POUSSIÈRE SUR LA VILLE:
L'ANIMALITÉ D'UN PERSONNAGE

Alexandre L. Amprimoz

Texte marquant dans l'évolution de la littérature québécoise, Poussière sur la ville est un roman où la présence du corps et celle du geste ont une importance capitale.1 La matière vivante dans ce récit se manifeste, selon nous, par ce que nous nommerons "l'animalité," par opposition au simple "bestiaire." Il s'agit ainsi de souligner le fait qu'un certain nombre de références au monde des animaux a, dans Poussière sur la ville, des fonctions qui dépassent largement la simple description. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que presque toutes ces allusions au royaume animal constituent, dans ce roman, une contribution au portrait d'un personnage et d'un seul.

Avant d'aborder cette étude, rappelons les grandes lignes du récit. Peu après s'être installé dans la petite ville minière de Macklin, le Docteur Alain Dubois, qui est également le narrateur, avoue ne pas s'entendre avec Madeleine, sa jeune femme. Cette dernière commence par traîner au restaurant du coin, Chez Kouri, où elle entretient des rapports familiers avec les mineurs. Madeleine ne tarde pas à s'éprendre d'un chauffeur de camion: Richard Hétu, beau, fort et plutôt simple d'esprit. On assiste ensuite au déclin du Docteur Dubois qui noie sa peine dans l'alcool tandis que sa femme pousse l'audace jusqu'à recevoir Hétu sous le nez de son mari. Mais la ville n'est pas aussi tolérante que le docteur. Le Curé, en particulier, réussit à éloigner Hétu en lui imposant un mariage avec une jeune femme de la région. Son but est naturellement d'étouffer le scandale. Mise au courant de cette manoeuvre, Madeleine tentera sans succès de tuer son amant avant de se suicider. Au-delà de la tragédie, le docteur décide de rester à Macklin et de retrouver la confiance de la ville grâce à son dévouement.

La lecture de Poussière sur la ville nous révèle Madeleine en tant qu'être fougeux, assoiffé de vie et épris de liberté. Dès les premières pages du roman, le narrateur--atristé par le fait qu'il s'installe avec sa jeune fenune dans une déprimante maison de la terne ville de Macklin--souligne le contraste entre Madeleine et l'espace environnant.

Dans ce contexte, le docteur affirme que sa femme est "jeune et libre," mais il précise "d'une liberté quasi animale."2 Compte-tenu du fait que ce livre fut publié en 1953 au Québec, il faut revenir sur la teneur de cette expression. En effet, "liberté quasi animale" aurait aujourd'hui une connotation des plus positives, du moins pour ceux qui prendraient leurs référents sur le registre de la nouvelle idéologie dominante. Cette expression trouverait, par example, son écho dans "la bonne santé" des personnages féminins des romans de Roch Carrier.

Mais l'on note que l'exubérance de Madeleine est loin d'être totale, car elle est modifiée par l'adverbe "quasi." On doit donc rappeler l'évidence: l'animalité était une notion négative pour le lecteur de 1953, car ce dernier avait appris à tirer ses référents d'un registre plutôt janséniste.

Ainsi, Poussière sur la ville constitue une remise en question de l'ange, une affirmation des valeurs positives de la bête. Ce renversement idéologique doit être introduit avec prudence; cette fonction est confiée au mot "quasi."

La première assertion du docteur est reprise dans une autre scène. Celle-ci, comme la preznière, évoque l'installation des jeunes époux en leur nouvelle demeure. Cette fois-ci il est question de "remettre les meubles en place une fois pour toutes" (37). Au sein de ce désir trompeur de permanence voici l'image que le narrateur nous donne de Madeleine:

Nous étions éreintés tous les deux, poussiéreux. Même sale, décoiffée, Madeleine conservait une beauté qui lui était propre, due non pas tant aux lignes qu'aux mouvements de tout son corps, à une souplesse de jeune animal. Assise les jambes repliées sous elle, elle considérait son oeuvre sans joie, rompant la pose à tout instant pour une attitude plus confortable (37).

C'est ici l'animalité de Madeleine qui permet d'établir l'opposition entre la stabilité, dont rêve le narrateur, et le désir constant de mobilité que sa femme exprime clairement grâce à sa "souplesse de jeune animal." Cette souplesse physique peut bien suggérer le symbole du manque de rigidité moral qui caractérise Madeleine et qui oppose cette dernière, tout au long du roman, à l'éthique figée de la ville. Notons aussi que, de nouveau, l'animalité est affirmée tout en nuance. Ainsi, à la qualification "quasi" correspond ici l'adjectif "jeune" qui donne une fois de plus une connotation positive à cette animalité qui pourrait à la rigueur être pardonnable.

