DIACHRONIE DES STYLES DE LA
POÉSIE QUÉBÉCOISE,
1860-1980

Ivor A. Arnold

Nous nous sommes proposés une étude diachronique des styles de la poésie québécoise et nos recherches nous ont persuadé que les oeuvres des poètes dits mineurs représentent le travail de perfectionnement poétique à travers les époques mieux que les oeuvres marquantes des poètes mieux connus. Pourtant cette évolution s'est montrée incertaine et elle est marquée par des tâtonnements individuels, chez les uns s'instruisant aux erreurs de leurs prédécesseurs ou aux défauts de leurs contemporains, chez les autres empruntant aux oeuvres des écrivains européens qui n'étaient pas parmi les plus remarquables aux yeux des critiques.

Historiquement les circonstances mémorables qui touchaient les Européens ont eu peu d'influence sur les thèmes au Canada français: le poète qui travaille après la Guerre de 1914-18 ne diffère pas essentiellement par ceux-là de celui qui écrit en 1900-10 et les styles ne changent pas non plus. La plus grande influence socio-politique est sortie d'un événement notamment québécois: l'essor de la "révolution tranquille" dès 1960.

Les grands courants des styles de la première moitié du XXe siècle sont en fait déjà établis à partie de celui de ce qu'on avait autrefois l'habitude d'appeler "l'Ecole du Québec" et l'influence romantique des maîtres français est bien évidente dans les poésies ampoulées de Crémazie, Fréchette et le groupe de 1860: 'mal du siècle,' méditations religieuses, mêlés aux effusions mélodramatiques qui caractérisent les thèmes d'un patriotisme plutôt apprêté. Mais avec Le Retour aux champs de Pamphile Lemay le vagues soupirs lamartiniens cèdent à l'éloge plus authentique de la vie rustique de Québec, son foyer et sa foi canadienne, assurant la permanence de la tradition québécoise qui est la poésie du "terroir."

Alors, en dépit des déclarations de renouvellement lyrique lancées vers 1880-90 par l'Ecole littéraire de Montréal, le style grandiose de Fréchette continue à servir de modèle aux poètes mineurs de cette époque tel un William Chapman ou un Jules Modeste Adolphe Poisson (Heures perdues, 1894), un J.-B. Caouette (Premières poésies, 1892), un F.-G. Marchand (Mélanges poétiques et littéraires, 1899). C'est à cette époque surtout que le sonnet prend sa place magistrale dans la prosodie québécoise, et chez les meilleurs il permet de concentrer la rhétorique de Fréchette dans un moule plus restreint, notamment en ce qui concerne le lexique et le rythme: dans une certaine mesure ce sont Les Fleurs boréales de Fréchette lui-même de 1879 qui servent de modèle à cette manière plus disciplinée. Notons qu'à cette date le sonnet devient de rigueur pour tout poétisant qui veut saluer la mémoire d'un homme de politique ou autre mécène d'époque. Il est rare qu'on cherche à émuler le tour de force de La Légende d'un peuple: en effet le sonnet et le court récit dramatique sont les formes les plus usitées pour présenter la moralité du terroir: amour familial, respect du foyer, humilité et dévotion religieuse.

Parmi ces écrivains Chapman est digne de mention pour son pittoresque folklorique car il a les vertus d'un certain élan et immédiateté dans ses descriptions de la scène canadienne. Un jeune Albert Ferland se laisse tenter par les excès maniéristes du Parnassisme français (Leconte de Lisle, notamment), mais ses modestes poèmes d'amour sont délicats, pleins de goût quand.il évite les lourdeurs du post-romantisme canadien.

