GABRIELLE ROY, JOURNALISTE,
AU FIL DE SES REPORTAGES (1939-1945)

René Labonté

La publication en 1978 de Fragiles Lumières de la terre' a attiré Il attention de la critique et des lecteurs de Gabrielle Roy sur ses écrits journalistiques. Elle a rendu accessible au grand public des textes que mentionnaient les bibliographies de Gabrielle Roy, mais dont l'accès était difficile à cause de leur dispersion dans des journaux et revues peu connus. C'est le cas, en particulier, des articles publiés dans Le Bulletin des agriculteurs', qui sont en fait ses premiers reportages. Les sept qui ont été reproduits dans Fragiles Lumières de la terre nous permettent de constater qu'ils sont de grande qualité et qu'ils continuent à intéresser même quelques décennies après leur publication. Cependant, ceux-ci ne constituent qu'un mince échantillon de la production journalistique de Roy, production qu'il faut analyser en entier pour mieux connaître l'écrivain.

C'est au cours de son séjour en Europe (1937-39) que Roy a commencé à écrire pour des journaux et des revues. Les articles qu'elle publie à cette époque sont en général courts et presque tous inspirés par son séjour en Angleterre et en France. Ce sont des billets amusants qui ne soutiennent pas la comparaison avec les reportages qu'elle signera par la suite.

Aux trois ans de publication (juillet 1938-novembre 1940) que l'on pourrait appeler la période européenne succèdent les cinq années de la période du Bulletin des Agriculteurs, où le métier de report~r amène Roy à parcourir le Québec en tous sens et à séjourner dans l'Ouest et le Nord-Ouest du Canada. Une intense productivité caractérise cette période, car tout en faisant pareître une vingtaine de contes et nouvelles, plus une cinquantaine de reportages dans le BA et ailleurs-1, elle travaille à la composition de Bonheur d'occasion, qui sera lancé à fin de mars 1945.

Il va sans dire que la période européenne, celle de "l'ailleurs", est négligeable par rapport à celle du BA ou de "l'ici", qui préside au développement de la thématique et de la pensée sociale du futur écrivain. C'est pourquoi notre étude s'attache uniquement à cette dernière période, aux quarante-sept reportages d'ici, publiés entre novembre 1940 et novembre 19454, excluant par là les oeuvres de fiction, qui procèdent d'un autre genre littéraire et qui demandent à être analysées d'un autre point de vue.

Roy a livré beaucoup d'elle-même, idées et sentiments, dans ses reportages; aussi, il m'a semblé intéressant de partir à la découverte du reporter à travers ce type d'essai et de voir sa vision du monde se fon-ner graduellement. Ce n'est pas tant le référent-une région, une ville, une industrie, un paysage, un groupe, un individu--qui a retenu mon attention, bien que cet aspect documentaire présente un intérêt certain, mais la façon dont il a été interprété. ous verrons donc Roy se révéler elle-même par ses textes, que nous avons cités abondamment, vu qu'ils sont peu ou pas connus.

En lisant ces reportages, il n'est pas possible de faire fi de notre connaissance de l'oeuvre de la romancière; il n'est pas désirable non plus de le faire, car un des plaisirs de cette lecture réside justement dans la découverte des racines de l'oeuvre de fiction. Loin de dissimuler cet aspect, j'ai tâché de le mettre en relief afin de mieux montrer ce que romans et nouvelles doivent à cette littérature d'idées. C'est ainsi que nous pourrons voir un auteur se découvrir graduellement en découvrant un pays et un écrivant qui ne tarde pas à se muer en écrivain.

Mais avant de suivre Roy au fil de ses reportages, considérons l'ensemble de ceux-ci afin de donner une idée de leur contenu et aussi pour dire comment le reporter exerçait son métier.

Après quatre articles sur des sujets divers (Gaspésie, régime seigneurial, visite d'une ferme moderne, agriculteurs céramistes de Beauceville) commencent les grandes séries: quatre articles sur Montréal (intitulés Tout Montréal), deux sur la Côte Nord, sept sur l'Abitibi (intitulés Ici lAbitibi), sept sur des groupes ethniques de l'Ouest canadien (intitulés Peuples du Canada), cinq sur le Saguenay-Lac Saint-Jean, Charlevoix et Gaspésie, quatre sur les Cantons de l'Est, trois sur le monde des maraîchers, des ûcherons et des draveurs (intitulés Horizons du Québec) et trois autres sur les industries du coton, de l'or et des pâtes et papier. On trouve également dans le BA des reportages sur l'Expo de Québec et le président de la Fonderie Forano de Plessisville. Six autres articles sur des sujets d'ici, parus

dans La Revue moderne et Le Canada, comprennent un reportage sur un laboratoire de nutrition à l'Université de Montréal, un sur la route d'Alaska et quatre autres (intitulés Regards sur l'Ouest), traitant de la récolte du blé dans l'Ouest canadien.

