LES ROSES SAUVAGES:
RECUEIL ET INTERTEXTE
Jean-Pierre Boucher
On ne saura peut-être jamais avec certitude si la composition par fragments de ses oeuvres était pour Jacques Ferron affaire de tempérament ou de circonstances. L'écrivain le disputait chez lui au médicin, à I'historien, à l'observateur des moeurs sociales et politiques, voire au chef de parti et candidat lors d'élections. La remarquable bibliographie de Pierre Cantin1 révèle qu'il s'agit chez lui d'une constante. Beaucoup de ses oeuvres, sinon la majorité, sont des "collages" de textes parus antérieurement et constituent autant de recueils. Rappelons notamment les Contes, les Confitures de coings, les Historiettes, Du fond de mon arrière-cuisine, les Escarmouches, les Lettres aux journaux, la Conférence inachevée, et les Roses sauvages.
Cet aspect de son art n'a pas jusqu'ici beaucoup retenu les chercheurs. Ferron en est sans doute le premier responsable. Soit par insouciance ou d'intention délibérée, il est fort discret sur ses nombreuses utilisations d'un même texte. Il réunit ou laisse 1'éditeur rassembler des textes qui sont souvent livrés en vrac, sans dates, ni coordonnées. Des ajouts, des suppressions, demeurent inexpliqués d'une édition à l'autre. Celle de 1977 des Confitures de coings et autres textes modifie l'ordre des textes sans la moindre justification.
En attendant la parution d'une biographie détaillée, la bibliopraphie de P. Cantin permet du moins de mesurer I'ampleur du phénomène et de corriger le travail bâclé de certains éditeurs. La plupart des oeuvres de Ferron font figure de carrefour, comme si, pour lui, écrire un texte impliquait d'en écrire plusieurs, et raconter une histoire en raconter d'autres. Rassemblement de textes eux-mêmes morcelés, le recueil ferronnien est une oeuvre à la fois fortement éclatée et structurée.
Composées de trois textes, les Roses sauvages illustrent magnifiquement cette manière. Avec P. Cantin, rappelons que le roman les Roses sauvages, publié en octobre 1971, s'inspire largement de quatorze textes d'une série de dix-neuf parus entre novembre 1966 et août 1967 dans l'Information médicale et paramédicale sous le titre "le Contentieux de l'Acadie."2 Ces quatorze textes se retrouvent pour l'essentiel entre les pages 50 et 70 du roman. Ferron a en outre intégré plusieurs extraits de ces mêmes textes à une conférence prononcée à Moncton en 1972,3 et les a aussi utilisés dans un reportage paru dans le Maclean en juillet et août 1972.4 Quelques semaines avant la publication du recueil avait été lue au réseau FM de Radio-Canada une pièce radiophonique intitulée "J'ai déserté Saint-Jean-de-Dieu"5 qui reprend plusieurs é1éments de l'"Introduction" à la lettre d'amour. L'apparente unité du texte cache donc une étonnante mobilité. Ferron se pille continuellement lui-même, défait et reconstruit sans cesse de nouvelles oeuvres à partir de matériaux existant, en crée de nouveaux, en rejette certains, invente, avec de nouvelles facons de les assembler, de nouvelles formes, et donc de nouvelles significations.
Le sous-titre du recueil annonce sa double nature fragmentée et unifiée: "petit roman suivi d'une lettre d'amour soigneusement présentée." Les Roses sauvages sont identifiées comme un "petit roman" qui précéde curieusement une "Introduction" à une lettre d'amour intitulée "Cher époux." Trois textes distincts, donc, mais néanmoins étroitement liés comme le dénotent les épithètes "suivi" et "présentée." On aurait tort à 1'exemple de certains critiques6 d'isoler ces trois textes les uns des autres. Ils forment, au contraire, un tout indissociable tant au plan thématique grâce, par exemple, à la réflexion développée de l'un à l'autre sur les racines sociales de la folie, qu'à celui plus important encore de la composition et du point de vue narratif de chacun d'eux.
Les Roses sauvages se présentent comme une fiction que l'"Introduction" et la "Lettre d'amour" associent à la réalité vécue qui lui a donné naissance, encore que nous ignorions si cette Aline Dupire a véritablement existé et s'il s'agit de son vrai nom ou d'un nom d'emprunt. Ce rapprochement de l'imaginaire et du réel joint la "folie" d'un individu à son milieu social. Ecrire n'a de sens pour Ferron que si l'oeuvre d'art transforme le réel où dans un premier temps elle puise sa matière. Il a parfois livré deux versions d'une même histoire, la relation des faits bruts et sa transcription littéraire. Rosaire apparait ainsi le point de départ de Cotnoir, et l'"Appendice aux Confitures de coings" décrit la genèse du roman du même nom.
L'ordre d'apparition des textes est donc important. Il va ici de la fiction à la réalité. Le narrateur du roman cède la place au médecin de l'"Introduction," qui à son tour s'efface devant Aline Dupire dont la lettre clôt le recueil. Par sa prise de parole du fond de son asile, ce double de l'épouse anonyme et muette de Baron affirme sa personnalité et surmonte son sentiment de culpabilité.
Le point de vue narratif du roman les Roses sauvages est pour l'essentiel celui d'un narrateur externe, anonyme, et omniscient. Sa relation rétrospective des faits lui confère un poste d'observation privilégié sur les personnages, leurs pensées, et les événements auxquels ils sont mêlés. Il se permet des digressions étrangères à son propos comme celle sur la salle Port-Royal (88), ou encore des prolepses du style "Ann Higgit . . . que sa famille avait envoyée parfaire ses études en Angleterre, avec le même désespoir que Rose-Aimée ressentira quand Baron l'arrachera au pays chiac pour la confier aux couvents . . . " (45-46). Signalons toutefois deux accrocs à cette règle de l'omniscience. La narrateur donne parfois l'impression d'ignorer des choses sur un personnage, cette même Ann Higgit par exemple:
Elle de son côté cherchait peut-être à se faire aimer par un homme bien constitué qui ne voulait plus aimer, mais peut-être avait-elle des buts plus hauts et voulait-elle prendre parti contre les divinités tragiques dont Baron lui semblait la victime? Peut-être aussi des buts plus bas et obéissait-elle aux sourdes volontés de son sexe? Elle avait sans doute d'autres motifs (42).
