LA POÉTIQUE DE LA MORT:
LA POÉSIE ITALO-CANADIENNE ET
ITALO-QUÉBÉCOISE AUJOURD'HUI
Alexandre L. Amprimoz et Dennis F. Essar
Malgré les différences culturelles qui s'étalent du Piémont à la Sicile, tous les village italiens marquent le départ d'un immigrant par une cérémonie dont la sémiotique est identique à celle des funérailles. Il est facile de comprendre cette logique primitive du coeur où celui qui quitte le village laisse derrière lui un vide qui le transforme en cher disparu. On ne s'étonne guère alors que l'écho de cette structure folklorique se retrouve dans la littérature des Canadiens et des Québécois d'origine italienne. Des romans comme Black Madonna1 de Frank Paci ou Made in Italy2 de Mary Ardizzi font ainsi une large part à la mort, à la fois signifiant et signifié de tels récits. C'est cependant au niveau du discours poétique que Thanatos semble consitituer une structure thématique fondamentale, comme si la fin de la vie devait obligatoirement servir de matrice à l'écriture émigrante.
Cette poésie de l'échec et de la désolation finit par attirer la lecteur bien plus que la couleur locale, que la mimésis d'un pittoresque des plus touchants. Au-delà des stériles débats soi-disant esthétiques engendrés le plus souvent par la mauvaise conscience de la société dominante, il faut avant tout reconnaître que c'est en tant qu'objet sémiotique que la création littéraraire dite ethnique dans notre pays doit être étudiée. La nostalgie n'est pas par définition une thématique qui engendre une littérature inférieure. Suivre la voie de cette polémique ne servirait pas à grand chose, car cela reviendrait à repousser dans l'absence une écriture émigrante déjà en quelque sorte vouée à la mort. En dehors des préjugés de nature professoriale, la littérature ethnique dite mineure peut servir aux critiques alertes de chemin de Damas. Pour rester dans un discours foncièrement religieux on pourrait dire que la poésie italo-canadienne est faite de ces réponses qui entraînent parfois la conversion: "Je vais à Rome pour me faire crucifier une seconde fois." C'est que pour les critiques faisant partie de l'idéologie dominante, la nostalgie n'est inférieure que chez les dominés. Qui a, par exemple, relevé la nostalgie pourtant assommante de Bluebeard's Egg3 de Margaret Atwood?
C'est ainsi que Saro D'Agostino dans "Wake" évoque une expérience dont le dénouement même soutient l'illusion réaliste:
I have been taught
death is the mother of beauty, but
my family takes death less seriously.
........................................
In the living room the women have begun
to wail and scream as though possessed
by demons or death itself. Later on,
in the middle of the night, it will
become a chanting.
........................................
The women will cry until the chant
is broken and one of them collapses.
Then some of the men will enter
and try to help them, but the cries
and chants soon begin again.4
Au-delà du niveau trop évident de la fonction référentielle, il faut se rendre compte du fait que la littérarité des vers rejoint la littérarité du chant funéraire. Le contexte social peut naturellement par coïncidence produire un même système de signes que celui du discours poétique. La coïncidence est ici fondée sur le fait que l'ethno-sémiotique est un système qui, tout en n'ayant pas prise sur la poésie pure, peut se rabattre sur la poésie ethnique. Il en serait de même de toute poésie religieuse où l'aspect rituel par sa répétition même finit par donner corps à l'illusion.
Ainsi à un niveau symbolique, l'enterrement saisit sur le vif le statut psychologique de l'immigrant dans la société nordaméricaine. Pratiquement située entre deux espaces, la présence de cet être déplacé n'est qu'absence dans son village natal et transparence dans la nouvelle société où il se rend bien compte qu'il ne pourra jamais accéder à la plénitude de l'être.5
Il n'est pas surprenant alors qu'on ne puisse facilement remonter des rites funéraires proprement dits au symbolisme de la mort culturelle. Mais c'est aussi en tant que génération que ces écrivains s'inscrivent sous le signe de la mort.