Comment Roy s'y prenait-elle pour faire un reportage? Elle se rendait sur place, bien sûr, et se documentait, car ses reportages font toujours une large place à l'aspect historique et, à l'occasion, à des connaissances techniques. Les premiers reportages ne nous révèlent pas de quelle façon elle organistait ses séjours à l'extérieur de Montréal, mais on sait qu'elle logeait chez l'habitant. Récemment, G. Roy déclarait que "son premier reportage sur la Gaspésie, toutes dépenses payées (voyage gratuit par le train du CN, pension à Port Daniel de $8.50 par semaine chez une veuve) lui rapportera $15.00"

Plus tard, on verra le reporter faire avec un groupe de colons le voyage d'environ treize cents milles qui, en bateau, train, auto, embarquation, les mènera depuis les Iles de la Madeleine jusqu'à l'île Nepawa (!ac Abitibi) et vivre avec eux leur installation dans cette île. Dans ses articles sur Beauceville et les villes d'Abitibi, il est rapidement question d'hôtels et de restaurants. Les reportages sur les peuples de l'Ouest nous apprennent qu'elle a séjourné chez les Hutterites, frappé à la porte d'une maison de ferme sudète à quarante milles du plus proche hôtel, passé la nuit sur le sofa de la salle à manger d'une famille juive. Elle a aussi visité des cantons isolés de colonisation par des chemins impracticables, demeuré chez une famille de pêcheurs gaspésiens, séjoumé dans un camp de bûcherons, descendu un bout de la rivière l'Assomption avec des draveurs et est allée jusqu'au fond du puits d'une mine. Comme on peut le constater, le confort n'était pas sa préoccupation; elle n'a pas ménagé sa peine et n'a pas craint de partager la vie des gens les plus humbles.

On n'a pas de difficulté à imaginer ce que le reportage pratiqué de cette façon a dû demander au reporter: beaucoup d'initiative, souvent de l'audace, de l'endurance toujours, et une somme d'énergie et de travail incroyables. Faire un reportage était vraiment pour Roy, si l'on me permet d'utiliser une expression qui revient plusieurs fois sous sa plume, une aventure, aventure dans laquelle elle S'engageait avec toutes les ressources de sa personnalité.

Les quatre premiers reportages

De quelle aventure est-il question dans La Belle Aventure de la Gaspésie? De celle du progrès, thème omniprésent dans l'oeuvre de la romancière. Entre les deux visages de la Gaspésie, celui de la tradition et celui du progrès, réside à la fois dans des structures matérielles comme la route, sociales comme les coopératives, humaines comme l'esprit d'entr'aide (dont font preuve, par exemple, les colons de Grande Vallée). Et les ressources du milieu (mer, sol, forêt) utilisées à bon escient devraient amener le Gaspésien "à une mesure raisonnable de bien-être".

Ce premier reportage nous montre déjà l'auteur dans une attitude chère à la romancère: la rêverie. Dans le train qui la ramène à Montréal, elle songe au passé et en particulier "à la vie mélancolique de générations et de générations de pêcheurs qui connurent toutes les duretés et lés trahisons de la mer et si peu de bien-être" (BA, nov. 1940, p. 67), réflexion à rapprocher de celle qui, douze ans plus tard, clôt un reportage sur le Manitoba: "je pense aux miens, à mes parents, à mes grand-parents, à ceux qui les premiers vinrent en colons en ce pays, qui tant y travaillèrent, se privèrent, dans ce que l'on appelle "le bon vieux temps" et qui ne l'était sans doute pas tant que cela."6

Uintérêt de l'auteur pour le matériau linguistique-întérêt qui ne se démentira jamais-l'amène, par exemple, à expliquer longuement le mot "habitanf' ou à rêver sur le nom d'une fenne appelée "Les Escores". Les noms de lieux ne la laisseront d'ailleurs jamais indifférente: ceux des villes et villages d'Abitibi lui apporteront une consolation et ceux des Cantons de l'Est lui permettront d'exercer son humour. Le vocabulaire du reporter est déjà riche et précis (je mentionne au hasard: bief, darse, gourbi, bois en grume, bouleux, mareyeur, engrêlure, galeme, calanque) et elle se plait à utiliser l'expression imagée et figurée (comme l'anaphore) ainsi qu'à varier la construction de ses phrases. Notons aussi l'usage de l'inversion (ex.: "bat la catalogne au venf'), procédé que l'auteur semble déjà affectionner à cette épogue, et qu'on retrouvera plus tard tout au long de La Montagne secrète.

Tout Montréal

Dans un premier reportage (d'une série de quatre) sur Montréal, qui s'intitule Les Deux Saint-Laurent-soit le boulevard et le fleuve du même nom-Roy aime aussi bien évoquer des époques révolues de Montréal que s'attarder à son cosmopolitisme. La future romancière, sensible à la misère des immigrants, se montre déjà habile à les caractériser:

Les émigrants y ont débouché un jour, remontant de la cale des steamers: Irlandais affamés; Polonaises à mouchoirs rouges; graves paysans de la Transylvanie, serrant tout leur bien dans un vieux coffre de bois; Ukrainiens à pommettes saillantes et regards de rêve; Hongrois têtus; Asiatiques émaciés. (BA, juin 1941, p. 8)
La "dompe" de la Pointe Saint-Charles se retrouve ici avec les mêmes détails que dans Bonheur d'occasion, comme on peut le voir en comparant ces deux versions:
Et là surgit le misérable village
des zoniers qui ont bâti leurs
huttes d'épaves, dans un es-
cape restreint, entre le souffle
salubre et le relent empoi-
sonné. Triste (sic) parias vi-
vants (sic) de rebuts parmi les
milliards de mouches et la
ronde des rats, fis ont tourné
le dos à la ville et ne voient
plus que le fleuve qui passe là,
majestueux et tranquille. (BA,
juin 1941, p. 40)
T'entendais pas d'autre chose
la nuit que les rats qui fouil-
laient parmi la charogne et qui
se sauvaient avec les gros mor-
ceaux. T'avais la ville dans le
dos )7

Dans Est-Ouest, on découvre l'humour et l'ironie de Roy. Le charabia français-anglais des contrôleurs de tramways et des préposés aux ascenseurs des magasins lui sert de cible aussi bien que la forêt d'escaliers de la rue Saint-Denis ou les quiproquos amusants de la réclame en français bilingue.

