SÉMANTIQUE DE QUELQUES POÈMES
DE CÉCILE CLOUTIER

Alexandre L. Amprimoz

INTRODUCTION

A une époque où toute discussion au sujet du genre littéraire peut paraître démodée je voudrais revenir sur la spécificité du poème, c'est-à-dire du texte poétique.

Je commencerai par rappeler que cest bien entre le texte et e lecteur que l'expérience poétique est vécue et que toute tentative qui recourt à l'auteur ou à la réalité ne peut qu'élucider un vague contexte culturel. Si l'on ne se laisse pas prendre à de tels pièges on finit par avouer humblement que le sens d'un poème nous échappe toujours. Par contre, en mettant le texte au centre de nos préoccupations nous pouvons en déterminer les modes de sa manifestation sémantique et donc les conditions de son existence sémiotique.

Nos réflexions porteront surtout sur le recueil de poèmes Chaleuils de Cécile Cloutier.1 Mais avant même de montrer qu'il s'agit de choisir un texte dont la fonction poétique ne peut être niée, il faut souffrir quelques autres généralités.

C'est ainsi que, selon Michael Riffaterre:

Un poème ne signifie pas de la même manière qu'un texte non poétique. La différence est encore plus grande si l'on compare la communication en poésie à la communication dans la vie quotidienne, à l'emploi utilitaire de la langue. Tout le monde est d'accord sur cette constation empirique.2

Malheureusement, contrairement à ce qu'affirme Michael Riffaterre, tout le monde n'approuve pas cette distinction qui ne définit au fond qu'un genre de poésie. En effet, de l'expérimentalisme réaliste de Cesare Pavese à la poésie nord-américaine d'aujourd'hui on pourrait trouver des milliers d'exemples où même le lecteur le plus averti ne pourrait détecter cette "difference."3 Il faut donc exclure toute poésie essentiellement vidée de sa fonction poétique. Il faut donc préciser que Riffaterre songe ici surtout à une poésie qui exclut les extrêmes. On pourrait ainsi définir une poésie restreinte caractérisée par l'efficacité de l'axe syntagmatique, par un fonctionnement horizontal. Ainsi la poésie réaliste où poésie du référent serait reclassée dans une poésie générale. Cette poésie générale inclurait d'ailleurs aussi la "found poetry" ainsi que les textes qui font appel à la dissolution de la fonction littéraire. En d'autre mots nous pouvons accepter la distinction de Riffaterre si l'on exclut les poèmes qui veulent dire une chose bien précise et ceux qui veulent tout dire et qui au fond ne veulent rien dire. La poésie de Cécile Cloutier ne tombe ni dans l'un ni dans l'autre de ces cas extrêmes et serait considérée par tout lecteur potentiel comme poésie restreinte.

Mais les textes publiés dans La Mort de la littérature, par exemple, font partie d'une poésie générale difficilement analysable sur l'axe horizontal du système signifiant. Parmi eux "Pointures" illustre bien ce fait:

gants: 7

chaussures: 40

robes: 40 n.

culottes: 2

soutien-gorge (sic): 854

Les raisons qui excluent ce texte sont les mêmes qui nous feraient repousser dans la poésie générale presque toute l'oeuvre de Jacques Prévert. Le texte "Composition française," par exemple, peut bien établir ce fait:

Tout jeune Napoléon était maigre

et officier d'artillerie

plus tard il devint empereur

alors il prit du ventre et beaucoup de pays

et le jour où il mourut il avait encore du ventre

mais il était devenu plus petit.5

CHALEUILS

Ainsi ce n'est pas la poésie générale mais la poésie restreinte qui:

... repose entièrement sur des mots arrangés à l'avance, sur des groupes préfabriqués, dont le sens ne tient pas aux choses, mais à leur rôle dans un système de signifiants.6

En abordant Chaleuils on peut se rendre compte que le système de signifiants est la structure qui, une fois analysée, malgré son contenu polysémique, permet de révéler les manifestations du sens du texte qui auraient été masquées par le recours systématique à l'univers référentiel.