Pour ce qui est des années 1890-1900, seul Nérée Beauchemin fait une certaine contribution à la modernité des styles à venir avec Emile Nelligan. Les Floraisons matutinales de celui-là (1897) sont consciemment vouées à la musicalité verlainienne sans sacrifier la prédilection du poète du terroir pour l'image visuelle. La recherche de la rime, un degré d'ésotérisme dans le lexique, ont créé un lyrisme de transition entre Fréchette et Nelligan (et deux autres jeunes "âmes douces et solitaires," Melançon et Lozeau). L'instinct lyrique de Beauchemin a trouvé la bonne voie en dehors de la coterie de Montréal qui en 1896 se donnait d'étudier dix pages du dictionnaire par semaine pour améliorer ainsi leur vocabulaire."

Les premières années du XXe siècle ne donnent d'important que les trois minces recueils d'A. Ferland, dans la collection Le Canada chanté (Les Horizons, 1908; Le Terroir, 1909; L'Ame des bois, 1909). Et dans les deux premiers surtout c'est la tradition romantique qui domine le style, avec ses inversions classiques, ses périphrases, ses personnifications (il est vrai que certains poèmes des Horizons datent de 1895). Mais on note que plus de concision nominaliste caractérise les meilleurs ouvrages et ils marquent un progrès.

Il n'en est pas moins vrai que le poète ordinaire de 1910-20 (un L.-J. Doucet ou un A. Desilets) reste dans la sentimentalité d'un style qui semble ne pas avoir oublié Chateaubriand et Rousseau d'un côté ou qui, d'un autre, continue à célébrer les grands parnassiens hellénistes: le jeune R. Chopin (Le Coeur en exil, 1913) en est un exemple. Celui-ci sert du moins de point de répère dans le progrès vers la 'modernité.' Si le romantisme et le Parnasse ne sont pas morts, la poésie incertaine et inégale de Chopin témoigne d'une modeste prise de conscience de ce qui a succédé à ces styles traditionnels en France chez les mineurs distingués telle La Nouvelle Pléïade: de Nouailles, Régnier. Les traces d'un néo-symbolisme chez Chopin et même chez Desilets montrent que le Québec est sur le point de se renouveler en Europe (voir aussi J.-H. Roy: ses Voix étranges sont imprégnées d'un impressionisme idéaliste et précieux).

La préciosité surtout caractérise l'oeuvre de P. Morin (celle de 1911-22), mais celui-ci n'a jamais fait école au Canada. Plus typique de l'influence d'une Anna de Noailles est la poésie à la fois ardente et folklorique de Blanche Lamontagne-Beauregard (son oeuvre de 1913-20 est seule pertinente dans ce contexte historique). Moins admirables sont les pastiches outrés des néo-symbolistes chez Léo Yril (Symphonies, 1919) et la coquetterie de G. Lahaise (pseud.: Guy Delahaye).

De ces faits il ressort que l'incertitude caractérise la période 1900-20. On en est à différents moments de développement selon la force du conservatisme qui règne à l'époque sur l'esprit poétique individuel agissant contre cet instinct artiste qui pousse vers la rénovation et l'innovation. La plus grande influence reste--faut-il le dire?--le romantisme auquel le public s'est depuis longtemps habitué, mais cette rhétorique chez les poètes qui ont maintenant 40-50 ans commence à sembler vétuste. Jean Charbonneau est noble, passionné et prolixe. L. Leveillé garde une certaine légèreté dans ses 'pastorals,' ses chants, ses rondels, mais la sentence est toujours en évidence et on se lasse du tic de la paraphrase métaphorique de forme toujours nominale-déterminative ("l'âpre flot des heures . . ."). De même chez D.-M.-A. Magnan qui publie Rime et raison en 1923 à l'âge de 61 ans, sans parler d'A. Beauregard, Président à cette époque de l'Ecole littéraire de Montréal, remplissant ses fonctions de quasi-lauréat en couplets alexandrins fidèlement romantiques.