Du côté canadien-anglais c'est Pier Giorgio Di Cicco qui a donné l'élan à cette génération italo-canadierme. Depuis 1975 il publié une douzaine de recueils poétiques et est considéré aujourd'hui comme l'un des grands poètes du pays. Sa présence dans The New Oxford Book of Canadian Verse," édité par Margaret Atwood, et les deux articles qui lui ont été consacrés dans The Oxford Companion to Canadian Literature7 ne sont que des signes de la réussite de cet Italien au sein de la société artistique dominante, c'est-à-dire de la majorité anglo-protestante. Cette réussite n'en demeure cependant pas moins marquée par une symbolique de la mort culturelle, puisque d'un côté Di Cicco se considère, et est en effet, un cas isolé au Canada, et que d'autre comme le prouvent les rares entrevues qu'il accorde aux revues italiennes, le poète ne constitue dans son pays d'origine qu'une simple curiosité, qu'un cas de nostalgie.8 Mais la force de Di Cicco se situe tout autant dans son rôle de chef d'école que dans celui de poète. C'est en effet son anthologie Roman Candles (1978) qui a permis de lancer bon nombre de carrières italo-canadiennes. La présence de la mort dans cette anthologie est une certitude. Il suffit en effet de rappeler que, par exemple, "Wake" de Saro D'Agostino est tiré de cette anthologie.
Du côté québécois l'élan italien a été produit par Fulvio Caccio et Antonio D'Alfonso. La grande anthologie s'est fait attendre un peu plus longtemps, puisque Quêtes n'a paru qu'en1983. Mais la maison d'édition Guernica à Montréal remonte à l'époque de Roman Candles et c'est cette maison qui a permis à des poètes d'origine italienne et s'exprimant en français, en anglais ou en italien de publier leurs oeuvres. L'école Caccia-D'Alfonso, par son activité même, a développé cette obsession de la mort culturelle au sein d'une vision qui se caractérise par la presque transparence du traducteur. Jamais école littérature dans notre pays ne fut plus consciente des misères de la traduction. Témoin de ce silence socialement mortel est l'étrange journal poétique "Le Saut de l'ange" que Fulvio Caccia a publié dans Quêtes et qui aurait pu être intitulé "Mort et martyre du traducteur italo-canadien."
Mais il faut revenir à la réalité textuelle. Dans un article bibliographique sur l'écriture italo-canadienne, Joseph Pivato affirmait: "At times poems seem to be addressed as much to the dead as to the living. The elegy or elegaic elements are often used by these writers."9 Cette règle s'applique certainement à l'oeuvre de Di Cicco en général et à l'un de ses poèmes en particulier. "The Man Called Beppino" évoque la mort du père du poète, être dont le fantôme semble hanter avec persistance l'important recueil The Tough Romance:
The man who lost his barbershop during the war,
loves great white roses at the back of a house beside
a highway. The roses dream with him,
of being underatood in clear English, or of a large
Italian sun, or of walking forever on a
Sunday afternoon.10
La mort physique du père a lieu en Amérique du Nord, mais c'est déjà un cher disparu qui avait quitté l'Italie. Au sein du nouveau monde cet homme est une âme perdue, vouée au silence par le langage de la société dominante qui l'entoure et l'isole. Le père du poète n'est plus que l'ombre de lui-même, un être lentement rongé par la maladie. Logiquement, l'élégie ne peut simplement s'adresser à celui qui ne serait même pas capable de la lire. C'est donc par le langage qui a isolé le père que le fils parle au lecteur. Ce dédoublement spirituel est une caractéristique du genre étudié. "Donna Italiana," un autre poème de Di Cicco, confirme cette interprétation:
There is the
song of three thousand years, of little old men with the
eyes of saints, they walk on the hillsides
in the mid-day heat,
ghosts, wishing me well. They are my grandfathers,
and my great-grandfathers,
and the ancient men that kept my ribs burning at
Monte Cassino, in the
air above my brother's corpse,
in the shelled house in Arezzo, in
Rimini, where I sat spread-eagled on the sand;
they kept the ribs
burning through the cold Montreal nights, and in
Baltimore, behind the
cold hospital where my father died. The ribs
burned all the nights of my
life, my gentle men, my grandfathers, ghosts in the
hills. . . .