Selon tout critique formaliste "le corpus d'analyse le plus vaste qu'on puisse concevoir en littérature doit être le texte, pas une collection de textes."7 Dès ce niveau Chaleuils pose un problème. En effet, les poèmes qui constituent ce(s) texte(s) n'ont pas de titres individuels. Or un titre fait toujours partie du texte et l'analyste ne peut donc rien exclure. D'autre part Chaleuils est divisé en six parties et chacune d'entre elles porte son propre titre. Nous reportons sur le tableau 1 l'architecture de l'ouvrage en désignant, selon l'usage, les poèmes par leur incipit: (voir tableau 1).

Le titre et les sous-titres font partie des surdéterminations signifiantes et sont donc les premiers éléments à considérer dans les modifications successives de sens qui accompagnent la progression de la lecture. Ainsi si l'on veut analyser le poème (F,3) on devra considérer que "Chaleuils" et "Fruits" font partie du poème que l'on écrira alors:

CHALEUILS

FRUITS

On en vint à un subjonctif

Minéral

Au bout du couteau

D'un arbre (64)

On ne peut ignorer ces titres en tâchant de découvrir les manifestations du sens d'un poème si l'on admet le principe suivant:

La fonction référentielle en poésie s'exerce de signifiant à signifiant: cette référence consiste en ceci que le lecteur perçoit que certains signifiants sont des variantes d'une même structure.8

Même en limitant l'analyse au niveau différentiel du poème il n'est pas inutile dans une étape pré-analytique de définir des zones orbitales. On remarque, par exemple, qu'un texte comme (A, 10) est, dès son ouverture, sémantiquement filtré avec plus de 'précision' que (F,3) puisque le premier de ces deux textes s'écrit:

TABLEAU 1

Chaleuils

A PEUT-ÊTRE D SOIFS

(A, 1) Dans un juillet 13 (D, 1) Le jazz du sang 43

(A, 2) Des trames 13 (D, 2) Un désespoir 43

(A, 3) Tant vinrent 14 (D, 3) Thym et thé 44

(A, 4) Dans l'épiphanie 14 (D, 4) J'ai trop aimé 44

(A, 5) Des éternités 15 (D, 5) Et les sarcelles 45

(A, 6) Veuves feuilles 15 (D, 6) Ta main célébrait 45

(A, 7) S'appelèrent 16 (D, 7) Et la mousseline 46

(A, 8) Aux soifs 16 (D, 8) De grandes jarres 46

(A, 9) Neigent des 17 (D, 9) Nue de chaîne 47

(A, 10) Peut-être 17 (D, 10) J'eus des chagrins 47

(A, 11) Tant vinrent 18 (D, 11) L'armoire 48

(A, 12) Les guitares 18 (D, 12) Les ferventes 48

(A, 13) A l'envers des 19 (D, 13) Des camages 49

(A, 14) Des fourrures 19 (D, 14) L'astre d'une 49

(A, 15) Devinrent 20 (D, 15) Je goûtai 50

B ROUES E LAINES

(B, 1) Des dentelles de 23 (E, 1 ) Le grand besoin 53

(B, 2) Les perdrix de 23 (E, 2) Le nombre ne 53

(B, 3) L'émail parfumé 24 (E, 3) Et sonnent les 54

(B, 4) S'épargnèrent 24 (E, 4) S'avoir le bout . 54

(B, 5) Un oeuf de pain 25 (E, 5) L'étain de ma 55

(B, 6) Et je me mis 25 (E, 6) Becquetée de 55

(B, 7) Ma fille tricote 26 (E, 7) Des naissances 56

(B, 8) Aux pages du lait 26 (E, 8) Des trappes d'odeurs 56

(B, 9) Livrés aux levures 27 (E, 9) Et je serai 57

(B, 10) D'azotes perverches 27 (E, 10) Et vinrent 57

(B, 11) Des alcools de .................... 28 (E, 11) Protégée 58

(B, 12) Au parfum des 28 (E, 12) Des bouteilles 58

(B, 13) Quelque part 29 (E, 13) Des pas de fleurs 59

(B, 14) Mon pays 29 (E, 14) Je sentis 59

(B, 15) Et le chapitre 30 (E, 15) Le lilas de tes 60

C GANTS F FRUITS

(C, 1) Les mains des 33 (F, 1) J'annonçais 63

(C, 2) Tu connus 33 (F, 2) Vinrent les diodes 63

(C, 3) Cum 34 (17, 3) D'inédites pâleurs 64

(C, 4) Aux anneaux 34 (F, 4) On en vint 64

(C, 5) Les jamais 35 (F, 5) Des dynasties 65

(C, 6) La grande scie 35 (F, 6) Je nomme le sang 65

(C, 7) Les olives 36 (F, 7) La mémoire des joncs 66

(C, 8) Et s'achèvera 36 (F, 8) Au nord de la pluie 66

(C, 9) J'enfermerai tes 37 (F, 9) La violence du cari 67

(C, 10) Je vivais 37 (F, 10) L'accalmie des 67

(C, 11) Sel et miel 38 (F 11) Dans l'huile 68

(C, 12) S'inventèrent 38 (F: 12) Aux grappes 68

(C, 13) Etre au milieu 39 (F, 13) Se répandirent 69

(C, 14) Et ténébra 39 (F, 14) Et s'apporta 69

(C, 15) Je sus l'angle 40 (F, 15) Et chaleura 70

CHALEUILS

PEUT-ETRE

Peut-être la certitude d'une

Fin-faim

Après (17)

Dans ce cas on remarque déjà que la surdétermination est basée sur les formes d'un contenu isotopique malgré le fait que la fonction référentielle s'oppose à de telles isotopies.9 En effet c'est la répétition d'un  "peut-être" qui surdétermine "la certitude." Il est ainsi significatif que l'isotopie /soif/ est beaucoup moins développée dans la section SOIFS que dans le reste du recueil.

(A, 1)

Mais ouvrons l'analyse directe avec (A, 1):

CHALEUILS

PEUT-ETRE

Dans un juillet

D'abeilles

La main d'une feuille

Entreprit

Le pas du soleil (13)

Ce premier exemple semble à lui seul justifier notre choix. On voit dès le début, en effet, que la fonction référentielle ne peut jetter qu'un minimum de lumière sur ce texte. Il ne sera donc pas difficile d'éviter cette tentation.

En effet, du moins pour satisfaire la curiosité du lecteur, Cécile Cloutier a pris la peine de s'expliquer sur ce titre Chaleuils qui désigne une lampe rustique québécoise.10 Mais il est intéressant de constater que peu de lecteurs peuvent passer du signifiant au référent dans ce cas précis et que l'effet produit est semblable à celui observé en science-fiction où la terminologie est souvent fondé sur des "paradigmes absents."11

C'est ainsi que "Chaleuils" indique, au niveau référentiel, le fait que chaque poème est en quelque sorte une lampe québécoise. Mais le signifiant /Chaleuil/ évoque tout un réseau isotopique qu'il n'est pas inutile de mettre en relief. En effet, en dehors de l'évocation évidente de /Chaleur/, si l'on considère les deux prononciations possibles [falEj] et [faloej] l'on a: /châle/ + /oeil/, /chas/ + /l'oeil/ et /chat/ + /l/oeil/. L'isotopie sentie intuitivement peut ainsi être qualifiée // intimité domestique //. Le titre du recueil fait donc appel à des images privées, artisanales et tendres. D'une manière analogue on peut aisément montrer que le sous-titre "Peut-Etre" détermine l'isotopie // expression minimale de l'existence//. On retrouve ainsi /le quotidien/ si cher à Cécile Cloutier.12

Ayant ainsi déterminé une zone orbitale de l'univers sémantique, on peut aborder l'analyse du texte (A, 1). Remarquons que ce texte, tout comme le suivant, peut se lire comme une phrase littéraire et que celle-ci ne peut être caractérisée que d'une seule manière:

Au lieu que la signification repose sur la référence du signifiant au signifié, elle réside dans la référence du signifiant à d'autres signifiants, ce qui donne l'illusion que l'arbitraire du signe est diminué.13