U. Gingras (Les Guerets en fleurs . . . poèmes du terroir, 1925) fait preuve d'originalité descriptive plus réussie et annonce le style concret d'A. Desrochers par un phénoménalisme naturel au sein de riches éventails d'impressions de la terre québécoise. Pourtant en 1920-29 on avance en reculant chez une nouvelle génération de "jeunes romantiques" où l'épithète traditionnelle retrouve son foncier et authentique (voir la preface d'A. Desilets aux Heures effeuillées d'Alice Lemieux-Levesque, 1924): ". . . c'est pourquoi, à travers tous les temps et les peuples, la Poésie demeure l'éternelle prêtresse vers qui toutes les âmes hautes ont tendu. . ."; voir aussi la préface à La Course dans l'aurore, d'Eva Sénécal, 1929). Et c'est Desilets, encore, en présentant un autre recueil (E. Coderre: Les Signes sur le sable, 1922) qui souligne explicitement l'influence du néo-symbolisme " ... rêves d'idéal, tendresse, jeunesse, ivresse spirituelle devant la passion de vivre." Quant à la forme, E. Sénécal est typique par ses élégies, ses villanelles, ses ritournelles, ses ariettes et son emploi éclectique de formes poétiques précieuses.

Mais c'est cette époque aussi qui signale l'émergence bien hésitante du vers-librisme. Sous l'influence probable de Laforgue, J.-A. Loranger pratique le poème en prose en 1920. Hélène Charbonneau aussi essaie déjà le vers blanc et libre (Opales, 1920), inspirée, peut-être inconsciemment, du verset biblique des saintes Ecritures.

Pourtant, fidèles à l'incertitude de cette époque, les premières années de la décennie 1930-39 sont décevante pour celui qui voudrait voir mise en route une progression sûre dans la modernisation de la prosodie; 1931 est également la date de la publication de Les Bengalis d'A. de Bussières (mort en 1913) et de Vers la lumière de L. Léveillé (ü a 56 ans). La métrique retombe dans les voies anciennes chez A. Desrochers et R. Choquette (Metropolitan Museum, 1931 aussi). Car tandis que celui-ci perfectionne ses alexandrins, celui-là préserve la gloire du sonnet. R. Dion célèbre toujours le néo-symbolisme dans Les Oasis (1930), cependant sa thématique (Absolu, Néant, voyage désert, tous mêlés aux poncifs du symbolisme: rêves, angoisses, spleen, 'Beauté') semble annoncer Alain Grandbois et H. de Saint-Denys Garneau: il n'a pas a en rougir.

Plus à propos c'est l'avènement de l'emploi d'une prosodie qui semble enfin briser avec le passé. C'est le style qu'on peut appeler le 'style parlé,' un langage du mouvement naturel, sans rhétorique exclamatoire, déclamations et interrogations, un langage enfin moderne. La forme à cette époque reste fixe, mais l'irnage n'est pas recherchée, érudite; les allusions classiques superflues disparaissent. Les inversions maladroites cèdent la place à un discours coulant, créant l'impression d'une spontanéité admirable.

On constate aussi la contribution à ce 'naturel' du verset claudélien, langage également coulant et inégal mais volontairement plus 'élevé' que le style parlé ordinaire (et comparez aussi chez F. Gregh, néo-symboliste français, l'emploi du terme "prose rythmée," comme variante stylistique).

Ce sont deux femmes poètes, Simone Routier et Jovette Bernier, qui font ce pas en avant en essayant--de façon parfois inégale--ce style qui attend plus tard son perfectionnement dans l'oeuvre de R. Lasnier (de La Présence de l'absence) et d'Anne Hébert, dans Le Mystère de la parole.

Le mince recueil Ceux qui seront aimés (1931) de Routier a su dépasser l'Idéalisme naïf que la poètesse témoigne dans sa première plaquette (L'Immortel adolescent, 1928). Mais lui aussi reste peu satisfaisant, rédigé en quatrains et en couplets très peu spontanés et poétiquement banals. Les Tentations de 1934, au contraire, contient plus de réussites: dans la première partie, Routier conserve la forme fixe impaire et plutôt précieuse chère aux femmes poètes néo-symbolistes de 1925-28 (par exemple, 5 strophes par 7 vers en alexandrins réguliers), mais dans le reste elle réalise un style plus progressif: voici quelques vers de "Je partirai. . ." (on distingue le thémème hugolien):

Un jour je partirai, ne sachant plus attendre
Je fermerai les yeux, attentive au désir
En moi soudain plus beau, plus violent, plus tendre
Et pressant ses deux mains tremblantes de saisir
Je lui soufflerai: Parle, enfin je puis t'entendre!. . .