Dans Du port aux banques, le port représente les travailleurs et les banques, la puissance de l'argent. Le reporter~y déplore la réduction du travail à un dénominateur commun: l'argent. Les ouvriers, "peuple de termites" s'agitent dans les vrombissements des moteurs à l'usine. Au service des "rochers de la puissance industrielle", ils sont dominés par la machine, qui les commande. Toutefois, cette dernière apparaîît à Roy sous un jour ambivalent "Monstre déchâmé qui ne peut plus arrêter sa marche, elle (la machine) existe par-delà les pouvoirs de l'homme. Elle ouvre à l'esprit l'horizon des temps futurs: possibilités inotifes, super-confort; nouvel esclavage peut-être." (BA, août 1941, p. 11)

Ce reportage, ainsi que les autres sur Montréal, présente maints aspects que l'on retrouve dans Bonheur d'occasion, soit "la dualité pauvreté-richesse des quartiers de la ville, et les grandes lignes de l'espace montréalais selon les axes sud-nord et est-ouest convergeant vers Westrnount".11 H suffit ici de mettre le passage suivant du BA en regard du texte de Bonheur d'occasion pour faire ressortir des similtudes frappantes:

Incessamment dévalent les
rapides: l'Océan Limited, l'Ex-
press Maritime, le Transconti-
nental, le New York Central.
Les petites maisons de bois
tremblent sur leur base; la
pauvre vaisselle s'entre-cho-
que, et, au-dessus du vacarme,
la voix humaine s'élève pour
continuer la conversation sur
un ton criard. ( ... ) Et la nuit,
sans cesse agitée par la trépi-
dation des roues, (...) ne mén-
age aucun véritable repos au
peuple d'ouvriers et d'ouv-
rières qui s'épuisent. (BA, aôut
1941, p. 11)
Il n'y avait plus de repos pos-
sible. Le Transcontinental, les
trains d'Ottawa et de Toronto
et ceux de la banlieue fuyaient
à leur porte. ( ... ) D'autre fois,
la locomotive dévalait en sif-
flant, à grande vitesse, et la
maison était prise d'une longue
secousse. ( ... ) des objets qui
étaient retenus aux cloisons ou
emprissonnés dans les tiroirs
grelottaient, pris d'une agita-
tion intense. Pour être entendu
au-dessus du vacarme, il fallait
élever la voix au ton criard de
la dispute (..)9

Dans le dernier reportage sur Montréal, Après trois cents ans, Roy oppose longuement Anglais et Français pour ensuite les réconcilier, suivant en cela une démarche dialectique. Le premier groupe manifeste l'esprit de conquête et va dominer par l'argent alors que le second va le faire par la ruse et le nombre, mais l'intérêt les rapproche. Et "Montréal décourvre peu à peu qu'il n'est pas plus français qu'anglais, mais bien une ville du Nouveau-Monde, avec une destinée toute neuve à suivre".

Montréal, qui "s'affirme ou riche ou pauvre, humble ou grand", "pieux et brutal", "dur et pitoyable", trouve aussi dans cette dualité, sa richesse:

Montréal est puissant parce que son âme vit dans le tourment de deux courants adverses. ( ... ) Dans la dualité de Montréal réside le principe de sa durée de son caractère. ( ... ) Sa dualité garde la clé de l'avenir. Montreal n'a plus qu'à choisir entre ses tendances diverses, sans renier celles qui importent, pour que l'équilibre se fasse en lui. L'équilibre qui est harmonie. (BA, sept. 1941, p. 38 et 39)

Le dualisme foncier de la pensée de G. Roy's exprime ici de façon on ne peut plus évidente.

La Côte Nord

Dans deux reportages sur la région de Sept-Des, La Côte de tous les vents et Heureux les Nomades, Roy démontre son aptitude à réunir gens et paysage, à établir une correspondance entre l'âme des personnes et l'environnement: "les gens du pays (sont) sobres comme le roc où s'arrêtent leurs regards" et les maisons, "rudes et usées ainsi que le visage des Indiens". Le détail physique sert aussi à signifier le moral; c'est ainsi que des danseurs, éclairés par une faible lampe, vont "de l'ombre à la lumière comme dans leur vie de nomades, tour à tour happés par les tempêtes, tour à tour réchauffés par le soleil." (BA, nov. 1941, p. 48)

Ici encore, le progrès réapparBât, mais cette fois, lié au développement de l'industrie forestière qui, même si elle a étouffé l'initiative privée et donné lieu à une exploitation trop unifiée, n'en a pas moins élevé le niveau de vie de la Côte Nord.

Même si l'isolement et l'individualisme se retrouvent encore trop souvent dans cette région, ils trouvent leur contrepoids dans "le courage, l'aplomb, la patience" et surtout la solidarité, valeur qui, soudain, se matérialise sous les yeux du reporter à l'occasion d'un événement assez banal en soi, le déchargement d'un bateau.