Lui échappe par ailleurs en au moins une occasion la première personne du singulier: "[les trois autobus) reprirent le cours de la rue qui les charria je ne sais où pour le restant de la journée" (66-67). Ces deux exceptions tiennent cependant plutôt de la maladresse que de l'écart significatif.
La narration omnisciente et externe convient à un récit dont le manque de lucidité caractérise les personnages principaux. Baron est si "avantageux" qu'il est aveugle à tout ce qui l'entoure, et son épouse a abdiqué sa personnalité propre devant celle envahissante de son mari. Ni lui ni elle ne pouvaient donc être des narrateurs plausibles. Leur échec reside précisément dans leur incapacité à communiquer avec leur entourage, et notamment l'un avec l'autre:
Baron ne pouvait pas deviner qu'elle ne mangeait bien que le soir . . . il ne pouvait pas deviner que toute la journée elle s'était morfondue de rage et de terreur. . . . Le jour, Rose-Aimée devenait une autre enfant; elle aurait voulu que son mari le sût mais comment le lui aurait-elle appris sans avouer en même temps son indignité? Elie se taisait donc et n'en pouvait plus de faire de son mieux comme le médecin le lui avait conseillé. (21-22)
Elie cesse de même d'envoyer des lettres à son mari car elle n'arrive pas à croire être intéressante:
Elie de son côté, après avoir tenté de le faire lors du premier stage, s'était rendu compte qu'il ne lui arrivait jamais rien et qu'elle n'avait à lui dire que des répétitions de formules banales. Toutes ses lettres envoyées à Baltimore lui avaient appris son humiliation. Elie ne lui écrivit pas à Toronto ni à San Francisco. (14)
De son côté, Baron lui écrit chaque soir des villes étrangères où il séjourne "de son écriture haute et ferme, égale et sans apparence de fatigue pour lui rendre compte de la journée" (14). Mais plutôt que de s'enquérir de l'emploi du temps de sa femme, il lui décrit le sien, comme s'il était le véritable destinataire de ses lettres où il se met lui-même en scène. Il agit pareillement avec Rose-Aimée en pension à Cocagne dans ses lettres quotidiennes où il l'entretient "de ses journées dans sa maison d'affaires" (33). Interné à Saint-Jean-de-Dieu, il rédige d'innombrables lettres à sa fernme morte, mais toujours c'est à lui-même qu'il écrit, utilisant l'écriture comme un miroir. Lorsqu'il lui parle, Ann Higgit remarque qu'il ne communique pas, mais s'enferme en lui-même: "Tu parles, tu parles, Baron, et c'est pour te ligoter dans tes peurs enfantines" (76). En découvrant les sacs de ses lettres envoyées poste restante à Casablanca, sa fille tirera les mêmes conclusions.
On peut penser que c'est pour éviter ce piège que Ferron a construit son recueil de manière que l'ordre d'apparition des trois textes indique que toute fiction doit retourner à la réalité d'où elle est issue. L'"Introduction" du médecin et la "Lettre d'amour" d'Aline Dupire suivent donc à juste titre le " petit roman" qu'elles complètent. Au contraire de celles innombrables de Baron à son épouse et à sa fille, l'unique lettre d'Aline à son mari est toute pleine de l'autre pourtant absent, alors que celles de Baron ne sont remplies que de lui-même.
Sous cet éclairage le choix d'un narrateur omniscient et externe s'explique. On s'étonne cependant que pareille instance narrative mène un récit où est brisée la chaine du malheur grâce à l'intervention du personnage de Gertrude McGraw. On s'explique mal comment est au pouvoir d'un narrateur externe ce personnage autonome et lucide dont la trajectoire croise celle de Baron, s'échappant d'asile où il entre, et réintégrant le monde qu'il fuit. La narration aurait certes pu étre confiée à Gertrude McGraw, ou à Rose-Aimée libérée par elle, ou encore à Ann Higgit, ou même aux trois réunies. L'auteur a réservé ce rôle à un quatrième personnage féminin, Aline Dupire. Sa lettre d'amour est avec raison "soigneusement présentée" par le médecin car elle couronne le recueil. Contrairement en effet à ce que le titre du recueil laisse croire, et aussi à ce que suggère le volume décroissant des trois textes, le plus important est le plus court et le dernier. S'éclaire alors l'appellation de "petit roman," non pas tellement à cause de sa brièveté que de son caractère préparatoire. Le narrateur omniscient du roman ne fait que mieux ressortir par contraste l'importance de la dramatique prise de parole d'Aline Dupire. Même internée, celle-ci donne sa version des faits alors que l'épouse de Baron est morte de ne pouvoir parler. La lettre d'Aline c'est, venue d'outretombe, la voix de l'épouse de Baron qui se fait enfin entendre.
Comme s'il pensait aussi à l'épouse de Baron, le médecin-narrateur affirme dans son "Introduction" qu'Aline n'a "jamais su conjuger la première personne du singulier . . . , restée tributaire du nous familial" (157). Sa reclusion lui a cependant appris "le pouvoir des mots et qu'avec sa cinquième année non complétée ils lui ont appris à l'enchanter" (157). Il note enfin qu'elle parle sans profit puisque personne ne l'écoute plus, son dossier "déjà trop épais" (158). La place de sa lettre en conclusion du recueil traduit l'effacement de l'auteur devant non plus un personnage mais une personne humaine réelle à qui il cède la parole avec l'espoir qu'elle soit enfin écoutée.