Ce style paraît également dans la poésie intime, passionée--mais non pas déclamée--de J. Bernier (Les Masques déchirés, 1932) ainsi que le procédé qui pour compenser la perte de l'ancienne rhétorique deviendra un véritable tic de la poésie contemporaine: le parallélisme anaphorique vertical:

[C'est] . . .
Pour toi que je partis et que je demeurai
Pour toi les grandes labeurs, où mon être a peiné
Pour toi que j'ai rêvé, que j'ai déraisonné . . .
                                       ("L'Amoureux Combat")

Notons aussi l'emploi plus délibéré du verset claudelien dans Ecrin (1934) et Cantilènes (1936) de Jeanne Duguay.

Signalons de plus à cette époque deux publications particulièrement "modernes": l'abandon chez E. Coderre de la correction prosodique française pratiqué dans Quand j'parl' tout seul (1933), un cas spécial du style parlé où l'on imite de façon adoucie le parler de rues de Montréal; et la poésie élégiaque mais hautement sensuelle de Medjé-Vezina, femme audace donné le conservatisme de moeurs typique de cette époque au Canada. Elle profite admirablement de ses lectures diverses, non seulement de la Bible, mais de textes arabes, chinois, japonais en vogue à l'époque chez l'intelligentsia.

Mais cette décennie est d'autant plus pivotale parce qu'elle marque--malheureusement de façon inaperçue à l'époque--le grand saut en avant qui a été la parution des Poèmes d'Hankéou (1934) d'A. Grandbois avec son style nominal, discontinu, circulaire supprimant la linéarité facile du 'style parlé' tel quel. Mais il a fallu attendre qu'une autre génération reconnaisse cette modernité véritable.

Car l'époque qui va voir publier aussi A. Hébert et Saint-Denys Garneau reste en même temps celle d'une activité considérable en poésie traditionnelle. Il y a eu une grande quantité de poésie dévote, reflet d'une certaine résurgence du sentiment religieux, hors de laquelle sort la poésie originale de R. Lasnier et de F. Hertel. Du point de vue stylistique c'est le néo-symbolisme et le 'style parlé' qui portent les belles sentences et la rêverie sensuelle de J. Lavallée, M.-A. Fortin et Reine Malouin.

La poésie reflète aussi le mouvement démographique vers la ville en ce moment. Roger Briand, sorte de poète-lauréat de l'époque et, à l'instar de E. Verhaeren, fondateur d'un centre d'accueil littéraire pour le prolétariat, écrit soit en prose rythmée soit en couplets alexandrins. L'influence de son modèle, à qui il doit sa thématique urbaine, se révèle dans les images mettant en relief les "mastodontes d'acier" et les "gratte-ciels géants" (Faust aux enfers, 1936.) Ainsi, avec C. Marchand (Les Soir rouges, publié seulement en 1947 mais contenant parmi d'autres un poème quasi-épique: Soir à Montréal, datant de 1930, et qui figure la capitale comme marquée par la Bête), Briand prépare la poésie de l'hostilité violente contre la 'ville' destructrice du 'peuple.'

Mais c'est aussi le moment où A. Brunner publie des Satires et Poemes (1940) à la manière de Boileau (dit-il) et où J. Bélanger se vante que dans ses "pièces, les vers classiques, ou, en tout cas, les vers lyriques admis au XIXe siècle se trouvent à peu près re-intégrés" (préface à Stances à l'éternel absent, 1935-40.)