(The Tough Romance 68)
Cette présence du feu ancestral au coeur du poète, cette mort qu'il porte en lui comme une vie, continue à engendrer ses textes. Cette règle semble d'ailleurs s'appliquer même lorsque le poète, dans son évolution, dépasse ses préoccupations purement ethniques pour interroger le monde contemporain. En effet, son recueil Flying Deeper Into the Century (1982) est parsemé de spectres: "Armageddon," "Hatching," "Things That Don't Die" and "Asleep in the World." Vers la fin du livre, dans un beau texte intitulé "Such Days," Di Cicco avoue qu'il est hanté par la mort:
I think I have been thinking of
Death too much, and the green fields have been talking
to me, and I've stopped up my ears with a drop of blood.11
Et voilà que les tombes ensoleillées des grands-pères étrusques sont devenues les prairies de la mort.
L'oeuvre entière de Di Cicco ne semble ainsi motivée que par une sombre méditation de la mort. Il faut bien reconnaitre que nous sommes ici bien loin des clichés carnavalesques que se plaisent à perpétuer les sociologues. Là où l'on s'attendait à trouver Mardi Gras on ne peut que pénétrer l'espace du Mercredi des Cendres.
Comme Pier Giorgio Di Cicco, Mary di Michele est aussi préoccupée par Thanatos. Ses méditations sur ce sujet semblent être à la fois plus aiguës et plus étrangement érotiques. On le sait depuis La Poétique de l'espace de Gaston Bachelard,12 les images qui attirent sont aussi celles qui repoussent. Dans "Confessions" on nous présente la narratrice et son frère comme des enfants explorant le phénomène de la mort d'une manière presque pathologique. Ainsi à l'érotisme de la chair se substitue un érotisme du squelette:
At home we removed the shade from the bed-lamp
And cupped our hands around the lightbulb
to reveal skeletons more seductive
than female flesh through the sheer silk
of lingerie. What death does to the body
is decidedly pornographic. And we wanted it
like all that is forbidden and tantalizes.13
Des poètes moins connus, plus abstraits, imbibés de Nietzsche, Kafka, et de la folie d'Antonin Artaud, n'hésitent pas eux aussi à faire de la mort sinon un élément poétique, du moins une source de profondes réflexions. C'est là par exemple le cas de Pasquale Verdicchio qui dans son recueil Moving Landscape revient dans "Funeral for a Fisherman" à ce qui est peut-être la scène clé de la poésie italo-canadienne:
They wait till the sun is out of striking range
before venturing into wounded streets
to bring the man down from where the screams came--
his wife's terror at his decision.
Now they take him through cooler streets
along bowed bare heads to the small square
by the docks that were his life,
up again, through the quickness of town,
along the path we take each day to the beach,
to the cemetry which waits--already feeling
the coldness of another breath.14
Un dernier exemple suffira à souligner la fascination qu'exerce la mort sur cette littérature. Il s'agit du poème "L'Archéologue" de Marco Fraticelli, publié par Caccio et D'Alfonso dans leur recueil Quêtes:
Je m'arrête
pour essuyer la sueur sur mon front
et je te vois
en train de faire l'amour
Ta jupe
est retroussée jusqu'à la taille
tes talons
s'enfoncent dans le sable
et le vent du désert
voile tes plaintes
Je détourne le regard
et recommence à travailler
Ma pelle érafle un crâne. (73)
L'immigration de ces poètes s'est faite des villages de l'Italie aux grandes villes canadiennes. C'est du moins là le mouvement général. A ce sujet, un poème particulier mérite une grande attention car il constitue en quelque sorte la clé poétique de la redistribution des structures thématiques de la mort rurale et italienne au sein du système qui sous-tend la présence de Thanatos dans l'espace urbain.
Len Gasparini, peut-être le seul poète d'origine italienne à se signaler sérieusement au sein de la littérature canadienne des années soixante, a dédié "Il Sangue" à Pier Giorgio Di Cicco. Le texte en question est à la fois apostrophe et hyperbole, c'est-à-dire discours fait avec insistance au jeune poète par son aîné. Cette intensité dépasse celle du simple dédoublement: elle invite la participation du lecteur canadien. Le poème devient en quelque sorte théâtral, et ressemble plus précisément au monologue d'un confident sur la scène. Cette théâtralité de la poésie italo-canadienne se retrouve dans le recueil Immune to Gravity de Mary di Michele:
He insists he remembers you vividly
as Joan Crawford upataging Garbo in Grand Hotel.
