oeuvre un passé plus lointain, dont l'une des figures est Rabelais. Vous avez écrit votre thèse de doctorat sur cet auteur, et vous avez récemment réécrit Pantagruel . . . .

AM: D'abord, j'ai une attirance pour le passé, c'est vrai. Mais je voulais dire que je n'écris pas le passé pour lui-même, mais qu'il m'attire pour sa splendeur, sa beauté, pour le souvenir qu'on en garde, qui l'a magnié et agrandi. J'imagine que les gens qui vivront dans un siècle parleront de nous comme du passé, forcément, mais avec une beauté et une splendeur que nous, nous ne connaissons pas. Notre quotidien ne nous parait pas aussi beau que le quotidien du Moyen Age parce qu'il n'est pas passé par le prisme des années. J'ai été séduite par une époque, celle de la fin du Moyen Age et de l'arrivée de la Renaissance. C'est pourquoi j'ai eu tellement de sympathie pour cette époque chez mes ancêtres, qui étaient en Europe, plus particulièrement en France. Je me retrouve dans Rabelais parce qu'il est le plus grand géant qui ait assisté au passage d'une époque à une autre, qui le raconte. C'est le plus grand témoin de ce temps-là. Quand je l'ai lu, j'ai eu le coup de foudria. J'ai eu la sensation que ce géant étendait les bras au-dessus de moi et me couvrait, devenait pour moi une espèce de grande figure paternelle. Je suis de la famille de Rabelais, si vous voulez, sa toute petite fille. Et quand je l'ai étudié, j'ai découvert l'Acadie encore plus. C'est extraordinaire, c'est l'étude de cette littérature et de la Renaissance ramassée dans an auteur qui m'a fait découvrir mon propre pays, et à quel point mes instincts avaient vu juste. En étudiant, mon esprit a compris. J'ai toujours été hantée par cette oeuvre, et c'est pourquoi il y a trois ans, j'ai réécrit le Panurge ami de Pantagruel, une pièce de théâtre où je mets en scène d'une façon beaucoup plus ramassée cette vision du passage se reflétant jusque chez nous. Et mon roman Le Huitième jour, qui se veut fort différent de ce que j'ai fait jusqu'ici, n'est pas sans analogie avec Rabelais--ne serait-ce que par la joie de vivre et de conter, essentiolles dans la "création" que représente l'analogie du huitième jour, celui au cours duquel le créateur littéraire prolonge la création divine . . . .

MJ: Avez-vous d'autres modèles littéraires?

AM: J'en ai beaucoup, oui, parce que tous les grands auteurs que j'ai étudiés sont devenus des modèles pour moi. Si je pense encore au Moyan Age, il y a Villon. Je n'ai pas connu de poète qui m'ait fait vibrer autant que lui. Les fabliaux du Moyen Age, le Roman de Renard, ont été pour moi un point de départ. Et si vous remarquez, je dis Ie Roman de Renard et non pas le Roman de la Rose, je dis les fabliaux at non pas les poèmes courtois. Je suis beaucoup plus du côté du peuple que de la cour. Si je continue, je passe à travers la Renaissance, et bien sûr il y a des poètes comme Ronsard et Du Bellay, dont je ne peux m'empêcher de goûter la langue plus encore que les sujets. J'ai beaucoup aimé Montaigne, et je continue à le relire pour son espèce de vision des choses un peu détachée. Il nous dit des choses qui sont très justes at que je peux, moi, contresigner, dans un sens. J'aime vivre ce côté cynique et sceptique des choses. Gapi est un peu le disciple de Montaigne. Les auteurs qui m'ont le plus marquée au 17ème siècle sont Molière et La Fontaine. C'est probablement encore mon côté populaire qui ressort. Corneille m'a certainement encore plus marquée que Racine, mon côté Jeanne d'Arc, là aussi, mon côté à partir à la grande aventure. Puis, j'arrive au 19ème. Standhal et Balzac sont les auteurs qui m'ont le plus façonnée, qui ont été mes maîtres dans l'écriture, encore plus que Flaubert. L'imagination tient plus de place encore dans La Chartreuse de Parme que dans Madame Bovary, par exempie. Proust est un des grands auteurs qui m'ont influencée. Daudet m'a marquée très jeune. J'ai toujours gardé un petit côté Lettres de mon Moulin dans le fin fond de moi. Puis il y a eu les auteurs étrangers, bien sûr; chez les américains, Melville avec Moby Dick , et surtout Faulkner, puis Steinbeck et un peu Hemingway. J'ai été très emballée par la littérature scandinave at les grands romanciers russes, à commencer par Gogol. Actuellement, ma plus récente découverte sont les Sud-américains, Garcia Marquez entre autres.

MJ: Avez-vous le temps de lire les écrivains acadiens?