Une fois la notion présentée, le narrateur va pouvoir l'explorer d'une manière plus tangible, moins euphémiste. L'auteur évoque, par example, la dimension sociologique de cet animal: "Elle a conservé de son milieu ouvrier un étonnant instinct d'imprudence" (62). Langevin souligne ici, par la voix de son narrateur, l'aspect prolétaire de Madeleine. C'est dans le sens étymologique qu'il faut comprendre le mot. La jeune femme vit pour le présent, au jour le jour¾l'instinct remplaçant la mémoire, l'expérience et le sens de la planification. Ce genre d'interpretation peut aller assez loin et trahir le statut culturel d'un auteur, mais il s'agirait là d'une autre question.

D'autre part, ce qui caractérise l'animal dans l'univers référentiel du Docteur Dubois, c'est l'élan vers la liberté. Ainsi, reprenant la notion de prolétariat, le narrateur porte un jugement sans équivoques sur sa jeune femme:

L'animal en liberté n'ammase pas, ne tient à rien qu'à sa nourriture du moment. Madeleine de même. Pour employer un mot qui amènerait un sourire dédaigneux sur ses lèvres, elle sera toujours prolétaire. (63)

La liberté de Madeleine n'est ni une notion philosophique ni un principe spirituel, elle relèverait plutôt de la symbolique du corps. Il s'agit d'une liberté animale qui attire l'être qui veut dompter l'autre: "Sa liberté me séduisait comme qualité physique plutôt que morale" (63). D'ailleurs sans cette liberté typique, Madeleine ne constituerait pas l'objet du désir du docteur, puisque ce dernier affirme lui-même: "C'est en liberté qu'il me faut la posséder" (64).

La liberté de Madeleine se retrouve dans son état farouche, qualifié par une "fierté de jeune fauve" et "une pudeur sauvage" (18). Ce n'est pas là uniquement une question de personnalité car l'aspect physique de la jeune femme correspond également à cette description: ses cheveux roux, par example, luisent "d'un éclat fauve, insolite" (20), quant à son sourire il est qualifié de "félin" (64). Cet état sauvage accompagne Madeleine même au-delà de son tragique suicide. D'ailleurs le docteur anticipe la vision de la mort de son épouse:

Je la vois morte sans avoir été heureuse, morte désespérée parce qu'elle n'étreindra jamais ce qui l'aurait comblée, morte toute seule avec son ardeur inassouvie, son petit corps contracté dans un dernier spasme de fierté. (152)

Si Madeleine est un animal sauvage en liberté, il ne faut pas s'étonner alors que les tentations du chasseur et du dompteur traversent parfois l'esprit du docteur qui s'exprime sans ambiguité à ce sujet:

Madeleine ne signe pas de pactes, ne se donne pas en contrat. Cela seul peut-être me la rend précieuse. Elle n'est pas un miroir où me réfléchir, ni un écho de ma voix, mais une proie. (64)

Dominer, dévorer, conquérir, dompter, subjuguer--tout cela se retrouve au niveau sublimé dans l'aprivoisement. D'ailleurs la liberté de Madeleine stimule le narrateur, surtout parce qu'elle est irritente: "Elle agace comme le cheval en liberté" (18). Il est clair que le dompteur échoue et que même dans sa mort, à la fin du roman, la jeune femme triomphe: "Elle est morte en animal indompté" (193).

Ce qu'un animal à l'état sauvage redoute peut-être le plus c'est la captivité. Ainsi, dès les premiers jours, le docteur se rend compte de cette réalité: "Lorsque j'entrai elle me regarda comme le prisonnier son geôlier, avec amertume et mépris" (26). Cette image de la captivité est reprise dans le roman. C'est ainsi que le docteur imagine Madeleine au bras d'un autre: "Ses cheveux ondulant librement, l'éclair de l'animal bondissant hors de la cage" (68). Cette captivité, le narrateur finit par la partager avec son épouse:

La ville a bien travaillé. Elle resserre son étau sur nous, si bien que nous sommes comme deux fauves en cages dans l'appartement que nous ne quittons pas. (179-80)

Avec la cage, une autre image de la captivité fait son apparition. Voici le jugement que le narrateur porte sur sa jeune femme avide de liberté: "Elle tire sur sa chaîne et nul ne peut prévoir où son bond la conduira si la chaîne se romp" (181). D'ailleurs le narrateur remarque avec ironie que même la plus douce des captivités ne pourrait convenir à Madeleine car cette dernière ne se considère jamais comme une brebis égarée: "Le retour au bercail, ça n'entre pas dans ses images d'Epinal" (181).