You're so melodramatic, he said.
Marriage to you would be like
living in an Italian opera!
Being in love with someone who doesn't love you
is like being nominated for an Oscar and losing,
a truly great performance gone to waste.
Still you balanced your espresso expertly
throughout a heated speech,
and then left without drinking it.
For you Italians, after ail, he shouted after you,
life is theatre. (47)
Il est intéressant d'étudier cette littérature au niveau de la transgression des codes. En effet l'esthetique anglo-saxone exigerait des litotes là où les poètes italo-canadiens n'offrent qu'une, rhétorique chargée d'hyperboles. On l'aura deviné, les expéditions punitives des critiques représentant l'idéologie dominante n'ont donc jamais manqué. Ces derniers ont en effet tendance à opposer le talent poétique aux cris angoissée de poètes plus entiers que ceux qui ont du moins la politesse de ne pas écorcher les oreilles. "Il Sangue" de Len Gasparini ne va pas cependant aussi loin que d'autres en ce qui concerne le ton du réquisitoire. Il suffirait pour prouver cela de le comparer à "A Giovanni Caboto" de Filippo Salvatore:
Giovanni, ti hanno eretto
un monumento, ma ti hanno cambiato nome:
qui ti chiamano John.15
Le message est ici clairement politique, même le grand explorateur italien est perçu comme un élément de l'idéologie dominante. A ce genre de poésie de l'image on peut donc opposer "Il Sangue" dont la virtuosité nous semble d'ordre supérieur:
The blood that moves through your language
moves through mine.
The heart that gives it utterance
is ours alone.
Come away from that cancer of neon
with its running sores of money.
The city's iron skyline
bends before the structure of a poem.
Our people work in the Tuscan fields,
where the rain walks barefoot
and the fragrance
of the breathing earth
rustles like the body of a woman
reaching out to you in sleep.
Let us string our mandolins and sing
O sole mio every night!
The joy is ours.
Strangled by a spaghetti stereotype.
an Italian is supposed to lay bricks.
You build poems with the stars.16
La simplicité apparente du langage pourrait conduire le lecteur de ce poème à une interprétation unique. A un certain niveau on y reconnaît clairement le thème de la nostalgie qui permet à tant de critiques puritains de mettre le poème au rancart. Les allusions au racisme latent de la société dominante anglo-saxone ne peuvent d'autre part faire partie d'une analyse et le critique peut difficilement décider si Gasparini est victime ou simplement paranoïaque. Ce genre de lecture est à notre avis complètement faux car il ne fait que succomber à l'illusion du référant. "Il Sangue" n'est pas en effet un poème mimétique et ne veut nullement dire que la littérature est une claire image, une imitation de la vie. Le titre même devrait faire hésiter le lecteur attentif car "Il Sangue" est beaucoup plus littéraire que "Blood." C'est d'un sang linguistique qu'il s'agit donc. Dès l'ouverture du texte la sémiosis déplace l'effet mimétique. Ce qui permet à ce sang de parler c'est un coeur littéraire. Ce sang se déplace, on pourrait presque dire déménage, et ne se contente pas de couler. Ce sang et par métonyrnie ce coeur italien relèvent d'une imagination encore une fois primitive, religieuse et même théologique si l'on veut l'associer à la notion toute catholique et contemporaine de corps mystique.