AM: Bien sûr, je les lis, j'essaie de suivre la littérature acadienne telle qu'elle se déroule depuis 1970, mais c'est seulement depuis une couple d'années que je m'acharne à la suivre d'une façon plus précise, à mesure qu'un livre sort.

MJ: Vous les avez vu grandir.

AM: Je n'ai pas encore eu le temps de les avoir vu grandir parce que notre vie est très courte à nous écrivains acadiens, nous n'avons pas eu le temps de grandir beaucoup encore. Je ne peux pas dire que j'ai vu sortir de grands écrivains acadiens, je mentirais. Mais je vois que naissent les écrivains acadiens. Et je sais qu'il y en a là-dedans qui arriveront à être grands.

MJ: Comme qui par exemple?

AM: Je ne veux pas faire de discrimination, je ne dirai pas qu'il y en a que je n'aime pas, car il y en a; mais je vous dis qu'il y en a une couple que je vois devenir de grands écrivains. Je vais en nommer deux, et ça ne veut pas dire que je néglige les autres. Dans le domaine de la poésie, je vois Herménégilde Chiasson et dans le domaine du roman, Jacques Savoie.1 Ils ont l'étoffe pour devenir de grands écrivains, je n'hésite pas une seconde à le dire.

MJ: Avez-vous pensé écrire de la poésie vous-même?

AM: Je suis toujours tentée par la poésie, mais sous forme de roman, de vision, d'un monde à créer. Je ne vois pas la poésie, dans mon cas, en alexandrine, ou même en forme nécessairement rythmée. Si j'ai une poésie, elle passera dans mes images, dans mon imagination, ma sensibilité et elle prendra la forme d'une prose, d'une fiction, et si jamais je me lançais dans une vraie poésie, je crois qu'elle aurait la forme d'un vaste conte qui serait une transposition de la réalité, parce que pour moi la poésie est une transposition de la réalité dans l'imaginaire. Les images doivent primer sur la langue même, qui a son rythme. Si c'est cela, la poésie sera pour moi la transposition de la réalité dans un vaste imaginaire.

MJ: Le monde d'Antonine Maillet est bien délimité, dans une langue qui est tirée de celle des villages côtiers du Sud-Est de l'Acadie du Nouveau-Brunswick. N'y a-t-il pas un danger, lorsque l'oeuvre est à ce point "enracinée," à se confiner dans un genre?

AM: Ca peut être vrai. Il y a toujours des dangers, celui de répéter une première oeuvre, surtout si elle a été un succès, et il y a aussi la paresse, la tendance à aller au plus facile. Je me méfie des ornières et je refuse de dire que je vais me laisser diminuer par ces dangers-là. Et je sais que j'en suis déjà sortie. Chaque étape de l'évolution de mes livres correspond à des temps forts. Quand je suis passée de On a mangé la dune aux Crasseux, j'avais fait un saut. Quand je suis passée à La Sagouine, j'en avais fait un autre, qui a englobé Gapi, puis je suis sortie de ce monde-là avec Les Cordes-de-Bois. Ca a été une nouvelle écriture, une nouvelle façon de voir les choses aussi. Et j'en suis sortie; même si la critique, à première vue, ne verra pas la différence, moi je la vois, cette différence. Puis il y a eu une époque qui a suivi et qui pourrait lui ressembler, et je sens maintenant que je suis en train de sortir de là et de me lancer dans autre chose. Quand je dis autre chose, il y aura bien sûr une continuité, parce que je ne peux pas sortir d'Antonine Maillet, mais elle a, je crois, comme les autres écrivains, plusieurs possibilités. Je suis en train de me faire des ponts pour passer du monde de Pélagie qui a été suivi de Cent ans dans les bois et même de Crache à Pic, et je veux me projeter dans ce qui sera la continuité de mon monde, mais en découvrant ses multiples facettes. Le Huitième jour, mé1ange d'aventures "imaginaires" précédé et suivi de petites notes très personnelles sur ma relation avec ma création, marque une nouvelle étape à cet égard.

MJ: On a beaucoup parlé de Pélagie-la-Charette à cause du prix Goncourt. Est-ce que ce roman tient une place particulière dans votre vie?