Ainsi, l'impression lumineuse qui se dégage de (A, 1) est autant véhiculée par le son que par le sens. Ces rôles échophoniques sont ici joués par les deux groupes phonèmes [oej] et [Ej]. La couleur de cette lumière est, d'ailleurs, déterminée par une méthode qui évoque les idéogrammes chinois.14 Nous savons, en effet, que la zone chromatique est précisée par les signifiants /juillet/, /abeilles/ et /soleil/ qui sont loin de constituer une simple paraphrase du signifiant /jaune/. C'est précisément un exemple de dénotation chromatique qu'Ezra Pound avait choisi pour illustrer la supériorité poétique de la langue chinoise. Il montra en particulier que la notion "rouge," abstraite dans nos langues indo-européennes, était exprimée en chinois comme combinaison de références à des objets concrets et il concluait: "The Chinsese 'word' or ideogram for red is based on something everyone knows".15 Dans le cas de (A, 1) ce que nous percevons c'est la vie de ce jaune vif qu'évoque Cécile Cloutier. Sa poésie n'est pas écrite pour être comprise mais pour être vécue. C'est donc d'une manière paradoxale que, grâce à une relation syntagmatique de signifiants, le lecteur peut reconnaître le monde perçu. C'est ainsi que nous voyons un jour ensoleillé, des abeilles dans un feuillage et l'une de ces feuilles dont l'aspect, le mouvement et l'ombre évoquent une main.

Dans la complémentarité de ces signifiants le modèle chromatique est repris par l'inconscient collectif. Le système du poème étant explicitement mélioratif, le noir de l'abeille est rectifié par le blanc de la main, le vert de la feuille par le rouge (absent au niveau explicite) du sang de la main. Enfin le jaune domine et tient à l'écart les reflets bleu-violets qui, dans leur absence, affirment la présence d'un possible négatif. Ce premier "Chaleuil," ce premier "peut-être," invente ainsi un instant qui se reconnaît dans l'illusion d'une permanence, signalant l'originalité d'un cliché que nous aimons retrouver dans une "stillness of July".

(A,7)

Dans (A, 1) le triomphe de la lumière estivale est exprimé d'une manière unique et le signifiant /abeille/ participe à l'effet total de cette unicité. Ce signifiant se retrouve tout d'abord dans (A,7):

CHALEUILS

PEUT-ETRE

S'appelèrent des convivences

Aux cercueils des abeilles

Dans l'Ethiopie des iris (16)

Inutile d'évoquer ici les clichés sur l'abeille laborieuse. D'autre part, l'archétypologie générale étudie surtout le miel et relie ainsi l'abeille au mythe de la fécondité.16 Ce thème est loin d'être exclu de la poésie de Cécile Cloutier, mais dans des textes comme (A, 1) ou (A,7) l'abeille semble avant tout faire partie d'une présence lumineuse. On retrouve toujours d'ailleurs les deux groupes [oej] et [Ej] qui sont, comme il a été montré dans (A, 1) associés au signifiant /jaune/. Ainsi "Aux cercueils des abeilles" évoque beaucoup plus la complémentarité de la lumière et du noir, ou plutôt l'éclat de leur association, que le sens référentiel commun.

"Dans l'Ethiopie des iris" devrait entraîner la rectification référentielle "iris d'Ethiopie." Or, parmi les milliers d'iris il y a l'iris de Perse mais pas d'iris d'Ethiopie.17 Ce syntagme, souligne donc, une fois de plus, la primauté du signifiant. L'indétermination du genre et de la couleur de la fleur se retrouve dans le sens grec d'iris, c'est-à-dire arc-en-ciel. De plus, la connotation anatomique, en tant que partie essentielle de l'oeil, implique la condensation visuelle du poème. Encore une fois, l'absence du référent n'empêche guère le poème de se manifester en tant que phrase littéraire. Ainsi l'iris d'Ethiopie est un syntagme surdéterminé par sa propre nature néologique, créée à partir d'une "dérivation tautologique.18

(A, 12)

C'est toujours l'exploration chromatique d'un univers imaginaire que le lecteur découvre dans (A, 12), aussi associé à la recherche néologique:

CHALEUILS

PEUT-ETRE

Les guitares des glaïeuls

Terrninaient août abeillé

A l'envol

D'un être (18)

On peut tout d'abord remarquer que (A,1), (A, 7) et (A,12) contiennent un certain nombre de matériaux signifiants semblables.