Une digression semble s'imposer ici pour rappeler une extension surréaliste de l'image de Gasparini, extension qui renouvelle l'idée de corps mystique en proposant une multitude de corps qui dépendent d'un seul coeur. Dans l'extrait suivant d'un poème en prose intitulé "The Invalid," de Mary Melfi, nous ce thème, mais cette fois le signe positif, apposé chez Gasparini au sang linguistique, se convertit en signe négatif:
My heart and my womb have been properly attached to my body. My ex-husband's heart, my mother's heart and an entire dead baby whose mother I knew as a schoolgirl have also been properly attached to my body. They're resting on the table beside my hospital bed in their proper glass bottles. Liquids of all the colors of the rainbow (perhaps neon itself) are flowing into my bloodstream. My bed is surrounded by blue circles, gold circles, green and red circles of glass bottles. (I've been promised a blood transfusion as soon as the Red Cross workers call off their wildcat strike.) A glass bottle huge as a man is resting in the corner of the room. I'm sure this bottle contains my husband as it is black and it makes ugly noises in the night. I guess the genie wants to cast off his vows. A cord (with the colorings of a coral snake) attaches all the glass bottles to each other. Part of this cord is wrapped around my neck. In an attempt to pull the cord's head out of its electric socket I'd choke. 17
L'image du coeur et du sang partagés se révèle donc comme étant de nature bipolaire. Pour Gasparini, le sang italien engendre une capacité privilégiée d'expression. Pour Mary Melfi, les liens familiaux qu'elle perçoit constituent un fardeau. Dans les deux cas les notions de sang linguistique et de coeur linguistique engendrent une méditation où s'opposent la vie et la mort.
Il est important de remarquer que même si pour Gasparini le sang italien est générateur d'une nouvelle force vitale chez l'expatrié, la vision du poète, comme celle de Baudelaire dans "Recueillement"18 se tourne inéluctablement vers un ensemble saisissant d'images morbides. Dans la deuxième strophe de l'extrait cité, la ville et ses lumières artificielles connotent le mal. L'image prépare déjà l'opposition entre le milieu rural italien et l'ambiance urbaine en Amérique du Nord, où la vie nocturne s'anime grâce à une omniprésente et obsédante chasse à l'argent.
Dans la deuxième strophe, les images cancer of neon et running sores of money évoquent un dolorisme qui n'est étranger ni à Dante ni à Baudelaire. Pour l'artiste italien, un élitisme fondé sur la souffrance exemplaire implique souvent des images sanguines à polarité positive. A titre d'exemple, Antonio D'Alfonso écrit, dans "Elegy of the Alcove":
I am ancient. Of thick aristocratic blood.
And this blue blood inheritance overlooks
the universe of carnivorous experience.19
L'on se demande quelle est la nature précise de cette "carnivorous experience." Se peut-il que le sangue, lui-même caractéristique d'une aristocratie littéraire, constitue en même temps une source de danger et de souffrances? Dans ce cas-là, tout en revêtant une valeur positive, il sangue reste un malédiction. Le poète italo-québécois Fulvio Caccia nous fournit la confirmation de cette dimension paradoxale du discours poétique:
Les ombres du passé
N'ont plus de prise sur moi
Ni leur sang, ni leur soumission
n'étancheront ma soif
Et Moloch est un bel animal
plongeant sa dent de nacre
dans la blessure.20
Dans ce texte le poète semble rejeter difficilement la tradition sanguine. Moloch, habituellement un signe négatif, se révèle ici en tant que présence positive. Le titre du poème "Nord" désigne étonymiquement le Canada, et nous pousse à croire que pour Caccia, il sangue s'associe à une symbolique plus complexe que pour Gasparini. Après tout, Caccia est d'une autre génération, d'une autre sensibilité linguistique, et il est de l'hyperbole inhérente à son image. C'est la mort du sang qui détermine le plein sens de l'image, puisque dans la suite du poème l'idée du "nord" se nuance au moyen d'images positives:
Nord métissé, grand magnétiseur
détourneur de langages
tu fécondes le mythe
dans ton sexe giboyant. (Irpinia 19)
Les poètes italo-canadiens soulignent dans un grand nombre de leurs poèmes funéraires cette opposition entre la souffrance et la mort, et rejoignent ainsi non seulement la tradition catholique, mais aussi une conception latine du monde, mise en valeur cette fois par son contact avec le milieu nord-américain. L'oeuvre de l'écrivain italien Cesare Pavese,21 qui a influencé di Michele, Di Cicco, et d'autres auteurs italo-canadiens, sert à illuminer la nature profonde de cette synthèse.
Le paradoxe de la mort exorcisée par la souffrance a engendré une grande partie du corpus poétique italo-canadien. Si ces poètes sont obsédés par la mort, il ne faut concevoir leur nostalgie que comme un déplacement sémiotique, puisque mort désigne ici plus proprement absence de vie.