Hier, en flânant sur le quai, j'eus la soudaine impression d'une vie solidaire et harmonieuse à laquelle nous prenions notre petite part. (...) Un instant, la senteur des bananes, plus forte que celle de la mer, gonfla les narines gourmandes des enfants. Toute la richesse du dehors nous arrivait avec cet arôme sucré des pays chauds. Mais nous ne faisions pas que recevoir. Le petit porte se hâtait de livrer ses produits. ( ... ) L'échange, qui fait la beauté sereine du monde, se poursuivant dans une rare orgie de lumière nordique. (BA, oct. 1941, p. 44)

Ici l'Abitibi

La Terre secourable, le premier reportage d'une série de sept sur l'Abitibi, raconte le long voyage de quatorze familles de Madelinots depuis leur départ des Iles jusqu'à leur arrivée à l'île de Nepawa. U se présente comme l'un des plus intéressants--le plus émouvant aussi peut-être--de Roy, aussi bien par ce qui y est exprimé (simplicité, courage, voire même héroisme des colons) que par sa construction. Pour la première fois, la journaliste place des personnes-presque des personnages-au premier plan, puis elle donne de l'unité à son récit en l'organisant autour de sentiments et de moments bien marqués (tristesse au départ, espérance en cours de route, lassitude extrême à l'arrivée) et enfin, elle sait créer une atmosphère en suggérant et en utilisant le concret.

C'est ainsi que la confiance en l'avenir sera exprimée par le geste d'une mère qui "jette une couverture sur son enfant endormi" en "voyant une petite maison où il fera simplement chaud et bon" et qu'une lampe devient par Roy un symbole: "la première flamme, le premier feu, la première conscience de vie dans le bois silencieux". Et l'auteur d'ajouter: "J'aimai cette petite femme d'avoir pensé au globe et à l'huile d'éclairage; je l'aimai d'installer sa lampe par terre dans la maison nue et je l'aimai plus tard d'en promener les lueurs sur les murs mal calfeutrés en distant: "Oh! ce n'est pas encore beau, mais demain on arrangera ça" (BA, nov. 1941, p. 15, 59), situation qui n'est pas sans faire penser à Rose-Anna qui arrive, la nuit, dans un nouveau logement.

Un autre passage rappelle cette fois, non plus Bonheur d'occasion, mais Rue Deschambault, en particulier le chapitre Le Jour et la nue; il est inspiré par l'arrivée des colons à proximité de leur lie promise alors que la nuit tombe.

Le découragement guette les Madelinots. Cela tient à rien. Cela tient à tout. L'heure est complice de leur tristesse. Car c'est l'heure où les corps las éprouvent le besoin de faire les gestes coutumiers: allumer la lampe, souffler sur le feu, tirer un peu la table, couper le pain, poser une assiette ici, lever une tasse ébréchée. ( ... ) C'est l'heure où jamais personne dans le monde non jamais personne ne songe à partir en voyage. L'heure la plus malsaine, la plus triste pour arriver dans la terre promise. L'heure de la fin, du repos, de l'oeuvre accomplie. Non du recommencement. Il faudrait toujours arriver dans un pays à l'aube. (BA, nov. 1941, p. 59)

L'arbre solitaire attire déjà la future romancière ("Un arbre disparaât, très pauvre et très seul"); l'arbre que l'on retrouvera, par exemple, à la fin de Bonheur d'occasion ("Il aperçut un arbre, dans le fond d'une cour ( ... ) Ses feuilles dures et ratatinées semblaient à demi-mortes de fatigue"), dans La Montagne secrète ('Tarbre était seul ( ... ) On sentait que la vie de cet arbre était une folie comme apparait folie tant de nos entreprises"), dans La Route d'Aitamont ("A côté d'elle, un petit sapin torturé ( ... ) peut-être faut-il être bien seul, parfois, pour se retrouver soi-même"), dans ses autres reportages, de même que dans la nouvelle intitulée L'Arbre. 11)

Déjà, le reporter dote ses "personnages" de la capacité de rêver: "jamais l'Abitibi ne sera aussi beau pour eux qu'à ce moment où, tassés à l'arrière-pont du Lovatt, Us l'imaginent et le voient dans les bleus, les verts, les smaragdins que broient l'hélice." Et le rêve prend parfois les traits de l'illusion, du mirage et de l'espérance. C'est l'espérance qui fait dire au père Azade: "Là, i'a du boa et de la bell tai. Pourquoi donc se lamenter et se ronger le coeu', sa mé?". Et c'est l'illusion, le mirage, qui fait dire à Roy: "qui donc prendrait son fardeau et se mettrait en marche, si le mirage n'était venu s'interposer entre la vie quotidienne et les lendemains toujours pareils?" (BA, nov. 1941, p. 14, 59)

Le reportage Le pain et le feu fait part des conditions de vie des nouveaux colons le lendemain de leur arrivée et deux semaines plus tard. Ici encore, Roy s'arrête à une qualité qui lui tient à coeur: la fraternité: "de là-bas, remarque-t-elle, les Madelinots ont emmené leur besoin de solidarité, leur curieux et admirable penchant pour la vie de communauté." (BA, déc. 1941, p. 29) Dans son quatrième reportage, Plus que le pain, elle revient sur cet aspect en constatant que "la misère de l'Abitibi n'est point d'ordre matériel, mais moral. Elle provient de l'isolement, de la méfiance, de la désunion et d'un chancre hideux: l'envie", car le bonheur et le progrès ne se dissocient pas du partage: "n'avons-nous pas confondu, dit-elle, niveau de vie et bonheur? (...) Non, la demi-pauvreté matérielle des colons n'est point pitoyable. La faim et le froid n'entrent plus chez eux. ( ... ) Il n'est personne sur terre de qui on ne puisse apprendre quelque chose. Le progrès s'accomplit toujours par l'effort d'un individu agissant sur d'autres individus." (BA, févr. 1942, p. 34)

Dans le troisième reportage, centré sur la personnalité d'un chef de district de colonisation (Le Chef de district), Roy envisage la colonisation sous un angle social et politique:

Une chose me frappe: c'est que dans cet étatisme de la colonisation qui tend à gérer la construction des maisons, la tenue de la ferme, la protection des récoltes, on a emprunté beaucoup aux Soviets, mais que, par contre, on a définitivement respecté le droit à la petite propriété et qu'on a jusqu'à un certain point, en autant qu'il fut possible, secondé l'initiative individuelle. Ne serait-ce pas là un premier pas vers un socialisme chrétien? (BA, janv. 1942, p. 29)

Pitié pour les institutrices, tout en montrant l' "infinie misère" de la vie "si grise, si triste" de l'institutrice en pays de colonisation, fait voir la conception de l'enseignement selon Roy par l'intermédiaire de Mlle Estelle qui n'est pas sans rappeler certains traits de Mlle Côte de La Petite Poule d'eau. Mlle Estelle ouvre au merveilleux en racontant des histoires. En partant du milieu de l'enfant, par l'histoire et la géographie, elle fait entrevoir d'autres temps et d'autres pays. Elle montre à parler, à écrire, à nommer, à observer, à aimer. Mais pauvre et seule, Mlle Estelle ne reçoit aucune estime; c'est dans le coeur de ses élèves qu'il y aura d'écrit: "A la très pauvre, à la très humble qui nous a donné la lumière." (BA, mars 1942, p. 46) Tout comme à l'endroit d'Alexandre Chenevert, seul un souvenir discret survit dans le coeur de ceux qui ont côtoyé un être dévoué.

Les sixième et septième articles de la série Ici l'Abitibi sont intitulés Bourgs dAmérique. Ils présentent l'autre Abitibi, celui des villes, qui vit de l'or et du bois, un Abitibi riche, qui vit dans le présent, alors que l'Abitibi des colons "se prépare lentement en vue d'une prospérité durable".

Pour Roy, industrie et commerce sont des facteurs de progrès, mais la stabilité en est un autre, et à ce compte, les villes qui ne competent pas seulement sur une industrie, comme les villes minières, sont celles qui peuvent envisager l'avenir avec sécurité. "Car les mines se développent, elles grandissent, elles décroissent et, avec elle, finit la prospérité à laquelle elles ont donné cours. Les forêts aussi, à moins de reboiser rapidement, s'épuisent. Mais l'agriculture demeure, et rien n'est solide comme le progrès qui sur elle repose". (BA, avril 1942, p. 46)

En 1942-43, parallèlement aux publications du BA, paraissent dans Le Canada, cinq courts reportages sur le Nord-Ouest et l'Ouest canadien. Rien à signaler dans ceux-ci, rien que des thèmes déjà connus comme la générosité et la fraternité; c'est ainsi que les battages réunissent des hommes d'origines diverses, favorisant l'amitié et l'échange, tout comme dans un passage de La Route d'Altamont.

Peuples du Canada

Des sept reportages qui constituent Peuples du Canada, six sont maintenant largement connus depuis leur publication dans Fragiles Lumières de la Terre. Au lieu du septième, Les Gens de chez nous, portant sur les Canadiens-français de l'Ouest, on a reproduit Les Pêcheurs de Gaspésie-Une voile dans la nuit. Pour quelle raison? On ne peut qu'émettre des hypothèses: reportage jugé moins réussi par l'auteur? Désir de ne pas susciter de débats sur sa vision des Manitobains d'alors? Quoi qu'il en soit, même si le titre de la série Peuples du Canada n'est pas pour autant trahi, l'unité qui avait présidé à la conception de ces reportages sur sept groupes ethniques des Prairies l'est.

Autre détail à signaler: des modifications ont été apportées ça et là aux textes reproduits dans Fragiles Lumières de la terre, à part l'élimination de nombreuses coquilles et des corrections mineures visant à la concision ou à l'amélioration des niveaux de langage ou du rythme de la phrase. Les "Canadiens français" se transfon-nent en "gens du Québec" et certains mots retrouvent leur forme non traduite: le village de "Elie" devient "Ely" et un "goffre", un "gopher". Mais les modifications les plus importantes consistent dans la suppression d'une phrase ou d'un paragraphe. Plusieurs passages, presque toujours à la fin d'un reportage, ont été remaniés, ce qui indique une grande attention à la clôture du texte en même temps que le besoin de modifier des nuances de pensée.

Par exemple, à la fin des Sudètes de Good Soil, elle fait dispareître un souvenir d'enfance en même temps qu'une dernière allusion à la désunion et à l'hospitalité des Sudètes. Dans Petite Ukraine, elle a enlevé un passage ayant trait à la force des symboles et un autre sur l'apport original des Ukrainiens au paysage des Prairies. La conclusion du reportage sur les Huttérites a été passablement retravaillée: celle du BA est plus affirmative et sereine, celle de Fragiles Lumières de la terre laisse percer un certain scepticisme et une certaine inquiétude.

La fin de ce dernier reportage mérite qu'on s'y arrête pour une autre raison: c'est qu'on y trouve le futur écrivain dans une situation qui présente un grand intérêt: l'instant du choix entre l'ailleurs et l'ici. Alors que Joe Walman lui offre de rester dans le village huttérite et, peut-être, de devenir une des leurs, elle hésite, se rappelant qu'elle n'avait vu "ni haine, ni mortel dégoÛt, ni affreuse lutte pour la survivance", mais un progrès matériel qui "apportait une juste mesure de confort également distribuée". Cependant, elle tourne "le dos au mirage", refusant l'isolement et optant pour la découverte des autres peuples du Canada.