Narratrice de sa propre histoire, Aline se démarque des narrateurs précédents. Celui omniscient des Roses sauvages est anonyme et ne nous dit rien de lui. Le narrateur de l'"Introduction" parle en tant que médecin et non à titre personnel. Aline s'exprime au contraire en son nom propre. Confinée jusque-là au rôle de victime et de patiente, sa victoire en est une sur le mutisme qui a perdu l'épouse de Baron, et aussi sur le silence que les asiles tentent d'imposer aux malades: "Dans la salle les patientes sont de vraies démones, parlant toutes en même temps pour ne rien dire, pour couvrir la voix de celles qui auraient quelque chose à dire, pour qu'elles se taisent et se sentent devenir folles à leur tour" (176). Le texte de clôture du recueil inverse donc la situation initiale. Dans les Roses sauvages Baron s'approprie toute la lumière, brillant comme un astre qui rejette dans l'ombre son épouse éblouie dont le suicide illustre le repli définitif sur soi. Dans la lettre d'Aline au contraire, l'épouse occupe tout l'espace alors que le mari est absent, elle cherche à communiquer quand il se cache, elle lui écrit, lui téléphone, tente de se rendre à Valleyfield puis Toronto pendant qu'il fait le mort à l'autre bout de la route. La fin de sa lettre laisse entrevoir que son sort différera de celui de l'épouse de Baron. Aline ne se suicide pas, elle vit, elle a foi en I'avenir comme en témoignent ses derniers mots: "Celui que j'attends est plus brave. Il marche sur les hautes poutres d'acier dans le ciel. Il viendra de Toronto pour me mettre en foyer chez lui, chez nous" (177). On peut certes douter que son rêve se réalise jamais mais du moins il lui permet d'envisager l'avenir avec espoir et lui ouvre le domaine de l'écriture qui, comme se le demande Rose-Aimée en lisant les lettres de son père envoyées à Casablanca, est peut-être "une folie dépassée qui s'offre à elle-même guérison" (117).
Au fil des trois textes du recueil, la place du narrateur externe régresse dans la mesure où celle du personnage féminin s'affirme. Face au narrateur omniscient des Roses sauvages, I'épouse de Baron est inconsciente du drame dont elle est la victime. Le médecin-narrateur de l'"Introduction" fait 1'historique du dossier d'Alpine Dupire à partir des renseignements qu'il y trouve et de ses rencontres avec elle à Saint-Jean-de-Dieu. Nettement moins étendu que celui du narrateur du roman, son point de vue est en outre beaucoup plus proche et sympathique. Aline est enfin la seule narratrice de la "Lettre d'amour." Au plan narratif, le recueil décrit donc l'affranchissement graduel des instances narratives externes par un personnage entièrement dominé au début, autonome à la fin. D'une vision extérieure du personnage nous passons à une vision intérieure, le "petit roman" et l'"Introduction" se révélant une longue préparation à une lettre courte mais essentielle.
Par cette inversion des rôles en cours de recueil l'auteur associe sa pratique de l'écriture à sa réflexion sur le traitement du cas d'Aline Dupire, modèle probable du personnage de l'épouse de Baron, dévoile la genèse du roman dont on vient d'achever la lecture et lie la fiction au réel. L'auteur applique ainsi à la littérature le traitement qu'il préconise pour la folie et qui consiste, au lieu d'exclure le malade de la société, à tenir compte de son environnement social pour y agir sur les causes de sa maladie. Contrairement au médecin responsable d'Aline qui n'a tenu aucun compte des penchants incestueux de sa famille et l'a traitée aux électrochocs et aux neuroleptiques, le narrateur-médecin rattache sa folie à son vécu quotidien. Pour lui, le "nous familial" de chaque malade "dessine les contours de sa maladie" (158).
Ferron a donc refusé comme il aurait pu le faire en le publiant seul de cantonner son roman dans le seul champ de l'imaginaire. De même a-t-il fait suivre les Confitures de coings de l'"Appendice" et de "la Créance." Cette démarche s'accorde avec sa conception de la littérature qui doit retourner à la réalité pour la transformer, sinon elle n'est qu'une abstraction. L'"Introduction" et la "Lettre d'amour" ne sont donc pas "hors de propos" mais essentiels au recueil comme chacun des volets d'un triptyque. Que ces trois textes aient été composés par fragments et que le recueil se présente sous une forme éclatée ne doit pas cacher l'unité de l'ensemble. Le propre de tout recueil digne de ce nom n'est-il pas de jouer à la fois sur l'autonomie et l'interdépendance des textes qu'il rassemble?
A la fragmentation narrative s'ajoute celle non moins importante du récit. Les Roses sauvages racontent simultanément plusieurs histoires. Certaines sont é1aborées, d'autres évoquées de maniére allusive, d'autres enfin forment un riche intertexte. Toutes entretiennent néanmoins entre elles des relations étroites.
Le déroulement de l'histoire de Baron obéit à la structure du conte. Victimes d'un maléfice qui menace aussi Rose-Aimée, Baron et son épouse se suicident tour à tour. Alors qu'échouent les médecins, en vérité alliés de la maladie qu'ils désignent comme la schizophrénie, Ann Higgit, Patrick et sa famille, et Gertrude McGraw tentent de les sauver. Ronald, le fils de Patrick, étudie d'ailleurs dans un asile new-yorkais, comme soeur Agnés n'est occupée des fous pendant quarante ans. La quête de leur identité résume l'itinéraire de tous ces personnages. Elle fait défaut à Baron dénué de patronyme et à son épouse anonyme encore davantage. Celle-ci pose pourtant à son médecin, qui lui rétorque de consulter l'horoscope, la question centrale du roman: "Dites-moi, docteur, qui suis-je au juste?" (17). Ann Higgit y répond en rentrant à Terre-Neuve après un exil à Toronto, soeur Agnès en réintégrant le monde où elle reprend son nom profane, et Patrick en s'établissant à Cocagne plutôt qu'à Moncton, ville d'aliénation de ses compatriotes acadiens.