Dans la deuxième strophe de "Il Sangue," certaines indications poussent le lecteur vers une lecture sémiotique du texte. L'apostrophe Come away from that cancer of neon rappelle la relation Virgile-Dante; la ville de néon est l'enfer moderne. Par implication Gasparini restitue une vision morale, italienne, catholique, dantesque, qui est la vie même. La ville est en plus représentée comme un corps malade (cancer, running sores of money), comme l'espace de la mort et du péché. Dans un sens métonymique, le cancer et le néon s'associent inextricablement pour symboliser tout ce qui est maladif et artificiel.
L'écart qui se conçoit ici entre la fonction mimétique du texte et sa fonction référentielle, marque un grand nombre d'autres poèmes italo-canadiens. Une relation antithétique multi-dimensionnelle oppose l'Italien et le non-Italien (en l'occurrence, le Canadien), l'espace rural et l'enclos urbain, la vie et la mort. Ce schéma circulaire de signes nous pousse à assigner aux premiers termes de ce réseau antithétique une constante valeur positive, et à réserver aux connotations étrangères, urbaines, et morbides une valeur négative.
Et pourtant il y a des villes en Italie, et des poètes au Canada. L'illusion créée par la lumière nocturne émane aussi du poème quand Gasparini exhorte:
Let us string our mandolins and sing
0 sole mio every night! 22
Cet oxymoron n'est pas la seule structure antithétique du poème, et en rejoint d'autres qui soulignent la puissance latente de the structure of a poem et la faiblesse de the city's iron skyline. Le mot iron ici revêt métonymiquement une valeur financière, non seulement par son association avec les bâtiments monumentaux du milieu des affaires, mais par la suggestion, encore plus explicite dans les langues romanes, que le squelette de ces monuments est fabriqué de la même matière que les armes antiques, et l'argent est l'arme nouvelle par excellence. En plus, la résonance fer-enfer (ferro-inferno) n'est pas pour rien dans l'évocation du caractère essentiel de ce milieu. Bref, le poème survit, et la soi-disant puissance réelle est en fait de nature passagère. Le chant du poète, comme celui du joueur de mandoline, maintient une présence vitale dans une existence autrement maladive, désespérée.
Notre hypothèse de la nécessité de la mort comme force génératrice poétique se vérifie dans d'autres textes. L'oeuvre de Marco Fraticelli en offre d'excellents exemples, d'autant plus que le haïku, forme dans laquelle ce poète s'exerce avec beaucoup de succès, exprime ce genre d'opposition d'une manière particulièrement vigoureuse:
Two late autumn crows--
Undressing from the funeral
We make love. 23
L'on remarque ici le même mouvement du pôle négatif au positif. Surtout dans sa position finale l'idée de l'amour, sans les
connotations morbides établies par le texte, exercerait sur le lecteur une influence beaucoup moins marquée.
Dans "Il Sangue" Gasparini fournit avec ses troisième et quatrième strophes des déclarations qui semblent confirmer notre lecture du poème et de son contexte social. La référence au pays natal du poète (ainsi que de Dante et de Pétrarque) dans le vers Our people work in the Tuscan fields renferme hyperboliquement l'idée de toute l'Italie, car chez l'immigrant, la Toscane est la seule région de son pays qui ne soit pas teinte de régionalisme, de provincialisme, et qui constitue la source mystique de sa langue. L'image fait participer donc tout Italo-Canadien à l'italianité universelle. Et pourtant, en même temps, cette Toscane incandescente ne laisse pas d'être le pays de la mort, des tombeaux étrusques, et de la peste légendaire de Florence.
D'une manière analogue, Mary di Michele, dans "How to Kill Your Father," parle de Rome et de Florence, et d'un conflit familial, en termes pénétrés de représentations morbides et meurtrières:
He breaks a promise on the road to Firenze.
You will not speak to him all through
the drive in the Tuscan hills,
the rented Alfa Romeo bitches
but the poplar's got your tongue,
long and green and aloof.
You abandon the car and walk
into a Roman afternoon,
you know how to kill your father,
he knows how to kill you.
The wind is waving little white
handkerchiefs wilting in the heat,
they are for tears and for truce
but your eyes are still red for quarrel.
Your head is being kneaded
like dough in the noon
baker's hand. Your flesh
sizzles on the skewers
of your bones. Then evening
comes like a nervous sweat,
as anger condenses,
dew in cool grass.