Ce passage constitue, selon moi, un thème central (au sens weberien d'événement ancré dans le psychisme et qui dirige les choix de l'auteur) de l'oeuvre de Roy. Nulle part ailleurs, ni dans ses romans ni dans ses nouvelles, on ne retrouvera la minute du choix entre le connu et l'inconnu exprimée de façon aussi nette. Ici, même si la sensibilité du reporter se complaît dans un présent aimé, son besoin de connaîître, qui le pousse à faire reculer les horizons, l'emporte. Dans les oeuvres de fiction, on retrouve plutôt le balancement de la sensibilité entre deux pôles, l'oscillation entre le jour (lumière, liberté, gagner sa vie, s'ouvrir au vaste monde) et la nuit (ombre, sécurité du "jardin": champ de mais, grenier école cernée par la tempête), aspect très bien reflété par cette phrase de Christine de Rue Deschambault: "J'hésiterais moi-même entre le jour et la nuit".

Dans un autre texte, la nouvelle La Camargue, le même problème de l'ici et de l'ailleurs, du rester ou du partir, préoccupe encore l'auteur qui questionne deux enfants dont elle dit qu"'à cet âge, ils n'étaient que mépris pour l'inconnu".

-As-tu déjà voyagé? ai-je demandé au plus âgé?
-J'ai été jusqu'à Nimes, fit-il. C'est moins beau cldici.
-Mais plus loin, est-ce tu n'es pas attiré par ce qui est plus loin? 12

Et le jugement de l'auteur sur les gardians qui sont "sans curiosité envers l'étranger, la pire des impolitesses" exprime un besoin fondamental chez elle de connaître l'ailleurs, l'inconnu.

Certains aspects de Roy, déjà mentionnés, se retrouvent dans Peuples du Canada: le rêve, le désir de fraternité, la sympathie pour les animaux, la dimension temporelle passé-présent-futur, l'avenir lié à l'esprit, le trait physique qui révèle un trait de caractère, le paysage caractérisé par un sentiment humaine, la dénonciation de l'envie et de la désunion. Mais on y découvre aussi certains détails qui reviendront transformés sous la plume de la romancière. Masha, la Caucasienne, qui "habite dans une région si reculée qu'elle semble au bout du monde" et qui a passée sa vie à planter des fleurs" (BA, déc. 1942, p. 40) n'est-elle pas de la même étoffe que Martha d'Un jardin au bout du monde? Le père de l'auteur, qui rentre à la suite de ses visites chez les Doukhobors, et aussi, le caractère intransigeant, buté et mystique de ces gens (BA, déc. 1942) ne se retrouvent-ils pas dans maintes pages de Rue Deschambault et dans La Vallée houdou? L'auteur, enfant, qui du bateau remontant la rivière Rouge voyait des femmes travailler aux champs, rappelle le même souvenir dans son reportage sur le Manitoba: la Mennonite qui regarde "passer le bateau de plaisance sans étonnement, sans joie, sans curiosité, sans comprendre peut-être" (BA, janv. 1943, p. 25) a le même geste que ces "glaneuses aux reins cassés qui portaient la main en visière pour distinguer, dans l'éblouissant soleil, ces curieux, ces fainéants qui n'avaient rien d'autre à faire que de se promener."

Avec Les Gens de chez nous, reportage sur les Canadiens français de l'Ouest canadien, nous sommes en pays de connaissance: église, presbytère, couvent, maison avec images du frère André et de la Sainte Famille, plus les "trois vertus essentielles de cette race: la tolérance, la belle humeur, la politesse". Toutefois, l'intérêt qu'il présente vient surtout de la comparaison que le reporter fait entre le Canadien français et les autres groupes ethniques de l'Ouest.

"Horizons du Québec" et derniers reportages

Les douze reportages qui portent le sous-titre Horizons du Québec peuvent être classés en deux catégories: ceux qui ont pour sujet la ville et l'industrie, et ceux qui se situent hors d'un milieu urbain. Dans les premiers, qui véhiculent beaucoup d'infon-nation, la description et l'explication priment; dans les seconds, riches d'affectivité, l'auteur fait part de contacts humains résultant de ses séjours à la campagne et en forêt, là où elle partageait la vie de ses hôtes.

Dans ces textes, l'interprétation de la réalité en fonction de l'homme concret en situation, et d'un progrès où le matériel n'est que l'assise du spirituel, y est plus présente que jamais. Les thèmes de la fraternité, de la solidarité s'y retrouvent encore fréquemment; toutefois nous n'insisterons pas sur ceux-ci afin d'éviter les répétitions. Cependant, les réalités économiques, qui, pour G. Roy, ne sont qu'un autre aspect de l'humain ("le problème du pays est pourtant purement économique, purement humain", (BA, févr. 1944, p. 8) sont beaucoup plus présentes que dans les reportages précédents.

Tout comme dans le premier reportage sur la Gaspésie, on retrouve le mot "aventure" à propos d'Arvida. Aventure, parce que la compagnie d'aluminium d'Arvida" a mis d'incalculables ressources au service de grandes visions" et parce que le développement qu'elle a amené est lié à l'effort de l'homme. Aventure aussi, parce que l'homme, tiré de la campagne à la recherche de son pain, est en route vers "une destinée toute nouvelle".