L'histoire de Baron et de son épouse présente avec celle d'Aline des similitudes frappantes. Aline est internée à Saint-Jean-de-Dieu comme Baron et comme l'aurait sans doute été son épouse si elle ne s'était suicidée. Comme Baron aussi avec son épouse, son mari dont la conduite apparente est irréprochable a longtemps refusé de la tenir pour folle. Sa maladie se manifeste aprés la naissance de son deuxième enfant comme pour l'épouse de Baron après celle de Rose-Aimée. Les médecins en attribuent dans les deux cas la cause "à la dépression des relevailles" (128), caractérisée par une perte de confiance en soi qui résulte chez les deux fernmes en une admiration excessive pour leur mari. Pour excuser le sien, Aline s'accuse d'être la cause de son échec conjugal, à l'instar de l'épouse de Baron qui se culpabilise, puis de Baron lui-même qui se sent responsable du suicide de son épouse. Son mariage avec Baron a coupé son épouse de ses amies et de sa famille, tandis qu'Aline appartient tant par sa famille propre que par celle de son mari à "la main d'oeuvre mobile du pays" (136), génératrice d'inadaptés. D'un milieu familial incestueux à Sainte-Eulalie de Rimouski, elle a été transplantée à Valleyfield où elle s'adapte mal et néglige son enfant, comme l'épouse de Baron, seule dans son bungalow de banlieue, se désespère de mal s'y prendre avec sa fille dont elle est rejetée. Pour décrire son mari, Aline recourt presque aux même mots employés par le narrateur dans sa présentation stéréotypée d'un Baron toujours "avantageux": "C'était un bel homme, un bon mari. Il rapportait de grosses gages. Seulement je ne pouvais pas parler avec lui" (151). Depuis son abandon par Conrad enfin, Aline ne vit plus que pour l'attendre comme Baron écrit à sa femme morte chaque jour Casablanca où il imagine qu'elle a un pied-à-terre.
Greffée à l'histoire d'Aline, celle à peine esquissée en quelques lignes de Madeleine Cérez qui, jusqu'à I'âge de dixneuf ans, a vécu avec son père, "biochimiste au laboratoire provincial, honneur et prospérité" (127). Internée depuis sa mort, elle ne souhaite que d'aller le rejoindre au cimetière. Ce micro-récit évoque le sort de l'épouse de Baron qui vit dans son ombre, et surtout celui qui attendait Rose-Aimée, dont la mort de son pére survient au même âge que Madeleine, si Gertrude McGraw ne l'avait arrachée à la culpabilité malsaine qui allait l'envahir à son tour.
Ann Higgit, Gertrude McGraw et Patrick ne sont pas confinés à la seule fonction d'adjuvants dans l'histoire de Baron. Chacun possède la sienne propre qui d'ailleurs se ressemble. Originaire d'une famille de notables de Corner Brook à laquelle elle s'oppose en prenant parti pour les grévistes, Ann suit à Toronto le rédacteur du journal local qui a été congédié. Loin des siens, elle apprend à douter d'elle-même et de la sagesse de sa décision. Au moment de sa rencontre avec Baron dans l'avion de Moncton, elle rentre à Terre-Neuve, à la fois humiliée des blagues entendues sur ses compatriotes et solidaire d'eux. Son identité retrouvée, elle enseignera plus tard le français à Londres.
C'est aussi pour récupérer son identité perdue que Gertrude McGraw, "née brayonne dans la petite république de Madawaska" (97), défroque et reprend son nom profane:
Durant près de quarante ans elle s'était nommée soeur Agnès de Jérusalem et c'avait été après avoir repris son nom profane que sans raisons apparentes, restant la même, souriante et bonne, elle avait quitté une communauté [ ) qui possédait deux cent quarante maisons coast to coast, qui gardait sans doute de grands biens et aurait pu lui assurer une fin heureuse et paisible. Et voilà qu'à cinquante-huit ans, sur une manière de coup de tête, du même mouvement qu'elle avait renoncé au monde, au monde elle était revenue, bien vieille, avait remarqué I'Acadien, pour y faire son noviciat (94-95).
Sa trajectoire croise donc celle de Baron qu'elle remplace auprés de Rose-Aimée, permettant ainsi à un nouveau récit de s'amorcer, mais cette fois sous de meilleurs auspices.
Patrick forme pour sa part avec son épouse un couple opposé à celui de Baron et de la sienne. Au lieu du bungalow de banlieue de ces derniers, il demeure "sur le bien paternel entre Moncton et Memramcook" (33), puis sur une meilleure terre, à Cocagne, plus près de la mer. Son épouse n'est pas anonyme mais une demoiselle Dignard de Caraquet. Eux et leurs enfants échappent à la vie précaire des Acadiens de Moncton menacés d'assimilation. L'évocation des origines de Moncton rappelle la campagne militaire de l'automne 1758 par le colonel Monckton et le commandant Scott. Son interpellation par un policier fait comprendre à Baron que "cet incident bizarre" se rattache peut-être "à d'autres incidents survenus dans le passé" (70). Il devine alors que les conflits raciaux actuels ont peut-être leur source dans la dévastation de la région autrefois: "Baron n'était pas trop content de ce passé qui ne semblait pas fini, aussi vilain que naguère et autrefois plus sournois" (71). Cette réflexion invite à réfléchir sur l'intertexte le plus important du roman: l'histoire des roses sauvages.