You are alone on the highway to the sun.
Your north arnerican education
has taught you how to kill a father,
but you are walking down an Italian
way, so you will surrender
and visit him in the hospital
where you will be accused
of wishing his death
in wanting a life
for yourself.
A scorpion's sting darkening
your heart buries July in ltaly.24
Le patricide est symbolique, évidemment, mais encore une fois c'est la mort associée à l'expérience de l'immigrant, qui tue son père en s'éloignant de lui, en s'assurant paradoxalement une vie indépendante.
La question annexe de la survie des valeurs et pratiques culturelles italiennes dans le contexte nord-américain continue à obséder des auteurs comme di Michele, Di Cicco, et Salvatore. Le poète ethnique lutte pour s'imposer, pour valoriser son expérience et son témoignage. Mais dès qu'il se définit dans le contexte plus large qu'il vise, n'y a-t-il pas toujours la menace de son anéantissement? Gasparini exprime ce dilemme en proposant l'image de l'Italien strangled by the spaghetti stereotype. En gardant les traces de son italianité, le poète immigrant est socialement mort. S'il ressuscite en éliminant de son oeuvre toute trace de ses origines étrangères, il se peut qu'il build poems with the stars, mais son identité culturelle sombre cette fois et se perd irrémédiablement. Chez ces poètes donc, le thème de la mort personnelle, que ce soit la mort d'un membre de la famille comme dans "Wake" de D'Agostino, ou une mort collective comme dans "Friuli 1976: The Broken Wall" de Joseph Pivato, évolue vers une signification plus générale, vers l'hypothèse d'une mort culturelle. Cette dernière peut présenter plusieurs faces: la marginalisation perpétuelle, l'assimilation totale, l'indifférence silencieuse et invisible.25 "Death in Italy" d'Antonio Mazza, "Father" de Pier Giogio Di Cicco, et "La mia guerra" de Filippo Salvatore peuvent se lire dans cette optique.
Dans d'autres circonstances, Joyce, Kafka, Conrad, et Nabokov ont tous réussi à transformer les valeurs de leur culture d'origine en un langage littéraire nouveau. Les écrivains italo-canadiens réussiront-ils pareillement à forger les outils nécessaires pour représenter la menace de l'anéantissement de leur ethnicité? Pier Giorgio Di Cicco a déjà entrepris avec succès la tâche de réunir les deux cultures méditerranéenne et nordique. Le titre même "The Tough Romance" renferme l'idée de cette fusion:
il titolo stesso incapeula, per cosi dire, la mia sensibilità in tutte le nùe poesie, implica una sensibilità mediterranea, temprata dall'ambiente nord americano. Credo che questa sia la conclusione logica dell'essere Italo-Canadese, nel senso migliore. Intendo romantico in termini mediterranei, in termi di luce . . . . L'opposto dell'ethos celtico. Come sai tough vuol dire un duro in italiano . . . . Queste tensioni sono nel cuore di Tough Romance....26
C'est cette dernière tension qui pousse les poètes italo-canadiens à produire certains des plus intéressants recueils poétiques de la décennie, parmi lesquels il faut signaler surtout Immune to Gravity. Cette collection fait peut-être de son auteur le poète qui a su le plus transformer les rites funéraires en subtile poésie:
At home I am nothing like the lanky chrysanthemums
..............................
So formal they're delivered in a box
like something already dead.
They endure like a marriage
to a dying pharaoh.
My holy mummies
sent from three thousand miles.
("Turning To The Yellow Leaf" 21)
La facilité du souvenir fait place ici à la superposition de codes culturels et esthétiques. Les chrysanthèmes, par exemple, sont efficaces symboles au sens sémiotique du terme. Fleurs de la mort d'un côté de l'Atlantique et fleurs de l'innocence de l'autre, par leur double nature elles évoquent à la fois les traditions les plus ancestrales et les malentendus les plus contemporains.
Jusqu'ici, les poètes italo-canadiens pouvaient être lus. Avec Mary di Michele commence la génération qui devra être étudiée.
