L'HISTOIRE ET SON DOUBLE DANS
PÉLAGIE-LA-CHARRETTE

Kathryn J. Crecelius

Pélagie-la-Charrette d'Antonine Maillet est l'histoire de la rentrée en Acadie d'une partie des victimes du Grand Dérangement de 1755, année où les Anglais décidèrent de disperser un peuple rebelle. C'est une épopée qui rappelle à la fois le voyage d'Ulysse' et la mission de Moïse.1 Pourtant, Pélagie-la-Charrette est aussi l'histoire d'un conte, le récit de la (re)création d'un passé à la fois vrai et imaginaire, forgé de faits historiques et de gestes légendaires, et qui devient un roman qui démentit à jamais la notion "qu'un peuple qui ne sait pas lire ne saurait pas avoir d'Histoire" (p. 14).

Pour créer cette histoire, Maillet se sert de répétitions, de reprises, de parallèles, de refrains et de reflets. Tout, depuis les noms des personnages jusqu'aux événements clés de l'intrigue, fait preuve d'un dédoublement qui est reflété au niveau du récit par une narration en abyme. Afin de bien comprendre la complexité du roman, il est important d'étudier tous les plans différents sur lesquels ce dédoublement joue, à savoir celui de la narration, celui de la rhétorique et celui de l'intrigue.

La protagoniste, Pélagie LeBlanc, jeune mère et épouse acadienne, devient vingt-cinq ans plus tard Pélagie-la-Charrette en l'honneur de son rôle de chef des déportés, et ce n'est pas pour rien qu'elle compte des jumeaux parmi ses enfants. La charrette qui lui donne son nom est le symbole central du roman, la métaphore de la rentrée lente et boiteuse, mais enfin accomplie, des Acadiens chez eux. A cause de son importance, la charrette est l'objet de deux comparaisons qui ne sont point des parallèles simples. Tout au long de son trajet héroïque, elle se voit doublée par une autre charrette et un bateau.

En effet, dès le premier chapitre de Pélagie-la-Charrette, le convoi des Acadiens est suivi par une autre charrette, invisible celle-ci, la charrette de la Mort. Cette charrette fantôme apparaît lorsque la mort, la Moissonneuse, doit cueillir une nouvelle âme. Au moment où Pélagie et sa famille, accompagnée de divers compatriotes, s'apprête à faire le long voyage de retour, Bélonie, conteux", "défricheteux", nonagénaire qui perdit toute sa descendance lors du Grand Dérangement, introduit la charrette légendaire qui accompagnera la charrette en bois jusqu'en Acadie. Elle suivra Pélagie non seulement au sens figuré, car la charrette de la vie qu'est celle de Pélagie connaîtra de dures moments et laissera bien des pélerins en terre américaine, victimes de la charrette noire, au point où Pélagie elle-même ne sait plus "laquelle charrette gagnerait la course: la sienne ou celle du vieux radoteux de Bélonie" (p. 231), mais littéralement aussi, car elle prend forme et apparaît à Bélonie au moment le plus important de l'histoire, lorsque la charrette est embourbée à Salem. "Car nul n'est dupe au pays, c'est la Mort en personne qui est entrée en lice ce jour-là et qui a tiré l'épée contre la vie" (p. 286). Celui qui le premier avait évoqué la charrette noire, qui l'avait appellée même à les suivre, va à sa rencontre et la harangue jusqu'à ce que la mort se distraie de sa mission et oublie de s'emparer du capitaine Broussard (Joseph Broussard, dit Beausoleil); ainsi, Beausoleil réussit à sauver la charrette en bois, qui a encore à parcourir la distance entre Salem et Grand' Pré. Bélonie dit triomphalement à la mort, "Hi! Hi! ... T'as trop perdu de temps à placoter avec moi, vieille garce. Durant ce temps-là, le Beausoleil t'a filé entre les roues. [ ... ] Même toi, j'ai réussi à te distraire une seconde, une petite seconde, c'est tout ce que ça prend pour se glisser entre le temps et l'éternité ... hi, hi!" (p. 291).