Chaque année, en avril, Baron et son épouse vont chercher dans les champs et les bois environnants des arbrisseaux qu'ils transplantent sur le terrain de leur bungalow de banlieue. Cette année-là, la cueillette a été fructueuse:
Autour des ruines d'une maison de cultivateur, dans un bout de rang iso1é où il ne semblait plus y avoir personne, ils avaient trouvé des lilas, des lys rouges, des coeurs saignants et des roses sauvages. Les premiers allèrent dans la cour, mais Baron avait tenu à planter ces dernières sur l'étroite lisière de terre qu'il y avait entre les fenêtres de leur chambre et le rectangle d'asphalte où il mettait son auto. Les roses qui vivotaient depuis des années, peut-être depuis un siècle et même davantage, se trouvèrent ravigotées par la transplantation et se mirent à retiger . . . . (10)
La suite du roman ne nous apprend rien de plus sur une histoire bien antérieure à celle dont nous amorçons la lecture et dont on devine au fil des pages qu'elle entretient avec elle des liens mystérieux. Des questions surgissent nombreuses dans notre esprit. Que s'est-il donc passé autrefois dans cette maison de cultivateur aujourd'hui en ruines pour que les roses sauvages soient porteuses d'une sorte de maléfice, présentes à chaque étape de la folie de Baron et de son épouse, et dont l'influence néfaste ne s'arrête qu'après que Gertrude McGraw ait extirpé le rosier "jusqu'à ses racines" (122) et l'ait remplacé par des fleurs banales, semées?
Les roses trouvées par Baron et son épouse étaient-elles antérieures à la construction de la maison en ruines? Se seraient-elles vengées de l'empiètement de leur territoire? Ou y seraient-elles venues par propagation naturelle? Ou encore y avaient-elles été transplantées par les anciens occupants comme Baron et son épouse le font eux-mêmes? Dans ce cas, si le passé tend à se répéter comme le texte le signale plus loin, le drame vécu par Baron et son épouse l'aurait déjà été par les anciens habitants de la maison en ruines. Pour quelles raisons ces gens auraient-ils transplanté les roses? Pour orner leur maison? Pour se rappeler grâce à elles le souvenir de quelque chose ou de quelqu'un, un enfant mort en bas âge par exemple? Les fleurs trouvées autour de la maison, lilas, lys rouges, coeurs saignants et roses sauvages, sont toutes odorantes et de couleur rougeâtre. Symboles de l'amour et du sang, elles suggèrent un drame passionnel dont elles seraient le vestige. Pourquoi vivent-elles toujours alors que la maison centenaire est en ruines? De quoi se nourrissent-elles? L'endroit autour de la maison où elles étaient situées n'est pas précisé. Se pourrait-il que ce soit sous la fenêtre d'une chambre, là même où Baron les transplante à son bungalow? Si c'est le cas, l'hypothèse de l'enfant enterré sous la fenêtre de la chambre de ses parents s'accrédite. Quelles ont pu être les circonstances de cette mort? Fausse couche, avortement, mort à la naissance, accident, maladie, meurtre? La hantise de cet enfant mort aurait-il forcé ses parents à quitter leur maison construite de leurs mains? On ne peut que conjecturer sur 1'existence de cet enfant hypothéthique. On sait par contre qu'il s'en est fallu de peu que Rose-Aimée ne soit battue à mort par sa mère. Pareil drame serait-il survenu autrefois dont les roses sauvages, nourries du cadavre de la victime, garderaient vivaces le souvenir et le désir de vengeance? Comment le maléfice des roses a-t-il agi sur l'esprit des anciens occupants de la maison dont les ruines témoignent de leur destruction tant morale que physique? Le phénomène pourrait donc se reproduire surtout si est posé, même à des décennies de distance, le même geste par un Baron ignorant de ses conséquences, celui de la transplantation des roses.
La drame ne se serait sans doute pas produit si Baron avait acheté des rosiers de culture chez un pépiniériste. En transplantant des roses sauvages près de son bungalow, il introduit chez lui un é1ément étranger, complet en lui-même, qui ne pourra jamais s'intégrer à ce nouvel environnement, mais au contraire le combattra, tentera de le détruire pour occuper à lui seul toute la place. Ces roses sauvages vivent d'une vie primitive qui ne saurait être domestiquée. Leur transplantation met en présence deux principes de vie opposés. L'un devranécessairement expulser Fautre de son territoire pour assurer sa propre vie, à la manière du français et de l'anglais, deux langues complètes qui, selon le narrateur, ne peuvent non plus partager le même espace. Leur transplantation stimule leur activité comme si était libérée quelque force primitive qui se développe dès lors de façon incontrôlable. Leur hypertrophie entraine I'atrophie de quelqu'autre élément, en l'occurrence 1'épouse de Baron qui meurt littéralement asphyxiée par elles. Le roman offre plusieurs autres exemples de transplantation avec des résultats variables. Négatifs pour l'épouse de Baron que son mariage sépare de ses amies qui auraient pu l'aider. Positifs pour Ann Higgit qui retrouve son identité terre-neuvienne à Toronto, pour Gertrude McGraw qui réintègre le monde après quarante ans de vie religieuse, et pour Rose-Aimée dont le séjour à Cocagne la sauve de la banlieue anonyme.
A la ville aliénante peuplée de déracinés tels Baron, son épouse et les Acadiens de Moncton, est d'ailleurs opposée la campagne habitée de Patrick et de sa femme, d'Ann Higgit et de Gertrude McGraw, tous fortement enracinés dans le passé par l'histoire de leur famille. La perte d'identité en banlieue par Baron et son épouse reproduit peut-être celle vécue par les anciens occupants de la maison en ruines. Ces cultivateurs ont sans doute abandonné leur ferme pour la ville, attirés par une promesse de vie plus facile. L'origine des roses sauvages remontant à peut-être plus d'un siècle, il faut pour vaincre leur maléfice que Rose-Aimée s'enracine elle-même par un séjour en Acadie, et que Gertrude McGraw les extirpe symboliquement "jusqu'aux racines."