Si la IIe Guerre Mondiale a vu publier surtout une prépondérance de vers dévots, les premières années de l'après-guerre sont marquées d'abord par un groupement de femmes Idéalistes (1945-50). L'influence claire de Claudel est forte au plan de la structure de cette poésie toujours élégiaque. S. Routier combine maintenant la délicatesse néo-symboliste avec la piété sincère cultivée dans le Long Voyage et Les Psaumes du jardin clos (oeuvres publiées en France en 1947 mais dont plusieurs poèmes datent de 1941). Plus tard, Isabelle Legris (Ma Vie tragique: poèmes de la douleur et du sang, 1947) contribue une certaine vision moderne du monde mais est bien redevable à A. Grandbois, ce qui marque peut-être le moment où le Québec commence à fournir ses propres modèles aux novices de la poésie nouvelle (voir, par exemple, Les Ascensions captives, publié en 1951.) Elle écrit en des longueurs métriques claudéliennes portant des enchaînements de pensée plutôt labyrinthiens, mais ces densités sont admissibles vu son intention de faire sentir la complexité de ses images apocalyptiques de l'âme en tourment.

Les débuts d'un culte mineur de la préciosité artiste se font voir dans ces années-ci (il sera perpétué dans les poèmes-dessins des poètes de la génération de Giguère, Grandmont, Hénault). Après déjà Vitrail (1930) et La Légende mystique (1942) de Cécile Chabot viendront la théorie et la praxis de C.-B. Trudeau (l'oeuvre date de 1942-46): Ciels nouveaux: poèmes . . . (avec) Douze dessins originaux par l'auteur (1948). Le style de la poésie reflète l'impressionisme du dessin, c'est à dire un impressionisme d'amateur après Degas ou Matisse. La thématique reste Idéaliste mais l'auteur se sert également de vers libres et de formes fixes en chants et en odes. Le but esthétique de l'oeuvre serait le rêve d'un allégresse universelle par une vie d'harmonie artistique (voir la préface de C. Chabot.) Notons aussi une oeuvre de 1945-46: Naïade (par l'auteur, 1948) de J. Léonard.

De nos jours ces oeuvres semblent caduques et même simplistes et cette école, tout utile qu'elle ait été, est restée mineure. De meilleurs succès artistiques à la fois verbaux et plastiques sont sortis du mouvement surréaliste en peintre à partir de 1946; 1948 voit la publication du Refus global du peintre québécois C.-E. Borduas. Une édition plus ample de ce manifeste se fait en 1953 avec la collaboration de Cl. Gauvreau, poète. Le mouvement canadien surréaliste permet à la poésie québécoise de faire un grand pas vers la modernisme et crée dès 1946 de beaux textes aux Cahiers de la File Indienne: Le Voyage d'Harlequin (Eloi de Grandmont), illustré par Alfred Pellan, et Le Théâtre en plein air (Hénault), illustré par l'auteur.

En ce qui concerne le surréalisme atténué d'Éloi de Grandmont, il est simple et volontairement naïf. Le poète invite le lecteur à partager des fantaisies 'signifiantes,' faites d'images assez disconnexes sans sacrifier la continuité structurale. Le monde en rêve se crée par le moyen d'une ambiance métaphysique discrète et retenue: il arrive même que la tradition se voit dans des personnifications allégoriques. Pourtant on remarque la tendance moderne de l'emploi excessif de l'assonance phonique à l'intérieur, chez Grandmont, d'une fidélité à l'apparence d'une forme fixe (les vers blancs ou rimés varient entre 8 et 9 syllabes). En général pourtant, l'art doux de Grandmont rappelle celui du troubadour provençal.

Hénault se donne une plus grande liberté prosodique. Le vers est plus long, plus incantatoire. Le poème devient plus objectivement un 'objet d'art.' D'où le jeu textuel dans Le Théâtre en plein air et la répétition de mots/locutions (souvent intensifiée d'allitération) en des convergences anaphoriques verticales, créant le sentiment moderne de la multi-dimensionalité du texte poétique.