Comme un grand nombre d'animaux, Madeleine mord et griffe. C'est ainsi que lorsqu'elle veut prendre le volant, elle mord la main du docteur, pour que ce dernier lui cède la conduite. Ailleurs, sans doute se souvenant de cet incident, le docteur affirme: "Elle serait capable de me mordre" (69).

Mais c'est dans les scènes de ménage, quand le docteur demande à sa femme des explications, que l'activité animale devient la méthode de défense adoptée par Madeleine: "Elle me résiste, griffe, morde" (104). Ce dernier exemple est associé à l'acte sexuel que le docteur impose à Madeleine. Ainsi cette femme qui mord est dangereuse pour celui qui est attiré par elle. La morsure étant la première étape de la dévoration, on reconnaît ici l'un de nos plus anciens mythes que Roger Caillois a mis en relief il y a déjà un certain temps.3 Ainsi l'animalité de Madeleine est souvent soulignée lorsque le docteur évoque les difficultés de ses relations conjugales avec sa jeune femme: "L'impassibilité me quitte devant ce jeune fauve qui ne sort ses griffes que pour moi" (139).

Il est donc clair que Madeleine mord dans des moments de crise où l'enjeu n'est ni plus ni moins que la vie ou la mort. On peut donc évoquer ici le mythe de la mante religieuse qui dévore le mâle au moment du coït. Nous parlons de mythe, car à partir d'une réalité caractéristique d'un ordre animal inférieur, l'homme a établi une structure imaginaire qui n'en est cependant pas moins vécue. Roger Caillois associe ainsi l'image de la femme qui mord ou qui devore aux complexes de castration.4 Nous pensons que ces remarques ouvrent la voie à une réinterprétation de Poussière sur la ville.

C'est ainsi que, comme nous le fait remarquer Gérard Bessette, "les mordeuses" ne sont pas rares dans les romans d'André Langevin.5 D'ailleurs le critique fait, à ce sujet, d'interéssantes remarques:

Tout au long de Poussière d'ailleurs, le fonctionnement (défectueux) de la chevrolet d'Alain (un nom d'animal) et sa propre déficience sexuelle sont strictement paralleles. Richard Hétu, au contraire, l'amant heureux, conduit un gros camion qui fonctionne bien.6

Mais que faire alors de certains détails? Par exemple: lorsque la voiture d'Alain ne peut démarrer, il emprunte celle du Docteur Lafleur, vieux médecin à la retraite ....

Quoi qu'il en soit, nous nous bornerons à remarquer que l'étude de l'animalité des personnages suggère le thème de l'impuissance, tout comrne le ferait l'étude des machines dans l'oeuvre d'André Langevin. Il deviendrait alors clair que la tolérance d'Alain a pour cause un complexe de culpabilité.

Au-delà de ces indications génériques sure l'animalité des personnages en général et Madeleine en particulier, Langevin complète cette vision avec un certain nombre d'allusions à des animaux particuliers. Il y a, tout d'abord, le chien qui est pourtant rarement vu sous l'angle domestique de la fidélité. C'est encore l'action de mordre qui domine cette image dans ce roman: "Il y a en Madeleine une force cruelle qui se manifeste rarement, mais inquiète, comme le grand dogue dont on ne sait pas s'il ne mordra pas un jour" (19).

Madeleine est ainsi comparée à un chien dont la taille impressionnante et le tempérament présentent un danger constant. Mais "le grand dogue" est loin de constituer une constante dans l'univers imaginare de ce roman. En effet, Madeleine a parfois "L'impatience du petit chien agacé" (29). D'ailleurs dans la scène du restaurant Chez Kouri, Madeleine, provoquée par les regards des mineurs et ceux du gros Jim, finit par tirer la langue à ce dernier. A ce sujet le docteur observe: "Madeleine avait la tête du roquet qui vient de mordre" (33). C'est donc le manque de docilité du chien qui est souligné ici: Madeleine a un caractère agressif et elle répond aux diverses provocations. Elle est plus animale qu'humaine car elle ne semble pas être capable d'affecter l'indifférence, de se contrôler.

Il n'y a aucun doute, dans Poussière sur la ville, le chien est plutôt un symbole négatif; symbole qui n'est d'ailleurs pas reservé à Madeleine. Il arrive que le docteur se considère lui-même comme un chien. La relation avec sa femme pourrait ainsi être qualifiée de canine. Il utilise des expressions comrne "nos deux âmes se prennent aux crocs" pour ensuite préciser:

Ame contre âme, liés par la glu de la haine, autrement plus tenace que celle de l'amour. Comme des chiens qui ne peuvent plus desserer les dents. Nous sommes assurés de nous tenir compagnie. (96)

Ainsi ce genre de comparaison a lieu pendant des moments de crise ou de doute et, comme d'habitude le symbole est orienté surtout vers des connotations négatives. Par exemple, sentant qu'il va perdre Madeleine, Dubois nous dit "Même un chien ne se laisse pas déposséder ainsi" (106).