Tout d'abord, il faut noter que la fonction référentielle permet d'établir le lien minimum avec l'univers des choses: variations d'abeilles autour de quelques fleurs. Mais c'est pourtant bien sur l'axe syntagmatique que cette surdétermination se développe. C'est ainsi que l'on retrouve, par exemple, avec /glaïeuls/ et /abeillé/ les deux groupes [oeil et [Ej].

Aussi à la détermination temporelle "Dans un juillet /D'abeilles" de (A, 1) correspond l' "août abeillé" de (A,12).

Mais il faut reconnaître que ces déterminations sont illusoires et qu'elles sont plus signifiantes que référentielles, car dans les deux cas nous retrouvons une structure allitérative. Par exemple, le signifiant /Terminaient/ est surdéterminé par les sons et le rythme imposés par le syntagme adjacent "août abeillé".

Dans (A,12) le système chromatique mérite également d'être analysé. Nous avons ainsi une lumière estivale plus mûre et moins fulgurante que celle créée par le texte (A, 1). Il s'agit d'une lumière conclusive, dans le sens que les signifiés font appel à la fin d'un jour, d'une saison, d'un être, d'une migration, d'un abandon.

La métaphore "Les guitares des glaïeuls" est un autre exemple de la nature anti-référentielle de l'imagination poétique. En effet, la métaphore de l'usage courant rapproche, sur une base morphologique, le glaïeul de l'épée (le glaive). Cette réalité se retrouve dans l'étymologie latine "gladius" et dans l'appellation populaire anglaise "sword-lily" (=gladiola).

Ainsi "Les guitares des glaïeuls" évoque une richesse au niveau phonétique (melopoeia), au niveau de l'image (phanopoeia) et au niveau de l'innovation du sens (logopoeia).19 Il s'agit donc de la métaphore parfaite selon la doctrine imagiste, mais il s'agit aussi de la métaphore-limite dont la réverbération signifiante définit le jaune du rêve, l'impossibilité d'inventer une nouvelle couleur. Cette situation extrême est reprise par le néologisme grammatical "abeillé" dont le fonctionnement imagiste suit la même structure que "Les guitares des glaïeuls." Ainsi cette étude de jaunes, de bruns et d'ors n'est possible, comme en peinture, que grâce à la contiguïté signifiante. On peut ainsi considérer les groupes métaphoriques "Les guitares des glaïeuls" et "août abeillé" comme des éléments permettant le fonctionnement de la phrase littéraire en tant que système métonymique.

(A, 13)

Quand l'on considère Chaleuils comme un seul texte, leffet répétitif ne peut être ignoré. C'est ainsi que (A, 13) reprend la sémantique de l'abeille:

CHALEUILS

PEUT-ETRE

A l'envers des érables

S'ajouta

L'épice d'une abeille (19)

On trouve tout d'abord ici une nouvelle variation de l'étude chromatique entreprise entre "La main d'une feuille" et "Le pas du soleil" (13) pour constater, avec Bachelard: "Sans pléonasme, pas de beauté."20 L'isotopie //noir// continue à être développée implicitement. Le /noir/ de /l'abeille/ se retrouve dans "l'envers des érables" comme équivalent mélioratif de l'hyperbole de /goût/, c'est-à-dire /épice/. Parmi les érables, l'abeille est une rareté difficilement repérable dans cette vaste zone orbitale.