NOTES
1 Ottawa: Oberon, 1982.
2 Toronto: Toma, 1082.
3 Toronto: McClelland, 1983.
4 Pier Giogio Di Cicco, éd. Roman Candles (Toronto: Hounslow, 1978): 65-66.
5 Les stéréotypes italiens dans la littérature canadienne-anglaise comme dans la québécoise ne sont que de grotesques caricatures inscrites sous le signe de l'imposture réaliste. C'est parce que l'Italien a été présenté comme un être ridicule dans la littérature canadienne, avant qu'il puisse écrire lui-même, que la littérature en question, comme toute littérature ethnique d'ailleurs, est abordée avec d'immenses préjugés. Ainsi à l'image caractéristique de l'ouvrier italien, de sa guitare, de sa joie de vivre, de son heureuse "mamma" faisant les spaghetti, on peut opposer la profonde expérience de la poétique de la mort. La lecture des oeuvres de Pier Giorgio Di Cicco, Len Gasparini, Mary Melfi, Fulvio Caccia, Mary di Michele, Marco Graticelli, Pasquale Verdicchio, Salvatore Difalco et Antonio D'Alfonso suffirait à corriger ces stéréotypes et à rétablir un certain équilibre. Que l'on se rende compte enfin que pour juger cette littérature il faut pouvoir suivre un discours poétique en anglais, en français et en italien.
6 Toronto: Oxford UP, 1984.
7 William Toye, éd. (Toronto: Oxford UP, 1983).
8 A. Lorenzini, éd. Argomenti Canadesi (Rome: Landi, 1978): 103-20.
9 "The Arrival of Italian-Canadian Writing," Canadian Ethnic Studies 14.1 (1982): 131.
10 Pier Giorgio Di Cicco. The Tough Romance (Toronto: McClelland, 1979): 11.
11 Pier Giorgio Di Cicco. Flying Deeper Into the Century (Toronto: McClelland, 1982): 91.
12 (Paris: P U de France, 1957): 1-21.
13 Mary di Michele, Immune to Gravity (Toronto: McClelland, 1986): 68.
14 Pasquale Verdicchio, Moving Landscape (Montréal: Guernica, 1985): 24.
15 Filippo Salvatore, Suns of Darkness (Montréal: Guernica, 1980): 16.
16 Len Gasparini, Breaking and Entering: New and Selected Poems (Oakville: Mosaic Press/Valley Editions, 1980): 68.
17 Mary Melfi, The Queen is Holding a Mummified Cat (Montréal: Guernica, 1982): 21.
18 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (Paris: Poulet-Malassis et de Broise, 1857; nouvelle éd. Paris: Garnièr, 1961): 189.
19 Antonio D'Alfonso, Black Tongue (Montréal: Guernica, 1983): 23.
20 Fulvio Caccia, Irpinia (Montréal: Triptyque/Guernica, 1983): 19.
21 Chez Cesare Pavese (1908-1950), romancier néo-réaliste et poète, l'inspiration fondamentale se fonde sur la tension entre son Piémont natal et une souffrance existentielle des plus aiguës. Dans son célèbre recueil Lavorare stanca (1936) on découvre, entre autres, une remarquable sensibilité envers la douloureuse aventure de tout immigrant. Critique, traducteur de littérature américaine et éditeur chez Einaudi, Cesare Pavese fut l'un des intellectuels les plus marquants de sa génération. Malgré ses grands succès, les échecs de sa vie sentimentale le mèneront au suicide. Son angoisse atteint à la fois une grande intensité et une extrême pudeur dans Verrà la morte e avrà i tuoi occhi, recueil poétique publié l'année de sa mort. Ses oeuvres posthumes, comme La Letteratura americana e altri saggi (1951), nous rappellent que Cesare Pavese a sorti la culture italienne de son provincialisme et l'a mise à l'heure de la modernité.
22 Breaking and Entering 68.
23 Marco Fraticelli, Instants (Montréal: Guernica, 1979): 52.
24 Mary di Michele, Bread and Chocolate (Ottawa: Oberon, 1980): 35-36.
25 Voir la pièce de Marco Micone, Gens du silence (Montréal: Québec/Amérique, 1982).
26 "Intervista a Pier Giorgio Di Cicco," dans Argomenti Canadesi, éd. A Lorenzini, 118.