L'origine centenaire des roses sauvages indique que la cause de leur maléfice réside dans le passé qui agit sur le present. L'intertexte souligne ainsi lui-même son importance dans l'architecture du roman. Sur tout le recueil plane en effet cette question: le drame d'autrefois va-t-il se répéter? Celui de Baron et de son épouse réédite-t-il celui des cultivateurs? La culpabilité transmise de sa mère à son père se propagera-t-elle à Rose-Aimée? Aline Dupire connaîtra-t-elle le sort de l'épouse de Baron? Les Acadiens de Moncton seront-ils vaincus comme leurs ancêtres par Monckton et Scott? Bref, le malheur a-t-il une fin, et la fatalité peut-elle être arrêtée?
L'insistance du texte à évoquer une fatalité ancienne toujours à l'oeuvre invite d'ailleurs à se tourner vers l'intertexte de la maison en ruines. Baron en devine confusément la nature:
Il pensait déjà à partir mais ne savait pas trop comment s'y prendre, n'étant plus libre d'aller et de venir à sa guise, sous l'emprise d'un système qui échappait à sa volonté, assez semblable à ce qu'on nommait autrefois le destin, qu'il appréhendait sans rien y comprendre et qui le contrariait visiblement. (45)
Il s'interdit d'aimer une autre femme dans la crainte "de recommencer le premier drame qu'il n'avait pas élucidé, qu'il n'avait pas pressenti" (72). Ann Higgit sait pour sa part "que ce qui a été fait tend à se perpétuer" (53). Elle pressent l'action de "divinités tragiques dont Baron lui semblait la victime" (40) et dont elle note l'influence sur elle-même qui a accepté d'accompagner à Cocagne un homme qu'elle vient pourtant à peine de rencontrer:
Oui. comment se faisait-il. A moins d'avoir été prise dans les filets d'une intrigue et d'un chasseur qu'elle ignorait? Des trois, d'elle-même, de Patrick et de sa femme, elle fut la première à reprendre sa gravité, songeuse comme Baron et peut-être encore plus triste parce qu'elle avait quelque notion de mythologie et que, pour sa part, il n'avait aucune idée des vastes filets où les humains, braves et conséquents, se trouvent pris pour peu qu'ils veuillent mener librement leur vie. (46-47)
Lorsqu'elle pressent qu'il est en danger de mort, elle se désespére de ne pouvoir rien faire, comprenant "qu'elle était de trop dans le drame, qu'absente ou présente il aurait lieu quand même" (79). Seule Gertrude McGraw, ancienne soeur de la Providence, peut lutter à armes égales avec la fatalité. Pour elle, la vie "doit continuer, échapper au malheur et au drame" (119), dont personne n'est responsable: "Il y a eu ta mère, il y a eu ton père: crois-tu que de génération en génération la tragédie doive se continuer jusqu'à la fin des temps? Pour qui te prends-tu donc ma fille?" (120). Le salut du monde ne réside pas selon elle "dans les vieilles générations mais dans les jeunes [car] c'est par celles-ci qu'on peut réparer les dégâts des premières" (109). La dernière page du roman la montre qui jubile "parce que le monde se trouvait délivré d'une sorte de mauvais sort" (122).
L'intertexte de la maison de cultivateurs maintenant en ruines n'est pas le seul. D'autres sont tout aussi importants. Ann Higgit avait évoqué à Moncton la Maison aux sept pignons et la Lettre écarlate de N. Hawthorne. Professeur de francais en Angleterre, elle recherche "dans les livres moins célèbres des écrivains fraternels, à l'haleine encore chaude" (77). La lecture de Colin-Maillard de Louis Hémon l'intéresse vivement.
Originaire de Dublin, Mike O'Brady trouve à Londres un emploi de débardeur. Il cherche cependant moins du travail qu'un sens à sa vie. Il veut comprendre la mécanique du monde, découvrir une, sinon la vérité. Naif, il est tour à tour la dupe des syndicats qui militent pour la révolution socialiste, et d'organisations catholiques telle l'Armée du salut qui appuient le pouvoir politico-économique en place. Désabusé, constatant que l'hypocrisie, le mensonge, l'exploitation des pauvres gens et des ouvriers est irrémédiable, il rejoint dans son pub Wynnie, sa seule arnie, une putain. Il tue le patron de l'établissement qui l'exploite, assomme plusieurs clients, et, armé d'une barre de fer, attend l'arrivée des policiers en s'exclamant: "On va rire!"
Certaines ressemblances avec les Roses sauvages sont évidentes. Irlandais, Mike appartient à la classe ouvrière étrangère qu'exploitent les oppresseurs britanniques. Sa situation est identique à celle des Acadiens de Moncton et des Terre-Neuviens. Il a en outre comme Baron l'impression qui devient une certitude d'être le jouet d'un destin qui se moque de lui: "Oh! Les puissances occultes qui jouaient avec lui, qui peuplaient le monde de figures trompeuses et qui le faisaient rebondir d'un mensonge à l'autre."8 Il comprend peu à peu que l'univers est mal ordonné, que tout va de travers, et qu'il ne pourra jamais s'en sortir: "On venait de le pousser, au moment même où il retrouvait sa foi et son repentir, on venait de le pousser, et il avait la sensation de tomber, tomber, tomber sans fin. Voici que les puissances le bernaient de nouveau et faisaient disparaître d'un seul coup tout ce qui valait la peine d'être désiré . . . . . 9 Son éclat en fin de roman apparaît autant un geste de désespoir qu'une tentative de renverser l'ordre des riches pour lui en substituer un nouveau plus humain.