CONCLUSION

Ainsi le système signifiant de l'abeille s'éteint dès la première section de Chaleuils mais il est repris par celui du miel, de l'épice et des fleurs--et tout cela pour retrouver à la fin du cycle une chaleur néologique et paradoxale:

CHALEUILS

FRUITS

Et chaleura

L'esquimaude tendresse

D'une herbe à glace (76)

(F, 15) n'a qu'une chose en commun avec les poèmes de la série A que nous avons analysés: une signifiance qui force le lecteur averti à abandonner la fonction référentielle pour pénétrer l'invention de tout un univers. C'est là ce qu'un autre critique a senti et exprimé un peu différemment dans un compte-rendu:

Le sixième recueil de Cécile Cloutier présente une série de poèmes subtilement repliés sur eux-mêmes, traduisant tout un monde d'observations ingénieuses et de gestes quotidiens souvent insolites et astucieux.21

C'est justement cela la fonction poétique, c'est-à-dire l'hyperbole de la fonction littéraire tendant vers l'impossible annulation du référent. Il est temps de revenir aux poètes qui ont vraiment été capable de construire un language nouveau, en offrant au moins l'illusion de l'autonomie:

CHALEUILS

GANTS

Je vivais

Les chaudes

Pages d'aube

Du désert

Toute parole

M'était (37)

NOTES

1 Cécile Cloutier, Chaleuils (Montréal: L'Hexagone, 1979). Toute référence ultérieure à ce volume ne fera pas l'objet d'une note et sera indiquée entre parenthèses dans le texte.

2 Michael Riffaterre, La Production du texte (Paris: Seuil, 1979), p. 29.

3 Voir en particulier: Cesare Pavese, Lavorare stanca (Torino: Enaudi, 1968).

4 J.E., "Textes" suivis de La Mort de la littérature (Paris: L'Heme, 1971), p. 18.

5 Jacques Prévert, Paroles (Paris: Gallimard, 1947), p. 214.

6 Michael Riffateffe, p. 44.

7 Ibid., p. 11.

8 Ibid., p. 38.

9 Nous adoptons volontairement cette définition généralisante de François Rostier: On appelle isotopie "toute itération d'une unité linguistique" ("Systématique des isotopies," in Essais de sémiotique poétique, Paris: Larousse, 1972, p. 82). Riffaterre ne semble pas se servir de cette notion et se voir obligé de faire des détours pour décrire cette même réalité linguistique: ". . . les mots qui forment ces réseaux constituent le système descriptif d'un mot-noyau; la fonction nucléaire de ce mot tient à ce que son signifié englobe et organise les signifiés des mots satellites" (45). Il est amusant de constater que ce vocabulaire, tout comme "isotopie," est emprunté à la physique contemporaine.

10 CHALEUIL. ": n.m. Petite lampe rustique composée d'un vase à bec dans lequel on fait brûler du gras animal. Une tige terminée,par un crochet, du côté opposé au bec, permet de la suspendre aux parois de la cheminée ou à une poutre du plafond ... Le terme semble utilisé dans la région de Québec seulement." (Les objets familiers de nos ancêtres, Nicole Genêt, Luce Vermette et Louise Décarie-Audet, Montréal, Editions de l'homme, 1974, p. 80.)

"La dentellière avait, le soir, auprès d'elle, un guéridon à trois pieds portant la boule de verre remplie d'eau qui amplifiait et diffusait sur le carreau la faible lueur du challeuil, la lampe à l'huile." (La Dentelle du puy, Jean Arsac, Le Puy, 1978) (9).

11 Marc Angenot, "Le Paradigme absent" Poétique No. 33 (févrer 1978), 74-89.

12 Parmi les thèses soutenues par Cécile Cloutier signalons la suivante, "Esthétique et la vie quotidienne du Québec," thèse qui fut dirigée par Etienne Souriau à l'Université de Paris.

13 Riffaterre, p. 46.

14 Le chinois est l'une des langues que Cécile Cloutier a étudiées.

15 Ezra Pound, A B C of Reading (New York: New Directions, 1960) p. 22.

16 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire (Paris, Bruxelles et Montréal: Bordas, 1969), p. 227 et pp. 296-97.

17 Voir en particulier Wilma L. Vallette, Iris Culture and Hybridizing for everyone (1961) et N.L. Cave, Iris (1959).

18 Michael Riffaterre, p. 65.

19 Ezra Pound, Op, Cit., pp. 37-8.

20 Gaston Bachelard, La Terre et les réveries du repos (Paris: José Corti, 1948), p. 48.

21 Hédi Bouraoui, "A Lire et à relire," Waves, Vol. 8, No. 2, 65.