Ce dialogue fait de la mort un personnage dans le roman et fait que les deux charrettes font plus que se suivre, leurs chemins se croisent, Les images parallèles se rencontrent, ce que ne font jamais les lignes parallèles, et la charrette de la vie opère l'impossible: elle détourne l'autre de sa course. A ce moment-ci un échange se produit. Pélagie offre sa vie à la mort comme gage de celle du capitaine. "Il avait risqué sa vie pour elle qui en échange avait offert la sienne. Leur double vie en otage l'un pour l'autre. Plus rien n'effacerait ça dans le ciel. La charrette à jamais en serait le gage" (p. 300). Cette promesse faite in extremis, pour ainsi dire, influencera le dénouement de l'histoire, car désormais Pélagie est l'obligée de la mort. En effet, le trajet fini, la charrette de Pélagie s'embourbe encore une fois, dans les marais de Tintamarre. Malade, incapable de se redresser, Pélagie savait qu' "elle n'aurait pas le coeur de la [la charrette] réchapper de la bourbe une seconde fois" (p. 343). Elle meurt dans les marais parce que Beausoleil survécut à Salem. "On enterra Pélagie le jour même dans les restes de sa charrette. [???]?Ma charrette, qu'elle avait dit, je la laisserai timber en morceaux le jour où il me faudra des planches pour dresser ma croix sur ma tombe" (p. 345). La charrette de la vie, deux fois victorieuse dans son combat avec la mort, devient une croix, et sa propriétaire monte dans la charrette de la mort, "le pied gauche le premier pour la chance, debout, droite, sans se revirer la tête ... les yeux grands ouverts" (p. 345). Même dans la mort, Pélagie ne quitte vraiment pas sa charrette, dont les débris restent là pour marquer l'endroit où repose celle qui a fait revivre une nation.

A Salem, les deux charrettes se rejoignent, mais la charrette et le bateau de Beausoleil, naguère jumellés, prennent congé pour la dernière fois. Même avant leur rencontre à Charleston, où Pélagie et Beausoleil firent leur double promesse d'appartenir l'un à l'autre et d'aider l'Acadie déportée à rentrer chez elle, c'est le langage marin qui décrit la charrette. "[Q]uand enfin Pélagie put appareiller, son dernier-né avait quinze ans. Et pour tout bâtiment, Pélagie gréa une charrette" (p. 15). "La charrette roulait déjà depuis plusieurs jours, [ ... ] son pont tanguant comme une goélette au large" (p. 20). Mais après la découverte du bateau de Beausoleil à Charleston, la comparaison devient plus littérale et plus formelle. La Grand' Goule a quatre mâts, la charrette quatre ridelles. Elle a deux douzaines de voiles, la charrette compte douze cornes de boeufs. L'équivalence entre les deux moyens de transport est complète lorsque la charrette part en compagnie des deux mousses du bateau. Les deux se confondent tellement l'un à l'autre que Beausoleil devient le capitaine de la charrette -- qu'il appelle le bateau (p. 285) -- quand il la sauve à Salem. Il gagne la charrette, mais il en perd la propriétaire. Lorsque Beausoleil rentre en Acadie, pensant enfin pouvoir jeter des racines avec Pélagie, elle est déjà morte. "Il était arrivé trop tôt à Charleston, à Philadelphie, à Salem, Pélagie n'avait pas encore achevé de rentrer son peuple en Acadie. A Tintamarre, il arriva trop tard" (p. 345). Il reprend ses mousses et avec eux le bateau réintègre son identité. Pélagie et Beausoleil ne se rencontreront plus qu'au ciel -- et dans la chronique. Mais leur tâche mutuelle continue, puisque la Grand' Goule poursuit le rapatriement des Acadiens; la mort vainquit le corps, mais non la vision de Pélagie, que Beausoleil adopta, et ce n'est pas par hasard que Pélagie trouve son repos éternel dans un marais -- mi-terre, mi-eau, symbole de son alliance avec le capitaine. On pourrait dire qui se la charrette de la vie conquit la charrette de la mort, cette dernière triompha du bateau qui était le double marin de la charrette, et l'Histoire d'Acadie prima sur l'histoire d'amour de Pélagie et de Beausoleil, deux particuliers dont le destin importe moins que celui de leur compatriotes.