La lecture de Monsieur Ripois et la Némesis fascine cependant Ann bien davantage à cause de ses similitudes avec I'histoire de Baron. Jeune Français établi à Londres depuis trois ans après avoir quitté famille et pays, Amédée Ripois survit grâce à un emploi de rédacteur-traducteur dans une maison de commerce. Il occupe ses temps libres à marcher dans les quartiers animés de la ville et surtout à chasser la femme en d'incessantes aventures. Il se fait vivre d'elles, les vole, puis les abandonne quand il n'en peut plus rien tirer. Après chaque aventure, il s'efforce de tout oublier, change de nom et d'adresse, fait taire ses remords, se persuade que seule importe sa liberté. Il rencontre un jour une jeune femme, Ella, qui habite chez son oncle et sa tante aveugles. Ripois loue chez eux une chambre, devient l'amant d'Ella pour qui il éprouve de l'attachement jusqu'au moment où elle lui avoue être enceinte de lui et lui demande de vivre avec elle. Il prend peur, s'enfuit en secret. Après une nouvelle aventure, il comprend que c'est Ella qu'il aime. Il revient implorer son pardon mais l'oncle lui apprend en le maudissant qu'elle est morte dans un accident quelque temps après sa fuite. Comprenant qu'elle s'est suicidée se sachant enceinte et délaissée, il perd goût à tout, devient chômeur, erre dans Londres, se terre dans une chambre obscure, se sent pourchassé par une menace, un maléfice, le fantôme d'Ella. Le roman s'achève sur sa décision de rentrer en France où, espère-t-il, ses soucis auront une fin.
Malgré leurs différences, Ripois et Baron se ressemblent à plusieurs égards. Physiquement, Ripois possède la "figure avantageuse" de Baron. Celui-ci n'est certes pas aussi calculateur dans ses relations avec sa femme que Ripois mais il s'arrange néanmoins pour prendre toute la lumière pour lui. Et surtout Ripois après le suicide d'Ella, comme Baron après celui de son épouse, sent peser sur lui une menace lourde et imprécise: "Et il sentit que ce n'était que le commencement du désastre, que derrière le mur mince de l'avenir, qui s'effrite un peu tous les jours, une autre calamité l'attendait, dont il avait déjà deux ou trois fois deviné la presence cachée."10 Baron pense que son épouse morte vit encore à Casablanca, Ripois aperçoit partout Ella et imagine qu'elle l'attend quelque part et qu'il la retrouvera bientôt:
Il se répète qu'il n'y a plus qu'à attendre; que le temps effacera à la fois ces billevesées et son chagrin. Et pourtant il ne peut s'empêcher de penser à Ella comme il penserait à une femme vivante, toute proche de lui; et rien que de prononcer son nom, ou même de le former dans son coeur, lui donne envie de tendre les bras.11
Il découvre à l'instar de Baron que "la vie est assurément plus compliquée qu'il ne l'avait cru" et qu'elle est "pleine de grandes forces aveugles et cruelles qui sont comme des bêtes lâchées dans un enclos."12 Sa dernière chambre à Londres, sombre et dotée d'une unique fenêtre mal éclairée, rappelle celle de Baron et de son épouse obscurcie par les roses sauvages.
Ella et l'épouse de Baron se ressemblent tout autant que leurs compagnons. L'une s'appelle Ella, I'autre est désignée uniquement par la troisième personne du singulier, elle. La maison de son oncle et sa tante qu'habite Ella est sombre comme la chambre du bungalow. Elle idolAtre Ripois, son premier amant, autant que Fépouse de Baron vit dans l'admiration de son mari. La relation entre Ripois et Ella se détériore quand celle-ci devient enceinte, et elle meurt dans un accident qui a les apparences d'un suicide. La naissance de Rose-Aimée marque le début de la fin pour 1'épouse de Baron qui se suicide en avalant des cachets.
Dans sa préface à Colin-Maillard, Ferron porte sur Monsieur Ripois un jugement qui éclaire les transformations qu'il a fait subir au. roman de Hémon en composant le sien:
. . . dans un autre roman, Monsieur Ripois, il avait dit sa culpabilité, une culpabilité qui rejaillissait sur tout son sexe, non seulement sur lui-même. La moindre des femmes, même une vieille putain y éclabousse Ripois de honte. A la fin, ce coureur médiocre prend figure de damné: il a bafoué une jeune fille de 1'espèce la plus exquise, déité des Iles qui, incapable de concevoir la vilenie, est devenue folle après avoir enfanté une fille. Hémon la nomme Ella, c'est-à-dire elle, la seule femme au monde. Le véritable titre de ce roman: Monsieur Ripois et la Némesis. Il indique que la démente est devenue déesse de la vengeance. Comment Ripois lui échappera-t-il? En retournant en France, dans sa famille. C'est une conclusion décevante mais plausible: que de salauds viennent se refaire une âme auprès de leur maman!13
Ferron a fait plus court que Hémon. Cette concision confère aux Roses sauvages une force d'évocation bien supérieure. Monsieur Ripois est pour l'essentiel un roman réaliste, Hémon davantage intéressé par la description de la vie londonniene que par celle du maléfice qui poursuit son héros et qui ne se manifeste d'ailleurs que très tardivement dans le roman. Dans les Roses sauvages le maléfice est au. contraire présent dès les premières pages, grâce notamment à l'intertexte du drame survenu autrefois dans la maison de cultivateur maintenant en ruines. Alors que le roman de Hémon se termine en queue de poisson, celui de Ferron s'achève sur un temps fort. Construit sur la progression du maléfice jusqu'à son renversement final par Gertrude McGraw, il célèbre la victoire des forces de la vie sur celle de la mort, annonce de l'issue heureuse que connaîtront I'histoire de Rose-Aimée et Ronald qui s'amorce, et celle d'Alpine Dupire dont la prise de parole constitue le premier geste de sa libération.