C'est alors à cette époque que la meilleure poésie québécoise commence à passer du lyrisme traditionnel au 'ver plus tranchant, plus dense, plus recherché, plus 'concret' dans un sens plastique. Mais c'est la publication plutôt obscure en 1948 de Le Vierge incendié, de P.-M. Lapointe qui marque sans aucun doute ce passage. Le style anarchique, anti-rationnel de Cl. Gauvreau sorti d'une écriture automatique n'a jamais fait école. Plus populaire a été celui plus lucide de Lapointe et toute une génération a pratiqué son oralisme acoustique, ses juxtapositions syntaxiques libres, imprévisibles et sa suppression de l'image qui 'saute aux yeux' (ce n'est que vers 1960 que les jeunes poètes découvrent, et 'rendent hommage à' Alain Grandbois qui publie à ses propres frais en 1948 Rivages de l'homme).

Une étude diachronique des tendances de la poésie québécoise ne pourrait passer sous silence l'année 1954 qui est celle de la première publication, et donc de la formation, des Editions de l'Hexagone. Le nom de cette maison est devenu synonyme de la poésie politiquement engagée, associée à la révolution tranquille du Québec, mais en 1954, sous la tutelle de Gaston Miron, ses ambitions se limitent à offrir aux débutants une entrée dans le monde commercialement difficile de la publication poétique. Mais son premier ouvrage--Des jours et des jours, de L. Perrier--est déjà une tentative de protestation, tout en restant hautement lyrique quant à son style. En fait le sens politique de renouvellement préconisé dans ce nouveau mouvement se refuse intuitivement à l'automatisme hermétique. La notion centrale d'une raison d'être puisée, surtout à partir de 1957, dans la collectivité québécoise exigeait plutôt un style populiste, pour ne pas dire populaire. Il s'ensuit qu'on voit, à travers les années 1955-70 (le mouvement prend sa fin avec la suppression officielle d'une action violente indépendantiste), une diversité de styles selon l'optique individuelle du poète, et principalement selon sa solution personnelle au problème de la réconciliation des besoins de la communication populaire avec les exigences d'un genre élitiste.

Si les styles courent la gamme entre la simplicité lyrique la plus naïve et un verbalisme le plus dru, ce seront les poètes 'lisibles' de la génération précédente qui serviront de modèle et non pas l'anarchie poétique de Gauvreau, et même, grosso modo, de P.-M. Lapointe. Une affiliation au mouvement artiste de Giguère et d'Hénault (1946-48) se déclare de façon incontestable dans Deux sangs (1953), de G. Nfiron/O. Marchand ce qui marque les véritables ascendants stylistiques du poète moyen. Il sera question dorénavant d'une rhétorique politique courant à la queue leu leu dans la place publique et qui risque à chaque instant de tomber dans les clichés métaphoriques du langage des barricades remontant à la guerre civile en Espagne et même jusqu'à la Révolution française. Et pourtant c'est le moment dans cette histoire où la poésie québécoise doit le moins aux traditions culturelles de la France. (Pour une historique et une étude thématique de ce mouvement, voir A. Maugey, Poésie et société au Québec [1937-70], Les Presses de l'Univeraité Laval, 1972.)

Nous nous limitons à signaler quelques exemples, et d'abord l'oeuvre stylistiquement modérée, donc typique, de J.-P. Filion (Demain les herbes rouges, 1962). Chez lui on trouve les anaphores, les répétitions-allitérations, les exclamations de cette rhétorique émotive. En creusant dans les profondeurs d'une quête personnelle de la liberté, il donne expression à un cri collectif, riche d'images de la violence nécessaire pour se débarrasser d'un passé oppressif et annoncer un avenir libéré.

Une notion intéressante qui joue son rôle dans cette poésie c'est le concept du poète artisant et du mot-outil (solidarité avec l'ouvrier?). Il s'agit de la conscience de l'écriture en tant que geste, qu'il soit spécifiquement "révolutionnaire" ou non. Notons R. Boisvert dans Le Temps de vivre:

Je parle avec des mots que j'invente
ceci la table, là le vin, ailleurs le ciel.