Ces évolutions multiples d'une charrette en bois qui s accompagne d'une charrette fantôme et d'un bateau avant de devenir une croix marquant à la fois une tombe et, paradoxalement, un berceau, car l'arrivée à Grand' Pré de la bande de Pélagie signale le moment de la renaissance de l'Acadie, s'accomplissent sur un niveau rhétorique. Comme le Verbe devenu chair, la métaphore de la charrette de la mort se réalise et une figure légendaire devient un personnage du roman. Au parallèle simple se substitue un dédoublement avec renversement, car la charrette de la vie trompe les attentes en se montrant supérieure à sa jumelle, considérée comme invincible. Ce même modèle s'emploie dans l'élaboration de l'intrigue du roman aussi. Des contes, des oui-dire, des légendes, racontés une fois au cours du récit reparaissent plus tard comme des événements attestés de l'histoire; la reprise du conte comporte toujours un renversement qui lui permet d'avoir un effet concret sur l'histoire.

Le premier exemple de ce procédé se manifeste dans le deuxième chapitre, où les habitants du petit Port-Royal, venus se joindre à la charrette, racontent leurs aventures dans la cale du Black Face, le navire qui les emmenait de Grand' Pré vers les Bahamas. Durant le voyage, ils se nourrirent d'histoires terrifiantes du pirate Barbe Noire, dont la tête "s'allumait dans les nuits sombres, des mers de Caraïbe" (p. 42). Lorsqu'ils voient cette apparition eux-mêmes, ils jurent de s'enfuir du Black Face, ce qu'ils font en Caroline en faisant sauter la poudre du navire et en transformant le capitaine en "une torche vivante, tenant dans ses mains sa tête de Barbe-Noire en brasier. . ." (p. 47). La légende devient réalité, tout comme la charrette de la mort entra en lice à Salem; comme la charrette de la mort fut vaincue, la légende aussi fut conquise dans la mesure où ce n'est pas Barbe-Noire qui attaqua les prisonniers, mais eux qui tuèrent son sosie, le capitaine, et survécurent.

Parmi les légendes les plus chères aux Acadiens on trouve des histoires de bateaux fantômes.2 Le bateau qui disparaît en haute mer, celui qui brûle éternellement, celui qui revient une fois par an, tous ces vaisseaux font partie de la mythologie des pêcheurs acadiens.

A sa première apparition à Charleston, la Grand' Goule se fait prendre pour un vaisseau fantôme à cause d'un incendie qui brûle les voiles. Mais très vite, la bande de Pélagie se rend compte que l'équipage est bien vivant et que ce bateau sort de leur passé pour les aider à bâtir l'avenir. Le capitaine Beausoleil, lui, connaît à fond toutes ces histoires de bateaux fantômes; il s'en sert plus tard dans le récit pour s'échapper de prison à Charleston, où son bateau fut capturé par les Anglais pendant les premiers jours de la révolution américaine parce que Beausoleil accepta de couvrir la fuite d'un bateau commandé par des insurgés américains, bateau qui était le frère de la Grand' Goule, "deux navires sortis des mêmes chantiers, le même jour" (p. 198). Beausoleil rassemble tous ses talents de conteur pour expliquer au capitaine anglais comment son bateau, naguère le Pembrooke, devint la Grand' Goule avec un équipage de langue française. Il fait appel aux légendes du bateau forban aussi bien qu'à sa propre expérience maritime (p. 194) pour alléguer que lors d'un voyage polaire, ils avaient été gelés pendant vingt-cinq ans, "témoins immobiles mais conscients de la vie qui fige et du temps qui s'arrête"; [ ... ] [D]es vents les ayant poussés dans des courants chauds, le dégel les avait rendus au temps et à la vie (p. 202). Mais l'équipage reste muet, jusqu'à ce que des paroles figées tombent sur le pont, des paroles françaises. "Et depuis lors, le Pembrooke, devenu Grand' Goule, ne parlait plus que le français" (p. 202).3 Cette histoire charme le capitaine, et après que tous ont fait honneur à la réserve de whisky de l'Anglais, les Acadiens sortent de l'arsenal et regagnent la mer, libérés par le pouvoir de la parole.4