Autre intertexte non moins important, celui de la biographie de Louis Hémon. A la lecture des deux romans de Hémon, Ann Higgit est tout d'abord frappée par certaines ressemblances entre sa propre vie et celle de cet auteur qu'elle découvre. Comme lui "qui avait renoncé à une carriére facile en Indochine pour venir vivre d'expédients à Londres, donc tout près d'elle" (77-78). Ann a rompu avec sa famille. Elle rapproche aussi des é1éments de la vie de Ripois de celle de Hémon. Se sentant coupable d'avoir abandonné sa femme, ce dernier aurait écrit ce roman
à la gloire de la femme avec une humilité masculine, avec un abaissement du héros qui le garde en dessous du féminin, fût-il de la plus humble condition, [et elle comprit] que toutes les femmes décrites dans le roman se ramenaient à une seule, à Elle, nommée Ella comme Marie sera nommée Maria, et que c'était la femme de Louis Hémon devenue folle après avoir donné naissance à une petite fille. (78)
Ann note enfin des similitudes troublantes entre la vie de Hémon et celle de Baron. Comme I'épouse de Baron, celle de Hémon est "devenue folle après avoir donné naissance à une petite fille, petite fille restée à Londres pendant qu'il passait l'Atlantique et s'en allait à Péribonka, Saint Gédéon, Kénogarni et Montréal" (78). La mort de Hémon écrasé par un train a que1que chose de louche qui lui indique que Baron "est en grand danger de mourir" (79). Elle conclut cependant que cette mort 'n'avait pas été vaine" car aussitôt après sa soeur Marie à sa requête "avait rapatrié en Bretagne une petite fille de trois ans à peine, la fille d'Elle, d'Ella' (79). Cette remarque d'Ann annonce la future entrée en scène de Gertrude McGraw. Ferron développe la réflexion d'Ann dans sa préface à Colin-Maillard où il précise que contrairement à Ripois, Hémon n'a pas cherché "à échapper à la Némesis" 14 et que sa mort en des circonstances qui laissent deviner un meurtre serait le résultat de sa vengeance.
Contrairement au dénouement des deux romans de Hémon, celui des Roses sauvages marque la défaite des forces mauvaises. Mike O'Brady et Amédée Ripois n'ont pas la chance de Rose-Aimée d'avoir à leurs côtés des aides précieux. Les Roses sauvages ouvrent ainsi sur le double récit à venir de l'histoire de Rose-Aimée et Ronald et de la libération d'Aline Dupire qui fait contrepoids au lourd intertexte du début. L'exorcisme du passé est réussi.
Dans les Roses sauvages Jacques Ferron multiplie donc l'effet d'éclatement du recueil par le recours à l'intertexte sans pour autant mettre en péril son autre aspect essentiel, la cohérence de son architecture, gage de son unité. A l'histoire de Baron et de son épouse répond celle d'Aline Dupire, et celles, plus brèves mais non moins significatives, de Rose-Aimée, de Patrick, et de Gertrude McGraw. S'ajoutent en intertexte les événements survenus il y a un siècle dans la maison de cultivateur aujourd'hui en ruines, et ceux datant de deux siècles de la déportation des Acadiens. Ce dernier intertexte ne peut pas ne pas évoquer à son tour dans l'esprit du lecteur les affrontements linguistiques dans le Moncton contemporain du maire Jones, comme le titre donné par Ferron à son recueil fait inévitablement penser à deux acteurs importants des événements d'octobre 1970, les frères Jacques et Paul Rose. A cet intertexte historique s'additionne un intertexte littéraire par les références aux deux romans de Louis Hémon qui renvoient eux-mêmes à la biographie de leur auteur. Le lecteur découvre alors avec stupéfaction que les trois textes initiaux constituent les trois premiéres pièces d'un étonnant jeu de miroirs où des récits gigognes s'emboîtent et se répercutent les uns sur les autres, source d'oppositions et d'associations qui structurent encore plus solidement cet univers par ailleurs fragmenté. Il n'est pas possible, semble nous dire Ferron, de raconter une seule histoire. Il faut plutôt en raconter plusieurs pour que toutes ensemble elles forment l'Histoire. N'est-ce pas là la meilluere définition du recueil que l'on puisse donner?
NOTES
1 Pierre Cantin, Jacques Ferron polygraphe, Essai de bibliographie suivi d'une chronologie (Montréal: Edition Bellarmin, 1984).
2 Cantin 52.
3 "L'Acadie de Jacques Ferron", texte établi par Pierre L'Hérault, La Revue de l'Université de Moncton 6.2 (1973): 75-85.
4 "L'Acadie de Jacques Ferron--première partie: Quoi! Vous les laissez s'instruire?," Le Maclean 12.7 (1972): 24-25, 32-33; "L'Acadie de Jacques Ferron--deuxième partie: Et les Chiacs? Les Chiacs m'yétaient pas," Le Maclean 12.8 (1972): 18-19, 31-33.
5 Cantin, 151-152, 1-1304
6 André Renaud, par exemple, ne tient pas compte de la "Lettre d'amour" qu'il juge "hors de propos." André Renaud, "Les Roses sauvages de Jacques Ferron," Livres et auteurs québécois 1971 (Montréal: Editions Jumonville) 45.
7 Les références au texte seront désormais indiquées dans le texte entre parenthèses et seront toutes tirées de l'édition suivante: les Roses sauvages, petit roman suivi d'"Une lettre d'amour soigneusement présentée" (Montréal: Editions du Jour, "les Romanciers du jour," R-75, 1971).
8 Louis Hémon, Colin-Maillard (Montréal, Editions du Jour, 1972) 118.
9 Colin-Maillard 180.
10 Louis Hémon, Monsieur Ripois et la Némesis (Paris, Editions Bernard Grasset, le Livre de Poche, no. 809, 1962) 195.
11 Monsieur Ripois et la Némesis 217
12 Monsieur Ripois et la Némesis 228
13 Colin-Maillard 9-10
14 Colin-Maillard 27