On peut s'interroger au sujet de l'importance du chien dans ce roman. On peut, en particulier, se demander si le sens des diverses identifications entre Madeleine et cet animal nous dirige vers une profondeur symbolique.

Tout d'abord, notons que la présence du chien "sur le mode péjoratif" se retrouve dans d'autres romans d'André Langevin.7 Mais cette constante chez Langevin peut tout d'abord s'expliquer au niveau de l'inconscient collectif. Le Parler populaire des Canadiens francais donne 27 expressions idiomatiques basées sur la sémantique du chien et toutes sur le mode péjoratif.8 Un ouvrage plus récent, Le Livre des expressions québécoises, en donne 28 sans compter les variantes.9 Tout ceci peut d'ailleurs se résumer d'une part par l'expression "être chien," dont l'équivalent parisien est "être vache" et l'équivalent nord-américain est "to be a pig." "Un chien" c'est d'ailleurs aussi un policier que l'on méprise, tout comme "une vache" à Paris ou "a pig" à New York. D'autre part, "une chienne" dans ce contexte est bien l'équivalent sémantique de l'expression péjorative "a bitch."

Ainsi, contrairement à ce que l'on a voulu croire jusqu'à aujourd'hui, l'attitude du Docteur Dubois envers sa femme serait des plus négatives. Il est d'ailleurs intéressant que les remarques positives au sujet de Madeleine sont toujours exprimées d'une manière directe et que l'animalité n'entre en jeu que dans la conscience qu'a la narrateur de la présence du mal.

Au niveaux de l'archétypologie générale, les chiens sont les mangeurs de lune et l'expression "hurler à la lune" est bien l'équivalent d' « hurler à la mort."10 Madeleine est ici, malgré tout son élan vital, le personnage qui porte en elle la mort.11 On peut ainsi songer à l'Anubis Egyptien, ce "géant, mangeur d'homme, avec des dents de chien."12 L'animalité des personnages nous permettrait donc de lire ce roman comme un rite de passage, un mythe d'initiation. Survivre à Madeleine serait alors pour le Docteur Dubois l'épreuve qualifiante; l'ennemi restant toujours le même: la mort. Ainsi, malgré ses deux premiers échecs, représentés par la fin d'un enfant hydrocéphale et celle d'une cardiaque, le docteur, ayant survécu à "la chienne" et au démon Asmodée (clairement identifié à Thérèse, l'amie intime et servante de Madeleine), va pouvoir entreprendre sa mission libératrice....

Ce que l'analyse de l'animalité permet d'établir c'est la remise en question du thème de la tolérance qui ne dominerait alors Poussière sur la ville qu'au niveau signifiant. L'axe vertical révèle, lui, comme nous avons tâché de le montrer, un ensemble de signifiés et de référents qui souligneraient plutôt l'importance, jusqu'ici trop négligée, de l'inconscient collectif repérable dans le texte romanesque étudié.

NOTES

1 C'est du moins ce que nous avons tenté de montrer dans l'article suivant: "Poussière sur la ville: vers une sémiotique des gestes," Présence Francophone, 14 (Printemps 1977) 97-104.

2 André Langevin, Poussière sur la ville (Montréal: La Cercle du livre de France, 1953) 16-17. Toute référence ultérieure à cet ouvrage ne fera pas l'objet d'une note et sera simplement suivie de la pagination mise entre parenthèses dans le texte.

3 Roger Caillois, Le Mythe et l'homme (Paris: Gallimard, 1938).

4 Caillois 58-59.

5 Gérard Bessette, Trois Romanciers québécois (Montréal: Editions du jour, 1973) 131-77.

6 Bessette 169.

7 En particulier dans L'Elan d'Amérique, comme le signale Gérard Bessette (187).

8 Narcisse-Eutrope Dionne, Le Parler Populaire des Canadiens français III (Québec; Les Presses de l'Université Laval, 1909 (1974) 146-7.

9 Pierre Des Ruisseaux, Le Livre des expressions québécoises (Montréal: Hurtubise HMH, 1979) 87-73.

10 Gilbert Durand. Les Structures anthropologiques de l'imaginaire (Paris: Boidas, 1989) 92-93.

11 D'autres animaux familiers sont évoqués pour définir Madeleine qui "agace comme le cheval sauvage en liberté" (18) et à qui on laisse pourtant "La bride sur la cou," (175); Madeleine qui d'autre part. lorsqu'elle ne veut pas répondre, "continue à faire le hérisson" (104). Mais naturellement, l'image dominante est bien celle du chien.

12 Gilbert Durand 231-33.