Cet incident, où un conte, tiré de la légende, a un effet réel et important sur la vie des personnages rappelle l'expérience des voyageurs dans une autre prison de Charleston, où Bélonie raconte l'histoire traditionnelle de la baleine blanche. Ce conte ensorcelle si bien les geôliers que la bande réussit à se faire ouvrir les portes de la prison, ce qui fait dire cent ans plus tard aux descendants de la charrette: "Et c'est comme ça que je sons encore en vie, nous autres les exilés, par rapport que j'ons consenti à sortir d'exil et rentrer au pays par le cul d'une baleine" (p. 84). Ce conte est significatif non seulement parce qu'il facilite leur fuite, mais aussi à cause de la fin inaccoutumée que lui donne Bélonie.

[C]ar Bélonie lui-même, apparence, aurait trouvé cette nuit-là une nouvelle fin à son histoire de baleine ... apparence. ... Apparence, en effet, qu'au lieu d'occire la baleine pour délivrer l'ours, occire l'ours pour délivrer le renard, [???] le héros [???] en cette nuit de Charleston, entraîna son auditoire éberlué jusque dans la goule de la baleine, [ ... ] au coeur des boyaux tordus en un labyrinthe mystérieux qui aboutissait à l'anneau d'or! (pp. 82-83).

Ce dénouement isolite rend ce conte le précurseur du dernier conte de Bélonie dans lequel il s'agit d'un trésor caché dans la Dame géante de la Nuit. Tit-Jean entre dans le ventre de la géante, tout comme le vilain, héros du premier conte, mais au lieu de réussir à tirer l'or du fond de la géante, Tit-Jean est coupé en deux lorsque la géante ferme la bouche sur lui. La mort du héros surprend et déçoit les auditeurs, mais Bélonie les rassure: "Soyez tranquilles; avec la moitié du corps, et sa meilleure moitié, le Quatorze était encore assez en vie pour lui bailler du fil à retordre à son aïeule de géante de la Nuit . . ." (p. 311). Cette prédiction décrit bien clairement l'avenir de la ligne des Bélonie qui, même sous Bélonie-le-Vieux, donna du fil à retordre aux générations futures, et souligne l'esprit imdomptable des Acadiens qui surent refaire souche avec une fraction des leurs en dépit des efforts des Anglais pour les déraciner.

Tous ces exemples de contes et légendes qui entrent dans la trame de l'histoire elle-même pour l'influencer suivent le modèle de dédoublement avec renversement élaboré plus haut. On pourrait dire que, tout comme la charrette bénéficie de deux doubles, la charrette noire et le bateau, ces contes se répètent non pas une fois, mais deux, comme celui de la baleine blanche appelle l'histoire de Tit-Jean, tout en opérant la même fuite de prison que l'histoire des paroles gelées. Parfois, on a l'impression d'assister à un jeu de miroirs où l'image est renvoyée à l'infini. Rien n'est perdu dans ce roman, où tout renseignement est récupéré pour reparaître plus tard dans un nouveau contexte. Ces dédoublements multiples perçus au niveau de l'intrigue reflètent la narration complexe et réfléchie qui produit le récit.