Dans Le Pays du Saguenay: son âme et son visage, c'est encore le problème économique qui retient l'attention du reporter. Le Saguenay accuse sa dépendance économique de l'industrie forestière alors que le Lac St-Jean profite d'une grande indépendance économique. Au Lac St-Jean, les gens ont satisfait "leur douce ambition de posséder les biens de la terre et de s'en faire comme un rempart contre toute atteinte à leur liberté" et "ils se sont groupés ici comme nulle part ailleurs"; cependant, le mouvement coopératif demande à être vivifié par des rapports humains dépassant le village afin d'exprimer le bien commun d'une région. (BA, févr. 1944, p. 37). Comment corriger cette dépendance économique du Saguenay et accéder au véritable progrès, au progrès social? Par "une économie plus souple, plus variée, plus humaine et une concurrence mieux établie", soit l'occupation du sol avec la petite industrie (la réussite des Canadiens français) et la grande (la réussite des Anglo-saxons), car

sous la domination économique actuelle, le pays n'atteindra jamais son plein épanouissement de justice sociale; mais sans la présence de ces entreprises particulières, canadiennes-anglaises ou américaines, il n'aurait pas cette claire vision de lui-même, de ses richesses, de son avenir. Il ne serait peut-être pas plus développé que d'autres régions, également riches, mais à peu près désertes. Et il serait bien trop tôt alors pour parier de progrès social. (BA, févr. 1944, p. 37)

La réussite de cette symbiose entre les civilisations françaises et anglaise (et qu'elle symbolisera, par exemple, par la rencontre de deux rivières, de deux courants complémentaires, là où se situe la ville de Sherbrooke) constitue la trame de fond des quatre reportages sur les Cantons de l'Est. Dans ceux-ci, une large place est réservée à la description "d'innombrables entreprises canadiennes-françaises, nées au pays, qui grandissent avec le pays, qui dépassent le pays". Les Bois-Francs, "un terrain fertile en succès canadiens-français" lui apparaît comme "le pays où s'équilibrent le mieux l'agriculture et l'industrie et ( ... ) où la situation ouvrière se montre la plus humaine, la plus douce, la plus normale." Pas de grandes industries, pas de centralisation, plusieurs petites fabriques et usines, de nombreuses coopératives, voilà "une situation économique privilégiée" (BA, févr. 1945, p. 28, 29), celle de l'autonomie sans l'isolement.

Beaucoup de passages seraient à citer dans L'Appel de la forêt (sur un camp de bûcherons) et Le Long, Long Voyage (sur la drave), sans doute les plus beaux reportages de Roy avec La Terre secourable. Elle y prête la parole à la forêt, et même à un cheval et à une hache; elle donne vie à la rivière l'Assomption, "premier personnage" de la drave, compagne indolente ou force à dompter. Tel un romancier, l'auteur cherche à dire ce que le bûcheron ou le draveur ne peut exprimer, à deviner le sentiment prisonnier du silence. Elle y parvient par l'observation attentive de la physionomie, l'interprétation du propos laconique, du geste et du regard surtout. A Thobus, le bûcheron, aussi bien qu'aux draveurs, elle prête ce moment de prise de conscience qui consiste à voir sa vie ("Thobus voit sa vie"; "les flotteurs étendus au soleil regardent au-dedans d'eux-mêmes le voyage de leur vie".) (BA, mai 1945, p. 52) Ces hommes caractérisés par le silence, le geste efficace, la vie liée au cycle de la nature, sont lourds d'humanité, comme le maître-flotteur Télesphore Juteau, qui, déplorant de n'avoir pas eu le temps de s'instruire, inspire à G. Roy cette réflexion:

Sourde plainte d'un homme qui comprend l'implacable beauté de sa responsabilité dans la vie. Aveu d'un homme fort. Un homme est plus homme d'entretenir des doutes. Et surtout à a plus de grandeur à voir ce qui lui manque qu'à considérer ses connaissances.
Pourtant, les connaissances de cet homme sont profondes et sages. ( ... ) La connaissance du coeur humain et la connaissance de la rivière: deux abîmes, deux abîmes semblables qui sont ouverts à ses yeux. Et il se plaint de n'être pas instruit! (BA, mai 1945, p. 52)

La poésie affleure constamment dans les descriptions où la nature et l'homme sont constamment mis en rapport. Descriptions qui suggèrent non seulement au moyen de nombreuses comparaisons et métaphores, mais aussi par la correspondance ("la verte solitude"), l'inversion ("ainsi va parfois la caravane de la rivière") et le rhythme qui s'adapte au film de l'action; descriptions qu'on pourrait illustrer par ces deux passages:

Les six barques avec leur cent hommes dans leurs costumes d'aventuriers, les perches dressées s'entrecroisant comme une forêt de branches dépouillées, l'éclat splendide des faces bronzées, le rire des dents blanches, le feu des chemises écarlates, les étranges chapeaux des flotteurs, le ceintures à gros clous dorés, ensemble nous descendimes la rivière dans un fouillis inextricable où tombaient comme des glaives de grands pans de soleil rouge. (BA, mai 1945, p. 9)
Puis, les barges, une à une, se préparèrent à sauter les remous dansant, tanguant, roulant, tels des chevaux de course ayant le signal du départ. (BA, mai 1945, p. 51)

Il serait difficile, je crois, de trouver à travers nos oeuvres québécoises, des pages qui expriment avec autant d'humanité et de sympathie "l'humble, la tenace, la courageuse vie en forêt" de même que le long voyage de ces draveurs qui ressemblent à la rivière, "lents, doux avec parfois de grands gestes engourdis, et puis de soudaines lueurs grises, des bouillonnements très vifs dans leur regard." (BA, mai 1945, p. 51)

Dans ses trois derniers reportages, sur l'industrie du coton, du papier et de l'or, G. Roy excelle à décrire, par exemple, sa descente au sein de la terre et sa visite d'une galerie de mine. Elle sait aussi présenter quantité d'informations de façon concise et vivante; par exemple, en une page, elle peut détailler les différents tissus à base de coton, en relever les usages, faire l'historique de ce produit et tracer l'évolution de l'industrie textile au Québec. Encore une fois, le sort des travailleurs de ces industries est loin de la laisser indifférente, de même que l'avenir de ces dernières. Ses préoccupations d'alors l'amènent à conclure ces reportages par l'espérance d"'une période sans précédent d'expansion et de progrès" et d'un rôle significatif et important dans les rapports des hommes".