Elle sera plus développée chez P.-M Lapointe dans Arbres (1960) et chez P. Chamberland (L'Afficheur hurle, 1965).

Boisvert augmente ce style d'immédiateté par un choix de verbes au plan de l'action: parler, faire, prendre, toucher, habiter, entrer, offrir, nourrir, surgir. Une même conscience du rôle agissant du verbe se trouve chez Maurice Beaulieu (A glaise fendre, 1957): c'est une poésie qui se vit et qui se regarde vivre au niveau de la permanence durable et solide de la terre québécoise. Cette substantialité à la racine de l'impulsion poétique se reflète chez Beaulieu dans un lexique dense et une syntaxe asyndétique.

Si ces styles semblent s'enraciner dans une intuition des exigences de vivre et d'écrire, d'autres poètes privilégient le rôle de l'intelligence et du calcul dans la participation poétique à l'oeuvre de la libération. On trouve cela d'abord dans les discours bien pensés, sobres, presque froids de Michel van Schendel (Variations sur la pierre, 1964) et dans l'oeuvre plus fougueuse mais également savante de Gaston Miron, le chef de file du mouvement. En 1955-59 celui-ci cultivait déjà le style oratoire qui donnerait lieu vers 1963 à la poésie dite 'orale' aboutissant aux 'performances' dans les spectacles publics de "La nuit de la poésie" (I, 1970.) (Ses poèmes n'ont été réunis qu'en 1970, L'Homme repaillé, et en 1975, Courtepointes.) Un lexique tantôt érudit, tantôt joualisant se présente en de longues périodes tranchantes, scandées, incantatoires, énergiques et donc à la fin émouvantes. Une même énergie savamment orchestrée sera à la base de l'émotionalisme polémique de Michéle Lalonde où l'éloquence classique se retrouve dans ses interrogations, ses sonorités soutenues, ses tirades, ses slogans de la révolution à venir.

La dernière période que nous traitons dans cette étude c'est 1970-80. La poésie de cette période contemporaine puise surtout son inspiration dans la sémiotique et le structuralisme, privilégiant la valeur formelle de la langue en soi. On peut y voir une réaction contre l'inefficacité politique de la poésie engagée à créer la nouvelle nation indépendante. La notion plus modérée de la "souveraineté-association" n'excite pas une ferveur poétique.

Dès 1970 tout se passe donc comme si la révolte poético-politique avortée se compense dans une révolte contre l'ordre du genre poétique même et ce que le surréalisme n'a pas fait, le formalisme réussit. C'est pourquoi nous notons d'abord Corps accessoires de Roger des Roches, qui met en valeur l'anti-adéquation du lexique qui va jusqu'à un mélange d'objets et de lieux de toute sorte et de toute provenance exprimés en même temps en langue formelle et langue 'pop' (la contre-culture populaire), langue française, langue anglaise, langue de la publicité, le tout dominé de l'illogicité notionnelle essentielle à ce genre de discours (l'épigraphe cite Tristan Tzara).

Plus durable semble l'oeuvre considérable de Nicole Brossard, une oeuvre toujours en évolution. Elle nie le sens 'apparent' du texte et travaille sur l'indépendance structurelle du mot tel quel, décentré dans une syntaxe où la subversion grammaticale et le refus de la linéarité régnent afin de dénaturer la logique (masculine?). Elle pousse le lecteur à passer outre vers un sursens aléatoire, puisé dans des sur-impressions du sens 'sousjacent.'

Certains poètes ré-inventent, après Gauvreau, l'écriture automatique afin de laisser entrer l'invention sémantique libre pour valoriser un surréalisme du quotidien. Chez L.-P. Hébert par exemple, la poésie consiste surtout en "aventures verbales" (la phrase est de J. Hallal), s'élançant dans une sorte de résurrection de "l'art pour l'art" traditionnel au niveau populaire (voir Les Mangeurs de terre, 1970). Claude Beausoleil, amateur d'A. Breton, pratique cet art (ou contre-art) en voyant dans la poésie (comme tant d'autres) un jeu de texte comme prétexte subversif à un texte non-formulé, un texte toujours en jeu, pour ainsi dire. Moins anarchique est l'oeuvre similaire de Michel Beaulieu.