Pélagie-la-Charrette est un récit encadré aussi bien qu'un récit à tiroirs, car tous les personnages se font conteurs au besoin. Mais ce n'est pas un récit encadré traditionnel, où un narrateur extra-diégétique commence le récit, qui est pris en charge par la suite par un narrateur intra-diégétique.5 Dans Pélagie- la-Charrette il y a deux narrations simultanées à un siècle de distance l'une de l'autre. En 1880, devant l'âtre --la maçoune en acadien--Bélonie III, arrière-petit-fils de Bélonie-le-Vieux, et Pélagie-la-Gribouille, arrière-petite-fille de Pélagie-la-Charrette et troisième du nom, racontent l'histoire de leurs ancêtres qui, cent ans plus tôt, rentrèrent chez eux. Cette date de 1880 est significative dans l'histoire acadienne, car elle marque le moment où les Acadiens, rétablis au pays depuis un siècle, commencèrent à se faire visible en tant que peuple minoritaire; vers cette époque, ils adoptèrent un drapeau et un hymne, et ils reconnurent que les familles dispersées par les Anglais s'étaient reconstituées en une nouvelle nation. Un siècle plus tard, en 1979, deux cent vingt-cinq ans après l'événement qui changea l'histoire acadienne, le narrateur prend à sa charge le récit de son cousin Louis, un autre Bélonie qui, comme ses ancêtres, est le gardien de l'histoire. Il y a donc dans Pélagie-la-Charrette deux interlocuteurs à chaque niveau qui représentent les deux personnages principaux originaux: Pélagie et Bêlonie.6 Le lecteur assiste tantôt au récit de Louis et du narrateur, tantôt à celui de leurs ancêtres, qui est rapporté par le premier narrateur. Les personnages de 1880 apparaissent dans la moitié des chapitres, mais leur récit avance au même pas que celui de 1979. Le rythme des récits parallèles suit celui de la charrette: il avance, il s'arrête pour un temps, il rebrousse chemin, mais toujours avec l'arrivée en Acadie pour but. Il y a une multiplicité de voix qui contestent et contredisent, mais qui veulent toutes la même chose: la transmission de l'histoire d'un peuple.

Ces récits ne sont pas seulement parallèles, pourtant; comme la charrette, qui se double d'une autre charrette et d'un bateau pour être transformée à la fin en une croix, les deux récits s'entrecroisent, au point où l'on ne sait souvent qui, des personnages de 1770, des descendants de 1880 ou du narrateur et son cousin, raconte l'histoire. Il y a un tissage savant des voix qui produit en un riche contrepoint une étoffe dure et vibrante, preuve de deux siècles d'histoires vivantes. Ainsi, les personnages des époques différentes semblent se parier, voire se contredire, et le récit du narrateur contemporain s'entrecoupe de commentaires des ancêtres de 1880, comme le montre l'exemple suivant:

...De toute manière, devait dire un siècle plus tard Pélagie III dite la Gribouille, la seule histoire qui compte, dans tout ça, c est celle de la charrette qui ramenait un peuple à son pays. Pas encore un peuple, non, la Gribouille, pas tout à fait. (pp. 100-101)

Plus loin, on assiste au récit d'un personnage qui est raconté en même temps par le cousin Louis au narrateur. Agnès Landry termine son histoire en disant: "Apparence qu'ils espèrent encore leurs pères, figurez-vous!" Le narrateur continue: "Ils atteindirent longtemps, les rescapés du Cap-de-Sable, toute une vie; mais selon mon cousin Louis à Bélonie, ils pourraient attendre une éternité que ça ne suffirait pas. Et quand je voulus savoir . . Le cousin poursuit: "Ça suffirait point à rassembler les familles [???]". Mais c'est un autre personnage de 1772 qui clôt la discussion de cet événement honteux: "Figurez-vous! que répéta Jeanne Aucoin" (pp. 155-156). Cette technique trouille le temps de la narration (Erzählzeit) et le temps narré (erzählte Zeit), et crée une polyphonie qui joue sur plusieurs gammes l'histoire d'un peuple pour prouver que l'Histoire est toujours la somme des voix de plusieurs siècles.