A la suite de son article sur l'or, le reporter, qui a aussi pratiqué la nouvelle, en même temps que le reportage, se tait, mais cède son expérience, ses qualités d'observation et de réflexion ainsi que sa pratique de l'écriture à la romancière.

Et pour conclure ...

Comme on vient de le voir, les reportages de Roy sont importants, non seulement quantitativement, mais aussi parce que la carrière de l'écrivain commence avant Bonheur d'occasion, avec ses écrits journalistiques, expression de ses idées, de ses sentiments et aussi d'un art du reportage qui lui est propre.

On peut dire de la pensée de Roy à cette époque qu'elle est "dominée sourtout par le modemisme et le socialisme"" et, par ailleurs, qu'elle est caractérisée particulièrement par son réalisme, son globalisme et son optimisme.

Réalisme en ce sens qu'elle (G. Roy) fut l'une des premières intellectuelles à considérer Fouverture au monde industriel comme la clé de l'avenir. Une des premières, en tout cas, à le proclamer avec autant de vigueur. ( ... )
Globalisme en ce sens que son attention est retenue plus souvent par les phénomènes qui touchent des groupements ethniques, des portions de la société ou même cette société tout entière que par des phénomènes individuels. (...)
(Optimisme:) De toute évidence, la société québécoise s'ouvre lentement mais de façon certaine à~ l'industrie. Elle abandonnne progressivement sa ferveur peut-être plus sentimentale que raisonnée pour la terre. ( ... )14

Mais la pensée de Roy ne saurait s'exprimer indépendamment de sa riche sensibilité. En effet, "ce qui anime par-dessus tout ces reportages et leur confère leur véritable dimension, c'est le climat de profonde sympathie qui y règne, l'attention portée aux êtres plutôt qu'aux concepts, la tendresse devant les plus simples et les plus humbles, et une foi inébranlable en l'homme: déjà apparaCit cette vertu de compassion qui illuminera les grandes oeuvres futures." 15

Expérience remplie d'intelligence, d'affectivité et de sympathie, le reportage de Roy porte aussi l'empreinte de sa manière, dont les principales caractéristiques sont: "la forme du témoignage et l'emploi de la première personne ( ... ), l'alternance des scènes, portraits ou anecdotes avec les considérations générales, et l'engagement". 16

Genre mineur, auquel les critiques ne s'attardent pas, le reportage a pourtant mérité la considération de J.-P. Sartre, qui dit à son sujet:

Il nous parait, en effet, que le reportage fait partie des genres littéraires et qu'il peut devenir un des plus importants d'entre eux. La capacité de saisir intuitivement et instantanément les significations, l'habilité à regrouper celles-ci pour offrir au lecteur des ensembles synthétiques immédiatement déchiffrables sont les qualités les plus nécessaires au reporter. 17

Aussi, Roy a-t-elle raison de dire "qu'il est difficile de réussir un bon reportage. Tout aussi difficile, peut-être, que d'écrire un livre." 111 Elle dira pourtant de ses reportages:

On était frappé par leur ton neuf, me disait-on. Aujourd'hui, il y a des gens qui ont proposé que ça soit regroupé mais je ne suis pas certaine ... Si ça peut avoir une certaine valeur ... C'est que pour moi, les reportages ont plutôt été mon apprentissage. J'aimais les écrire tant qu'il y avait un élément humain. Ça m'a appris à regarder les faits, chose très précieuse."

Il est tout à fait normal pour un auteur inquiet et ambivalent, comme l'est Roy, de douter de la valeur de ses premières pages. Mais le lecteur, lui, trouvera là, en plus de l'élément humain, un type spécial et peut-être unique de reportage: le reportage-empathie. A cent lieues du simple constat, celui-ci qui n'exclut pas la documentation, l'interview, l'observation et la réflexion, exige en plus de se laisser pénétrer par les humains et les choses. Pour le réaliser, il faut, à l'instar de Roy, prendre le temps de regarder, d'écouter, de vivre avec les gens d'un coin de pays, et surtout, de savoir créer des liens avec eux-façon fort exigeante de pratiquer le métier de journaliste.

Dans l'ensemble, les reportages de Roy ont peu ou pas vieilli, et cela tient autant à cette présence chaleureuse d'un reporter amoureux de la réalité dans laquelle il s'était immergé, qu'au rendu d'une expérience communiquée à travers une langue de qualité. Ces reportages mériteraient d'être édités au complet--ou presque--et d'être connus, car les lire, c'est avant tout communier à une riche expérience humaine. C'est aussi entrer de pleinpied dans un monde où dominent le rêve, la campagne et la ville, la recherche de la fraternité et une réflexion toujours renouvelée sur le progrès. Et le lecteur familier avec l'oeuvre pourra se donner également le plaisir de reconnaîÎtre dans une terre ensemencée les pousses qui continueront à croître et à produire l'oeuvre universelle de la grande Dame du roman québécois et canadien.

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