AM: Pélagie a été importante dans ma vie pas seulement à cause du Goncourt, qui a été l'importance extérieure. Mais intérieurement, j'ai fait une espèce de saut dans le temps. Je me suis rendu compte que j'étais en train de faire une sorte d'épopée, à la mode acadienne. Pé1agie est une épopée à l'envers, et j'adore fairs les choses à l'envers. Mais malgré tout, cette Pé1agie est devenue une épopée pour de vrai, dans le sens que c'est l'histoire des "boatpeople" de cette époque-là, mais c'est à l'envers parce que je raconte l'histoire du retour d'un peuple. L'épopée est l'histoire d'un peuple dans la seconde précise qui précède la naissance de ce peuple-là. Si vous regardez I'Iliade, c'est le moment de la guerre entre Troie at la Grèce où allait se décider qui allait devenir le peuple de I'avenir. Et ç'allait être la Grèce. Si vous regardez La Chanson de Roland, c'est le moment de la guerre entre la chrétienté et l'islam qui a décidé que I'Europe allait se faire. Le retour de Pélagie, c'est le moment décisif pendant ces dix années-là qui va décider si l'Acadie va survivre ou pas. Est-ce que le peuple acadien va revenir à la source pour qu'on parle encore d'Acadie? C'est la charrette qui va décider. C'est donc une épopée, mais je l'ai faite à l'envers des autres, où vous avez le héros à cheval; ici, l'héroïne est à pied, c'est les autres qui sont à cheval. A l'envers des autres, où vous avez la langue grandiose et officielle; ici vous avez la langue de tous les jours, la langue du peuple. Ceux qui parlent la langue officielle jouent l'histoire: pendant que Pélagie rentre chez elle par la porte d'en arrière, les Etats-Unis se donnent une constitution, une indépendance. Pélagie voit l'histoire se faire en face d'elle et elle ne sait pas que c'est elle qui, pendant ce temps-là, est an train de faire une histoire. C'est bien une épopée à l'envers, et oui, pour moi, c'est un livre important.

MJ: Un des thèmes importants dans votre oeuvre est celui de la généalogie. C'est fondamental an Acadie, bien sûr, puisque dans certaines familles on récitait sa généalogie de façon régulière, et que ce fut longtemps le seul moyen de l'identifier. Mais, chez vous, il y a plus, et pas seulement dans les livres: vous êtes remontée très loin dans votre propre lignée, et vous parlez même, maintenant, d'une "mémoire génétique" qui serait plus qu'une simple filiation . . . .

AM: J'aime remonter la généalogie pour me donner des assises, des attaches. L'Acadienne qui se donne le titre de "Antonine à Léonie à Thaddée à Olivier à Charles à Charles à Jacques-Antoine," c'est parce qu'elle a besoin d'être quelque part. L'Acadien n'a pas de pays, alors il a une généalogie. Il n'a pas de père, alors il a une histoire. J'ai une amie à Paris avec qui je correspondais, et un jour je suis allée la rencontrer. Ella habitait rue Gallant dans le 5ème arrondissement, au-dessus d'une ancienne taverne qui portait le nom "Aux Trois Mailletz." Je lui ai demandé d'où venait le nom. Etant ancien professeur de grec, elle était très consciente de l'importance de la vérité historique. Elle a fait des recherches et a trouvé que la maison datait du 12ème siècle et était habitée par trois frères qui ont reçu le nom de Maillet à cause de leur emblème. C'était des tailleurs de pierre, des maçons comme on dirait aujourd'hui, qui étaient chefs de guilde et qui construisaient des églises et des cathédrales à travers la France. Et tenez-vous bien: la date de cette promotion dans leur vie, quand ils ont reçu leur nom, est 1163 et c'est la date de la pose de la première pierre de Notre-Dame-de-Paris. Je descendrais donc, et j'en suis plus heureuse que de descendre de la cuisse do Jupiter, des bâtisseurs de Notre-Dame, et je veux bien le croire. Quant à la mémoire génétique, j'y crois, parce que je me suis aperçue que d'autres Maillet, en France même, portaient la même tache que moi, au-dessus du genou, celle dont je parle dans Le Huitième jour. Mon identité, je la porte sur moi!

MJ: Des ancêtres parisiens, cela vous fait parisienne . . . .

AM: Ca, je le savais, car non seulement ces trois frères sont-ils à l'origine de tous les Maillet, mais l'ancêtre qui est parti en Acadie, qui s'appelait Jacques à Antoine, est parti de Paris. Je le savais par des recherches qui avaient été faites par Geneviève Massignon. Maillet est le seul Acadion qui sorte de Paris, et il était, selon cette histoire, le descendant direct d'un des trois frères Maillet. Fille des grands espaces, fille d'Acadie, je suis Française pur sang; mais, quand j'ai dû résumer il y a vingt-cinq ans mes impressions lors de mon premier voyage en France, j'ai écrit à l'un de mes vieux professeurs : "Je suis très fière de descendre de cette noble race, mais très contente d'en être descendue." C'est par la différence et la ressemblance mêlées que se crée une richesse profonde. C'est cela, la francophonie.

NOTE

1 Jacques Savoie est devenu après Antonine Maillet le premier écrivain acadien à avoir connu un succès international au cours des années 1987-88, en France et au Québec en particulier, avec l'adaptation filmique de son roman Les Portes Tournantes, dont il a signé le scénario. Herménégilde Chiasson est un des dramaturges, poètes et cinéastes les plus connus de la même génération, figurant comme poète dans plusieurs anthologies de diffusion internationale, et ayant reçu plusieurs trophées canadiens pour ses films.