Pélagie-la-Charrette est une version de l'histoire des Acadiens, écrite selon une définition très particulière de l'histoire. Ce n'est pas un simple roman historique, mais une histoire romanesque. Quoique Pélagie LeBlanc elle-même soit un personnage fictif, son histoire et celles de ses compagnons relève du vrai.7 S'il n'y eut pas de Pélagie ni de bande, il est indiscutable que les Acadiens rentrèrent chez eux "par la porte arrière et sur la pointe des pieds" (p. 9), peu après la dispersion. Leur histoire, comme celle de Pélagie, se constitue de contes et de récits, deux que les premiers colonistes rapportèrent de France et ceux que leurs descendants élaborèrent eux-mêmes pendant et après leurs années de pèlerinage. C'est une histoire orale, comme il sied à un peuple de "défricheteux" et "raconteux", une histoire qui passa de père en fils.8

Les historiens et les gardiens de la vérité officielle ont tendance à se méfier de l'histoire orale, y préférant les documents écrits. On soupçonne toujours les conteurs de trop inventer, comme le font d'ailleurs quelques-uns des personnages du roman:

[A]lors que Bélonie, durant près de cent ans, devait transmettre fidèlement à son lignage un répertoire de contes et légendes sorti du temps des Grandes Pluies, Pierre à Pitre, le Fou du peuple, allait verser dans ce répertoire des versions, variantes, improvisations, élucubrations de son cru qu'il est bien malaisé aujourd'hui de distinguer de l'authentique ancien. (p. 100)

Mais même compte tenu de l'imagination de certains conteurs, ce fonds oral n'est pas moins exact dans sa présentation de l'histoire que ne le sont tous les papiers contenus dans les bibliothèques. Ce qu'on appelle l'histoire n'est qu'une certaine interprétation d'une série d'actions, et tous ces contes, légendes et récits que les Acadiens conservèrent et dont Pélagie-la-Charrette est composée s'accordent pour présenter une vue unifée et convaincante du passé d'une nation renée des flammes de Grand' Pré. D'après le roman, la vérité historique comporte toutes ces versions différentes des événements d'autrefois, telles qu'elles se transmirent aux générations suivantes. Telle est aussi l'opinion d'Antonine Maillet elle-même, exprimée dans L'Acadie pour quasiment rien:

Dormez tranquille, Nazarine, votre histoire est beaucoup plus vraie que toutes celles qui sont enregistrées aux archives nationales d'Halifax ou d'Ottawa. Parce qu'il n'y a rien d'aussi vrai que le vivant. C'est pourquoi la littérature orale, qui se transmet de bouche en oreille, est peut-être plus vraie que l'autre.9

Le roman lui-même, récit fictif, vraie "littérature orale", devient un monument aux Acadiens victimes et survivants de la grande dispersion, récit enfin écrit de leurs aventures et de leurs souvenirs; après deux cent vingt-cinq ans, les "rescapés de l'Histoire" (p. 326) en ont une que tout le monde peut lire et savourer.

Ce récit est savamment agencé, aussi littéraire et délibéré que les contes auxquels il fait appel le sont peu. Maillet sut employer tout le fonds folkorique de son pays, tous les faits historiques et toute son imagination de romancière pour présenter (et représenter) l'histoire des siens. Le dédoublement et les parallèles à tous les niveaux, souvenirs sans doute du folklore, où la répétition est un élément structural, symbolisent la transmission fidèle des faits et gestes de la mémoire collective à travers les générations. Le principe de renversement qui structure tous les aspects de Pélagie-la-Charrette garantit qu'un peuple qui sut une fois renverser le cours de l'histoire pourra continuer à tenir tête à tout effort pour les affaiblir. Ils sont maintenant chez eux, et il restera toujours des Acadiens pour dire comme Pélagie l'avait dit la première: "Ouvrez le clayon, je sons à la barrière du pays. J'avons une histoire à raconter à nos descendants" (p. 334).