Le courant de la poésie 'hurlée' où la poésie ne veut cri de colére et arme contre le statu quo survit dans l'oeuvre prolifique de F. Charron. Chez lui la propagande est mêlée à la vulgarité et la grossièreté dans un stream-of-consciousness souvent joualisant, mis au service de la violence linguistique afin de donner expression à la haine du 'mensonge' bourgeois. Cette poésie se veut un refus intransigeant du confort intellectuel d'une culture conformiste imposée.

L'expérimentation anti-linéaire sortie des questions posées par la sémiologie, et même par la grarnmatologie, s'étale à merveille dans l'oeuvre assez peu connue d'André Beaudet où l'étrangeté voulue du texte et de sa disposition rappelle à la fois Mallarmé et Gauvreau d'un côté, tout en saluant P. Sollers de l'autre (voir Nocturnales d'octobre, 1973, et "Eventail chinois," dans Brèches, 1975). Dans la même voie notons une mince plaquette de Pierre Milot (jusqu'ici son seul ouvrage): mathématique brisée (1973), jeu impassible mettant en vedette la langue abstraite de la science et de la mécanique en une mécanique textuelle; et l'oeuvre plus prolifique de J. Hallal, poète-mathématicien qui combine mythe, métaphysique, cybernétique et rythme poétique ayant recours à des jeux de typographie, de collage, de formules mathématiques, en un ensemble quasi-plastique (voir le temps-nous, 1977).

Indiquons aussi Michel Gay qui participe à cette stylistique en y ajoutant le goût de "la poésie froide" française avec Oxygène/Recit (1978), et alia. Comme bien d'autres poètes depuis la poésie 'engagée' (par exemple, P. Chamberland: Demain les Dieux Naîtront, 1974) Gay et d'autres jeunes perpétuent la sous-tradition qui remonte à C. Chabot de la 'poésie avec genre doublé où deux éléments inséparables de la communication/signification poétique et plastique jouent à même le texte (on ne peut donc plus parler d'un texte 'illustré').

Nous voyons dans cette manière contemporaine à la fois diverse et similaire un envoûtement nouveau pour la froide 'Beauté' de Beaudelaire mais qui est renversé, retourné contre elle-mêrne et qui vise non pas le Beau intellectuel et rnoral mais le 'plaisir d'écrire,' activité pure et suffisante, selon la philosophie post-existentielle. Si la critique peut voir dans la plupart de ces textes contemporains au plan de la thématique une expression de la réalité de vivre au Québec aujourd'hui, on doit aussi reconnaître que la solution proposée aux difficultés de cette réalité est à trouver dans le jeu en soi, cette activité d'enfant mais qui, pour certains, est le trait distinctif et la justification du genre poétique même.

Cette poésie nationale reste une poésie en évolution. Une telle évolution est un mouvement sans terme et il reste donc dangereux d'y voir des lignes de forces définitives. Mais tel qu'il est, il semble provenir d'une part de deux intuitions de base qui rendent le progrès technique incertain chez le poète moyen: la fidélité aux modes de son époque et la fidélité au principe de l'action/réaction contre une époque (on pense à l'alternance classicisme/romantisme, engagement/anti-engagement). Mais d'autre part--et s'il est toujours valable de parler dans les termes du critique canadien G. Marcotte d'une 'littérature qui se fait'--cette poésie ne cesse pas de reconnaître instinctivement l'impératif du besoin de se perfectionner. La subtilité de cet art souverainement verbal s'impose de plus en plus au lecteur et au critique et c'est un genre au Canada qui continue à surprendre par le mouvement progressif et ascendant de sa qualité et de son ambition.