NOTES

1 Les deux sont évoqués dans le roman même. Voir Antonine Maillet Pélagie-la-Charrette, (Ottawa: Léméac, 1979), pp. 22, 31, 327. Toutes les citations suivantes du roman sont tirées de cette édition.

2 Voir Catherine Jolicoeur, Le Vaisseau fantôme: légende étiologique Les Archives de Folklore II, (Québec: Les Presses de L'Université de Laval, 1970). Quelques-unes de ces légendes ont trait à la dispersion même. Voir surtout les pp. 116, 70, 35-36. 41-52.

3 Cette anecdote fut sûrement suggérée à Maillet par ses lectures de Rabelais. Voir sa thèse, Rabelais et les traditions populaires en Acadie. Les Archives de Folklore 13, (Québec: Les Presses de l'Université de Laval, 1971).

4 Leur départ est accompagné d'un incendie qui fait sauter la poudre de l'arsenal, ce qui rappelle l'histoire du Black Face.

5 Les termes sont de Gérard Genette. Voir -Discours du récit". in Figures III (Paris: Seuil, 1972), p. 238.

6 Nous ne savons rien de l'identité du narrateur, qui en principe devrait être une narratrice, pour conserver la symétrie du couple Bélonie-Pélagie. Puisque Louis descend des Bélonie, son interlocuteur doit descendre des Pélagie, et on doit conclure à la parenté entre les deux que les deux lignes se sont alliées par un ou plusieurs mariages. La plus forte preuve du sexe du narrateur (outre le fait que l'auteur est une femme) est le courant féministe qui se manifeste tout au long du roman. Voir surtout les pp. 241-242, 335, 344, 346.

7 Un grand nombre des noms des personnages du roman sont attestés dans les recensements des habitants de la colonie d'Acadie faits au dix-septième siècle; entre autres, on retrouve Jeanne Aucoin Girouard, Marguerite Bourg, Jeanne Trahan Bourgeois, Pierre à Pitre, et un certain Joseph Bellefontaine, dit Beauséjourn, qui rappelle le capitaine. Voir Geneviève Massignon, Les Parlers français d'Acadie: étude linguistique (Paris: Klincksieck, 1962), 2 vol.

8 En fait, un des thèmes majeurs du roman est celui de la transmission de l'histoire, car c'est grâce à la famille des Bélonie que l'histoire ne se perda pas. Or, tout au long du roman, il est clair que Bélonie-le-Vieux est le dernier de sa ligne, toute sa famille ayant péri en mer lors de la dispersion. Ce n'est qu'au moment de la rencontre de la charrette et du bateau à Salem qu'on retrouve un rejeton des Bélonie, un Bélonie II, fils de Thadée, fils de Bélonie. L'apparition de Bélonie II récrit l'histoire, qui l'avait porté mort en mer, et fait que lui aussi rentra au pays par le cul d'une baleine. Les retrouvailles des Bélonie marquent une autre victoire de la charrette de la vie sur la mort, car désormais la ligne des Bélonie est assurée, et avec elle, l'histoire d'un peuple.

9 Antonine Maillet et Rita Scalabrini, L'Acadie pour quasiment rien. guide historique, touristique et humoristique dAcadie (Ottawa: Leméac, 1973), p. 31.

10 Antonine Maillet et Rita Scalabrini, L'Acadie pour quasiment rien: guide historique, touristique et humoristique d'Acadie (Ottawa: Leméac, 1973), p.31.